Après le viol

Amitié et sororité comme armes discursives

Le viol est central dans Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce, un roman de Lola Lafon, sorti en 2011, qui prophétise le mouvement #MeToo (#MoiAussi au Québec). L’histoire nous présente trois femmes, derrière trois pseudonymes – Voltairine1, Émile et la Petite Fille Au Bord Du Chemin –, qui vont tenter de faire face à la brutalité du réel en lui opposant un entre-soi féminin, et en réinvestissant le langage. Voltairine et Émile ont été violées et se rencontrent dans un groupe de paroles; la Petite Fille est un personnage mystérieux, considéré comme mentalement instable par son entourage. Le récit s’ouvre sur un malaise cardiaque d’Émile, qui est plongée dans le coma. Son absence sera l’occasion de la rencontre entre les deux autres femmes. Le roman est structuré autour du soutien, explicite ou plus diffus, que ces personnages vont s’apporter. Si l’amitié est généralement considérée comme une relation choisie, créatrice de liens agréables, mais facultatifs (ce qui est peut-être une part de ce qui fait sa force et sa beauté), elle devient ici nécessité. Cette montée en puissance du lien – qui change de nature, se muant en sororité – se fait à travers et est actée par le langage. Ce dernier tient un rôle central dans le récit, Lola Lafon le mettant au cœur de la gestion du viol, et des relations humaines. C’est à une véritable lutte discursive que se livrent ces trois amies, avec et contre les mots, avec et contre le silence. Ce lien si particulier qui se forme sera donc analysé à travers le concept de sororité, mis de l’avant par Chloé Delaume dans Mes bien chères sœurs (2019). Sa vision est particulièrement pertinente puisqu’elle intègre les mouvements sociaux féministes les plus récents, qu’elle aborde les abus sexuels, et que le langage tient une place essentielle dans sa réflexion. Dans ce manifeste, l’auteure en appelle à repenser le féminisme, à la suite du mouvement #MeeToo, lequel nous offre un contexte favorable pour qui veut recodifier les rapports entre les hommes et les femmes. L’affect et la puissance des mots tiennent un grand rôle dans son livre et sa vision permettra d’éclairer sous un angle original les rapports aux mots et aux silences qu’impliquent les abus sexuels et le lien sororal. Afin de comprendre le rôle de la sororité dans la gestion discursive d’un viol, je mettrai en relief la logique absurde qui orchestre la marginalisation de la voix des femmes, en montrant que, loin d’être essentielle, elle est issue d’un système construit. Nous verrons que ce système peut être déconstruit, notamment grâce à la valeur épistémologique du littéraire, couplée à la puissance sororale. En effet, la littérature s’inscrit dans un faisceau de productions culturelles participant à la construction de notre imaginaire social. Or, le concept de sororité et les différentes manières de le mettre en scène – ici à travers un récit – contribuent à la restructuration de nos sociétés, encore dominées par une vision patriarcale.

De la virilité à la sororité : passation de pouvoir entre deux mythes

Cette puissance du littéraire – et des productions artistiques en règle générale – s’explique en partie par la nature des systèmes qui régissent nos sociétés : ils sont d’origine mythique. La compréhension de leurs mécanismes est essentielle pour qui veut saisir l’absurdité de leurs impacts, qui eux sont bien concrets2. Le caractère mythique de ces systèmes a notamment été théorisé par Yuval Harari, qui a mis de l’avant l’importance cruciale des récits dans l’organisation et la structuration du monde, notamment à travers la notion d’ordres imaginaires3. Ce terme désigne des mythes institutionnalisés qui, soutenus par la majorité des habitants, ont accédé à un statut bien particulier. Ce sont des fictions présentées comme naturelles, immuables, et qui de ce fait s’incarnent empiriquement, notamment dans les lois, les règles, les codes et les systèmes juridiques, et ont donc des effets bien réels dans nos existences. Ces récits étant tous basés sur des choix arbitraires, la force de l’imagination apparaît aussi centrale qu’essentielle dans la mise en place, et paradoxalement, dans la restriction de nos cadres de pensées. Harari insiste sur le rôle de l’imagination et du langage dans ces procédés, qui sont tous deux au cœur de la démarche :

There are no gods in the universe, no nations, no money, no human rights, no laws and no justice outside the common imagination of human beings […]. Yet the only place where such universal principles exist is in the fertile imagination of Sapiens, and in the myths they invent and tell one another. (Harari 2015, 45)

Imaginaire et réel sont donc indissociables, intriqués, et ce qui les lie ainsi, c’est avant tout le récit. Leur force réside, historiquement, dans le langage et la création de récits multiformes, touchant à l’ensemble des productions socioculturelles et s’incarnant dans le monde matériel. Une sélection idéologique s’opère donc : certaines fictions sont massivement diffusées, d’autres sont marginalisées et méprisées. C’est par ce processus que s’est installé le mythe de la virilité, un des exemples spécifiques de la théorie globale de Yuval Harari. Ce mythe a été notamment conceptualisé par Olivia Gazalé, et il est pertinent de s’y pencher pour saisir les origines de l’absurdité et de l’horreur dans lesquelles les personnages du roman de Lola Lafon sont plongés. Le mépris que l’on renvoie bien souvent aux victimes, qui favorise la honte et le silence, a pour fondement une vision masculine qui est de l’ordre du fantasme, mais qui va interférer de façon très concrète avec la gestion du traumatisme. Suivant l’analyse d’Olivia Gazalé :

Le génie masculin va déployer des trésors d’inventivité pour fabriquer une cosmologie – discours sur l’ordre du monde –, une théologie, une politique, une morale et une biologie des sexes propres à faire de lui le centre du monde. Des générations de faiseurs de mythes seront ainsi nécessaires pour construire un univers dans lequel la servilité de la femme lui apparaîtra comme une mission divine, la plus sacrée d’entre toutes, puisqu’elle est transcendentalement décidée de toute éternité. (Gazalé 2017, 37)

Nous sommes les héritiers et héritières de cette cosmologie, de cet imaginaire qui traduit et se nourrit de certaines représentations. Sachant qu’il s’est installé et diffusé par le récit, il semble logique de considérer que ce même imaginaire masculin a complètement investi le langage, et donc tous les domaines dans lequel le langage tient un rôle. Cela implique que les procédés de dominations (raciaux, genrés, etc) se sont instaurés par le biais de productions culturelles, et donc que ces mêmes productions, cette même force de l’imaginaire, ont la capacité de faire émerger de nouveaux schémas. Des contres-récits peuvent émerger pour proposer des alternatives à ces idéologies. C’est la tentative assumée de Chloé Delaume : se réapproprier le langage, le rendre aux femmes, en infusant une force nouvelle au terme de « sororité ». Elle engage à utiliser ce terme pour que le réel soit appréhendé différemment. L’écrivaine s’appuie sur le souffle de notre époque, dans laquelle un certain système de pensée semble être en train de s’écrouler. Cet écroulement est dû au fait qu’il ne soit plus possible de détourner les yeux :

L’extinction de l’espèce, avec elle un système, croyances et traditions. Le post-patriarcat n’est pas une utopie, et à l’ère numérique les espaces se multiplient comme le temps s’accélère. Les faits s’accompliront, mois à mois, décennies à décennies. L’autorité, déjà, comme la honte, change de camp. […] L’Apocalypse d’après Weinstein : le réel se dévoile tel que le subissent les femmes. Toutes les femmes, quelle que soit la façon dont elles le sont devenues. Perçues comme femmes, traitées comme telles. Aucune classe sociale n’y échappe, au commencement était #MeToo. Enfin, presque. Depuis que les réseaux existent, la quatrième vague féministe derrière les écrans se préparait. (Delaume 2019, 24)

L’auteure nous encourage donc à profiter des possibilités offertes par ce moment crucial afin de créer une nouvelle communauté de femmes. Celle-ci a comme caractéristiques un lien et un soutien plus immédiats, spontanés et instinctifs. La différence avec « l’avant », c’est que la parole circule de façon plus systématique, et, surtout, la croyance en la parole de l’autre s’élargit. La sororité, c’est avant tout « former le cercle qui enserre le réel pour le modifier tout de suite. Le rendre respirable, éradiquer les pressions et tensions dans la pièce. Empêcher toute suprématie couillidienne de s’établir. Un pacte tacite et immédiat. Un pacte de non-agression, très concrètement, pour commencer. » (Ibid., 117) La perspective sororale et sa prétention de modification du réel permet d’envisager de se libérer d’une vision de la femme selon laquelle cette dernière serait indissociable de sa condition de compagne, de mère, selon laquelle elle devrait suivre une série d’injonctions, à la prudence, à la nuance, à la discrétion ou encore au silence. La notion de cercle utilisée tient une place centrale dans la théorie de la sororité, et cette image sera notre porte d’entrée au roman de Lola Lafon.

Encercler le réel, désenclaver la parole, forcer l’écoute

L’encerclement du réel dont parle l’une est mis en scène par l’autre, mais le mode et les raisons diffèrent. En effet, si les propos de Chloé Delaume peuvent être compris comme une volonté d’englober la société pour la modifier en profondeur, le cercle sororal formé par les protagonistes du roman de Lola Lafon apparaît comme une volonté de restreindre le réel, de le réduire pour qu’il n’inclue plus que la réalité des trois femmes. Elles ont besoin, pour survivre, de se couper de la société et du mur cosmologique qui leur est opposé, dans un souci vital de protection. Les origines de ce mouvement de repli sont à trouver, encore une fois, dans l’absurdité qui les entoure, notion centrale lorsque l’on aborde les abus sexuels. Ce terme n’est pas à comprendre dans son acceptation littéraire tel qu’il a pu être théorisé par le courant existentialiste. Il n’est pas question, dans notre étude, de la nature de la condition humaine. Et il n’est surtout pas question de s’en faire une raison, de cette absurdité. La notion est ici prise dans son sens le plus littéral. C’est un non-sens, l’irrationalité d’une structure sociale et juridique contraire à la raison. Nous le verrons tout au long des exemples qui suivront, mais ce non-sens se retrouve dans la honte censée être ressentie par la victime, dans le fait que le viol soit minimisé par la société, dans la réception et le traitement global de l’acte.

La crédibilité des maux

Tout au long d’une procédure juridique qui suit une plainte pour viol, la parole et le récit sont au centre d’une lutte pour le pouvoir et la légitimité. Et il apparaît que les victimes se retrouvent très vite au centre d’un combat sans issue, et dans une situation paradoxale. Comme le dit Susan Brison, dans Après le viol, « pour comprendre l’impact de ces violences, il est important que ceux qui souffrent de ce genre de crimes puissent les raconter avec leurs propres mots » (Brison 2003). Le fait que la procédure s’enclenche avec une déposition verbale pourrait être un bon signe, et aider à enclencher le processus de « libération de la parole ». Sauf que, les femmes partent perdantes dans ce processus qui s’apparente à une véritable lutte discursive. Afin de réussir à porter l’agression devant les instances juridiques, il faut déjà parvenir à briser le premier silence, celui consécutif à l’acte, généralement dû à la honte, à la sidération, au caractère incompréhensible de ce qui s’est passé. Voltairine et Émile ont « réussi » à passer ce premier obstacle inévitable pour faire face aux innombrables étapes de récit(al)s que nécessite un procès. Être dans l’obligation de parler, de raconter, encore et encore, quelque chose de l’ordre de l’ineffable, c’est bien évidemment très douloureux. Douleur dont parlent l’immense majorité des femmes qui témoignent. Selon la formule de Charlotte Bienaimé : « La violence du dépôt de plainte est une violence supplémentaire » (Bienaimé 2018, 8 : 34). Le poids qu’ajoute la procédure au traumatisme ressort dans toutes les expériences, et il est systématiquement lié au récit, à la parole, comme le montre cet extrait :

Lors de nos processus de plaintes, nous avons toutes les deux été expertisées par un psychiatre chargé de déceler dans nos mots la véracité de l’« histoire ». C’était assez proche d’un interrogatoire de police, toujours voir ses phrases comme des coups à jouer, les avancer une par une et guetter la question qui suivrait. (Lafon 2011, 77)

Il s’agit donc toujours de justifier, de « Persuader. Aligner des arguments. Des justifications. Plaider. Donner des raisons « valables ». Comme de dire oui c’était si grave que. Ça fait si mal que. » (Ibid., 79) Cette injonction au récit crédible, à être une « bonne victime » a souvent pour effet une mise sous silence, une marginalisation de la parole de la victime. Pendant ce processus, Voltairine essaye également de se tourner vers une personne extérieure à l’histoire :

Un soir au téléphone, une erreur stupide, à une de nos amies communes je dis, tu sais, il s’est passé quelque chose de : pas bien – terrible – violée, au moment où je prononce le mot, je rougis, mais sans larmes du tout. Elle laisse passer un moment et d’un ton grondeur me fait remarquer que c’est un mot très grave que je viens d’employer […]. (Ibid., 257)

Le viol restant un sujet extrêmement tabou dans la société, il est régulièrement rappelé aux femmes qu’il est préférable de ne pas aborder le sujet, sous couvert de fausse gêne, c’est au final par souci de protection de l’agresseur, et cela martèle de façon sous-jacente à la victime que son corps est à la disposition des hommes. L’imaginaire créé par la société « virile » enjoint à une certaine tolérance vis-à-vis des violeurs, couplée à une indifférence vis-à-vis des violées. Du moins, quand le crime se fait hors du cadre de représentation que l’on nous inculque : une femme violée le soir par un inconnu dans une ruelle, qui s’est débattue et qui garde des séquelles physiques importantes de l’agression. Voltairine est donc vidée de sa substance langagière, poussée à un second silence. Plus que quelque chose de difficile à formuler, l’expérience du viol devient un fait dont on leur refuse la formulation :

Sidérée, je les cherche, les mots que je pourrais prononcer pour convaincre. Je cherche. Moi je tiens un sacré mélange au fond de ma gorge et bien élevée je ne le vomis jamais. Toutes les nuits je rêve que je hurle, gueule ouverte, appliquée à ne faire que semblant de crier. Comme la nuit du 14 septembre où j’assiste, vidée de moi-même, au dépeçage. (Ibid., 258)

Les mots appartiennent et ont été majoritairement investis par un imaginaire masculin, c’est donc bien souvent du mépris qui est opposé à la victime, un mépris qui interfère avec la gestion du traumatisme, et, comme on le voit, qui peut générer un processus d’autocensure. Le viol regroupe d’ailleurs les trois formes de mépris social conceptualisées par le sociologue et philosophe Axel Honneth : « l’atteinte physique, l’atteinte juridique et l’atteinte à la dignité de l’individu » (Honneth 2006); à cela ajoutez l’indifférence et la gêne, deux autres outils centraux dans la mise à l’écart de la parole de la victime.

Le langage comme extension du viol

Atteinte physique dans l’acte, atteinte juridique dans le verdict, atteinte à la dignité dans les deux cas. C’est cette violence qui me pousse à avancer que ces femmes, à qui l’on refuse l’écoute, se retrouvent dans une situation où, en quelque sorte, le viol se poursuit par le biais du langage. L’agression verbale ne répond évidemment pas à la définition du viol dans le Code pénal français (un acte de pénétration sexuelle commis par violence, contrainte, menace ou surprise), mais il y a véritablement une violence non consentie, une pénétration qui continue : « tous ces quand même bien intentionnés qui m’ont poussée hors de la ville, des rues qu’il peut continuer d’emprunter, quand même ce n’est pas un violeur quand même tu te rends compte quand même de ce que tu racontes. » (Lafon 2011, 189) Les mots ont un effet très concret : ils la font fuir, l’éloignent d’un réel où elle se fait disséquer. Un réel délirant dans lequel sa nuit d’horreur s’étire, dans lequel les autres tentent de vider ce moment de son caractère criminel, dans lequel les mots sont un prolongement de son corps agressé, la violence d’un rapport forcé laissant place à celle de la plainte, où elle doit replonger, en esprit et en langage, dans les détails de cette nuit, dans son intimité, pour trouver la manière la plus plausible de la livrer : « je me force, pendant les quatre heures de la déposition, à dire l’imprononçable, je me force à aller jusqu’au bout de mon récit comme on finit son assiette, comme on écarte mieux les jambes pour atténuer la douleur » (Ibid., 305). Mais elle ne fait pas le poids face au contre récit d’un homme respectable : « Je n’ai pas bien compris pas entendu elle ne l’a pas dit en tout cas pas très fort Peut être qu’elle a dit : non, Mais pas non/non/non » (Ibid., 306). Voici les « meilleurs mots, plus fiables, plus crédibles » qui ont « recouvert » (Ibid., 310) les siens. Les femmes se retrouvent donc dans une logique absurde, qui traverse toute leur expérience : du viol en lui-même, qui est une dépossession de leur corps, au traitement qui est fait de leur histoire. On comprend bien qu’il est dès lors difficile pour elles de se positionner. Elles sont, en quelque sorte, exclues de leur vécu, et du langage. Les femmes ont toujours voulu parler, le problème réside dans l’accueil réservé à cette parole. Pour toutes ces raisons, il est aujourd’hui essentiel de changer la terminologie et de parler de « libération de l’écoute » plutôt que de « libération de la parole ». Voltairine et Émile, chacune à leur façon, incarnent la manière dont cette suite de non-sens peut venir heurter corps et esprit. Émile s’épuise à vivre trop intensément, multipliant les activités afin de redonner du sens à sa vie, jusqu’à ce que son corps lâche. Quant à Voltairine, elle prend de plein fouet les mots qui lui annoncent le verdict de son procès, qui se solde d’abord par un non-lieu, puis par une contre-poursuite pour diffamation :

D’abord la lettre m’annonçant le non-lieu de mon affaire pour manque de preuves. Puisque je ne suis pas décédée le 14 septembre et qu’il plaide l’amour fou. Non-lieu ne veut pas dire que ces choses qu’on est allé porter devant des instances officielles n’ont pas eu lieu. Cela indique le degré d’importance du dommage causé. Un examen méticuleux de chairs sans cesse rouvertes d’un doigt froid qui conclurait que non, décidément non. Il n’est pas sûr objectivement que. Je me souviens à l’annonce de ce non-lieu de tes bras fins autour de mon dos dans la rue, je ne parvenais pas à reprendre mon souffle, mon corps flanchait comme pris d’une mort subite. (Ibid., 78)

Cet extrait met en scène à la fois l’impact des mots, leur violence, celle du système, l’effarement devant le verdict et l’importance du lien sororal, qui est un potentiel rempart contre la souffrance. Le soutien se manifeste ici par le mouvement d’Émile, un geste d’encerclement toujours, puisqu’elle embrasse son amie, plutôt que par des mots. Cela pourrait sembler anodin, mais il est essentiel de s’arrêter sur la place du silence dans ce lien sororal. La sororité est un lieu où le silence peut exister. Dans le traitement que nous faisons des abus sexuels, ce dernier est trop souvent mis de côté. On encourage les femmes à parler, sans tenir compte que certaines ont besoin de temps, ou que d’autres ne seront tout simplement jamais capables de le faire. Je mentionnais auparavant le silence qu’il faut briser pour porter plainte. Le roman met en scène une autre forme de silence : celui qui est forcé par la société, pendant et après la plainte. On exhorte à la parole pour mieux exhorter au silence. Parler, cela n’a aucun but en soi, si l’on n’est pas crues. C’est ici que ressurgit le lien sororal, puisqu’il se caractérise avant tout par cela : une crédibilité immédiate donnée à la parole de l’autre.

Libérer l’écoute

La réappropriation de la parole passe par l’écoute. Cette crédibilité que la justice refuse trop souvent aux victimes, pourtant si nécessaire pour qui veut s’ouvrir, Voltairine la trouvera chez les femmes, où « La parole des victimes est crue a priori, parce que les liens entre femmes sont ceux d’une communauté de sœurs. […] Quel que soit le parcours des amies inconnues : c’est la sororité leur lien, l’état premier de leurs rapports. Le retour au gynécée » (Delaume 2019, 76). Mais quelle est la différence entre ces deux mondes, pourquoi un tel gouffre dans la manière d’aborder un même récit? On l’a vu dans le mouvement #MeToo et les témoignages en ligne, dans la communauté virtuelle dont parle Chloé Delaume les femmes avaient à cœur d’affirmer aux autres qu’elles étaient crues dans leurs récits. Dans Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce, à plus petite échelle, le mouvement est le même. Spontanément, il est tentant d’expliquer cette adhésion par un vécu similaire (même si chaque viol est différent). Or, si Émile a subi un viol, ce n’est pas le cas de la Petite Fille (et de toute façon, de manière plus générale, toutes les femmes n’ont pas été violées). Pourtant, cette dernière, à l’instar de ces milliers de femmes sur internet, adhère aux récits de ses amies, et est même particulièrement touchée. À aucun moment la véracité des propos n’est remise en doute. Cela peut s’expliquer par la conscience commune d’une possibilité. La sororité tient aussi à cela : l’autre est crédible parce que même lorsque l’on n’a soi-même pas vécu l’acte, il est plausible4. Une menace plane sur toutes les femmes, celle d’un contrôle de nos vies et de nos corps par le langage, par un imaginaire qui nous exclut. Pour ces sœurs, le récit n’est pas absurde, mais tristement crédible, voire logique. Et pour cause, les tentacules de cet imaginaire vont s’insérer dans toutes les possibilités de contrôle du corps de la femme. Ainsi, s’il n’est pas question d’agression sexuelle dans la vie de la Petite Fille, à travers sa lutte pour ses amies, elle met en place sa propre résistance. C’est une personne marginale, le lecteur comprend qu’elle est considérée comme ayant des troubles mentaux, mais qu’elle tente de maîtriser la façon dont elle se raconte, elle tente de se dérober au jargon médical qui la réduit à cela : quelqu’un de troublé. Elle aussi tente d’échapper à un enfermement discursif. Son entourage cherche à la ramener dans la norme par les mots, à travers lesquels passent les diagnostics et les notices de médicaments. Voltairine l’aide et la soutient en ne nommant jamais sa « condition ». Tout nous ramène donc à ces deux pôles : la parole et le silence. Qui nomme, pourquoi et comment? Il faut rendre la parole aux femmes, les laisser se raconter, les écouter se raconter. C’est cela avant tout, la sororité. Lorsque la parole fait défaut, il faut que quelqu’un prenne le relais. C’est ce qui se passe au sein de ce cercle, où la parole se remet tranquillement à circuler. Oui, on parle pour l’autre, mais à tâtons, pour que cet autre puisse, petit à petit, être à nouveau maîtresse de son histoire. Cela permet de maintenir un mouvement, qui vient contrer la sclérose du silence. Et le ciment de ce cercle, c’est l’affect.

Refaire sens par l’affect

Une des pistes de réflexion autour de la question de l’amitié littéraire engage à « penser une appropriation et un déplacement d’une conception virile de l’amitié »5. J’avance ici que ce déplacement se fait notamment à travers la réintroduction de l’extériorisation de l’affect, et la place qu’elle prend dans cette forme d’amitié. Une des valeurs attachées à la virilité, c’est une certaine pudeur, une retenue, opposée à l’expansion féminine, qui est souvent un argument pour décrédibiliser les femmes, reprenant, en le détournant, le qualificatif médical « d’hystériques ».

Souci de l’autre et prise en charge du récit

Dans les Oiseaux, la froideur et l’apathie dont fait preuve la justice, autant que l’indifférence du violeur et de l’entourage de Voltairine sont frappantes, et à l’inverse c’est l’empathie qui guide la Petite Fille, lorsqu’elle prend en charge, comme nous allons le voir, la continuité du récit de Voltairine. Dans la sororité, l’affect est essentiel, central. Les liens, comme nous l’avons vu, sont basés sur une expérience de l’absurde et le partage d’une expérience violente, ou sur l’empathie face à un traumatisme. L’affect est donc doublement présent, l’émotion étant indissociable tant de la sororité que de l’oppression. Ce qui forge, renforce et fait fonctionner le lien sororal, c’est le souci de l’autre. L’émotion qui provoque l’indignation est un outil merveilleux pour mener à la révolte. Et c’est bien à cela qu’appellent Chloé Delaume et les personnages du roman : une forme de révolte. Les témoignages écrits sous le hashtag #MeToo ont ému, c’est ce qui a fait l’ampleur de la vague. La prise en charge du silence de Voltairine par la Petite Fille intervient après une confession, tardive dans le livre, point de bascule émotif :

Les mots manquants sont des cicatrices. Les mots manquants dans cette histoire sont des cicatrices. Ce soir-là, je leur dis à toutes les deux, Émile et la Petite Fille, que les mots manquants dans sa déposition sont pour moi l’ombre de la mort. Il ne reste plus rien de cette nuit-là. Sauf ce que je sais. Il sait aussi. Ainsi, nous sommes deux à connaître l’histoire. Quand il réorganise la nuit en en effaçant des bouts entiers, il sait. Protège son futur. Tais-toi dit-il, je crois que c’est au début, avant qu’il . Sur le papier, il ferme ma bouche à mots choisis. Le film tressaute légèrement au milieu, hâte certains passages. (Lafon 2011, 309)

L’écoute libérée de la Petite Fille lui permet d’entendre la peine et ce qui la cause : au-delà du préjudice physique, elle comprend qu’il faut sortir son amie d’une sidération silencieuse. Dès lors, précurseuse des hashtags, du « call out », elle utilise l’espace public, pour faire comprendre à l’agresseur que les mots continuent de circuler, que sa tentative de les effacer, de les nier, ne fonctionnera pas. Dans le quartier du violeur, elle tague « 14 SEPTEMBRE, PAS DE JUSTICE PAS DE PAIX » (Ibid., 319). Comme le dit Voltairine, à travers cet acte « elle fait savoir à l’encre noire que le silence commence à se défaire » (Ibid., 325). Ce premier geste, répété, va finir par embraser la ville. Petit à petit, les mots s’étendent, le cercle sororal va s’élargir, pour englober les femmes, la condition féminine, les marges, celles à qui leurs corps a cessé d’appartenir. La Petite Fille résiste, engage à s’approprier les mots et la rue, bravant un couvre-feu pour annoncer qu’« IL EST TEMPS DE PASSER DE LA NAUSÉE AU VOMISSEMENT » (Ibid., 327), signant « Les petites filles au bout du chemin » (Ibid., 337). Et ses actes rassemblent. Le vomissement advient. Tels des hashtags, ces tags sont repris, les « signatures multiples des autres filles de rien » (Ibid., 375) viennent compléter la sienne, le cercle s’est élargi :

un amas inquiétant, une pelote de fils serrés, petits brins se pressant pour être là, en dessous du texte, avides de déclarer leur statut de filles de rien. ValériePeggyAnnaClaireKadidiaAlineLolaIsaSandrineJykLauretteFoulémataAdelineIsabelleAude EmmanuelleBintouFloJeanne Nous sommes toutes des filles de rien. Ou nous l’avons été. Nous, filles de rien, avons dit non, mais pas assez fort sans doute pour être entendues. Nous n’avons jamais oublié ce que ça fait d’être un paillasson, un trou retournable. Nous n’avons réussi à mettre des mots sur cette nuit-là qu’un an, dix ans, vingt ans plus tard, mais nous n’avons jamais oublié ce que nous n’avons pas encore dit. Nous, filles de rien, avons été, ou serons un jour, traitées de « menteuse », de « mythomane », de « prostituée », par des tribunaux. Nous avons été ou serons accusées de « détruire des vies de famille » quand nous mettrons en cause un homme insoupçonnable. Nous, filles de rien, avons été fouillées de mains médicales, de mots et de questions, expertisées, interrogées, tout ça pour en conclure que nous n’étions peut-être pas « d’innocentes victimes ». Nous ne sommes rien. Mais nous sommes beaucoup à l’être, rien, ou à l’avoir été. Certaines encore emmurées vivantes dans des silences polis. (Ibid., 375-376)

Des sœurs anonymes

Dans ce passage, version anticipée et non virtuelle de #MeToo, on retrouve la dernière caractéristique sororale sur laquelle je m’arrêterais, qui contribue à distinguer ce lien de l’amitié : la force du collectif, mais un collectif formé d’inconnues. Ce « nous » est le signe d’une solidarité particulière, d’un « pacte de confiance entre amies inconnues » (Delaume 2019, 74), « Un nous hétéroclite, un nous de moi aussi. Être perçue comme femme et être traitée comme telle : c’est cela que nous partageons. Et ce nous n’est pas seul » (Ibid., 78). Avec la sororité, nul besoin de s’être vues, le partage se fait sur un principe essentiel, la condition de femme. S’émanciper de l’imaginaire viril, c’est aussi utiliser cette essence pour sortir d’un rapport de rivalité, « Jusqu’à ce que déferle la vague aux milliers d’amies inconnues » (Ibid., 68). La sororité spontanée, c’est un affect, une émotion qui ne se base pas sur le fait de se reconnaître chez l’autre, qui n’est pas une relation basée sur l’échange, mais simplement sur la conscience d’un destin commun. Dans le roman, l’union est bel et bien effective, jusqu’au retour d’une figure masculine, paternelle, qui va parvenir à briser le cercle, à travers un discours très normatif, et un refus de l’écoute. C’est le fiancé de la Petite Fille qui revient, ses mots vont faire douter Voltairine sur la conduite à suivre. Il tentera de passer en force pour ramener la Petite Fille dans la norme, et Voltairine se laissera convaincre, un temps, par ce discours bien rodé et faussement bienveillant. Mais c’est trop tard, l’émancipation et l’émotion ont joué leur rôle : plutôt que de retourner dans un espace confiné, la Petite Fille se suicide. Quant à Voltairine et Émile, malgré la peine, elles auront été libérées du silence, et auront retrouvé une maîtrise de leurs histoires et de leurs corps.

Conclusion

Les liens sororaux sont une forme différente d’amitié, qui se développent dans un entre-soi féminin, et qui sont un outil de réappropriation du langage pour les femmes victimes de violence sexuelle, une première étape de libération de la parole qui, en libérant l’écoute, peut donner une force hors des circuits juridiques, parfois défaillants, toujours émotionnellement lourds. Ces liens sororaux ne sont pas utopiques, ils fleurissent depuis quelques années, à travers un nombre grandissant de productions culturelles : des podcasts, des livres, des pièces de théâtre, mais également dans les discussions de la vie quotidienne. La littérature a donc également un grand rôle à jouer, en tant que lieu de création et de consolidation de nouveaux mythes, et surtout en tant que lieu par excellence de l’utilisation du langage. Grâce à ces productions, le langage masculin, le silence et les formulations policées peuvent, tranquillement, être envoyés dans la marge. Nous le voyons de manière très concrète : la tempête annoncée par le titre du roman de Lola Lafon, mise en scène dans les dernières pages, aura lieu six ans plus tard, avec le mouvement #MeToo. Plus qu’un simple médium prophétique, le livre s’est inscrit dans la chaîne des productions culturelles ayant permis l’émergence de ce mouvement. La honte imposée par une logique n’a de sens que dans une société dominée par une gestion patriarcale, et c’est bien une autre logique que nous proposent ces autrices. Il a toujours été essentiel d’utiliser les bons mots, mais notre époque et notre situation géographiques nous offrent, peut-être pour la première fois, le contexte global nécessaire pour le faire. Alors disons-le, un viol est un viol, une amie peut-être une sœur, et je laisserai les mots de la fin à C. Delaume, en me permettant de mettre sa formule au pluriel : « Utiliser ce[s] mot[s], c’est modifier l’avenir » (Delaume 2019, 104).

  1. 1Le nom est choisi en référence à Voltairine de Cleyre, militante, théoricienne, et écrivaine anarchiste féministe (1866-1912).
  2. 2Notons bien que les conséquences sont loin d’être absurdes, elles sont enclenchées par des systèmes qui relèvent de l’absurde.
  3. 3imagined orders” (Harari 2015)
  4. 4Notons que si toutes les femmes ne croient évidemment pas par essence le récit des autres, je m’autorise à généraliser au vu de la part de croyance – féminine – et de remise en question – masculine – des récits lors de #MeToo (et lors des affaires d’agressions sexuelles en règles générales), qui laissent peu de place au doute.
  5. 5Phrase extraite de l’appel à communication du colloque sur l’amitié de Post-Scriptum