Amitiés surréalistes et masculinités en conflits

Aragon et Breton

La relation intense et conflictuelle ayant uni André Breton et Louis Aragon, entre leur rencontre en septembre 1917 et leur rupture définitive en mars 1932, a déjà été bien commentée par les spécialistes de l’œuvre de ce dernier. Comment en aurait-il été autrement, alors que l’influence et l’image de ce premier meilleur ami perdure à travers l’immense production d’Aragon (voir par exemple Bougnoux 2017)? La critique aragonienne a bien rendu compte des différentes composantes de l’amitié unissant les deux auteurs et de leur intrication avec un projet commun de « changer la vie », de scandaliser, de dynamiter l’ordre bourgeois par la création d’un groupe de jeunes poètes et artistes partageant leurs ambitions de révolte. En effet, cette amitié est généralement caractérisée par le pouvoir de séduction et de fascination exercé par Breton – l’aîné, mieux introduit dans le milieu littéraire, l’autoritaire, le radical – sur Aragon, toujours animé d’un « trop grand désir de plaire » (Breton 1999, 447). D’autre part, la critique s’est beaucoup intéressée au lexique de la conjuration employé par Aragon et Breton pour qualifier leur amitié : dans leur correspondance, ils font référence à un serment prêté l’un à l’autre un soir de 1919, « un engagement secret » sur lequel Aragon reviendra en détail dans Lautréamont et nous. Il s’agissait, pour le dire vite, de se jurer de ne jamais se laisser réussir en littérature, « éviter de satisfaire la gourmandise des autres, devenir pour eux infréquentables » (Aragon 1992 [1967], 77). Cependant, une dimension de leur amitié que la critique me semble avoir négligé de prendre en compte, et qu’il m’intéresse d’examiner ici, est celle du genre. Cet « oubli » appelle d’autant plus à être réparé que la correspondance entre les deux auteurs programme leur relation conflictuelle et passionnée dans des termes éminemment genrés, comme nous pourrons le voir. Dans cet article, j’envisage d’examiner la représentation qu’Aragon (se) fait de cette amitié, à la fois dans son œuvre pré-surréaliste (Anicet ou le panorama, roman [1921], Feu de joie [1920], « Lorsque tout est fini » [1922]) et dans sa correspondance de la même époque. En effet, il semble que la tension résidant au cœur de leur amitié se traduit, dans les écrits d’Aragon, par des performances de masculinité opposées. Il peut paraître difficile de qualifier d’hégémoniques (selon la typologie de Connell 2014 [1995]) les masculinités ayant cours chez les surréalistes, comme nous le verrons plus loin. Il semble néanmoins possible d’envisager d’une part que Breton incarne, au moins au sein du groupe et aux yeux de son ami, une masculinité hégémonique liée à ses ambitions de leadership et à une conception de l’action révolutionnaire comme étant nécessairement articulée à des valeurs associées, en régime patriarcal, au masculin; et d’autre part qu’Aragon se constitue en réponse une masculinité principalement subordonnée, queer et subversive, mais toujours paradoxale et mouvante. Cette configuration se construit dans les écrits littéraires, personnels et autobiographiques d’Aragon par une représentation de son amitié avec Breton articulée autour de trois volets, qui seront analysés successivement : élection mutuelle, crise/rupture, pacte. Je m’intéresserai d’abord à leur « coup de foudre amical », c’est-à-dire leur amitié représentée, et probablement vécue, comme la rencontre de deux poètes animés d’une même passion, nouant une relation intense mais déjà marquée par un rapport de pouvoir. Je me pencherai ensuite sur un conflit qui les sépara à l’hiver 1918-1919, en observant comment cette crise s’exprime chez Aragon à travers la performance d’une masculinité particulièrement évanescente et féminisée. Enfin, j’analyserai la manière dont Aragon, suite au pacte passé avec Breton en mars 1919, se sert de la construction de leur amitié en conspiration pour se réapproprier une forme de pouvoir à travers la critique et le rejet des valeurs hégémoniques que Breton incarne à ses yeux. Il semble utile, au seuil de cette analyse, d’ouvrir une parenthèse afin de préciser que ma perspective sera nécessairement tronquée : en effet, je choisis de focaliser mon propos uniquement sur la relation unissant Breton et Aragon, et plus précisément sur la représentation qu’en fait ce dernier, en faisant abstraction du contexte plus général du groupe. Inévitablement pourtant, leur statut de fondateurs de la revue Littérature et du surréalisme conduit à ce que leur amitié influe sur le groupe, et réciproquement. Il ne sera pas non plus question d’examiner le rôle, dont il y aurait pourtant beaucoup à dire, de certains membres du groupe qui ont pu complexifier cette relation binaire; pensons par exemple au troisième « mousquetaire », co-inventeur avec Breton de l’écriture automatique et perçu par Aragon comme un rival : Philippe Soupault (voir Follet 2011, 11-12).

Surréalisme et masculinités

Bien que les écrits sur lesquels s’appuie cette analyse sont plus justement qualifiés de pré-surréalistes, puisqu’ils ont tous été écrits entre 1918 et 1922, ils sont intimement liés à la mise en place du projet de révolte culturelle qui se dessine dès la rencontre de Breton et Aragon, se concrétise avec la publication de la revue Littérature en 1919 et ne prend le nom de « surréalisme » qu’en 1924 avec la publication du premier Manifeste du surréalisme de Breton et le lancement de la revue La Révolution surréaliste. C’est pourquoi il me semble pertinent de les lire à la lumière de ce que sera le groupe surréaliste et, particulièrement, de partir des recherches ayant déjà été menées sur le genre et les masculinités au sein du surréalisme pour généraliser leur propos à la période qui nous intéresse ici. Plusieurs travaux ont montré que le groupe surréaliste était loin d’incarner les valeurs viriles de son époque, comme le laissait déjà entendre Paul Claudel en 1925 lorsqu’il qualifiait le projet surréaliste de « pédérastique » (T. 1925, 3) : Louis-Georges Tin (2008) indique par exemple que plusieurs médecins et psychiatres avaient fait de l’« amour fou », promu par Breton et les siens, le symptôme d’une psyché et d’une sexualité pathologiques; Guillaume Bridet (2012) a souligné le complexe entre-deux où se trouvent les surréalistes, tiraillés entre leur investissement des genres littéraires jugés féminins et les exigences de virilisation de la société française d’entre-deux-guerres. Il semble donc incongru d’employer le concept d’hégémonie tel que défini par Raewynn Connell, c’est-à-dire « la configuration de la pratique de genre qui incarne la réponse acceptée à un moment donné au problème de la légitimité du patriarcat. En d’autres termes, […] ce qui garantit (ou ce qui est censé garantir) la position dominante des hommes et la subordination des femmes. » (Connell 2014 [1995], 74), pour qualifier les masculinités surréalistes, puisqu’au sein de la société française de l’entre-deux-guerres, leurs pratiques de genre sont loin de leur conférer un quelconque pouvoir sur les autres hommes ou un quelconque avantage dans la lutte pour le leadership. Cette position dominée ne les immunise cependant pas contre la reproduction et la perpétuation du système de genre au sein de leurs œuvres, discours et dynamiques de groupe, et ce malgré leur projet de révolutionner la société, comme l’ont montré notamment Xavière Gauthier (1971), Susan Rubin Suleiman (1990) et, plus récemment, Anne Tomiche (2018). Cette attention à l’ambivalence entre des comportements perçus comme anti-virils depuis l’extérieur du groupe et d’autres plus conventionnellement patriarcaux en son intérieur fait d’ailleurs le propre des études de genre, dont l’un des enjeux principaux est de fuir les essentialisations et les assignations arbitraires pour observer les négociations de pouvoir qui se jouent relationnellement en contexte, y débusquer les apparentes incohérences, et en questionner le sens. Il semble donc possible d’envisager à l’intérieur du groupe des pratiques de masculinités variées, forcément en léger décalage avec celles ayant cours hors du groupe, mais partageant avec elles suffisamment de points communs pour pouvoir y retrouver la même organisation hiérarchique entre masculinités hégémonique, complice, subordonnée et marginale, tout comme on a pu y retrouver les mêmes processus d’exclusion et de domination des femmes. Au sommet de cette hiérarchie, après une lutte de plusieurs années pour le leadership (voir Saint-Amand et Vrydaghs 2008), bénéficiant d’un pouvoir et d’un ascendant sur les autres membres du groupe (hommes autant que femmes), se trouve André Breton qui n’hésite pas à se servir de cette position pour perpétuer des discours hétéropatriarcaux, par exemple en 1928 lors des « Recherches sur la sexualité » où il se déclare fermement opposé à l’homosexualité : « J’accuse les pédérastes de proposer à la tolérance humaine un déficit mental et moral qui tend à s’ériger en système et à paralyser toutes les entreprises que je respecte » (Collectif 1928, 331). Ces quelques indices font donc signe vers la masculinité hégémonique qui se légitime par le rejet du féminin et de l’homosexuel et par un pouvoir et une violence (symbolique ou matérielle) exercés sur les femmes et les autres hommes. Il est évident qu’un développement de quelques lignes ne permet pas d’affirmer avec certitude que Breton incarnait définitivement et de tout temps une masculinité absolument hégémonique, même au sein du microcosme surréaliste – et de toute façon une telle affirmation n’aurait aucun sens puisque les masculinités définies par Connell renvoient à des pratiques, dynamiques et changeantes, plutôt qu’à des identités constantes et figées. Une analyse du groupe surréaliste comme étant structuré par des rapports de force entre différents types de masculinités reste entièrement à faire, notamment pour mesurer les éventuelles limites conceptuelles du modèle de Connell appliqué à un tel objet. Le présent article, pour sa part, ne prétend pas à l’exhaustivité. Cependant, il est intéressant pour mon propos de souligner que lors des mêmes « Recherches sur la sexualité » durant lesquelles Breton s’est fendu de cette tirade homophobe cristallisant son statut hégémonique, Aragon a quant à lui adopté une posture opposée, subordonnée et nettement subversive, se déclarant impuissant et fétichiste et se rangeant du côté des femmes (dont il souligne l’absence, révélatrice d’un biais de ces « Recherches » exclusivement masculines) et des homosexuels (considérant que « [l]a pédérastie [lui] paraît, au même titre que les autres habitudes sexuelles, une habitude sexuelle » et précisant ne vouloir formuler « aucune condamnation morale » [Ibid., 38]). Cet exemple précis laisse voir que les discours hégémoniques admis par certains surréalistes ne restaient pas sans réponse ni sans opposition, et que dans le cas particulier du dialogue entamé entre les deux amis depuis 1917, l’accord n’allait pas de soi et des postures opposées en termes de masculinité pouvaient être mobilisées pour exprimer des désaccords sur des questions concernant l’érotique (dans ce cas de figure), mais aussi l’éthique et l’esthétique dont le groupe devait se parer.

« Notre rencontre avait pour l’un et l’autre une importance décisive » – L’amitié comme élection mutuelle

En 1967, se remémorant sa rencontre avec Breton, Aragon décrit dans Lautréamont et nous une sorte de coup de foudre amical, la découverte entre lui et Breton de goûts et d’intérêts communs, d’une sensibilité semblable :

Je me retrouve avec mon compagnon, donc, boulevard Raspail, arpentant cette artère, comme il disait, dans un sens et dans l’autre, sur le terre-plein qui ne servait pas alors de garage, sous les arbres, dans la douceur d’une fin d’après-midi aux premiers jours d’automne et il ne me reste guère qu’une sorte de couleur exaltée de ce moment de magie, un écho de notre interminable conversation cantonnée sur ce boulevard sans fin remonté, redescendu. Nous avions tous les deux très rapidement compris que notre rencontre avait pour l’un et l’autre une importance décisive, comme cela peut être à vingt ans. Je ne puis en reconstituer la conversation désordonnée, où le hasard des phrases et des noms jetés, ouvrant pour nous les perspectives de passion commune, nous découvrait ce fait singulier et merveilleux que désormais nous n’étions plus seuls, l’un et l’autre. J’avais, quant à moi, tout de suite été troublé par cette découverte que mon compagnon, non seulement avait avec moi des goûts communs, mais qu’au-delà des livres il était en relation avec des hommes qui me semblaient inatteignables (Aragon 1992 [1967], 10-11).

Cet extrait, où la solitude de « l’un et l’autre » laisse place au « merveilleux » et à la « magie » de la rencontre immédiatement fusionnelle du « nous », où le langage du narrateur est contaminé par celui de l’ami (« cette artère, comme il disait ») et où l’individualité de Breton se fond dans la formule, plusieurs fois reprise et d’une frappante intensité, de « mon compagnon », sert à dire l’admiration d’Aragon pour Breton. Ce dernier le lui rend bien. En octobre 1917 – moins d’un mois après leur rencontre – Breton, s’adressant à Théodore Fraenkel, décrit Aragon comm étant « vraiment un poète, avec des yeux levés très haut, sans rien dans le geste de contenu, et si mal adapté! Tout à fait jeune, avec une joie peut-être un peu moins terrible que la nôtre » (Breton, cité dans Bonnet 1975, 120-121). Y a-t-il déjà un jugement, une critique dans cette ambivalente louange (« une joie peut-être un peu moins terrible que la nôtre »)? On sait que, plus tard, Breton reprochera à Aragon son manque de révolte et de radicalité, ainsi que son attachement à la littérature – lorsque lui-même, influencé par Dada, cherchera à la détruire – et au roman – lorsqu’il le condamnera… Ces premiers moments d’amitié, à la fois enthousiasmés et révélateurs d’une volonté chez Breton d’exciter la révolte d’Aragon, sont représentés de manière fictionnelle dans Anicet ou le panorama, roman, et particulièrement dans le chapitre vi, rédigé en 1919. Il y est d’abord question, dès les premières pages, de décrire la rencontre de deux sensibilités compatibles et unies par des goûts communs, et de donner de Baptiste Ajamais (le double de Breton) un portrait solaire :

Ils se sentaient voisins par les cent détails qui distinguent une génération des précédentes. Leurs mœurs, leurs sensibilités, leurs goûts étaient contemporains. Leurs aînés vivaient dans les cafés et demandaient à des philtres divers l’embellissement de leurs jours. Eux, ne se plaisaient que dans la rue et si, par hasard, ils s’arrêtaient à des terrasses, ils n’y buvaient que de la grenadine pour la belle couleur de cette boisson. […] Très naturellement, parce qu’ils vivaient dehors, ils étaient à la merci des saisons. […] Par un miracle assez singulier, si je veux me le représenter, je ne puis imaginer Baptiste qu’en été, soit de si bon matin que les boulangers ne sont point ouverts et qu’il faut marcher dans les rues de conserve avec sa faim, soit à l’instant calme de 5 heures, quand les rigueurs fléchissent et que l’air semble fait de sable à sécher les plumes. […] Baptiste n’existe qu’en plein soleil (Aragon 1997 [1921], 82).

Très vite, cette description à première vue positive de l’amitié de Baptiste et Anicet (Aragon) laisse place à un dialogue, dans une salle de cinéma, où Baptiste invective durement son ami :

Assez, dit-il, c’est toujours la même chose; tu comprends que je sais ce que ça vaut. Je vois où tu veux en venir. C’est même étonnant comme je le vois. Un de ces jours je vais me fâcher. Tu parles, tu n’agis jamais : dans la rue tu lis toutes les affiches, tu pousses des cris devant toutes les enseignes, tu fais du lyrisme, et de quel lyrisme! faux, facile, conventionnel; tu t’exaltes, tu te fatigues, ça ne va jamais plus loin. Je commence tout de même à te connaître, […] sous le prétexte de satisfaire ton besoin moderne d’agir, tu le rassasies passivement en te mettant à la plus funeste école d’inaction qui soit au monde : l’écran devant lequel, tous les jours, pour une somme infime, les jeunes gens de ce temps-ci viennent user leur énergie à regarder vivre les autres. […] Veux-tu me dire quelle action tu poursuis? Tu te laisses vivre. Tu es d’une docilité à faire peur (Ibid., 83-84).

Dans ce roman où la possibilité de renouveler les esthétiques et le rapport au monde et à la vie après le carnage de la Première Guerre mondiale sont interrogés à travers l’allégorie de poètes et artistes cherchant à s’attirer les affections de Mirabelle (dont on admet généralement qu’elle n’est que l’incarnation de « la Beauté moderne »2), le thème de l’action est toujours à comprendre en lien avec la recherche de nouvelles pratiques artistiques et littéraires. Baptiste, reprochant à Anicet son inaction (et donc son incapacité à « changer la vie », à adopter les attitudes de leur projet révolutionnaire), appuie son propos en le comparant à son autre ami, Harry James (Jacques Vaché, dont Breton admirait le nihilisme radical) dans des termes qui soulignent l’écart entre la virilité de celui-ci et la passivité de celui-là : Harry James porte « la marque des esprits vigoureux » (Ibid., 84),

on ne sait pas trop s’il ne se tuera pas le lendemain, sans raison, ou s’il ne commettra pas un beau crime; on reconnaît en lui une force indisciplinée, le véritable homme moderne, qu’on ne saurait réduire à n’être qu’un spectateur. […] Il recherche ardemment les plus violents plaisirs et plie tout à sa fantaisie […], il domine les contingences et agit avec une intensité telle, une rapidité telle, qu’il semble ne pas réfléchir et n’obéir à aucun plan. […] [Il] ne subit l’influence d’aucune réalité extérieure et visible (Idem.; je souligne).

Sous la plume d’Aragon, les valeurs éthiques et esthétiques défendues par Breton aux débuts de leur amitié sont fortement genrées : il s’agit d’être fort, d’agir, d’être « un véritable homme » dont les plaisirs sont « violents », qui « plie tout » et « domine les contingences » sans jamais « subi[r] l’influence d’aucune réalité extérieure » et sans craindre la mort. Anicet-Aragon ne correspond pas à ce modèle de virilité, lui qui « sitôt qu’on lui ouvre une piste, l’adopte, s’y précipite, s’y complaît », « qui ne se tuera jamais », selon les mots de Baptiste (Idem.). Malgré l’« humiliation que lui infligeait ce parallèle avec Harry James » (Ibid., 85), il ne trouve rien à répondre à son ami :

Il comprit qu’il ne ferait que suivre encore une fois la direction donnée, qu’il était sous l’influence de Baptiste. Encore qu’il fît preuve de lucidité, il céda à la honte de l’inaction, et, volontairement, consentit à n’être qu’un instrument. Quelle puissance avait donc sur lui cet être autoritaire? Dans l’ombre, on devinait la fascination du regard et le froncement des sourcils. Il n’y avait pas à s’en dédire : Baptiste subjuguait Anicet, et à quelle fin ? (Idem.)

Dans ces quelques lignes, souvent citées par les spécialistes d’Aragon pour résumer sa relation à Breton, se dessine une symétrie, un accord entre le dominant souhaitant dominer, et le dominé consentant à l’être. Ce même jeu est lisible dans plusieurs lettres d’Aragon, écrites en 1918, alors que les deux amis sont séparés par la guerre et que le plus jeune cherche à plusieurs reprises à être rassuré quant à l’amitié que lui porte l’aîné, le suppliant de lui écrire davantage (voir Follet 2011, 12-13; Bougnoux 2012). Dans cette correspondance, et comme l’ont souligné nombre de critiques, Aragon exprime souvent sa soumission à Breton, par exemple lorsqu’il écrit : « Il paraît que je ressemble à [l’apôtre] Jean, le sarrau noir, et ce nez de corbin cassé vers le tiers supérieur. Comme il pose sa tête au creux de l’épaule du Maître » (Aragon 2011, 236). Ou lorsqu’il lui rend cet étrange hommage : « Et je t’honore, André qui veut dire HOMME en grec » (Ibid., 212). Cette soumission visant à plaire au « Maître », à l’« HOMME », est parfois troublée par des sursauts de colère ou de jalousie où se renverse (temporairement) le rapport de domination par des termes féminisant Breton : lorsqu’il ne répond pas à ses lettres, Aragon « voudrai[t] [l]e BATTRE comme on fait les femmes rebelles » (Ibid., 200); lorsqu’il voit d’autres gens et délaisse leurs projets d’écriture commune, il le traite de « FILLE » (Ibid., 231). Mais ces sursauts ne sont jamais que partiels. Son aveu (« je voudrais te BATTRE ») figure dans une lettre d’excuses (« Pardon. / Il y a en moi quelque méchanceté nerveuse. J’ai BESOIN d’éprouver ton amitié »). La lettre traitant Breton de « FILLE » sera presque directement suivie, le même mois, de celle où Aragon se fait l’apôtre soumis au Christ-Breton.

« J’aime André / qui ne m’aime pas » – L’amitié dans ses crises et ruptures

Ces tensions culminent en différentes crises au fil des années. L’une de ces crises, qui donna lieu à une rupture temporaire, particulièrement représentative et déjà bien commentée, servira ici d’exemple en ce qu’elle déborde dans toute la correspondance d’Aragon, ainsi que dans son œuvre littéraire. D’autres, tels Philippe Forest dans sa biographie de l’écrivain (2015), ont déjà rendu compte de l’importance de cette rupture : en décembre 1918, influencé par le nihilisme de Vaché qui lui fait douter même de l’art, Breton cesse d’écrire à Aragon (qui, lui, est toujours au front, n’en reviendra qu’en juin 1919, et ne sera démobilisé qu’en septembre). Cet abandon de la part de son ami plonge Aragon dans un désespoir qu’il exprime dans des lettres à Breton (le suppliant de lui répondre), mais également à Jean Cocteau (à qui il déclare : « J’aime André / qui ne m’aime pas »; les indiscrétions de Cocteau, remontant aux oreilles de Breton, aggraveront la dispute) et à Philippe Soupault (le priant de le défendre auprès de Breton). Les lettres d’Aragon à Breton pendant cette période laissent voir une écriture de soi au féminin procédant de l’expression d’un amour plus qu’amical et d’une déclaration loin d’être platonique, déjà soulignées par Lionel Follet (2011), ainsi que par Daniel Bougnoux (2012). Par exemple, le 29 décembre 1918, Aragon écrit « Si tu n’as rien à me dire pense que je suis la plus belle femme du monde et écris-moi » (Aragon 2011, 244); sur un mode légèrement différent, le 19 décembre 1918, il avait déjà fait référence au célèbre vers de Ronsard (« Quand vous serez bien vieille, au soir à la chandelle »), évoquant « les poèmes écrits depuis notre rencontre, comment ne pas t’aimer qui n’écris que pour moi […], et c’est eux que je relirai lorsque je serai vieil au soir à la ch[andelle] » (Ibid., 239-240); le 24 janvier 1919, faisant référence à un poème de Rimbaud3, Aragon déclare : « je t’aime tant que tu ne sais pas à quoi tu t’engages. Certes pas l’ami ni ard[ent ni faible] je ne suis pas cet être sans sexe qu’un autre rêvait en des 187. » (Ibid., 247-248). Il est surprenant de noter toutefois que si Follet et Bougnoux repèrent et reconnaissent ce jeu sur le féminin et l’aspect homoérotique de telles déclarations, l’un comme l’autre relèguent toute analyse tenant compte de la bisexualité d’Aragon du côté du « périlleux », de l’absence de « nuances » (Follet 2011, 14), de l’« analyse superficielle » (Bougnoux 2012), préférant y voir l’expression soit d’« un profond désarroi » (Follet 2011, 14), soit des « tourments d’une formation, morale, artistique, politique » (Bougnoux 2012). Personne ne semble avoir trouvé pertinent d’analyser en détail la tendance d’Aragon à se féminiser face à son ami, ni de chercher à en trouver la signification4. Au même moment, Aragon écrit une série de poèmes (« Pièce à grand spectacle » [ci-après PGS], « Personne pâle » [PP] et « Pierre fendre » [PF]) thématisant ce désespoir de la rupture amicale, qui paraîtront ensemble dans Feu de joie, accompagnés d’un quatrième texte, formellement et thématiquement proche, « Sans mot dire » (SMD), écrit en juin 1919 suite à une autre dispute, ce qui d’une part confirme l’aspect constant et récurrent de ces crises, et d’autre part attire l’attention sur la permanence de certains traits associés à l’expression de ces crises durant cette période. Ces quatre poèmes, dont la tonalité est très semblable à celle de complaintes amoureuses, donnent à voir une masculinité blessée, diminuée, mettant en scène sa propre disparition. Le sujet masculin y « verse des larmes » (Aragon 2007 [1920], 13), « [m]alheureux comme les pierres / triste au possible » (Idem.), il évoque « les coups de [s]on cœur » et « [s]a douleur », « [s]a perte », « [s]es plaintes » (Ibid., 14), il a « [p]eur » (Ibid., 15). L’expression de son désespoir paraît excessive, hyperbolique : dans PP, il se compare à un « pupitre à musique [qui] aurait voulu périr » (Ibid., 13); dans SMD, il envisage la noyade comme remède à la « noire perfidie » de celui qui fait « l’objet de [s]es plaintes » (Ibid., 14); dans PF, il conclut, avec un pathos à peine croyable, qu’« [i]l ne [lui] reste plus qu’à mourir de froid / en public » (Ibid., 15). N’y a-t-il pas des traces d’ironie dans cet excès de tristesse, par exemple dans le titre de PP qui fait une référence transparente et presque humoristique au célèbre slogan publicitaire de la Belle Époque pour les Pilules Pink? La permanence d’une forme de spectaculaire, évidente dans PGS, évoquant explicitement et formellement des éléments de théâtre, mais aussi perceptible dans le souhait formulé dans PF de « mourir de froid / en public » (je souligne), semble pointer dans la même direction. La tendance à l’hyperbole et l’hyper-expressivité semble dire que cette tristesse ne peut exister qu’en se donnant en spectacle par la surenchère. Ironie ou expression sincère d’un désespoir causé par la rupture amicale? Difficile de trancher tout à fait, et il semble que les textes jouent sur cette ambivalence : Aragon s’y dédouble à plusieurs reprises, comme pour pouvoir assumer à la fois le rôle du personnage souffrant et celui de l’instance organisant le poème, narrateur ou metteur en scène lui-même en malheureux. Dans PGS, Aragon s’incarne dans « [l]e pantin [qui] verse des larmes de bois » (Ibid., 13) et se dédouble dans le mélancolique « Régisseur » qui agence le décor du poème et « croyait à l’amour d’André » (Idem). Dans PP, il est à la fois « l’homme maigre » (Idem) et le « je » faisant de brèves apparitions dans un texte par ailleurs écrit à la troisième personne ou faisant l’économie de sujets grammaticaux. Ce « je », « perc[é] » par le vent d’hiver, déclare que « [s]on sang ne ferait qu’un tour » s’il recevait une lettre de son ami (Ibid., 13-14). Ainsi, le dédoublement du sujet sert encore à démultiplier les expressions de tristesse, mais en même temps procède d’un mouvement, général dans ces textes, d’éclatement, de dégradation et de disparition du sujet masculin. Intensément pathologisé, il est « maigre », « pâle », le vent le « perce » (Ibid., 13), il a les « [l]èvres gercées » (Ibid., 15), il est fiévreux, et deux textes offrent en réponse à sa tristesse des slogans publicitaires pour médicaments : les Pilules Pink suggérées par le titre de PP, et une mystérieuse « racine […] souveraine », évoquée en conclusion de SMD, qui « GUÉRIT TOUTE AFFECTION » (Ibid., 14; la polysémie de ce dernier terme attire l’attention). Qu’il soit malade, réduit à l’anonymat d’une « personne » (Ibid., 13) ou d’un « Quidam » (Ibid., 14), ou dégradé en objet (« pantin », « pupitre » ou « patin » [Ibid., 13-14]), l’homme décrit dans ces textes est à tout le moins en voie de disparition : il « Pren[d] Congé » (Ibid., 13) et envisage de se laisser mourir; il est si pâle qu’« [o]n voit le jour au travers » (Ibid., 14). Davantage que la correspondance, les textes poétiques révèlent donc l’aspect mis en scène, voire spectaculaire, de l’expression de l’abandon ressenti par Aragon durant cette crise. On peut en conclure qu’il s’agit partiellement d’une posture, d’une manière d’entrer en relation avec Breton, d’assurer le lien les unissant, d’attirer sa pitié ou son affection : érigeant Breton en « HOMME », il sur-joue la sentimentalité, la féminité ou la dévirilisation et écrit une version de leur amitié où ils sont l’inséparable complémentaire l’un de l’autre. Contrairement à ses lettres, ses poèmes ne laissent transparaître qu’une faible tonalité homoérotique, uniquement repérable dans leur ton de complainte amoureuse. Toutefois, le parallèle établi entre leur amitié et celle de Rimbaud et Verlaine semble émerger discrètement dans le premier chapitre d’Anicet, datant de septembre 1918 mais vraisemblablement réécrit par la suite5, de manière toutefois très dissimulée, le seul indice vague tenant en des initiales. Dans ce chapitre, le personnage d’Arthur (Rimbaud) fait à Anicet le récit de sa vie et évoque un certain « L*** » en qui on reconnaît « Pauvre Lelian » (anagramme de Paul Verlaine, inventée par lui-même dans Les Poètes maudits) :

Quand L*** parvenait à pénétrer ma pensée, je le battais jusqu’au sang. Il me suivait comme un chien. Ma pudeur était incommodée à l’excès de cette présence perpétuelle et mon seul recours était de m’évader dans un univers que je bâtissais et dans lequel L*** cherchait à m’atteindre avec des efforts si grotesques que parfois je riais de lui jusqu’à ce qu’il en pleurât (Aragon 1997 [1921], 18).

Ces quelques lignes paraissent faire écho à la relation mouvementée d’Aragon et Breton, où sont encore soulignées l’indéfectible volonté de L***/Louis de s’attirer l’affection de son ami, et l’indifférence d’un Arthur/André toujours fuyant et cruel.

« Ce qui fait le prix de cette amitié c’est la dramatique certitude qu’UN JOUR nous nous tuerons à mort » – L’amitié comme pacte

Une fois les conflits et crises résolues, il serait faux de croire que l’amitié des deux hommes connaît le calme. En mars 1919, réalisant qu’ils étaient en passe de devenir des poètes en vue, ce qui aurait contredit leurs ambitions de révolte, Aragon et Breton concluent un pacte et redéfinissent leur projet et leur amitié comme un complot, une conjuration de criminels, une société secrète visant à saper les fondements de la littérature instituée et du vieux monde en général.

B., donc, définit l’entreprise de destruction que nous allons entreprendre, avec qui voudra, mais entre nous un engagement secret, ne jamais en dire un mot à personne. La vie devant nous, courte probable, mais si nos compagnons lâchent, flanchent, sont pris du désir d’arriver, ou de s’asseoir, une femme, est-ce que je sais… alors, nous, sans faiblesse, celui qui renonce, le ruiner, le discréditer, tous les moyens seront bons. Il n’y a qu’une morale à ce niveau d’implacabilité : celle des bandits. Une loi qui ne tolère pas la moindre faiblesse, qui est dans le refus de la loi écrite. […] Il s’agissait d’un programme d’extrême rigueur, mais non pas pour une saison ou deux. Nous briserons les autres. Jusqu’au jour où il nous faudra même aller plus loin, l’un ou l’autre à son tour abandonner l’autre ou l’un. Peut-être dans des années. Mais un jour viendra. Pas de faiblesse. Pas de sentimentalité. Savoir que l’autre te frappera. Savoir. Là est la condition de l’action. Cela commence par la démolition de tout ce qui pourrait nous accaparer. Ne pas permettre. La réussite, pouah (Aragon 1992 [1967], 77-78).

Au-delà de lier les deux amis, ce pacte concerne aussi explicitement « les autres », les compagnons de Littérature, et continuera d’influencer les pratiques du groupe surréaliste, au point où il sera fréquent dans les textes surréalistes d’exploiter la thématique des « sociétés secrètes régies par des rapports de connivence dans l’action à perpétrer, mais jamais par des rapports d’amitié » (Vrydaghs 2010, §13). La correspondance d’Aragon en avril 1919 atteste que ce « complot » n’est pas qu’une construction a posteriori de la part d’un écrivain versé dans l’art de réécrire le roman de son existence. Et si le pacte concerne en grande part leur projet artistique et littéraire – plus exactement, leur projet de mettre fin à l’art et à la littérature –, il concerne aussi, du moins sous la plume d’Aragon, leur amitié dont l’horizon devient alors « tragique » :

Va, ne crains rien […] : si je ne prenais pas au tragique tout ceci, crois-tu donc que je le prendrais au sérieux? Non tu n’as rien à craindre POUR LE MOMENT parce que pour le moment rien ni personne ne m’est plus cher que toi, et ce qui fait le prix de cette amitié c’est la dramatique certitude qu’UN JOUR nous nous tuerons à mort (Aragon 2011, 270).

De telles déclarations, et d’autres postures de défiance vis-à-vis de Breton, montrent que, sous les aspects du pacte, l’amitié déséquilibrée retrouve une forme d’égalité : face à un Breton cherchant à lui imposer des attitudes face à l’art, à lui interdire de pratiquer certains genres littéraires, à « être seul juge de ce qu[’il] pourr[ait] entreprendre dans un nouvel ordre d’idées » (Ibid., 277), Aragon joue le jeu de l’ironie. Il n’hésite pas, tour à tour, à prêter allégeance à son ami et maître, à affirmer son indépendance de pensée (« Je te dis que tu n’as pas tué l’art pour moi » [Idem.]) et à se moquer ouvertement de lui, en lui adressant notamment un irrévérencieux « Rondeau de l’omnipotence » (Ibid., 269). Cette ironie dans la soumission encourage à relire d’un autre œil Anicet, dont le chapitre VI commenté précédemment a été écrit après mars 1919 : Anicet se soumet à Baptiste, mais il le fait avec « lucidité ». Par la suite, il se laisse entraîner passivement dans toutes sortes d’aventures alternativement rocambolesques et macabres jusqu’à un procès où il est désigné comme chef d’une bande de malfrats, alors que Baptiste, pourtant à l’initiative de plusieurs des méfaits dont il est accusé, n’est pas inquiété et disparaît dans la nature. Cependant, il est permis de se demander si, en fin de compte, ce n’est pas Anicet qui s’en sort le mieux. Baptiste, dont la masculinité hégémonique est encore amplement démontrée dans l’avant-dernier chapitre, lorsqu’il humilie Mirabelle (assimilée quelques chapitres plus tôt à « la Femme » [Aragon 1997 [1921], 110]) et la soumet à sa volonté toute-puissante (« À genoux, […] demande pardon au soleil » [Ibid., 153]), devient, dans le dernier chapitre, « Baptiste Tisaneau, […] nouvel employé de l’agence du Crédit national » (Ibid., 161), en province. À l’inverse, Anicet, qui garde toujours les apparences de la soumission (soumission à Baptiste, Mirabelle et d’autres personnages tels que Boulard ou della Robbia), adopte une trajectoire où il s’agit de tuer l’homme : par accident et pour défendre Mirabelle, il abat un de ses compagnons, présenté comme un double de lui-même et équivoquement nommé Omme; contraint par Baptiste, il prémédite de tuer Pedro Gonzalès, mari de Mirabelle et incarnation du bourgeois. Au bout de cette trajectoire qui met en problème la masculinité hégémonique, Anicet reste insaisissable : il se moque ouvertement de son avocat, des autres accusés et du juge, il ment sur ses motivations et sur la signification de son histoire, et le roman s’achève avant le prononcé du jugement. Trahi par ses amis et par Baptiste, il refuse de se trahir lui-même et reste mystérieusement fidèle à ses tout aussi mystérieux idéaux, à jamais in-fini, indéfini et indéfinissable. Dans une nouvelle intitulée « Lorsque tout est fini », publiée en janvier 1922, alors que le pacte passé entre les deux amis s’est fondu depuis presque trois ans dans le projet de destruction de l’art promu par Dada, Aragon explore à nouveau l’idée de l’amitié comme association de malfaiteurs, dirigée par un transparent « B*** » (référence à la fois à l’anarchiste Bonnot et à Breton) exerçant sur ses compagnons un « irrésistible ascendant » (Aragon 1997 [1922], 309). Dans ce texte, comme le montre Daniel Bougnoux qui en a établi l’édition pour la Pléiade, il s’agit pour Aragon de montrer « l’engendrement ou la fabrique de “l’inévitable Judas”, non à partir d’une perversion ou d’une scission individuelle, mais au contraire par la logique même de l’entraînement collectif » (Ibid., 1112). Pris par le démon de la trahison, le narrateur et protagoniste Clément Grindor décide soudainement de dénoncer ses comparses à la police dans un désastre qui coûtera la vie à B*** et qui mènera les autres malfrats devant le tribunal, alors que lui-même prendra la fuite. Dans ce texte, contrairement à Anicet, le double de l’auteur est actif, ouvertement misogyne, et ressemble étrangement à Baptiste : il trahit les siens, les abandonne à leur sort avant de maltraiter et « domestiqu[er] » (Ibid., 315) une jeune femme, Éléonore Farina, partageant certains traits avec Mirabelle. Mais contrairement à Baptiste, Grindor, en trahissant le groupe, reste fidèle aux principes de destruction qui y ont court : loin de se ranger et de s’embourgeoiser, il devient un « agent provocateur » et ruine les existences de toutes celles et ceux qu’il rencontre. Ce personnage révèle les paradoxes d’Aragon et de son rapport à Breton et au groupe qui se constitue autour d’eux : se représentant alternativement trahi et trahissant, soumis et rebelle, attaché et libre, abandonné et mettant fin à leur amitié, Aragon décrit une relation complexe et conflictuelle, certes, mais qui se joue à armes égales. Le pacte conclu entre les deux amis est un pacte unissant deux êtres égaux, où Aragon n’est jamais complètement dominé : il continue d’écrire des romans, il se moque des menaces de son ami, il se permet, bien plus tard, de le contredire ouvertement sur la question de l’homosexualité… Dans la plupart des cas, il prend le contrepied de la masculinité hégémonique pour saper, discrètement ou non, l’autorité de Breton, comme lors de ces « Recherches » où il se déclare impuissant, ou dans des romans et nouvelles mettant en scène des personnages masculins généralement plus ou moins queer, incarnant une masculinité plutôt subordonnée, subversive, évanescente, voire parfois clairement homosexuelle (dans certains textes du Libertinage et dans La Défense de l’infini).

« Vous pouvez toujours me crier Fixe […] Je m’échappe indéfiniment sous le chapeau de l’infini » – Conclusions

On l’a vu, les débuts de l’amitié des deux fondateurs du projet surréaliste se sont joués sur trois modes (coup de foudre, crise, pacte) où, constamment, semble s’instaurer et se renforcer un rapport de domination entre un Breton que la critique a figé en autoritaire « pape » du surréalisme et un Aragon toujours second, toujours soumis. Ce topos critique de la soumission d’Aragon, répété ad nauseam depuis des décennies, et dans la diffusion duquel il n’est pas exclu de considérer que Breton lui-même joua un rôle considérable, par exemple dans ses Entretiens de 1952 (Breton 1999 [1952], 447-448), gagne à être révisé au prisme du genre, du queer et des masculinités. En effet, lorsqu’on prête attention aux représentations ambiguës et mouvantes de sa propre masculinité qu’Aragon donne à lire dans ses textes de l’époque, et lorsqu’on les contraste avec les valeurs hégémoniques qu’il y prête à Breton, on constate que ce rapport de force est, au moins sous la plume du jeune auteur, particulièrement genré; plus exactement, il apparaît qu’Aragon s’empare des signifiants du genre (le féminin et le masculin, le queer et le straight, les stéréotypes et valeurs qui y sont associées) pour signifier des dynamiques de pouvoir au cœur de leur amitié et de leur projet éthique et esthétique (Littérature, Dada, puis surréalisme). En représentant Breton en garant de la masculinité hégémonique au sein de leur couple/groupe (ce qu’il a sans doute pu être en réalité), et en se rangeant lui-même du côté d’une masculinité subordonnée, volontairement féminisée, queer par moments, Aragon signale tour à tour sa subjugation par son ami et le pouvoir qu’il tire, paradoxalement, du total ascendant que ce dernier pense avoir sur lui. Lorsqu’il évoque la lucidité d’Anicet se soumettant à Baptiste, lorsqu’il écrit des poèmes saturés d’une sentimentalité qui se désigne elle-même comme spectacle, Aragon nous dit aussi que tout cela est construit et performatif : il s’agit partiellement de séduire Breton, d’assurer le lien, de paraître inoffensif, mais aussi de construire entre eux une complémentarité qui les rende inséparables, couple primordial au sommet et à la source du groupe de jeunes artistes qui se forme autour d’eux. Le modèle de Connell peut sembler inadapté à mon propos, d’une part parce qu’il n’est pas censé être binaire (j’ai laissé de côté les masculinités complice et marginale), et d’autre part parce qu’il définit le rapport entre masculinités hégémonique et subordonnée non pas comme un rapport de complémentarité, mais comme un rapport d’exclusion et de domination violente6. Il me semble que cet écart se justifie par le fait que le rapport de force que j’ai analysé, s’il est influencé par des rapports de domination s’exerçant dans la société au sens large, se situe au cœur d’une amitié intime, destinée à durer quinze ans, entre deux hommes se respectant mutuellement et partageant par ailleurs des valeurs et un projet commun. Dans ce contexte très spécifique, l’exclusion et la violence se jouent forcément sur un mode différent, et celui occupant une position dominée peut aisément, du fait d’autres axes de privilège, jouer de sa posture subordonnée pour en faire une posture subversive et dissidente. Ainsi, en plaçant Breton du côté du « Maître » et de l’« HOMME » et en se positionnant lui-même hors de cette catégorie, Aragon produit, tout en bénéficiant de l’amitié de Breton, des discours sapant son autorité et remettant en questions les valeurs hégémoniques qu’il véhicule. Cependant, cette posture ne va pas de soi, et on n’est jamais, avec Aragon, à l’abri du paradoxe. Constamment, on le voit osciller entre les postures : dominé ou égal, queer ou misogyne, trahi ou trahissant… Quand il joue à troubler les limites entre féminin et masculin, est-il subversif ou déploie-t-il avec cynisme une stratégie visant à piéger Breton en le flattant? Il est difficile de trancher, et il est permis de voir dans ces fluctuations un mélange de sincérité et de construction. Le futur théoricien du « Mentir-Vrai » ne tranche jamais non plus : ironique, il dit toujours une portion de vérité; sincère, il instrumentalise sa vérité pour produire une posture qui lui permette à la fois de satisfaire son entourage tout en continuant de suivre la ligne qui l’intéresse. Cette posture d’équilibriste est constante chez Aragon et on la retrouve encore par la suite, lorsqu’il rejoint le parti communiste (voir Olivera 1996). C’est peut-être au sein même de ces paradoxes que réside tout l’attrait de l’œuvre d’Aragon : à la fois Anicet naïf et Clément Grindor menteur, testant toutes les possibilités, toutes les identités, il « [s]’échappe indéfiniment sous le chapeau de l’infini » (Aragon 2007 [1925], 129), et ce désir continu de dissoudre et réinventer sa propre identité ne peut que fasciner les chercheur·ses queer.

  1. 1Les surréalistes ont organisé douze séances de « Recherches sur la sexualité » entre 1928 et 1932. La transcription des deux premières séances (les 27 et 31 janvier 1928) a été publiée dans le numéro de mars 1928 de la revue La révolution surréaliste, sous le titre « Recherches sur la sexualité. Part d’objectivité, déterminations individuelles, degré de conscience ». L’ensemble des numéros de la revue a été réimprimé en 1975, en un seul volume (Collectif, La Révolution surréaliste. Collection complète, Paris, Jean-Michel Place, 1975). Par ailleurs, la transcription complète des douze séances a fait l’objet de la publication suivante : Collectif, Archives du surréalisme, vol. 4. Recherches sur la sexualité. Janvier 1928-août 1932, édité par José Pierre. Paris : Gallimard, 1990.
  2. 2Il y aurait beaucoup à dire, dans une perspective féministe et de genre, de cette allégorie de la création artistique et littéraire comme entreprise de séduction d’une femme par un groupe d’hommes à la fois rivaux et amis. De même, la tendance réductrice de la critique à envisager Mirabelle comme n’étant que l’incarnation d’un concept, alors même que le texte en fait un personnage mouvant et multiple (à la fois concept, femme réelle, déesse, apparition magique…), pose fortement question.
  3. 3« Dans “Veillées I”, Rimbaud écrit : “C’est l’ami ni ardent ni faible. L’ami” (Œuvres complètes, p. 138). On a souvent lu sous ces mots le vœu d’une relation apaisée avec Verlaine » (Aragon 2011, 248, n. 1).
  4. 4Pas même Bougnoux, qui, s’il en répertorie presque toutes les occurrences dans sa courte recension de l’édition de Follet, se contente de décrire en des termes essentialisants le jeu d’Aragon sur le féminin, parlant d’« armes de la féminité » supposément employées par le poète dans un « combat roué » où il finit « chevauché, engrossé par Breton » (Bougnoux 2012). Le choix d’un lexique marqué par les stéréotypes assimilant naturellement le féminin à la sournoiserie et à la reproduction de l’espèce signifie assez que la perspective des études de genre est loin d’aller de soi chez les spécialistes reconnus de l’œuvre d’Aragon.
  5. 5La chronologie de l’écriture d’Anicet pose problème et fait l’objet d’hypothèses : à ce sujet, voir la notice du roman établie par Philippe Forest (Aragon, 1997 [1921] : 1005-1016).
  6. 6Je ne prétends d’ailleurs pas que les masculinités hégémonique et subordonnée soient naturellement complémentaires, comme une pensée essentialiste chercherait à rendre complémentaires le masculin et le féminin : je réfléchis sur une tendance que je pense déceler chez Aragon, qui consiste à construire discursivement une complémentarité entre son ami et lui, depuis une position non pas hégémonique (qui est la position à partir de laquelle a été construite l’idée d’une complémentarité naturelle entre les hommes et les femmes) mais (partiellement) subordonnée.