Prolégomènes pour une masturbation de la pénétration
De Cixous et Irigaray à Acker : tracer la fin d’une politique identitaire de la femme
Dans notre monde, l’accessibilité technologique et virtuelle aux plaisirs autoérotiques (pornographie virtuelle, accessoires de sexe, applications de rencontre, etc.) fournissent la promesse (et la prison) d’une productivité accrue ainsi que la maximisation de notre jouissance, qu’elle soit individuelle, mutuelle, ou collective. Ainsi, la jouissance est devenue universelle, et tout le monde serait capable d’atteindre l’orgasme sans trop d’effort et en peu de temps. Nous vivons dans une ère où le sexe en solitaire doit se faire aussi rapide que le sexe mutuel et où l’orgasme doit irrémédiablement arriver parce que nous possédons la connaissance et les technologies pour faire advenir tout ce dont on désire. Nous sommes devenus les dieux du sexe.
Paradoxalement, nous vivons dans l’ère où les débats déconstructivistes reviennent à rebours pour se réapproprier les enjeux biologiques évolutionnistes : le droit à la reproduction assistée pour les couples non hétérosexuels, le droit à la reproduction assistée pour les personnes monoparentales, le droit à la reproduction assistée pour les couples non fertiles. Il est important de noter que la tâche de démarquer les normes (essentialistes et constructivistes) du corps et de ses possibilités dans les mondes physique et métaphysique ne cesse de se réactualiser dans le champ des études féministes depuis les années 1970 à partir des notions de différence et non du même. Ce débat s’est historiquement opposé au pénis, conçu comme le Un, le Même à déconstruire (même si plus récemment son supplément technologique, la gode, se réactualise grâce aux travaux de Beatriz Preciado). Cette situation, qui dérive de l’importance de dénaturaliser la femme conçue historiquement comme une identité homogène inférieure à l’homme, n’a pu se faire sans la prolifération d’une écriture-lecture déconstructiviste des couples oppositionnels hétérosexualité/homosexualité, homme/femme, masculin/féminin, nature/technologie, adulte/enfant, blanc/noir, riche/pauvre (et j’en passe) qui sont les cibles des théories féministes, sans oublier celles des théories gaies, lesbiennes, queer, postcoloniales, toutes inscrites – avec leurs différences – à l’application systématique « d’une déconstruction de la construction de l’un de ces termes par l’autre » (Preciado, 2000 : 13). Mais, à force de circonscrire ces différences, et de les démolir pour démarquer les possibilités du genre par-delà les contraintes essentialistes du sexe (voir la pensée de Butler et Haraway à partir des années 1990), il est devenu impossible de remplacer ou de substituer adéquatement les fondements essentiels de nos différences puisque les technologies sexuelles multiplient et suppléent sans cesse les possibilités discursives et corporelles à partir de notre anatomie sexuelle. La reproduction et son schème binaire (pénétrant-pénétrée) qui était naguère le principe de l’essentialisme est toujours la devise du pouvoir. Une femme doit toujours se faire pénétrer et inséminée – que ce soit sur la table du gynécologue ou dans le lit. En devenant les dieux du sexe, nous avons construit la technologie sexuelle pour qu’elle imite ce que la biologie ne peut plus produire avec autant de réussite. À une époque où la reproduction devient monnaie courante dans les camps qui se sont traditionnellement opposés à l’homogénéité essentialiste pour réclamer leur différence, et où toute forme de plaisir s’inscrit dans une économie sexuelle apte à se déployer au bout des doigts (ou qu’elle peut être corrigée par la médecine devenue notre divin pouvoir de modifier l’échec du biologique), que reste-t-il du rêve de différence des années 1970 ? Comment dès lors comprendre le poids du silence qui existe dans les débats déconstructivistes à l’égard de la libération jadis annoncée par l’écriture féminine de Cixous ou par l’avènement des « deux lèvres qui se parlent » d’Irigaray qu’elles contresignaient en chantant les louanges de la masturbation féminine ?
Un voyage à rebours
Les textes de Cixous (1975) et Irigaray (1974 ; 1977) des années 1970 ont historiquement marqué l’ouverture du champ épistémologique de la masturbation même si une plus longue histoire du discours contre la masturbation existe dans le domaine de la morale sociale (Tissot, 1769)1. Chez Cixous et Irigaray la jouissance du corps féminin passe par l’écriture. Qui plus est, la masturbation est inscrite dans un paradigme sotériologique où les zones typiquement féminines (vulve, clitoris) sont privilégiées au détriment de tout autre zone ou trope typiquement masculine (le pénis, anus). Ce qui m’intéresse plus particulièrement chez Cixous et Irigaray – et elles le montrent différemment – c’est la difficulté de penser que les organes, les orifices, les zones qui participent au plaisir masturbatoire puissent exister par-delà leur matérialité biologique. Ce qui m’intéresse aussi c’est de voir comment la métaphore de la masturbation est circonscrite dans un langage de la création qui risque d’essentialiser le plaisir en l’inscrivant dans une politique identitaire.
Quand Cixous écrit « Le Rire de la Méduse » en 1975, elle s’inscrit dans la vague des féministes de la différence des sexes puisqu’elle s’intéresse à la spécificité féminine. Kristeva, qui écrit à la même époque, présente cette approche en ces termes : « intéressées essentiellement par la spécificité de la psychologie féminine et ses réalisation symboliques, ces intellectuelles cherchent à donner un langage aux expériences corporelles et intersubjectives laissées muettes par la culture antérieure. » (Kristeva, 1979 : 9) Ainsi Cixous exige une pensée qui suppose une différence essentielle entre les hommes et les femmes. Il faut, selon elle, reconnaître des espaces différents pour chaque sexe afin de libérer les femmes de l’oppression féminine. Ainsi, la femme est aliénée et doit, par la création d’un langage qui lui est propre, s’écrire en tant que femme. L’écriture de Cixous a le pouvoir de déconstruire la phallocratie de la psychanalyse en revendiquant une « écriture féminine » libérée du manque et de l’aliénation. Seule l’écriture lui permettra de se connaître et de s’émanciper, car « il faut que la femme écrive la femme. » (Cixous, 1975 : 40) Or, en sexuant leurs textes, Cixous exhorte les femmes écrivaines à l’affranchissement du « continent noir » qui serait « ni noir ni inexplorable : il n’est encore inexploré que parce qu’on nous a fait croire qu’il n’était trop noir pour être explorable. […] Car la relève phallogocentrique est là, et militante, reproductive des vieux schémas, ancrée dans le dogme de la castration. Ils n’ont rien changé : ils ont théorisé leur désir pour la réalité ! Qu’ils tremblent, les prêtres, on va leur montrer nos sextes ! » (Cixous, 1975 : 47)
De plus, la masturbation devient une pratique scripturale qui ouvre un nouveau chemin de connaissance de soi. Cixous refuse la dette épistémologique de la psychanalyse freudienne, et préfère la renverser pour créer une épistémologie féminine, autant un champ littéraire qu’une posture esthétique proprement féminine, qui illumine et crée de nouvelles formes historiques. Elle écrit pour l’avenir. Elle préconise une rupture radicale dans l’histoire pour favoriser l’arrivée d’une écriture gynocentrique inventive, et ce faisant, elle veut tracer une césure temporelle. Le passé devient ici synonyme du silence : il est perçu de façon absolue comme un continent noir où n’a jamais existé – mise à part quelques exceptions – une écriture féminine, voire une masturbation féminine. Cixous s’érige en quelque sorte comme la gardienne qui illumine et forge le chemin de l’avenir, une évangéliste du plaisir et de l’écriture féminins. Cette rupture est marquée par un renversement de la structure binaire de la masturbation masculine (économie phallique du même)/masturbation féminine et valorise la bisexualité, qui ne prétend pas à la neutralité ou à l’effacement des différences, mais qui s’inscrit dans la reconnaissance et l’exploration de la différence sexuelle. Ce faisant, l’écriture féminine produit des formes esthétiques qui sont « belles ». La masturbation a une orientation spécifique : elle tente de détruire le passé parce qu’il maintient la femme « dans l’obscurantisme et le mépris d’elle-même par la grande poigne parentale-conjugale-phallogocentrique » (Cixous, 1975 : 40). La masturbation libérerait les femmes de l’emprise patriarcale si et seulement si la femme jouit de son corps en tant que multiple et même féminin.
Pour récapituler, la notion de différence s’articule donc autour du corps et du langage. Pour se sauver, la femme doit s’écrire comme elle jouit, avec son propre corps. C’est ainsi qu’en « s’écrivant, la femme fera retour à ce corps qu’on lui a confisqué […]. À censurer le corps on censure du même coup le souffle, la parole. » (Cixous, 1975 :42-43) La poétique de l’écriture de Cixous se manifeste contre les structures à la fois patriarcales et phallogocentriques pour déconstruire les grands mythes féminins de notre inconscient collectif : la « femme type », « le continent noir » et la « Méduse ». Or selon cette théorie de la masturbation féminine, la femme écrit pour elle et par elle. Elle est une « jouisseuse de notre devenance », mais elle est apatride et illimitée : « elle va partout, elle échange, elle est le désir-qui-donne » (Cixous, 1975 : 53) . De plus, elle doit s’écrire et advenir toujours « en elle, matricielle, berceuse-donneuse, elle-même sa mère et son enfant, elle-même sa fille-sœur. » (Cixous, 1975 : 44) Cette vision utopique et autogénératrice de la femme généreuse, sans limites et sans terre fixe, m’amène à questionner alors le silence des enjeux socioéconomiques et culturels dans la pensée de Cixous. Enfin, dans « Le Rire de la Méduse », le mythe de la Méduse n’est pas vraiment éradiqué : le vagin devient l’image renversée du modèle anatomique du pénis (Laqueur, 1986). En étant le modèle inversé, il prend le risque de devenir le même. En conceptualisant une avant-garde qui prétend devancer la possibilité de l’avenir (une transcendance historique), Cixous imite conceptuellement et idéologiquement le modèle phallique du même pour ainsi figer l’identité féminine dans le paradigme phallique du plaisir.
Irigaray quant à elle précise à la même époque que « la sexualité féminine a toujours été pensée à partir de paramètres masculins. » (Irigaray, 1977 : 207) Les zones érogènes de la femme, écrit-elle, « ne seraient jamais qu’un sexe-clitoris qui ne soutient pas la comparaison avec l’organe phallique valeureux, ou un trou-enveloppe qui fait gaine et frottement autour du pénis dans le coït : un non-sexe, ou un sexe masculin retourné autour de lui-même pour s’auto-affecter. » (Irigaray, 1977 : 207) Le lot de la femme, son plaisir serait toujours circonscrit autour de ce sexe-clitoris, un manque de pénis, ou de son vagin, comme trou passif. Elle préconise un désir multiple et un langage féminin du plaisir qui refuse l’unité, le un masculin de la domination. Irigaray refuse ce qu’elle nomme « le solipsisme du un » (Irigaray, 1977 : 207). « Sans faille », aimer, serait une alliance entre tu/je qui ferait « toujours plusieurs à la fois » (Irigaray, 1977 ; 209). Irigaray fait simultanément appel à ce que les femmes s’inscrivent au discours, au texte pour se combler entre elles. Le concept de différence sexuelle se traduit dans la métaphore des « lèvres » : des sites oraux et labiaux de la masturbation et de l’amour lesbien. Elle écrit donc : « La prévalence du regard et de la discrimination de la forme, de l’individualisation de la forme, est particulièrement étrangère à l’érotisme féminin. […] Ce sexe qui ne donne pas à voir n’a pas non plus de forme propre. Et si la femme jouit justement de cette incomplétude de forme de son sexe […] cette jouissance est déniée par une civilisation qui privilégie le phallomorphisme. » (Irigaray, 1977 : 27) La notion de « phallomorphisme » créée par Irigaray met en lumière la prédominance de la symbolique du phallus dans la langue et dans la sexualité occidentale qui reposent sur la raison, l’œil, la vision et la forme visible.
Les féministes françaises de cette époque ont offert des pistes, des ouvertures à la masturbation qu’elles ont métaphorisée comme écriture de la libération de la langue et du corps des femmes. Mais ce potentiel sotériologique a été conçu et circonscrit dans le domaine de l’écriture comme champ esthétique. En effet, Delphine Naudier a raison de souligner que le « débat sur l’écriture féminine va être l’occasion d’affirmer et de faire exister une position esthétique au sein de la lutte des femmes et de la transposer dans le champ littéraire et dans le champ universitaire en proposant une théorisation esthétique alliant pratique littéraire et production critique. » (Naudier, 2001) Largement composé de femmes diplômées (Picq, note 6 dans Naudier, 2001)2, ce mouvement laisse entendre que le seul argument légitime d’insertion pour les femmes dans l’espace littéraire, voire dans l’écriture, est la mobilisation de la différence sexuée. Et je tiens à préciser ici que la masturbation est vouée à demeurer une métaphore, un projet de transposition esthétique, jamais une activité réelle, quotidienne, matérielle. Dans un contexte actuel d’inégalités de genre, de sexe, de classe et de culture, qui ne cessent de persister, quelle est la place réelle de la masturbation ?
(Parenthèse)
Un paradoxe subsiste. Le discours médical n’a de cesse de déclarer le caractère sain de la masturbation. Et le discours public se cache derrière le rideau de la pudeur. Combien de scènes avons-nous vu, combien de fois nous a-t-on dit, combien forte est cette société qui gère notre devenir anatomico-politique en arrimant la masturbation à la catégorie des activités temporaires et hygiéniques sans but téléologique (ça ne reproduit rien à part du plaisir), et en subsumant la masturbation aux activités sexuelles mutuelles (hétérosexuelles, homosexuelles, etc.) ? Combien hypocrite est cette même société lorsqu’elle nous dit que nous devrons cesser de la pratiquer au moment de la rencontre hétérosexuelle (préférablement) monogame ? Combien de fois avons-nous oublié que la masturbation n’échappe pas à notre histoire, ni à notre avenir ?
Mais ce « sujet » est encore plus trivial lorsqu’il provient d’un sujet « femme ». Je postule ici, 40 ans après la dissémination des théories de Cixous et d’Irigaray, que la masturbation n’est pas une pratique strictement tautologique. Elle n’est pas non plus une pratique anhistorique. Elle peut être autre chose que du plaisir rapide et solitaire. Elle peut aussi être autre chose que le rêve d’un avenir utopique qui sortirait les femmes des ténèbres. Elle peut être autre chose qu’une esthétique de l’écriture. Pour ce faire, je concède que le travail de réflexion sera ardu, long, qu’il ne peut pas se forger en une seule version, ni en une seule langue, ni en une seule histoire. Cette histoire prend la masturbation comme objet de connaissance ne pouvant se défaire d’une appropriation théorique capable d’engendrer des inégalités si elle ne s’ancre pas dans le matériel, dans nos vies ordinaires et quotidiennes ; d’où l’importance de revenir à rebours pour comprendre les limites des théories de Cixous et d’Irigaray. Cette histoire doit aussi faire entendre les voix théoriques et esthétiques dissidentes. Elle doit aussi faire entendre les voix qui parlent une langue qui nous dérange. Cette histoire recommence en quelque sorte avec le pénis.
Une auteure me parle aujourd’hui plus que d’autres. Elle me parle parce que son projet remet en question les prémisses du projet théorique et esthétique de Cixous et Irigaray tout en se situant dans leur continuité. Kathy Acker exproprie le pénis du corps masculin – le pénis étant, rappelons-le l’ennemi par excellence des débats déconstructivistes, sans oublier les théories de Cixous et Irigaray sur la masturbation – comme organe exclusivement phallocentrique3 pour l’incorporer dans un projet féministe. Ce projet concerne la libération du corps et la politisation du plaisir autoérotique. Pour ce faire, Acker invente le pénis pirate, un concept qui lui permet de produire un langage du corps. En quoi cette plate-forme de l’écriture est-elle un espace et un temps de formation et de subversion possible au détriment de la stabilité des pratiques sexuelles et érotiques qui figent les organes sexuels dans un devenir de reproduction et de productivité ?
La masturbation ne sauve pas, elle pénètre
L’œuvre de Kathy Acker joue un rôle fondamental de catalyseur dans la métaphorisation du trope de pénis qu’elle s’applique à incorporer dans la pratique de la masturbation. En 1996, elle écrit Pussy King of Pirates. Au sein d’un récit entrecoupé de fragments qui brisent la frontière entre rêve et réalité, des filles se racontent. Elles racontent leur histoire d’enfance, l’abus qu’elles ont vécu, la misère et la pauvreté de leur vie actuelle.
Dans Pussy on peut lire dès les premières lignes qu’il s’agit de l’histoire de filles qui vivent dans l’oppression, la pauvreté et l’exploitation. O quitte le bordel, mais y revient dans la section « O and Ange » pour tenter de sortir ses amies de leur dépendance économique à la prostitution. À l’aide des conseils d’O, Lulu et Ange se masturbent pour trouver une raison de vivre : « so they could find a reason to live » (Acker, 1996 : 31). Si la masturbation devient le moyen par lequel O apprend à ses amies de se trouver par elles-mêmes une raison de vivre, c’est que la masturbation est vécue comme un moyen de sortir temporairement de l’oppression financière et de l’exploitation. Mais la masturbation est surtout un moyen pour questionner le monde parce qu’elle engendre une série de sensations physiques.
Dans Pussy, la masturbation devient une discipline pour voir : « it’s necessary to have the deepest discipline so that all these, so that everything, can be seen » (Acker, 1996 : 30), pour tout voir par le biais de l’expérience corporelle. La masturbation devient une médiation, mais elle est aussi une façon de voir qui produit en désenclavant le poids de la culture. C’est ainsi que parmi les cris et les plaisirs du toucher autoérotique, les filles rêvent et écrivent un monde pour faire advenir une révolution de putes : « a revolution of whores » (Acker, 1996 ; 30). J’y vois ici une pensée de la masturbation ancrée dans le matériel, dans la réalité socio-économique, et qui doit passer par le corps et le langage que procure l’acte masturbatoire :
Ange, St. Barbara, Louise Vanaen de Voringhem, and the rest of the whores learned that if language or words whose meanings seem definite are dissolved into a substance of multiple gestures and cries, a substance which has a more direct, a more visceral capacity for expression, then all the weight that the current social, political, and religious hegemonic forms of expression carry will be questioned. Become questionable. Finally, lost.
The weight of culture : questioned and lost.
Ange, St. Barbara et Louise Vanaen de Voringhem, ainsi que toutes les putes apprennent, écrit Acker, qu’a priori le langage et les mots sont limités. Ils définissent un monde et le circonscrivent telle une grille mathématique cartésienne qui cadre la cartographie, le territoire du monde. Chez Acker, limiter la cartographie du monde revient à limiter la cartographie du corps parce que le langage fait signifier le corps. Le langage matérialise le sens qu’on donne au corps, si bien que le corps ne peut pas nécessairement explorer et découvrir de nouveaux territoires, ni peut-il se voir autrement que par les grilles qu’il connaît (qui sont aussi les grilles qui sont enseignées). Les organes, les sens, sont dès lors conçus comme des mondes où les connexions sont prédéfinis : la cartographie patriarcale domine le monde et le monde est dominé par cette cartographie.
Dans la préface du roman qui s’intitule « Once Upon A Time, Not Long Ago, O… », la narratrice O prend la parole pour tenter de comprendre ce que le monde peut être s’il n’est plus peuplé d’hommes. Un monde sans hommes : voilà en quelque sorte le projet d’Acker, qui devient aussi un moyen de se tenir au seuil d’un nouveau monde (Acker, 1996 : 23)4. Mais c’est dans la section « The Pirate Girls », par-delà la série de fragments interconnectés et entrecoupés dévoilant les récits d’abus, que la jeune Ostracism témoigne d’un monde scolaire imbibé de désir de baiser des filles : « There were only girls in this school, so now I’m thinking about girls all the time. I can’t know what I’m dreaming because my mind is so occupied with wanting to fuck this girl. » (Acker, 1996 : 113) Le milieu du savoir dans lequel se retrouve Ostracism dans son rêve est un milieu entièrement occupé par des filles, et c’est cette présence absolue de filles dans le rêve qui inhibe sa capacité à connaître autre chose que les filles à l’extérieur du rêve. Similairement, c’est ce qu’elle voit dans son rêve qui inhibe sa capacité à interpréter son rêve. Le monde matériel dans lequel elle se retrouve n’est pas séparé entre rêve et éveil. Il n’y a que des filles partout. L’omniprésence et l’occupation absolue du champ visible par les filles servent à produire un mur interprétatif, un mur qui bloque l’horizon herméneutique de son rêve. Le langage ne passe plus par le pouvoir de l’interprétation. De vouloir baiser des filles simplement parce qu’on les voit dans un rêve dévoile une méthode particulière de l’expérience qui passe par le sexe en solitaire. Et c’est sur cette idée paradigmatique du sexe en solitaire comme forme de médiation que je voudrais m’attarder.
La médiation chez Acker passe par la masturbation. La masturbation brise la distance de causalité entre l’objet désirant et l’objet désiré par le pouvoir synesthésique de la vue : voir les filles = désirer les filles ; voir = vouloir = avoir. Sontag écrit dans son essai Against Interpretation (1964) que l’importance qu’accorde une société à l’interprétation produit une hypertrophie de l’intellect dont l’effet premier est de réduire la force de nos capacités sensibles. Chez Sontag, la survalorisation de l’interprétation est comparée à un cancer dont la tumeur ne cesse de grandir et dont les métastases envahissent l’organisme vivant. S’il est impossible de penser sans interpréter, il n’est pas pour autant vrai, écrit Sontag, qu’on ne peut pas aussi refuser l’interprétation, la repousser pour laisser vivre la sensation. Ainsi, la narratrice Ostracism ne décrit pas une scène, ne dévoile pas les particularités physiques de ces filles. Le rêve n’est pas interprété dans le sens traditionnel et phallocentrique que procure la grille interprétative de la psychanalyse freudienne. Si je retourne l’hypothèse freudienne contre elle-même, il ne s’agit pas chez Acker de prétendre que le rêve a un langage qui peut être dévoilé grâce à la méthode d’investigation de la psychanalyse.
La question de la signification du rêve qui est au centre de l’essai Sur le rêve de Freud est abordée à partir de l’idée qu’il y a des « tableaux psychopathiques » (Freud, 1988 [1901] : 50) qui peuvent s’appliquer pour expliquer les rêves chez les personnes présentant des symptômes pathologiques même si « la conscience ignore » (Freud, 1988 [1901] : 50) leur véritable signification, voire leur véritable étiologie. La méthode de la psychothérapie reste entre les mains du psychanalyste, qui se transforme en maître de la langue et du langage du rêve ; il devient la métonymie même de la grille qui produit le langage interprétatif apte à révéler ce qui était jadis hypothétiquement camouflé derrière le rideau insensé du rêve et du rêveur. La communication chez Acker se fait, par contre, à l’aide d’une médiation qui ne touche pas le corps de l’autre à l’intérieur d’un régime tactile : il touche au corps de l’autre par le biais du régime de la vision et du régime tactile de soi. Le rêve ne doit pas être vrai dans la réalité, il devient un moyen de produire une écriture onirique qui donne à lire un sujet fille qui voit directement lorsqu’elle se masturbe, donc elle a l’impression qu’elle touche l’autre directement. Ce qu’elle rêve devient ce qu’elle voit, et ce qu’elle voit devient ce qu’elle touche sans que l’autre soit réellement là. Le rêve n’est pas un monde inconnu ou inconnaissable : il est une communauté politique de filles parce que le rêve chez Acker est. « The act of describing assumes one event can be a different event : meaning dominates or controls existence. But desire—or art—is. » (Acker, 1984 : 64) Et Acker de dire, « The word fuck means something, but I don’t know what it means in this school. » (Acker, 1996 ; 114) Si le mot « fuck » a un sens circonscrit, il ne peut pas pour autant être limité parce que le contexte ne détermine pas nécessairement le sens du langage selon Acker. À chaque fois unique l’expérience immanente, mais à chaque fois impossible de la dominer métaphysiquement.
Voilà en quelque sorte le projet d’Acker. Et Ostracism avant de plonger dans l’écriture de sa masturbation écrit :
Today I masturbated. Here’s what I wrote while I was masturbating :
Whenever I look at her, I look through her eyes and then, walk into her.
Even though I’m in this school, which means I’m going to have to leave school because I’m going to graduate, I’m never going to be without her. Now, because I’m walking inside her, I own her.
I live between her fingernails and the skin that’s underneath them.
As yet there aren’t any pirates.
Les gestes et les cris de jouissance que procure la masturbation appellent un ordre différent, un ordre qui se traduit par le pouvoir de posséder par la vision. Se masturber, c’est jouer avec la matière qu’est le corps, c’est crier et jouir, c’est explorer et se toucher, c’est sentir et ressentir la substance viscérale du corps. Mais ce qui doit être retenu ici, c’est qu’en se masturbant, la fille s’imagine qu’elle pénètre et traverse le corps de l’autre : l’objet de son désir qui est aussi source de son plaisir. Qui plus est, elle réalise qu’elle n’est pas encore une pirate parce qu’elle habite dans un entre-deux, entre les ongles de celle qu’elle désire et la peau qui se loge sous les ongles. Elle est entre deux types de barrières : l’ongle et la peau.
Le rêve, tout comme la réalité dans Pussy, est un espace de décrépitude, de déchéance et de mort. Mais le récit ne se réclame d’aucune linéarité téléologique : j’y vois dès le début une impossible victoire. Un temps qui ne peut échapper à l’échec et à l’interruption. Il ne s’agit pas de démolir pour remplacer : de faire la révolution pour répéter les mêmes modèles, de prendre le pouvoir qui appartient à l’homme, d’écrire une histoire de l’avenir en reversant le passé. L’abus qu’elles ont vécu en tant que petites filles est entrecoupé de leur vie et de leur désir d’échapper à leur condition de prostituées, à la pauvreté et à la misère dans laquelle elles se retrouvent. Elles veulent se libérer de ce monde de domination et, pour ce faire, Acker construit un monde de filles pirates sachant qu’elles ne parviendront jamais à l’utopie. C’est une société marginale, une sororité et un espace polyphonique où elles ne veulent pas seulement voler, prendre ce qui leur a été refusé. Car ce qui compte pour Acker, ce n’est plus le besoin ou le devoir de déconstruire les modèles phallocentriques sur lesquels est bâtie notre société. Acker insiste sur l’importance et le devoir de trouver une fin, un lieu ou un objet commun, une croyance qui nous unit. Elle fait appel à l’importance de se trouver un mythe (Acker, 1989 : 35)5. Le mythe qu’elle construit est celui des filles pirates et l’organe imaginaire, le pénis pirate.
Devenir pirate serait en quelque sorte ouvrir la possibilité du mythe de la pénétration sexuelle féminine qui ne se fait au bout des doigts, mais par le langage du corps. Et la narratrice se masturbe de nouveau :
(no date)
again masturbating :
Pirate sex began on the date the liquids began to gush forward. As if when equals because. At the same time, my pirate penis shot out of my body.
As it thrust out of my body, it moved into my body. I don’t remember where.
My penis walked into my body, each time that it did, by tapping like a male monkey on a section of the female’s skin ; by then punching through that skin to all that was lying below. To skin upon skin. Sometimes plastic containers holding liquids like water and piss sat between the skins.
Pirates are hot to puncture through. After they’ve done this, they need to piss or shoot into another person. This is why this, my body, is the beginning of pirate sex.
Le sexe de pirate dont parle la narratrice ici est un type de sexe qui est rendu possible par le biais de la masturbation. Acker s’approprie le modèle dominant phallocentrique à l’aide d’une pratique pénétrative qui commence par un langage du corps, un langage qui passe par le corps. Elle insiste sur la surface de la peau et sur la difficulté de percer la peau d’une pirate. Elle précise aussi que la masturbation est une pratique sexuelle qui naît lorsque les fluides, voire les liquides (sang, urine) enfantent le pénis pirate. Ce rapport de connaturalité confond la cause avec le temps de la naissance de l’organe. Il s’agit ici d’une autogenèse. Et c’est en cela que la libération des fluides de la jouissance appartient autant au registre du corps féminin et masculin, mais aussi à autre chose que le registre d’une identité sexuelle. Acker nuance les principes de l’identité sexuelle pour dévoiler plutôt les fondements d’une politique sexuelle. Les fluides de la jouissance de la masturbation font sortir comme une flèche le pénis pirate, un organe qui participe à une dynamique d’emprise de l’autre par le pouvoir de la vision. Le langage du corps qu’explore Acker s’inscrit dans la lignée de la pensée de Cixous et Irigaray sur la masturbation, mais il ne se réclame d’aucun horizon sotériologique, utopique. Ce langage n’est pas seulement métaphore. Acker comprend que la métaphore ne suffit pas. Que la masturbation ne peut demeurer un rêve.
Ce n’est pas un mythe qui consiste à reprendre le langage phallocentrique, voire le phallus, pour le démolir, le renverser au risque de le répéter ou de l’inverser, sans rien changer. Il ne s’agit pas de prendre, ou de voler, ce qui a toujours été dans les mains du pouvoir patriarcal. Au sein de ce monde où s’entrelacent rêve et réalité, Acker réalise une œuvre qui réfléchit aux modèles de savoir et aux schèmes temporels qu’on peut emprunter pour appréhender et interroger le monde à partir de la mise en scène d’une écriture du plaisir autoérotique qui pratique la conscience de soi et qui fait tout sauf éprouver de l’amour-propre, voire la prétention de pouvoir sauver l’ignorante de sa propre ignorance. Voilà en quelque sorte le paradoxe chez Acker : se masturber et écrire la jouissance remet en question le pouvoir du phallocentrisme, mais cette exploration ne fait pas advenir un amour-propre surdimensionné.
Dans son essai « Seeing Gender » (1995), un an avant Pussy, Acker souligne que ce désir de devenir pirate est né de son dégoût pour l’autorité parentale. C’est cet élan pour la destruction des modèles d’autorité, ce désir de s’en débarrasser, de jeter à la mer le mensonge qu’est la vie parentale selon Acker, qui la propulse à vouloir devenir pirate. Jeune fille, elle y rêve avec ferveur sachant très bien que cette réalité est historiquement impossible pour les filles. L’histoire des pirates n’a jamais été écrite pour elles, pour nous. Elle déclare dans ce même essai que très jeune elle était consciente du fait qu’elle ne pouvait pas larguer les hommes en les jetant au bout de la planche (Acker, 1995 : 78)6. Ne pouvant être pirate, elle a donc commencé à imaginer un monde de pirates. Elle y voyait des figures subversives capables de nourrir son imagination : des êtres qui s’étaient échappés du monde des morts, celui des parents et de la famille. Non pas pour créer un nouveau monde. La réalité du passé, son poids, impose un ordre essentiel qui la limite. Mais elle renonce à désigner un avenir meilleur pour le sexe féminin en prétendant que ce dernier peut créer être utopie radicale.
Ce nouvel avenir, selon Acker, n’est pas un monde à venir. Au contraire, le monde des pirates dont rêve Acker est une écriture qui trace la fin d’une politique identitaire de la femme. Acker s’inscrit dans la lignée de pensée de Judith Butler, qui écrit dans Gender Trouble : « When the category is understood as representing a set of values or dispositions, it becomes normative in character and, hence, exclusionary in principle. » (Butler, 1990 : 325) Dès la publication de Gender Trouble, Butler souligne les effets pervers de l’utilisation de la catégorie identitaire de « femme ». Cette catégorie risque d’avoir un horizon téléologique homogène et cohérent. La catégorie « femme » peut donc devenir une catégorie ayant des implications coercitives et régulatrices. Même si les fins d’une telle construction sont émancipatrices, cette catégorie annonce les limites inhérentes d’une politique identitaire dont le cadre normatif rigide peut passer sous silence le caractère construit de cette catégorie. L’œuvre d’Acker a ceci d’important qu’il souhaite à tout prix faire un monde qui résiste à la prohibition, tout en affirmant l’impossibilité de s’en défaire. Tout cela passe par un rapport politique à la masturbation : une pratique sexuelle qui est comprise comme une politique sexuelle. La masturbation ne produit pas de corps, au sens d’une reproduction biologique de corps. Lorsqu’on se masturbe, les organes génitaux (surtout le vagin) ne sont pas nécessairement inscrits dans une pratique biologique évolutionniste qui réduit le corps à des zones érogènes dont la fonction est de tendre vers la reproduction de l’avenir.
C’est surtout pour se défaire de l’emprise de sa mère qu’elle a façonné la figure de la pirate, tout en réalisant l’échec de cette possibilité de devenir pirate dans le monde réel. La force de cet échec est précipitée selon Acker par la reconnaissance que ce qui sépare son être de son devenir pirate touche à son statut de fille. À son genre et à son sexe de fille. Elle écrit : « the separation between me and piracy had something to do with being a girl. With gender. » (Acker, 1995 : 79) Incapable d’imaginer un monde où elle peut se défaire de la réalité sociale du genre, Acker écrit qu’elle s’est enfermée dans le monde des livres, là où elle espérait vivre enfin. Elle déclare, par contre, que cette descente dans le monde des livres est une consolation impossible pour combler la douleur du monde. Elle avoue aussi qu’en vieillissant, le monde des livres n’est plus apte à combler ce manque, ce désir de se rebeller qui était si fort lorsqu’elle était enfant. Elle veut désormais trouver le corps : « The older I become, the more insufficient becomes this living in books. I want to find the body. » (Acker, 1995 : 79) Penser à la masturbation comme une volonté de connaître le monde, de le bâtir, de forger un avenir, ne peut se faire aujourd’hui sans un voyage à rebours. Penser ne peut se faire non plus sans avoir un corps qui se matérialise dans le monde politique et culturel. Si je me place dans la discipline des études féministes, aussi diverse et plurivoque qu’elle soit, je conçois mon corps comme un corps de pénétration. Je dis bien « pénétration » et non « pénétré » ou « qui pénètre ».
- 1Je ne vais pas m’attarder ici sur les discours de panique contre la masturbation (avec ses variations : discours sur l’hygiène du corps ; régime de surveillance des jeunes ; discours de peur et d’anxiété de l’abus de soi ; techniques médicales gynécologiques/de l’urètre pour corriger les élans masturbatoires) qui régnaient tout au long des 18e et 19e siècles. Il est néanmoins important de citer que l’apparition des deux ouvrages suivants a largement contribuer à la prolifération d’un régime de surveillance pédagogique et médical auprès des jeunes (filles et garçons). Onania ; or, The Heinous Sin of Self-Pollution, Londres, 1710 et Simon S. A. D. Tissot, L’onanisme : dissertation sur les maladies produites par la masturbation, Lausanne, M. Chapuis, 1769.
- 2« Sur un échantillon de 80 féministes « historiques », « 66 d’entre elles sont diplômées d’études supérieures, dont plus de 40 au niveau du doctorat ».
- 3Je note ici, en toute connaissance de cause, que la pensée de Judith Butler sur le phallus lesbien dans Bodies That Matter est primordiale. Ce sera la deuxième étape de ma réflexion que de voir en quoi cette idée de la transformation du pénis est similaire ou différente à la pensée de Butler.
- 4« I stood on the edge of a new world. »
- 5« [T]here is more need to deconstruct […] the fraud on which our society’s living. We now have to find somewhere to go, a belief, a myth. »
- 6L’expression que je traduis librement est « send men down the plank » (1995 : 78). Elle dit aussi : « swing from any yardarm ».