Je n’attends plus personne
Sur quelques lieux stratégiques d’écriture
Comme toutes les femmes, je me suis ennuyée, fatiguée, près d’hommes qui me voulaient près d’eux pour se reposer de leur travail ou pour me laisser à la maison. Et c’est là, à la maison, dans la cuisine, souvent, que j’ai écrit. Je me suis mise à aimer le vide laissé par les hommes qui sortaient. Ce n’est qu’alors que je pouvais penser, ou ne pas penser du tout, ce qui revient au même.
À tisser et détisser le voile qui la protégeait de ses libidineux prétendants, Pénélope s’est vouée au vide comme à l’unique bien laissé derrière par son Ulysse errant. Dans cette histoire comme dans beaucoup d’autres, la fidélité de la-femme-qui-attend à l’amour-qui-la-fuit exige une forme plus ou moins élaborée d’auto-sabotage. Pas si simple de comprendre autrement la (dé)création dite « féminine » qui trouverait sa gloire particulière – une gloire tendre et inoffensive, cela va de soi – dans le noble désintéressé atéléologique refus de faire Œuvre. J’ai envisagé la chose sous bien des angles, rien n’y fait, le désœuvrement héroïque zélé à la Pénélope ne m’émeut pas, à moins que je n’imagine la pauvre davantage dégoûtée par ses soupirants que folle d’amour pour celui qui la fait poireauter. Ce serait une Pénélope autrement rusée et souffrante, perverse. Je suis possiblement trop peu morale pour croire à la pureté de la jeune intouchable, sans compter que j’ai trop peu d’imagination pour me figurer un monde meilleur ou un amant perdu qui vaudraient la peine d’être attendus indéfiniment. Ces idéales trop idéales manières d’être s’avèrent certes diablement commodes en ce qu’elles permettent, en plus de se donner bonne réputation, d’éviter diverses traîtrises propres à la création. Mieux vaut l’avouer d’emblée, le fait est que je suis impatiente, que j’ai le goût d’écrire, et que cela représente probablement les deux faces d’une même tare.
Pour écrire j’ai moins besoin d’une chambre à moi que de ceux qui l’ont visitée puis quittée. Délaissée je gagne quelque chose à appeler, par son nom ou par d’autres. L’écriture est une passion de l’abandon qui exige, pour y succomber avec style, de se feinter soi-même afin de cesser d’attendre le « bon » moment pour écrire, d’attendre l’inspiration comme d’autres le messie, d’attendre une nouvelle horrible qui me terrassera et me donnera un regard profond, d’attendre la fin du monde qui lui donnera son sens, d’attendre que le thé ait suffisamment infusé, d’attendre un signe d’une amie, d’attendre une visite de l’amoureux. Rien n’est plus naturel qu’attendre. C’est doucement envahissant, cet avachissement qui fait appréhender la mort en se frottant le menton ou espérer le prince charmant en se frottant ailleurs. C’est dangereusement tentant, cet engluement de l’imaginaire dans le fantasme du prince qui (nous ? se ? me ?) tuera d’amour. Pour me désencrasser des rêveries pauvres du genre je dispose, plus ou moins sagement, de la littérature. Je lis, j’écris, je m’essaie. L’écriture est une chipie qui demande, encore et encore, à ce qu’on la fasse venir, parfois comme ça, parfois autrement. Pour la courtiser les mantras aussi bien que les post–its motivationnels gommant les murs de mon appartement sont restés incontestablement inefficaces. Au diable les formules et les principes, les mots enchanteurs qui en feraient apparaître d’autres, pour aller plus loin que le projet d’avoir le projet d’écrire je n’ai encore rien trouvé de mieux que des lieux.
Sur le comptoir de la cuisine
Je n’attends plus personne puisque j’assume qu’il reviendra. S’il ne revient plus ça m’est égal car autre chose m’absorbe. C’est le ressentiment : je sens que je sens, je ressens un déjà-senti, je ressasse ma litanie de sentiments jaunis, je mâche mes amertumes macérées dans l’envie de lui. Je patauge en plein cliché, celui qui veut que l’homme cueilleur-chasseur laisse la femme à sa caverne, à sa popote et au vide qu’elle renifle sur un T-shirt qui libère encore des effluves de la sueur mâle. Si j’écris sur le bord du comptoir, voûtée sur mon tabouret, ce n’est pas que j’aie brûlé le dit T-shirt. J’ai le nez bien plongé dedans, bien que je ne l’appelle plus lui, ou plus lui seulement, le mâle sueur de mon cœur. Dans une maison quittée je commence à vivre avec les fantômes de gens que je n’ai jamais connus. Ils se superposent au visage aimé qui se tord à mesure que je le remémore, visage sur visage, jusqu’à ce que je me retrouve devant le visage boursouflé de tout ce qui me manque. C’est passablement effrayée par cette vision que j’écris des phrases au hasard pour appeler l’écriture. L’aspect risiblement tautologique de l’activité – écrire pour écrire – charme et exaspère. La vanité de l’écriture qui s’excite elle-même en plus d’être, oui, masturbatoire, est vorace. Elle avale l’autre vanité, celle qui me pousse d’ordinaire à attendre celui qui est parti les mains pleines de mes lettres et de mes poèmes, c’est-à-dire les mains pleines de mon chantage. Je ne dépasse jamais ce chantage-là, contre lequel par ailleurs je n’ai rien puisqu’il est amoureux donc de bonne guerre. Pourquoi écrire si ce n’est pour faire chanter quelqu’un ? ou tout le monde ?
Je m’empêche de m’adosser et aussi de me guérir de l’inconvénient d’être seule. Je pourrais m’installer au bureau, mais il me chuchote de travailler et cela paralyse. S’il est bon de disposer d’un espace de travail, de savoir qu’il existe, c’est pour le laisser inutilisé. Je reste dans la cuisine et j’écris au bord du comptoir comme au bord de la vie que je cherche à rejoindre plutôt qu’à quitter. Combien vulgaire est la conception de l’écrivaine comme réfugiée de la fiction, naïve illusionniste prise à ses propres jeux. N’importe qui entretient un rapport malséant et nécessaire à la littérature sait que celle-ci, au mieux, défonce la vie, et qu’elle n’en sauve jamais.
L’outre-vie c’est quand on n’est pas encore dans la vie, qu’on la regarde, que l’on cherche à y entrer. On n’est pas morte mais déjà presque vivante, presque née, en train de naître peut-être dans ce passage hors-frontière et hors-temps qui caractérise le désir. Désir de l’autre, désir du monde. Que la vie jaillisse comme dans une outre gonflée. Et l’on est encore loin. L’outre-vie comme l’outre-mer ou l’outre-tombe (Uguay, 2005 : p. 104-105)1.
Je n’attends plus personne lorsque je dérive dans les limbes de mon outre-vie, lorsque je meurs d’envahir la vie comme on l’infecte, pour la faire se tortiller et gémir, parasitée par mes vers.
À la bibliothèque
Je n’attends plus personne puisque je cherche, pas exactement une réponse, mais je cherche à penser, c’est certain. Je vais souvent à la bibliothèque pour écrire et rarement pour lire. Je préfère m’allonger sur un divan ou dans mon lit pour me glisser dans les mots des autres. La lecture est une grande vacance et une dévoration : dévorer les livres qui le rendent toujours bien et dévorent à leur tour, un rituel cannibale qui se déroule, vraiment, presque comme par magie, puisque lorsque je lis je ne fais rien de ma peau. Je me laisse ravir, parfois jusqu’à l’écœurement. L’écriture ne me laisse pas dans cet état vaguement nauséeux d’épuisement. Elle est toujours pénible, mais elle reste une fête qui dégourdit et libère les membres, qui donne envie de déconner avec panache, de dévergonder les prudes et d’aimer les esseulés.
Elfriede Jelinek écrit le matin, à jeun, avant de se laisser contaminer d’une seule phrase étrangère. Je veux bien l’imiter, je pourrais en fait passer ma vie entière à imiter Jelinek tant cette activité me plaît, mais ça voudrait dire attendre d’être elle, m’attendre moi-même dans le détour en tant que je pourrais devenir une autre, me différer en copies plus ou moins fidèles de l’écrivaine modèle, bref ne jamais écrire. Alors faute de pouvoir compter sur ce sens jelinekien de la discipline, je vais à la bibliothèque pour m’empêcher de lire le plus activement du monde et pour éprouver mes tendances à l’intoxication littéraire. Dans mon appartement il suffit d’un très court moment de distraction et je me jette sur tout ce qui s’écrit – romans, journaux et emballages confondus – en écumant, alors qu’à la bibliothèque j’arrive à laisser les mots à distance. Ils se tiennent tranquilles, à portée de vue ; ils imposent le respect ou en tout cas la pudeur. Je peux mariner des heures durant dans les histoires non lues, devenues une matière uniforme dont je m’imbibe. Les rayons de livres fermés et classifiés me donnent une contenance et aussi l’ambition de me tenir un jour entre deux couvertures, solide et toute rassemblée.
Les salles de lecture, surtout celles des bibliothèques européennes sans climatisation ni aération, sont humides et odorantes. Le silence y est compact sans être parfait, c’est plutôt une rumeur qui elle aussi me soutient. Je recherche une atmosphère chargée, quitte à ce qu’elle soit puante, pour me retenir un peu. Sans cette pression sensorielle extérieure je me mettrais à écrire comme on se met à larmoyer, à saigner ou à crier, alors qu’ici une masse invisible étreint mon corps. Je suis fébrile mais scellée. Je me gère, je gère l’impudeur d’écrire, accompagnée des lecteurs qui me voisinent et qui, eux non plus manifestement, n’attendent plus personne. La bibliothèque, contrairement à la salle de classe ou au bureau des doctorants, m’entoure moins de professionnels que de dilettantes, c’est du moins ce que je me plais à croire, enfoncée sciemment dans un romantisme vieux jeu qui me colle à la peau et dont je n’ai jamais vraiment essayé de me défaire, me défendant ainsi, davantage par caprice que par principe, de devenir une fonctionnaire de la littérature. Je m’admets affectée d’un répandu complexe de l’universitaire qui a pour symptômes, chez moi, l’aversion des éclairages au néon et la phobie des cubicules. Je préfère les grandes tables partagées et la lumière jaune. Ce serait mentir, et mentir avec mauvais goût, que de prétendre que je n’écris pas aussi pour en retirer quelque chose, quelque chose comme l’expérience d’un ratage rare, inimitable, raffiné, qui m’attacherait à la vie, dont l’une des conditions, écrit un philosophe mal commode, pourrait bien être l’erreur. Je suis peut-être finalement la sœur orgueilleuse de Pénélope, puisque moi aussi je veux m’auto-saboter, mais en vue de quelque chose que je ne sais pas encore nommer et qui n’a pas qu’un visage. L’écriture est une manière assez sophistiquée de me mettre en échec en me mettant dans tous mes états. À une journaliste qui lui demande si la littérature paie Clarice Lispector répond : « Pas du tout. Écrire est un moyen d’échouer » (1995 : p. 69).
À l’aéroport
Je n’attends plus personne puisque c’est moi qui bouge. Une fois traversée la toujours insupportable épreuve des contrôles de sécurité, j’ai habituellement une heure ou deux à tuer avant le décollage. J’arrive toujours trop tôt car j’angoisse de rater mon avion, mais aussi parce que j’écris bien en compagnie des somnambules d’aéroport. Fabulant une histoire et une autre, je rêve surtout qu’un de ces êtres en transit m’interrompe et vienne s’asseoir près de moi en silence. Je ne vois pas ce qu’il pourrait dire qui ne décevrait pas. Peu importe, j’écris des phrases en espérant que l’inconnu me prenne de court, mais en silence, puis m’entraîne dans un coin pour m’embrasser en secret. Non, non, je ne l’attends pas, puisque j’écris, je suis occupée, absorbée, arrimée à une phrase qui se déploie en moi. Oui, oui, je le provoque en feignant de l’ignorer, l’étranger. J’écris entre deux lieux comme entre tous en carburant à l’envie d’être désorbitée. Ce qui flotte dans l’air de l’aéroport c’est la vie en ce qu’elle peut basculer, la vie qui pourrait à tout moment se mettre en travers des rails de l’histoire que je trame.
En admettant que je sois atteinte d’une sorte de désir névrotique de l’étranger, je me reconnais près de Clytemnestre, prenons celle de Marguerite Yourcenar : « J’ai attendu cet homme avant qu’il n’eût un nom, un visage, lorsqu’il n’était encore que mon lointain malheur. J’ai cherché dans la foule des vivants cet être nécessaire à mes délices futurs : je n’ai regardé les hommes que comme on dévisage les passants devant le guichet d’une gare, afin de bien s’assurer qu’ils ne sont pas ce qu’on attend » (1974 (1957) : p. 120). Je dévie cette attente totale et folle et commune de celui-qui-ne-peut-(re)venir en m’occupant à l’imaginer. Je vérifie sans cesse, mes mots sur la page l’attestent, qu’il n’est pas là et que, franchement, c’est peut-être mieux comme ça. La littérature ne donne rien et ne sublime rien, mais peut-être me détourne-t-elle au moins momentanément du crime de Clytemnestre qui a tué son Agamemnon parce qu’elle l’attendait encore, qu’elle l’avait trop attendu, qu’elle en avait trop attendu de lui. J’écris pour me déscandaliser de l’infidélité de l’aimé qui, au moment même où il m’aura charmée, sera toujours déjà perdu. Ce n’est pas que je sois cynique, encore moins compréhensive, c’est que je suis tragique.
Je n’attends plus personne lorsque je me mets en route, littéralement et symboliquement. Peut-être que sur cette route je me déleste d’un peu du sournois désir de meurtre mêlé au désir d’aimer. L’écriture me permet de canaliser une jalousie en puissance. À l’aéroport je suis à l’intersection des itinéraires, sur un terrain sans racines ni lois précises, sinon celle de ne pas laisser un bagage sans surveillance. Je m’y permets quantité de petites décadences : celle de boire une bière à 7 heures du matin, celle de me nourrir exclusivement de chips et de chocolat, celle de revêtir le regard jaloux de l’écrivain et la honte qui l’accompagne. Sans culpabilité – car la honte n’est pas coupable, c’est-à-dire morale – je m’excite à sentir que tout m’échappe et que je veux tout rattraper, que je voudrais être n’importe qui d’autre, que je me tiens dans l’angle mort de scènes d’amour innombrables qui, toutes, ne me regardent pas, et qui, toutes, me font envie. À destination je continue le manège et épie les retrouvailles de ceux qui se guettent entre les pancartes des chauffeurs de taxi, anxieux. Et s’ils ne se reconnaissaient pas ? La possibilité d’avoir changé euphorise l’atmosphère et raffermit les embrassades. La possibilité de changer encore est ce qui me fait écrire.
Dans un café sans wifi
Je n’attends plus personne puisque personne ne peut me rejoindre ici. Les cafés qui n’offrent pas la connexion internet sont de plus en plus difficiles à trouver. Je suis l’une des rares qui s’en déçoivent. Je vais souvent au café sans mon ordinateur et c’est pour amplifier le sentiment kitsch qui tente Paula, « le mauvais exemple » du livre terrible d’Elfriede Jelinek sur les manies d’auto-aliénation des amantes : « C’est si beau de s’asseoir dans un café. Ça vous donne la sensation d’être venu au monde pour vivre quelque chose de beau. Alors qu’on est venu au monde pour vivre une vie qui n’a rien de beau : une vie qui n’est pas la vraie vie, pleine de travaux ménagers dont on ne se dépêtre plus si par erreur on y met la main » (2008 (1975) : p. 607). J’ai la chance d’avoir bien peu mis la main à ces travaux-là et de faire une piètre ménagère. C’est sans doute cette même chance qui m’amène à écrire, même si je ne saurais dire si c’est pour échapper à une soi-dite « vraie vie » ou pour m’engouffrer dedans. Pousser des mots comme des rires un peu fous me permet de fouiller la zone grise entre le vivant et la « vraie vie ».
J’écris au café pour sentir passer les conversations sans les capter. Je cherche l’équilibre entre entendre et écouter, entre-ouverte et légèrement ennuyée. Je glisse à la surface des choses, m’attache aux couleurs, aux reflets des objets lisses, à la texture des peaux davantage qu’aux traits des visages. Je suis au café à superficialiser le monde. On pourrait aussi dire : à me faire mon cinéma. Ce processus de transformation acoustique – de la parole en souffle – et visuel – du 3d à l’écran – me demande beaucoup d’effort car si j’ai un naturel procrastinateur, j’ai aussi un naturel curieux et suis conséquemment depuis toujours aimantée par « le profond » sous toutes ses formes sensationnelles, ceci même si je sais depuis longtemps que l’essentiel relève des apparences. C’est entre autres pour combattre cette vicieuse tentation de la profondeur que je me ramène obstinément sur mes pages bien plates.
L’affairement général me fait l’état d’esprit moins frénétique, en plus d’accentuer agréablement mon sentiment d’abandon. C’est Duras qui écrit « Quand il y avait du monde j’étais à la fois moins seule et plus abandonnée » (1993 : p. 26). À la Duras donc – un soupçon de mégalomanie et de génie en moins – je dramatise tout ce qui se dessaisit de moi ou tout simplement m’ignore. Dans le brouhaha du café je prends la pose au-dessus de mon moleskine comme tant d’autres poètes du dimanche dont je n’éprouve pas le besoin de me distinguer, aussi caricaturaux soient-ils. Je veux bien être une poète du dimanche, voire être une caricature, tant que j’en deviens une de moi-même plutôt qu’une épigone de… Jelinek ou Duras par exemple.
Ici les désordres – les conversations malaisées, les chicanes de couple, les disques qui sautent, les assiettes sales entrechoquées – ne m’appartiennent plus. Je n’ai plus à me remettre en ordre ni à m’intriguer de mes propres confusions, ni à m’abîmer dans ces si réconfortantes et stériles sessions d’introspection. Je ne pose plus problème, ou si peu. Plus ça s’agite autour, plus je gagne en pesanteur et me dépose dans une stupeur anonyme, ceci à condition que les turbulences soient régulières comme le vrombissement d’un moteur de bateau. Peut-être que je vais au café pour me transporter à coût modique.
Dans son lit la nuit
Je n’attends plus personne puisqu’il est là, qu’il est tard et que je ne dors pas. Au plus près de lui je me mets parfois à écrire envahie d’une douleur étrange et comme dépassionnée. Je souffle une solitude blanche qui roule en fumée lourde sur le sol. Il dort et des sauvageries qui le font rêver je ne sais absolument rien. Je ne m’en soucie pas puisque recroquevillée sous les draps je peux compter sur deux choses : de un, je le tiens à ma merci. De deux, il ne pourrait pas plus assurément m’échapper qu’entre deux rêves. Je le touche constamment du bout des doigts avec beaucoup de bienveillance et autant de crainte. J’exploite la chaleur de son corps pour succomber à des peurs rares qui grouillent sous les draps et se multiplient du fait que je ne peux plus l’attendre, lui, et que je dois par conséquent m’attendre à tout. À tout sauf à être surprise en grand délit de… de quoi au juste ? De ne pas savoir quel délit je commets et de savoir qu’il ne sera arrêté par personne, c’est ce qui me fait écrire plus longtemps au milieu des nuits sans sommeil où, comme l’écrit Lispector : « Parfois l’insomnie est un don. […] Personne pour interrompre le rien. C’est un rien à la fois vide et riche » (1995 : p. 82). Quand le sommeil ne vient plus l’espace avec le temps perd ses limites et au creux du rien la distance devient relative, ou totale, ça en revient au même. Ce n’est plus que je refuse d’attendre, c’est qu’il est impossible d’attendre ce qui m’est déjà arrivé et qu’il est aussi impossible de ne pas en vouloir davantage.
Attendre est espérer, pas seulement qu’en espagnol, alors qu’écrire serait désespérer avidement. « Aimer le vide » ça sonne bien, ça sonne mystique, mais aimer le vide que les hommes laissent derrière n’a rien de la résignation pieuse ni du sacrifice. Ne rien attendre est vouloir trop et vouloir mal, percevoir une lumière peu flatteuse mais puissante dans le désespoir. Plutôt que d’égrener le chapelet pour savourer le temps qui passe au nom de ce qui sans cesse m’abandonne, je trahis ce qui me trahit, je m’attache à la traîtrise de l’autre, j’aime un vide salaud. Je prends les déserteurs pour exemple et, en ce sens, peut-être leur suis-je davantage fidèle que celles qui les regrettent immobiles… Rien n’est moins sûr, mais c’est le parti que je prends s’il faut en choisir un, celui de l’écriture donc de la trahison.
J’écris et je me compromets en exigeant le retour de ce que je désire, surtout s’il n’existe pas, petite commandante sans armée va. On parle souvent de la poésie comme d’une prière et moi qui n’en peux plus de tenter, sans grand succès, de me recueillir, je reconnais dans mes « prières » une longue tirade manipulatrice adressée à tout ce qui m’excède. J’écris et je réclame le plus déraisonnablement du monde l’accès à ce que j’aime et qui se tient bêtement interdit au plus près quand le plus près ne suffit pas. Il y a l’amant, là, qui se confond avec le noir et avec mes bras et avec les rimes inutiles des poètes inutiles. Là où tout se rapproche tout s’efface, je n’ai plus de perspective savante et mesurée sur ça ou sur quoi que ce soit, et j’écris sans perspective quelque chose que je ne comprends pas.
Une joie
Les femmes qui un jour comme un autre se mettent à écrire sur le comptoir de la cuisine sont les plus accueillantes et les moins polies. Elles oublient d’enfourner le rôti et, du coup, de faire tenir leur destin dans une cuillère. Par négligence autant que par entêtement elles laissent une place vacante à leurs côtés pour un étranger ou une passante à qui elles ne feront pas la conversation. Le couvert est peut-être dressé, il n’y a que des biscuits secs à manger, l’Inconnu est invité à se poser tout près aussi légèrement qu’un cheveu sur la soupe. Aimer le vide enlève de la gravité à l’absence, c’est une grâce profane et elle descend rarement sur moi. Et puis je me suis trompée quand je me suis mise à écrire, cette fois-ci encore, heureusement. Cesser d’espérer n’est pas la condition de l’écriture, c’en est la conséquence la plus étonnante, ce moment – il est court sans être fulgurant – où je n’attends plus personne. Miracle à hauteur de femme : je suis accordée à des ondes qui se jouent de moi, solidement sotte, drôlement confiante, toute fondue dans ma torpeur. Je n’arrive plus à formuler un souhait ni à fantasmer un amant en cavale. Je les veux tous et dans mon joyeux bordel de désir je suis le rythme qui me porte et me brise. Cette joie s’explique mal. Elle est simple et solitaire. C’est une maladie qui allège à mesure qu’elle grignote les nerfs. Quand j’écris, j’écris que je n’attends plus personne, quand bien même ce ne serait pas vrai.
- 1J’ai relevé ce passage du journal de Marie Uguay à la p. 145 de l’essai de Catherine Morency Poétique de l’émergence et des commencements. Les premiers écrits de Miron, Lefrançois, Gauvreau, Giguère et Hébert auquel je renvoie le lecteur puisqu’il y est abordé de manière sensible et perspicace la question de l’amorce du geste poétique, ainsi que ses enracinements et ses répercussions dans la vie matérielle.