Ingestion et digestion

Toxicités de la création

Ce café tombe dans votre estomac […] Dès lors, tout s’agite : les idées s’ébranlent comme les bataillons de la grande armée sur le terrain d’une bataille, et la bataille a lieu. Les souvenirs arrivent au pas de charge, enseignes déployées ; la cavalerie légère des comparaisons se développe par un magnifique galop ; l’artillerie de la logique accourt avec son train et ses gargousses ; les traits d’esprit arrivent en tirailleurs ; les figures se dressent ; le papier se couvre d’encre, car la veille commence et finit par des torrents d’eau noire, comme la bataille par sa poudre noire (Balzac, 2002 : 16).

Dans Les Paradis artificiels, Baudelaire raconte qu’en ouvrant le Kreisleriana de Hoffmann, il y voit une « curieuse recommandation ». « Le musicien consciencieux doit se servir du vin de Champagne pour composer un opéra comique. [… ] La musique religieuse demande du vin du Rhin ou du Jurançon. Comme au fond des idées profondes, il y a là une amertume enivrante ; mais la musique héroïque ne peut se passer du vin de Bourgogne. Il a la fougue sérieuse et l’entraînement du patriotisme » (Baudelaire, 1975 : 378). Pour chaque œuvre à inventer, un alcool conviendrait à l’artiste permettant à son corps et à son esprit de se mettre au travail. Il y a là matière à rêver d’un grand livre des vins et liqueurs qui servirait de guide à la création artistique… On veut faire un roman noir : à quelle cure d’alcool doit-on s’astreindre ? et pendant combien de temps ? et à l’inverse : quelles œuvres pourrait-on bien produire en buvant de la poire Williams ou du Metaxa ? Y aurait-il encore un art possible en buvant du Seven-up ? Et cet art ne peut-il être autre chose que kitsch ou pauvre, ou encore nord-américain ? Si je prends du café, vais-je réécrire quelque chose comme la Comédie Humaine, ainsi que le veut la légende sur le rythme effréné de création balzacien ? Ne peut-on écrire qu’en fumant comme toute une génération a pu le proclamer ? et quels livres peuvent venir au monde hors des effluves de tabac ? Suis-je condamnée à écrire sous l’influence directe de ce que j’ingère ou digère et de ce que je décide de ne pas ingurgiter ? Peut-il y avoir un usage tout à fait raisonné de la consommation des nourritures, des boissons, des excitants, des tranquillisants chez l’écrivain ? Et au contraire, pourrait-on penser sérieusement que les drogues ou les aliments n’exercent aucune influence sur l’œuvre de l’artiste ?

Dans ce que présente Baudelaire au sein des Paradis artificiels, réside avant tout l’idée d’un continuum entre le corps de l’artiste et le corps de son œuvre. Ce que j’ingurgite aurait une influence directe sur ce que je produis comme textes, peintures, pièces de musique ou encore pensées. On peut alors imaginer toutes sortes de dispositifs d’écriture qui pourraient recéler en eux nos fantasmes les plus fous sur la corporalité de l’art. La poésie moderne et l’art minimaliste demanderaient-ils un certain régime frugal, un végétarisme ? Alors que le roman policier nécessiterait peut-être un appétit pour la viande rouge, saignante… Dans La Cuisine Futuriste (1982), Marinetti proscrit bien les pâtes, dangereuses pour la grandeur politique de l’Italie, et en quelque sorte propose une nourriture propre au talent créateur de l’avenir. Faudrait-il perversement penser la privation de l’aliment idéal comme ce qui est à même de produire l’œuvre absolue, celle qui arriverait à concrétiser ce qui me manque et que mon corps privé voudrait sécréter, créer ? En d’autres termes, l’artiste pourrait-il contrôler ces ingestions et digestions pour mieux produire ? Balzac pensait que l’abstinence alimentaire et sexuelle était nécessaire à ses écrits et astreignait son corps à un régime sévère quand il avait un roman en train. Il se permettait tous les excès quand il avait mené à terme un projet. L’écrivain finissait par retrouver en quelque sorte son corps, quand celui-ci n’était plus lié à celui de l’œuvre. Si l’on en croit Anka Muhlstein (2010), « Le bon à tirer signé, [Balzac] filait au restaurant, avalait une centaine d’huîtres en hors d’œuvre, arrosées par quatre bouteilles de vin blanc, puis commandait le reste du repas : douze côtelettes de pré-salé au naturel, un caneton aux navets, une paire de perdreaux rôtis, une sole normande, sans compter les fantaisies telles qu’entremets, fruits, poires de doyenné ». Pourquoi Balzac s’imposait-il cette frugalité quand il écrivait ? Quelles raisons le poussaient-il à penser que seul le café pouvait être le moteur de ses œuvres ? Le corps même de l’écrivain ici serait peut-être en mesure de répondre, mais il est certain que Balzac avait développé des idées assez précises sur le régime que son corps devait subir pour être capable de faire son travail. Ces idées ont présidé à l’œuvre. Elles l’ont suscitée. Il ne faut surtout pas l’oublier.

Cette présence des organes de la digestion dans notre imaginaire du processus de création peut donner naissance à l’idée d’une expérimentation encore plus radicale de soi et de l’œuvre. En effet, on peut être tenté de penser à créer des œuvres jumelles ou très similaires, « nourries » de façons très différentes et donc potentiellement opposées. C’est ce que se plaît à imaginer Edmond de Goncourt, cité par Françoise Grauby dans son ouvrage Le Corps de l’artiste : « Je crois que la nourriture a une grande action sur la production littéraire. À défaut du même travail — si l’on pouvait oublier —, que je voudrais deux fois faire avec deux alimentations diverses, un de ces jours, je tenterais de faire une nouvelle ou un acte, avec une nourriture restreinte et lavée de beaucoup de thé, et un autre acte ou nouvelle, avec une nourriture très puissante et beaucoup de café » (Goncourt, dans Grauby, 2001 : 50). Cette expérience de l’influence de l’alimentation (dans un sens large) sur l’œuvre donne à l’artiste, quel qu’il soit, un sentiment de puissance envers son travail. Il peut donc diriger celui-ci et lui octroyer certaines inflexions par ce qu’il avale, respire ou voit. La muse inspiratrice disparaît ici au profit d’une matérialité des nourritures qui suscitent l’œuvre. Or, cette digestion, même si elle est très concrète, devient la métaphore de tout le travail du corps quant à ce qu’il reçoit et « engloutit » à chaque moment de sa présence au monde. Ici, nous sommes proches d’une pensée baudelairienne où « les parfums, les couleurs, (les saveurs, les odeurs, ajouterais-je) et les sons se répondent/ Dans une ténébreuse et profonde unité » (Baudelaire, 1975a :11). C’est en effet tout le corps qui devient un ensemble d’organes-réceptacles capables de transformer ce qu’ils accueillent pour nourrir l’œuvre et la mener vers sa venue au monde. Dans À rebours de Joris Karl Huysmans, le personnage de Esseintes a besoin d’un environnement qui soit propice à l’œuvre d’art totale qu’est sa vie… C’est pourquoi il se retire, hors de Paris, à Fontenay-aux-Roses, pour y mener une existence à la hauteur de ses besoins et aspirations esthétiques. Il emploie deux serviteurs, un homme et une femme, qu’ils tentent de voir le moins possible, afin qu’ils ne viennent pas déranger le dispositif artistique qu’il a mis en place. « Néanmoins, comme la femme devait quelquefois longer la maison pour atteindre un hangar où était remisé le bois, il voulut que son ombre, lorsqu’elle traversait les carreaux de ses fenêtres, ne fût pas hostile, et il lui fit fabriquer un costume en faille flamande, avec bonnet blanc et large capuchon, baissé, noir, tel qu’en portent encore, à Gand, les femmes du béguinage. L’ombre de cette coiffe passant devant lui, dans le crépuscule, lui donnait la sensation d’un cloître, lui rappelait ces muets et dévots villages, ces quartiers morts, enfermés et enfouis dans le coin d’une active et vivante ville » (Huysmans, 1884 : 25). Cette manipulation de tout ce que Des Esseintes « donne » à son corps, de tout ce qu’il peut voir, goûter, entendre ou même toucher fait de lui à tout moment un artiste qui ne s’interrompt jamais de créer. Il n’y a pas pour Huysmans de repos balzacien où il est possible de se bâfrer en attente de l’exercice de la prochaine œuvre. L’œuvre d’art chez Huysmans est autant ce que l’artiste produit après avoir « digéré » le monde, que les nourritures de toute sorte qui viennent permettre l’œuvre. Pour créer, il faut déjà avoir « créé »… des mets esthétiques destinés à tous les sens et capables de mener au grand Œuvre. Or, on retrouvait déjà cette idée chez Baudelaire. En effet, chez le poète, il ne s’agissait pas de constater les effets de l’alcool ou des médicaments sur le travail de l’écrivain, du musicien ou de l’artiste. L’influence était déjà un art, une composition qu’il appuyait sur la pensée de Hoffmann. Elle se constituait par un choix précis d’alcools, de drogues qui peut décider du contenu même de la production esthétique. Il ne peut y avoir pour Baudelaire qu’un usage tout à fait développé des drogues. L’ingestion devient alors une véritable méthode artistique.

Des Esseintes est bien sûr un disciple appliqué de Baudelaire et il se fait artiste de ce qu’il peut ingérer. Ainsi, le monde de Des Esseintes est très vite épuisant. Ce qui vient en contact avec le corps de l’artiste absolu de l’existence doit être déjà marqué d’un travail esthétique pour ne pas gâcher d’avance l’œuvre que Jean Des Esseintes veut produire. L’aliment doit être déjà œuvre pour produire une œuvre. Dans ces conditions, on comprend bien que Des Esseintes tombe malade et doive retourner à Paris pour retrouver sa santé. Le monde autarcique dans lequel il se trouve n’a pas de quoi se régénérer par quelque aliment fort, venu de l’extérieur. C’est la toxicité du régime que demande l’art qui fait alors retour pour Des Esseintes et qui l’empoisonne.

Cet effet nocif de l’ingestion était présent dans la pensée de Balzac ou de Baudelaire. Il est là aussi dans les réflexions d’un Burroughs ou même d’une Marguerite Duras. Il sera omniprésent chez Hervé Guibert, qui, atteint du sida, vole des médicaments expérimentaux à un danseur mort pour avoir la force de mener à terme Le Protocole compassionnel : « C’est le DDI du danseur mort, avec le Prozac qui écrit le livre à ma place » (Guibert, 1991 : 84), « je n’ai pas l’impression de ne plus être moi-même, ni d’être sorti de moi-même, ni d’être devenu un autre. Je suis le même qui pense pareil et qui l’écrit, auquel le médicament jusqu’à nouvel ordre donne l’énergie physique et morale de le faire » (Ibid.). Or, le médicament décide, pour celui qui est malade du sida, de l’œuvre dans la mesure où il est le maître du temps et de la vitesse de l’écriture. Il dicte ainsi le rythme des phrases, le halètement, les saccades de l’écriture. Il produit une esthétique. Ce médicament qui sauve l’œuvre pour un temps est aussi un poison qui peut ravager le corps du malade qu’est l’écrivain, au même titre que le sida. Tout ce qui est ingéré et digéré par l’artiste (malade ou non) et qui est un bienfait pour l’œuvre ne peut que se révéler, à long ou à moyen terme, dangereux pour la santé de celui qui crée et même pour sa création. En cela, il s’agit toujours d’un « pharmakon », toxique et bienfaiteur. La toxicité sous-jacente à tout aliment de l’esprit est tout à fait pensée par les écrivains qui doivent faire avec la dangerosité de ce qui fait l’œuvre. Bien sûr, Hervé Guibert était obligé de croire à l’influence bénéfique de ce qu’il ingérait sur son écriture. À cause du sida, il ne pouvait pas vivre sans les médicaments expérimentaux qui le tuaient à petit feu. Mais en évoquant ce cocktail créateur et destructeur, Guibert s’inscrit, tout en la rejouant, dans une lignée baudelairienne qui place l’ingestion et sa nocivité au centre de la possibilité de l’œuvre…

Me faut-il moi aussi alors songer à ne pas boire ou manger n’importe quoi de peur de pervertir l’œuvre en cours, le texte que je suis en ce moment même en train d’écrire ? Finirais-je par me bousiller la santé, en utilisant toutes sortes de substances créatrices, de telle sorte que je ne pourrais plus terminer ce travail ? Ou pourrais-je aussi me demander, en posant les choses tout à fait autrement si le texte que j’écris me pousse à consommer ce dont il a besoin pour survivre ? Je ne serai plus alors tant dans une gestion du moi et de mon corps telle que la pensait Huysmans, mais dans un travail plus organique, tel que Kafka l’a envisagé… En effet, Kafka écrivait dans son journal le 3 janvier 1912 : « On peut parfaitement discerner en moi une concentration au profit de l’écriture. Quand il fut devenu évident dans mon organisme que l’orientation de ma nature vers l’écriture était la plus productive, et laissa inoccupés ceux de mes talents qui se tournaient vers les joies du sexe, du boire, du manger, de la réflexion philosophique et, en tout premier lieu, de la musique. J’ai maigri de tous ces côtés. C’était nécessaire, parce que mes forces étaient si minces au total qu’elles ne pouvaient servir tant bien que mal mon but littéraire qu’à condition d’être rassemblées » (Kafka, 1984 : 213). Chez Kafka, il n’est plus question d’un usage contrôlé de soi pour mieux écrire. Il n’y a pas de régime imposé par l’écrivain sur lui-même ou sur son œuvre. Franz Kafka pense plutôt à une régulation naturelle du corps qui, de lui-même, se détourne de ce qui n’est pas utile à la production qui est la sienne. Cette mise en scène d’un corps qui s’adapte à ce qu’il peut ou sait mener à terme sort le sujet créateur d’un rythme dont il déciderait, pour lui octroyer un corps naturellement et nécessairement en accord avec ses sécrétions artistiques. Dans ce lien primitif qui s’établit entre le corps de l’œuvre et le corps de l’artiste, chez Kafka, il faut se rendre compte que c’est le rêve d’un organisme en symbiose totale avec sa production dont il est question. Ce fantasme d’une telle harmonie plus ou moins réussie était déjà là chez Baudelaire, Hoffmann, Huysmans et les générations d’artistes qui les ont suivis… Mais il prend des dimensions autres quand il fait appel, comme c’est le cas chez Kafka, à une adaptation naturelle du corps à ce qu’il veut produire. Si semblable à une femme enceinte, l’artiste doit faire attention à ce qui entre dans le corps de son enfant à naître, Kafka imagine que l’artiste en train de créer se met à ne plus avoir d’appétence pour ce qui ne convient pas à sa progéniture à venir. Comme certaines femmes enceintes se mettent à être dégoûtées par le café, l’alcool, le tabac et même les poissons crus nuisibles au bébé, le corps de l’écrivain s’attache à ce qui est bénéfique pour l’œuvre… Le corps tout à coup, sous l’effet des hormones ou plus largement de la création, se met au diapason de la santé de ce qu’il est en train de faire advenir…

Or, à travers cette naturalité du corps créateur qui se transforme, la question de la toxicité n’est néanmoins pas tout à fait éliminée. S’il y a un imaginaire de la grossesse qui s’inscrit au cœur même de notre pensée d’un corps artistique digérant, il faut imaginer que la grossesse se vit dangereusement. On songe à une grossesse qui peut toujours mener à la fausse-couche ou à l’avortement et plus largement à la mort. On doit alors se rendre à l’évidence que le fantasme d’un corps qui digère bien ou mal pour s’apprêter à créer, n’est autre chose qu’une manifestation refoulée (à peine) d’un corps féminin aux organes producteurs destinés à créer. C’est par la nourriture, par la bouche que se produit l’acte nécessaire à la création. Les organes digestifs et (re) producteurs sont alors en quelque sorte confondus. Manger ou jeûner, avaler, déféquer, c’est ainsi que se pose le plus souvent le principe qui préside à la naissance de l’œuvre. On pourrait ici revenir à Guibert qui concevait dans son journal (2001) l’écriture et la production de selles quotidiennes comme similaires. La toxicité est au cœur même du fantasme qui régit l’œuvre. Kafka parle d’un amaigrissement de toutes les parties de son esprit qui n’ont pas de lien avec l’écriture. Pour Franz Kafka, auteur de la nouvelle « Un artiste de la faim » (1980 : 657) où l’artiste qui n’a d’autre œuvre que sa faim, meurt de son jeûne sans être vraiment remarqué et en étant presque oublié dans sa cage, la question de l’appétit pour l’œuvre et le monde dans le processus créateur est centrale. Pour Kafka ,si l’artiste ne mange pas, c’est parce qu’il n’a pas trouvé d’aliments qui lui plaisent. Il ne s’agit pas d’un jeûne volontaire. L’artiste dit à un inspecteur qui l’interroge : « je ne peux pas trouver d’aliments qui me plaisent. Si j’en avais trouvé, crois-m’en, je n’aurais pas fait de façons et je me serais rempli le ventre comme toi et comme tous les autres ». À cela le narrateur ajoute : « Ce furent ses derniers mots, mais dans ses yeux éteints on pouvait lire la ferme conviction, même si elle était désormais sans fierté, qu’il continuait à s’affamer. » L’artiste est donc pour Kafka celui qui, tout en ne se soumettant à aucun régime, ne peut naturellement pas manger. De ce manque d’appétit, il fera une œuvre dérisoire : la faim (puisqu’il est artiste de la faim) et en mourra.

L’hygiène de l’écrivain sous l’influence de ce qu’il avale, digère ou de ce qu’il ne peut manger, supporter est une anti-hygiène, qui gardera peut-être l’œuvre à l’abri de son avortement, mais qui au bout du compte sera peut être dangereuse. Si l’œuvre vient à naître, la mère (l’artiste qui lui aura donné vie) aura passé à deux doigts de mourir en couches, après avoir absorbé toute la toxicité de ses ingestions, pour sauver son enfant. Toute hygiène (volontaire ou non) de l’art finit par se révéler un véritable et possible poison.