Walter Benjamin et le fantôme de l’AURA
Lorsque Walter Benjamin, dans les années 1930, interrogeait les effets politiques du changement radical opéré par l’avènement de la reproductibilité technique de l’œuvre d’art dans la société, il faisait en même temps la mise au point du concept d’aura, sur lequel allait s’appuyer toute sa théorie du matérialisme historique de l’art. Ces descriptions aux allures de prémonitions, plutôt que de caractériser et de défendre une position révolutionnaire, faisaient surtout une projection des implications sociopolitiques futures de ces transformations techniques. La désacralisation de l’œuvre d’art, suivant la trace de Max Weber, mais avec des intérêts politiques différents, lui permettait de pointer son regard sur l’observation des médiations discursives et techniques qui œuvraient dans l’agencement artistique d’une époque marquée par l’instabilité sociopolitique et le progrès technoscientifique. Le fait de traiter l’œuvre d’art comme un produit social est tout à fait cohérent avec le discours révolutionnaire marxiste qu’il défend et avec l’exposition d’une théorie qui tente de conceptualiser une fracture révolutionnaire dans les médias. Il rend manifeste l’existence d’un déphasage entre les rythmes de la superstructure (plus lente) et l’infrastructure (plus rapide) et la propension du comportement humain à changer par l’action des nouveaux médias : la photographie, le phonographe et le cinématographe. Ce changement dans le comportement de la société est engendré par la nouveauté perceptive et reproductive des nouvelles techniques de reproduction de l’image. Mais quelle est la nécessité de créer un concept permettant de monter une mise en scène du clivage temporel qu’engendrent la photographie, le phonographe et le cinéma dans les tendances évolutives des conditions sociales face à l’art ? Dans son argumentation, Benjamin a besoin d’établir cette fracture afin de mettre en relief le caractère révolutionnaire des nouvelles technologies en relation avec les changements sociaux que vit son époque. Mais malgré les implications et les intérêts politiques auxquels il pourrait amener ses conclusions, il se montre prudent quant aux pronostics de ses démarches analytiques :
La transformation de la superstructure, plus lente que celle de l’infrastructure, a demandé plus d’un demi-siècle pour faite valoir dans tous les domaines culturels le changement des conditions de production. Sous quelle forme s’est fait ce changement, on ne peut le préciser qu’aujourd’hui. On est en droit d’attendre de ces précisions qu’elles aient aussi valeur de pronostique. Mais à ces attentes correspondent moins des thèses sur l’art prolétarien après la prise du pouvoir, encore moins sur la société sans classes, que des thèses sur les tendances évolutives de l’art dans les conditions présentes de la production1.
Alors, même si les implications politiques sont claires, l’analyse reste figée dans le domaine des modalités des médiations de l’art. Sa démarche se limite à désacraliser l’art, à montrer que les nouveaux médias font partie de la révolution culturelle et perceptive qui a produit des changements capitaux dans les communications et surtout dans les mœurs de la société. Il met en relief, par exemple, le fait que la photographie et le cinéma demandent moins d’attention de la part du public, et qu’en conséquence, l’approche perceptive de la société face aux medias change radicalement. Dans cet essai, je voudrais dans un premier temps faire une analyse des implications théoriques et discursives du concept d’aura, d’après les propos tenus par Walter Benjamin, pour ensuite montrer comment ce concept acquiert une nouvelle ampleur dans la photographie et le cinéma. De plus, je crois pertinent de montrer sommairement quels sont les intérêts et les enjeux politiques qui hantent le texte de « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », puisqu’il s’agit d’un texte qui ne cache pas ses engagements politiques.
L’Aura
Il est important de préciser l’amplitude conceptuelle de l’aura puisque cette notion constitue le point d’ancrage à partir duquel Benjamin rend compte des aspects révolutionnaires des nouvelles technologies de reproduction visuelle et auditive. Afin de déterminer convenablement la portée de ce concept, il faudrait faire une analyse des implications théoriques qui découlent de l’application de l’aura à l’Histoire des technologies de reproduction des œuvres d’art en relation, non pas avec l’esthétique, mais avec la réception et la perception sociale. Le concept d’aura forgé par Walter Benjamin est un outil théorique qui permet de problématiser autour de la reproductibilité matérielle de l’œuvre d’art les notions de spatialité, de temporalité, de tradition, de technique, de médiation, et de diffusion. Il se produit un déplacement de perspective sur l’œuvre d’art par rapport à l’ère « pré-mécanisation », que renforce la thèse benjaminienne d’une fracture révolutionnaire produite par l’avènement des nouvelles technologies de reproduction dans l’art. Benjamin explique que : « La reproduction mécanisée, pour la première fois dans l’histoire universelle, émancipe l’œuvre d’art de son existence parasitaire dans le rituel » puisque traditionnellement les pièces de l’art sont vues comme des objets uniques qui révèlent des aspects significatifs des époques et des artistes qui les ont conçus. Cela veut dire que s’établit une relation intime entre l’observateur qui scande l’œuvre et l’œuvre qui dévoile ses secrets. Cette manière d’aborder la question relie la matérialisation de l’œuvre d’art à une conception historiciste de l’art qui dépend de la conception du monde et des modalités de perception de chaque époque puisque la perception est inhérente à l’œuvre d’art. En ce sens, si l’unicité de l’aura est le reflet de l’œuvre d’art au regard porté sur elle, l’expérience auratique signifie entrer en contact avec le monde qui l’a produit en connaissance des faits. Cette connaissance des faits implique de connaître la linéarité historique de valorisation de l’art. À toutes les époques se sont développées des transformations techniques et perceptives d’une continuité qui a été toujours complice des sphères qui concentraient le pouvoir politique. Cette linéarité va des origines de l’humanité jusqu’à l’actualité. Au XIXe siècle c’est la bourgeoisie capitaliste qui a reçu cet héritage caractérisé par le culte de l’œuvre d’art ; elle a établit les paramètres esthétiques qui déterminent la valeur artistique des pièces qui sont entreposés dans les musées auxquels on doit leur vouer un culte. Les propositions de Benjamin vont à l’encontre de cette conception de l’art. Il affirme qu’à partir du moment où la reproduction de l’œuvre d’art fait partie de sa propre structure d’origine, l’art n’est plus fondé sur un rituel entourant l’auteur mais sur une praxis qui se fonde dans le politique. Benjamin dégage la photographie et le cinéma de toute empreinte de subjectivité pour les rendre profondément sociaux. Rappelons-nous que « L’œuvre d’art… » s’inscrit dans une critique marxiste de la production artistique donc le contenu sociopolitique n’est pas négligeable, ce qui l’éloigne d’une critique esthétique académique d’ordre traditionnel mais qui la plonge en même temps dans un discours trop centré sur un axe idéologiquement politique.
L’aura, d’après Benjamin, incarne l’autorité qui se manifeste par l’authenticité reliée au hic et nunc, donc au lieu et au temps de production de l’œuvre d’art : « ce qui fait l’authenticité d’une chose est tout ce qu’elle contient de transmissible de par son origine, de sa durée matérielle à son pouvoir de témoignage historique »2. Cette définition met l’accent sur la relation œuvre-spectateur en opposition à la valorisation esthétique de l’œuvre d’art qui se faisait traditionnellement. Benjamin explique sa position en se servant d’une phrase très paradoxale :
Définir l’aura comme « l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il », c’est exprimer la valeur cultuelle de l’œuvre d’art en termes de perception spatio-temporelle. Lointain s’oppose à proche. Ce qui est essentiellement lointain est inapprochable. En effet, le caractère inapprochable est l’une des principales caractéristiques de l’image servant au culte. Celle-ci demeure par nature un « lointain, si proche soit-il ». La proximité que l’on peut atteindre par rapport à sa réalité matérielle ne porte aucun préjudice au caractère lointain qu’elle conserve une fois apparue3.
L’aura signale l’unicité qu’une œuvre d’art a quant au lieu et au temps incarnés dans la matérialisation artistique qu’on peut avoir d’elle devant nous. Cette unicité porte la tradition à laquelle cette pièce est rattachée. Alors, il s’agit d’un concept qui interroge les enjeux de la présence matérielle en relation à la référentialité de cette présence matérielle. Ce que fait la photographie lors de la reproduction d’une œuvre d’art, c’est justement donner une image à illusion de réalité. Elle rapporte le vrai dans une image, dans un mirage qui évoque une réalité difficilement accessible, qui n’est plus accessible ou qui est même tout à fait inaccessible. De cette manière, le spectateur croit voir une image de la réalité. De toute évidence, il s’agit d’une attitude illusoire puisque tout spectateur qui observe une photographie établit une relation de croyance face à ce qu’il observe dans l’image. On pourrait dire que c’est un acte irréfléchi stimulé par le regard. Quoi qu’il en soit, ce type de reproduction mécanique et innovatrice permet à Benjamin de parler d’une perte de l’aura dans l’œuvre d’art. Mais il est clair que même si on focalise sur cet aspect de la reproductibilité de l’art, la photographie n’est pas l’œuvre sinon juste une image à effet de miroir qui nous la montre. Évidement la critique s’adresse à l’image perçue par l’observateur et non pas à la photographie comme objet au-delà de l’image. Alors, la photographie ne se pose pas la question de la fausseté de l’œuvre puisque de tout évidence une photographie propose une image d’un original lointain qui est impossible de confondre avec l’original La photographie implique une relation globale et multiple puisqu’elle n’est pas unique ni authentique mais plurielle. Sa diffusion dans les journaux la rend populaire, même par fois immanquable. Il y a des clichés qui non seulement ont illustré la nouvelle d’un événement mais ils sont devenus des symboles historiques. A titre d’exemple, on peut mentionner que des revues à grand tirage comme Life ou bien Time racontent l’histoire des événements les plus marquants du XXe siècle seulement avec une centaine de photographies bien sélectionnées et de courtes phrases explicatives en-dessous de chaque image. Le caractère documentaire des photographies et du cinéma est indéniable. Ensemble, ces deux techniques de reproduction de l’image ont permis le développement de pratiques aussi mondialisantes que le tourisme, l’internationalisation du sport, la médiatisation des figures politiques et artistiques et même d’une certaine manière la mondialisation de la guerre. La photographie, par exemple, casse tous les rapports avec l’art traditionnel, puisqu’elle est proche, transportable, accessible à tout le monde dans toute sorte de situation, elle résiste à une valorisation cultuelle, elle est même jetable. Elle incarne un rapport global, universel car elle peut rapporter et diffuser une image à tout le monde. Il s’agit d’un genre d’image qui rend les choses « humainement plus proches des masses » selon Benjamin. Quant à la forme de l’image, on peut dire en principe l’opérateur, le photographe, s’efface, puisqu’il peut jouer avec la lumière, la perspective, la distance mais il ne peut pas toucher aux formes. Voilà l’élément qui rend la photographie crédible, populaire, globale et mondaine.
Les propos de Walter Benjamin sont très justes en ce qui concerne l’ampleur des répercutions sociales qui ont produit l’automatisme de la photographie et le cinéma dans le champ visuel. Le fait qu’avec ces nouvelles techniques « pour la première fois la main se trouve déchargée de la tâche de reproduire des images » produit un changement aux allures révolutionnaires dans les modalités de perception. Tout d’abord, on doit s’habituer à regarder des images rapportées et non pas des originaux. Des images qui ne sont plus exactement des représentations artistiques puisqu’elles ne portent pas la marque subjective de l’artiste. De cette manière, le rapport à la matière est devenu indirect, même faux puisqu’une photographie ne donne qu’un aperçu de l’original. On peut dire que la photographie incarne un processus chamanique, invoque la présence d’une absence : une image qui manque de volume et qui a absolument besoin d’une légende explicative puisque la photographie ne se suffit pas à elle même. Le cas du cinéma est du même ordre, les images montrant des mises en scènes ou même dans des scènes naturelles ce qu’on voit c’est un moment gelé dans le temps et fixé dans une pellicule, laquelle est susceptible d’être projetée aussi souvent qu’on le désire. Le rapport à ce qu’on voit reste indirect, lointain même si on peut s’impliquer mimétiquement dans les images qu’on observe. Dans le cinéma contrairement à la photographie il y a un temps qui s’écoule qui oblige l’observateur à établir la correspondance entre les images qui se succèdent à l’écran.
La reproductibilité inhérente à la photographie et au cinéma pose deux problèmes liés à la mondialisation de l’image : le rapport concernant l’individuel versus le multiple et la relation du local face au global dans l’œuvre d’art. La peinture traditionnelle exige une attitude de révérence face à l’œuvre, il s’établit une relation singulière, le culte de l’œuvre unique et authentique, un culte séculaire d’une habitude religieuse : la contemplation. Entre le spectateur et l’œuvre d’art traditionnelle s’établit une relation cultuelle due au fait que l’œuvre est unique dans son authenticité, ce qui la rend difficilement accessible au public, en conséquence le spectateur devant l’œuvre se sent privilégié. Ce culte de l’œuvre d’art est expliqué dans l’essai comme l’héritage qui a traversé toutes les époques, de la conception rituelle préhistorique jusqu’à la sacralisation des pièces uniques et authentiques dans les musées. Précisément, Benjamin critique cette attitude solennelle face à l’art et aux traditions en général, il pense que les hommes avec la reproduction technique aspirent à réduire l’écart entre les choses et les hommes. Ils veulent avoir un rapport direct à la représentation d’eux mêmes et de leur monde. C’est pour cette raison qu’il critique l’esthétisation du politique mené par le fascisme ; parce que la propagande fasciste stipule de façon autoritaire les bases idéologiques de la production artistique et des médias en général Cette esthétisation de la vie politique focalise la représentation des masses suivant les caractéristiques que l’ordre fasciste veut imposer donc : le nationalisme, le militarisme, la symbolisation de la collectivité par les manifestations des masses, le culte pour le chef national, etc. Benjamin lutte contre cette coercition médiatique :
Les masses ont le droit d’exiger une transformation du régime de la propriété ; le fascisme veut leur permettre de s’exprimer tout en conservant ce régime. La conséquence logique du fascisme est une esthétisation de la vie politique. À cette violence faite aux masses, que le fascisme oblige à mettre genou à terre dans le culte d’un chef, correspond la violence subie par un appareillage mis au service de la production de valeurs culturelles4.
En effet, Benjamin observe dans l’art mécanisé un grand pouvoir d’instruction populaire dû à son énorme capacité d’exposition. Il s’inquiète du danger d’être récupéré par la propagande fasciste, laquelle à ce moment-là avait déjà mis en œuvre tous ces moyens pour propager sa doctrine national-socialiste en Allemagne et Italie.
Le fantôme de l’aura
En effet, l’aura subit une mutation importante avec les nouvelles techniques de reproduction de l’art. On pourrait dire qu’elle prend des allures fantomatiques dues au fait qu’elle ne dépend plus de la matérialisation de l’œuvre d’art mais du spectre, de la représentation du monde qui est dans l’image. La photographie et le cinéma apportent pour la première fois dans l’histoire un support de diffusion à grande échelle avec des propriétés documentaires descriptives d’un pouvoir de témoignage irréfutable. On ne peut pas nier la magnitude des changements que Benjamin lui attribue puisqu’ils ont surtout changé les modalités de perception de l’humanité au XXe siècle. La photographie et le cinéma imposent une nouvelle façon de regarder qui peut être n’est pas plus distraite mais plus attentive, certainement elle requiert moins de bagage culturel (bourgeois).
La possibilité technique de reproduite l’œuvre d’art modifie l’attitude de la masse à l’égard de l’art. Très rétrograde vis-à-vis, par exemple, d’un Picasso, elle adopte une attitude progressiste à l’égard, par exemple, d’un Chaplin5.
Avec cette découverte épistémologique, Benjamin entrevoit l’établissement définitif de la « culture de masse » dans la société du XXe siècle. Le comportement du spectateur change radicalement face à l’œuvre d’art puisque, comme le déclare Benjamin : « les plaisirs du spectacle et de l’expérience s’associent de façon directe et intime à l’attitude de l’expert ». Cette attitude inhérente à l’illusion de réalité qui crée la photographie et le cinéma produit un effet secondaire qui peut être facilement associé au concept d’aura. On reviendra sur la question. Le cinéma et la photographie exigent une façon de regarder plus accessible à tout le monde puisqu’elle n’est pas cryptée avec les codes des systèmes artistiques traditionnels. (Ici on ne fait pas mention des films et de photographies avant-gardistes, je me limite à la production populaire et documentaire). Avec n’importe quelle perspective et sous tout type de condition climatique, la photographie et le cinéma permettent de voir tant l’ensemble comme le détail, le lointain comme le proche, d’une manière illusoirement naturelle. On peut même risquer de dire qu’avec cette attitude, le cinéma et la photographie ont développés une sorte de voyeurisme culturel : tout le monde peut voir pour croire. Cette nouvelle dimension qu’acquiert le regard va de pair avec la reproductibilité technique. Benjamin met l’accent sur la reproductibilité et non pas sur cette nouvelle forme d’expression. L’intérêt d’accentuer la reproductibilité est attaché sans doute à la destruction de l’aura. Mais est-ce qu’il y a vraiment une telle destruction de l’aura dans les nouveaux médias ou s’agit-il tout simplement d’un glissement des rapports lors de la mise en œuvre entre les arts dits traditionnels et les nouveaux ? Si on s’en tient aux définitions d’aura formulées par Benjamin et analysées plus haut, on constate que les conditions qu’elle exige relèvent avant tout de la mise en œuvre, de la mise en matière, de l’œuvre d’art. Suivant une pratique discursive ouvertement marxiste, il s’intéresse aux conditions de production et à la matérialité de l’œuvre d’art. En effet, on peut accorder une aura très particulière à l’art traditionnel, une aura qui correspond entièrement à celle décrite par Benjamin. Il tient à préciser qu’il s’agit d’un concept qui relie l’unicité de l’existence matérielle de l’œuvre d’art avec le lieu et le temps de sa manufacture. En ce sens, il est légitime d’affirmer que tant le cinéma que la photographie ne perdent pas leur aura. En principe, dans Part de la reproduction technique l’aura est déplacée vers le moment de capture de l’image, puisqu’il s’agit de fixer l’instant. Également, on peut déterminer d’autres formes d’aura qui relèvent de l’extraordinaire capacité mimétique propres aux images produites par la photographie et le cinéma. Je pense principalement au vedettariat qu’ont acquis les acteurs, les sportifs et les protagonistes politiques grâce à la mise en place des nouvelles formes de reproduction technique.
Pour démontrer que, plutôt qu’une perte, ce qui se produit avec l’avènement des nouvelles techniques de reproduction de Part est juste un glissement de l’aura de la matière (la toile) vers l’image (la représentation aux allures de réalité présentée par la photographie et le cinéma), on va procéder à partir de l’analyse des propos et des exemples données par Benjamin dans son texte. Il déclare que : « Dans la photographie la valeur d’exposition commence à repousser la valeur cultuelle sur tout la ligne » et « Dès que l’homme est absent de la photographie, pour la première fois la valeur d’exposition l’emporte décidément sur la valeur cultuelle »6.
Il y a plusieurs aspects pertinents à propos de la valeur cultuelle dans la photographie. Même si Benjamin se réfère principalement au fait que la photographie est multiple par rapport à la singularité de la peinture, il reste que la valeur cultuelle de la toile se voit transformée dans la photographie. La peinture invoque une valeur cultuelle dans son unicité et son authenticité mais ces mêmes rapports se trouvent, dans la photographie, changés en une authenticité accrochée à l’image. En paraphrasant Benjamin, on peut dire que l’existence même des images photographiques a moins d’importance que le fait qu’elles sont vues, contrairement à ce qui arrive avec la peinture. Il est tout à fait légitime de dire que la photographie porte l’authenticité rattachée au lieu, au temps et même aux personnages ou aux scènes qui ont été fixés dans l’image. Le moment de la prise fixé dans la plaque reste unique et impossible à reproduire. Cette caractéristique propre à la photographie porte l’aura d’une manière novatrice, très particulière et profondément plus intime que la peinture. En gros, on peut dire que le regard porté vers une toile est toujours différent à celui porté sur une photographie mais ce n’est pas à cause de la perte de l’aura mais dû à un glissement de ce caractère auratique. Dans la photographie, grâce à sa qualité fortement mimétique, le regard porté sur l’image dépend entièrement de sa spécificité. Chacune d’elles porte une aura singulière qui lui est propre. La photographie familière peut évoquer des souvenirs, celles des vedettes la projection des aspirations futures ou des désirs frustrés et celles des événements toute sorte de réactions selon la signification que lui donne l’observateur. Tout dépend des rapports qui existent entre le réel évoqué par la photo et le spectateur. En résumé, la valeur et l’unicité de la photographie, son aura, dépendent de l’irreproductibilité de la prise, de la trace temporelle unique qu’elle constitue face à l’histoire, des vestiges du réel qu’elle porte et de l’implication du spectateur face à ce qui est montré dans l’image.
En ce sens, le spectateur qui regarde les clichés d’Atget prend une attitude absolument contemplative tant aujourd’hui, pour voir des clichés vieux d’un siècle, qu’à l’époque, pour voir les particularités moins connues du quotidien qui l’entoure. L’effet que produit une photographie n’est pas seulement celui de reproduire une image du réel mais aussi, d’une manière plus importante encore, c’est le fait de focaliser sur certaines particularités de ce réel pris en vue. Il propose une représentation de l’espace en tant que vecteur de perception ce qui crée un effet très particulier de distanciation entre l’image et son référent. Ces empreintes portent la trace de l’Histoire non seulement d’une ville mais d’une civilisation. Benjamin dans son commentaire sur les clichés d’Atget saisi toute la porte signifiante de la photographie :
Chez Atget les photographies commencent à devenir des pièces à conviction pour le procès de l’histoire. C’est en cela que réside leur secrète signification politique. Elles en appellent déjà un regard déterminé. (…) Elles inquiètent celui qui les regarde ; pour les saisir, le spectateur devine qu’il lui faut chercher un chemin d’accès7.
Même si ces propos projettent un regard militant sur le travail d’Eugène Atget, ils cherchent quand même à desceller les enjeux sociopolitique et historique de l’avènement de la photographie. La divergence entre le lieu et le moment de la prise en relation avec l’image qui reste fixée sur un morceau de papier. Ces empreintes sont les témoignages d’une l’histoire qu’on commençait à découvrir et à conceptualiser, et aussi le début d’une nouvelle façon de percevoir le monde qui nous entoure.
De son côté, le cinéma suit par rapport à l’aura à peu près le même processus que la photographie. On peut s’aventurer à dire que vu que son effet mimétique est encore plus important que celui de la photographie, pour le fait de donner une image encore plus proche de la réalité, son aura, en conséquence, prend plus d’ampleur. Walter Benjamin affirme que « le cinéma se révèle donc être l’objet le plus important, aujourd’hui, de cette théorie de la perception que les Grecs nommèrent esthétique. »8 En effet, le culte à la vedette est une conséquence presque exclusivement du cinéma et ce fait est dû à l’aura qu’il dégage. Il est vrai qu’il s’agit d’une construction artificielle mais, malgré tout, il reste que la vedette existe grâce à l’existence surdimensionné de l’aura et non pas à son dépérissement. L’existence de la vedette dérive du fait que quand le spectateur regarde un film, il s’identifie à un personnage dans lequel il projette ses fantasmes. Dans ce cas-ci l’aura est rattachée surtout à la projection mimétique que le spectateur réalise sur des personnages des films et même sur des acteurs dans leur vie réelle. D’une manière similaire le culte au chef national profite des mêmes possibilités cinématographiques que le culte à la vedette pour faire d’un Hitler ou d’un Mussolini un demi-dieu. Les films de Leni Riefenstahl commandés par la propagande nazie illustrent clairement comment on peut exalter l’image du chef national à travers le cinéma. La figure de Hitler, notamment dans Le triomphe de la volonté acquiert l’allure d’un demi-dieu qui descend du ciel pour sauver l’Allemagne. Il est évident que dans ce cas-ci l’effet recherché à travers les dispositifs cinématographiques est différent de ceux des films de fiction, puisque ici, on préconise l’aspect politique qui est fondé sur le champ social. Précisément, dans ce film on peut s’apercevoir comment il y a eu un remarquable changement de perception grâce aux techniques cinématographiques ; comme le montre le fait de pouvoir observer des images aériennes des parades militaires et des foules monstrueuses, des vues auxquelles le spectateur de l’époque n’était pas habitué. C’est à partir de cette capacité mimétique que possède le cinéma principalement et la photographie dans une moindre mesure que le fascisme bâtit ce que Benjamin appelle « l’esthétisation du politique ».
Walter Benjamin soulève un autre point caractéristique de la production cinématographique documentaire (la représentation des masses dans les films), mais il détourne la question pour transformer une particularité de l’aura cinématographique (le fait d’être filmé et d’apparaître à l’écran est pour l’individu une façon de s’inscrire dans les archives de l’Histoire, de laisser une trace dans ce monde) en une critique de l’effacement progressif de la notion d’auteur. Il estime que : « Entre l’auteur et le public, la différence est en voie, par conséquent, de devenir de moins en moins fondamentale » et il ajoute pour compléter son argumentation que : « La compétence littéraire ne repose plus sur une formation spécialisée, mais sur une formation polytechnique, et elle devient de la sorte un bien commun ». Dans une certaine mesure ces affirmations sont vraies, sur tout en ce qui concerne la culture de masse, mais sa généralisation reste quand même trop large. Il mentionne comme exemple les films : Borinage de Joris Ivens et Trois chants sur Lenine de Dziga Vertov. Dans ces films effectivement les figurants sont des gens filmés dans leurs propres milieux. Ici se produisent deux effets, d’une part on montre les masses, les gens dans leur propre rôle et de l’autre on focalise sur certains aspects saillants du quotidien que vivent ces gens. Contrairement aux espoirs de Benjamin, ces deux réalisateurs se sont inscrits dans l’Histoire du cinéma pour leur savoir faire artistique, par leur touche d’auteur. Et même s’ils ont voulu s’effacer derrière la caméra, s’éloignant de tout effet spectaculaire, il reste que leurs films se caractérisent par un regard très personnel et par une façon de raconter en images très particulière. Bien sur, ces réalisateurs ont été idéologiquement très engagés avec la révolution culturelle marxiste et ces films focalisent l’aspect communautaire de la vie des prolétaires, mais si l’on fait abstraction de ces aspects politiques et on focalise sur la critique documentaire, le film de Leni Riefenstahl procède de la même manière.
En définitive, les nouvelles techniques de reproduction de l’art, plutôt que provoquer le dépérissement de l’aura, telle que l’entend Benjamin, opèrent un glissement vers une forme fantomatique que lui donne une nouvelle perspective. L’illusion de réalité et reproductibilité inhérentes à la photographie et au cinéma constituent les principales artifices de cette nouvelle forme d’aura qui avec le développement technique du XXe siècle a transformé non seulement la perception du monde mais, plus encore, l’imaginaire culturel qui a forgé principalement la culture de masse. Ces deux techniques de reproduction de l’art, auxquelles on peut ajouter une troisième qui est la reproduction du son et sa transmission radiophonique, constituent les voies de transmission des flux idéologiques et culturels qui ont modelés la mentalité occidentale au XXe siècle. Il s’agit des techniques de reproduction de l’art qui engendrent une nouvelle vision du monde qui réconcilie d’une certaine manière les formes littéraires et les goûts populaires.
En conclusion, même si Walter Benjamin a su mettre en lumière certains aspects et perspectives très novatrices sur les conditions de mise en œuvre et sur les changements dans les modalités de perception produits par les nouvelles formes de reproduction technique, il a plongé en même temps sa critique du rapport entre l’art et l’histoire dans un cadre où l’art est impérativement conditionné au social. La rupture qu’il annonce avec l’avènement de la reproductibilité technique de l’œuvre d’art est conditionnée par son discours à prétention révolutionnaire. Benjamin a besoin d’écrire son époque en termes révolutionnaires, mais il semble oublier que tout progrès technoscientifique produit des transformations relatives dans la société et que la conceptualisation de l’histoire est rédigée par les intérêts politiques de l’homme qui guide la plume qui va périodiser le temps et ses rythmes historiques. Il reste que malgré son penchant marxiste, qui le fait tomber dans une vision strabique de certains objets observés (l’aura dans la photographie et au cinéma), son regard axé sur la réception et l’exposabilité des images artistiques au sein des dispositifs techniques ouvre des perspectives alternatives au discours esthétique traditionaliste de l’art. L’histoire des médias au XXe siècle nous indique que même si la révolution technique décrite par Benjamin a eu lieu, les répercutions politiques qu’il envisageait n’ont pas suivi le parcours qu’il avait songé. Une chose est certaine, l’art traditionnel a dû tracer un chemin loin de la conception figurative réaliste pour garder son expressivité, et si son public est devenu culturellement plus élitiste ; en revanche, l’art des nouveaux médias est devenu pour la plupart un produit de consommation mondialisant qui n’exige pas un bagage culturel particulier. Ce qui correspond aux prévisions benjaminiennes.
- 1Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000. p. 270.
- 2Ibid., p.275.
- 3Ibid., p. 280.
- 4Ibid., p. 314.
- 5Ibid., p. 301.
- 6Ibid., p. 285-286.
- 7Idem, p. 286.
- 8Benjamin, Œuvres III, p. 110.