Puissance des corps en mouvement dans le tango
Cet article est une tentative de rendre compte d’intuitions et de réflexions sur la puissance des corps en mouvement dans le tango. Nombreux sont les textes sur le tango qui traitent de ses histoires, de ses personnages, de sa musique, contrairement aux études faites strictement sur la danse, sur le mouvement du tango. Le tango dansé étant au départ un mouvement corporel, il relève de l’expérience intime, corporelle, de contact et de sensation. De ce fait, il pose le piège, à celui qui se propose d’y réfléchir et surtout de partager ses réflexions, de déplacer l’expérience intime du mouvement vers le domaine des sentiments personnels ou de l’anecdote, ceux-ci étant plus aptes à être exprimés par les mots. J’ai tenté de relever le défi, sans y parvenir tout à fait, de réfléchir au mouvement en soi, des corps dans le tango. La spécificité du tango est ce qui se passe entre les corps du couple, une dynamique faite de contrastes, de résistance et d’abandon, d’affrontement et d’harmonie. En effet, le mouvement a besoin de séparation et résistance entre les partenaires ainsi que de leur totale complémentarité, de leur être l’un avec l’autre. La mise en mouvement qu’est le tango de ces « états » le rapproche peut-être davantage des arts martiaux que des autres danses. Le mouvement dans le tango dépasse les attitudes et sentiments qui lui ont été attribués par les séduisants stéréotypes qui l’ont rendu célèbre, et c’est cet au-delà que j’ai voulu explorer en me servant entre autres de l’idée de puissance développée par Canetti, du lien étroit entre le corps et le pouvoir interrogé par Foucault, et du concept de « liminarité » étudié par Turner. Dans un premier temps je vais envisager le corps à la fois comme limite entre individus et comme marge, espace de contact qui appelle le mouvement, espace délimité par le pouvoir et traversé par la puissance. Puis, je vais me pencher sur la puissance des corps en mouvement dans le film Tangos, el exilio de Gardel, où les transformations de douleur en beauté et d’absence en présence à travers les corps, renversent d’une certaine façon le pouvoir de la dictature militaire. Enfin, je serai amenée à considérer le tango comme une performance de la puissance des corps en mouvement, en ce que cette danse performe en même temps les limites entre les partenaires, et leur dépassement.
Je vais traiter pour commencer du concept de « puissance » tel que je vais l’utiliser dans la présente réflexion sur le tango. Ce qui m’intéresse dans cette danse, c’est le mouvement, la dynamique entre, à travers les corps, dans l’espace. Or le mouvement ne peut être qu’à travers les deux corps du couple : la prémisse du mouvement est le contact entre deux corps. La première page du livre Masse et puissance est un tableau de ce que Canetti appelle « la phobie du contact ». Le contact de l’inconnu, de l’autre qu’on ne connaît pas, qu’on ne reconnaît pas, de celui qu’on ne s’est pas représenté, mais dont on a expérimenté brusquement la présence. L’autre avec soi, sans autre médiation que son corps, est un contact « péjoratif », selon Canetti, on le perçoit comme une « agression ». Canetti écrit que c’est « quelque chose qui ne quitte plus l’homme dès qu’il a fixé une bonne fois les limites de sa personne » (12, je souligne). Je crois en effet que le contact met en danger ces limites. Pour un instant, l’instant du contact, on expérimente le corps de l’autre, en ayant l’intuition qu’il en est de même pour ce dernier, les deux corps se confondent dans cette expérience du contact. Toi et moi, nous sommes ce contact. Le tango est la performance de ce contact, avec toute la puissance subversive qui nous le fait craindre et éviter. Par le travail sur son corps, la répétition du contact, l’abandon au mouvement, le contact qui au départ est inconfort, malaise, se transforme en un mouvement qui appelle deux corps à être l’un avec l’autre, un mouvement qui appelle le dépassement des limites.
Mais qu’est exactement la puissance ? Pourquoi je parle de « puissance » du corps et non pas de « pouvoir » ? Ici, la puissance est une force en mouvement qui, contrairement au pouvoir, comme j’aurai l’occasion de le voir avec Foucault, n’a rien à faire des limites, ni du contrôle. Au contraire, comme le suggère Canetti, notamment avec « le feu », un des symboles de la puissance, elle a un caractère destructif, destructif des limites, des contours, des séparations. Dans le feu il y a cette force, cette puissance, d’anéantir la séparation : « Mais ce qui était distinct, le feu le réunit en un rien de temps. Les objets isolés et divers vont tous se perdre dans les mêmes flammes. Ils deviennent si bien identiques qu’ils disparaissent : maisons, êtres vivants, tout est saisi par le feu » (79).
Canetti suggère que l’union incontrôlable de personnes est une masse et qu’elle porte en elle la puissance destructrice des séparations. La transformation, la possibilité de création, est dans cette destruction même des limites. Il est intéressant de noter que Canetti décrit l’égalité, qu’il présente comme propriété de la masse, en termes corporels : « on pourrait carrément définir l’état de la masse comme un état d’égalité absolue. Une tête est une tête, un bras est un bras, il ne saurait s’agir de différences entre eux » (79). Je me demande si la puissance de la masse ne vient pas justement de cette égalité du droit à la vie : le corps est en quelque sorte le droit à la vie qui nous est donné à travers lui, à tous. La puissance, pour Canetti la puissance de la masse, ici, la puissance de l’union, est à travers les corps.
Puis, la puissance n’est pas exactement. Elle est possibilité, ce n’est pas une force qui s’exerce nécessairement. Elle est à travers l’espace et le temps, sans fin ni commencement. Dans ces pages, la marge est un espace de prédilection de la puissance : c’est un espace « entre », un espace qui permet et appelle le mouvement, la marge est le lieu de contact, où les limites se mettent en mouvement. J’aimerais imaginer le corps comme un espace liminaire, comme marge. L’autre arrive jusqu’à moi à travers le corps, à travers mes sens je le perçois, à travers ses sens il me perçoit, puis, à partir de ce contact je peux me faire une image, une idée de lui. Il va me toucher à travers son corps, à travers mon corps. Et ce à travers, ce mouvement est peut-être la seule chose qui existe, car moi je ne suis pas dans mon corps, mais à travers lui. Ce « à travers » est mon corps, ou le tien ; ce « à travers » est l’espace de mouvement. Le corps constitue la limite entre moi et le monde qui m’entoure, entre toi et moi, en même temps le corps est cette marge, ce « à travers ». Si je suis, comme toi dans ce « à travers » qu’est le corps, si nous sommes dans et à travers nos limites, nous sommes à la fois toi et moi, soi et l’autre. Je vais maintenant étudier comment ces idées de contact, de puissance, du corps comme marge, se mettent en mouvement dans le tango.
Le tango se danse à deux, les deux corps bougent ensemble, les deux corps ne font plus qu’un pour l’exécution de la marche et des figures, celles-ci ne peuvent être réalisées par une seule personne. Le mouvement doit en effet traverser les corps du couple, autrement dit, les deux corps sont un même espace traversé par le mouvement. Les danseurs sont l’un avec l’autre, ils sont totalement occupés, l’homme à marcar, guider la femme, et la femme à percevoir la marca de son partenaire et à faire le mouvement. Ainsi, les deux corps du couple sont occupés par la communication, qui garantit le mouvement vital du couple. « Vital » car s’ils ne sont pas ensemble il n’y a pas de couple et le tango n’a pas lieu. La communication est cette tension créatrice entre le « je » et le « tu », créatrice de l’union et du mouvement. Cette dynamique entre les partenaires, cet « être ensemble » me renvoie au sens de « communauté » que donne Buber, cité par Turner dans Le Phénomène rituel : « C’est le fait de ne plus être côte à côte […] mais les uns avec les autres au sein d’une multitude de personnes. Et cette multitude […] est tournée, tendue de façon dynamique entre Je et Tu » (124). Si on pense au tango cette citation évoque l’espace de la milonga, où les gens ont l’habitude de danser. Lorsqu’on danse le tango dans une milonga on fait partie d’une multitude de personnes présentes dans cet endroit (elles peuvent danser, ou être assises à une table), cependant la danse ou plutôt le mouvement se passe, a lieu, « entre Je et Tu » quels qu’ils soient, et le mouvement général dans l’espace de la milonga, et donc de la multitude de danseurs vient de cette dynamique énoncée dans la citation de Buber. Ce mouvement du tango « entre Je et Tu », ou soi et l’autre, est une façon de faire l’expérience de l’autre.
En effet, les corps étant liés, unis, les marges s’étendent, se fondent mutuellement, créant la possibilité que le « je » vive par le « tu », ne serait-ce que les deux minutes d’un tango. L’homme danse par la femme et la femme danse par l’homme, en faisant l’expérience du corps de l’autre, « je devient tu ». Le mouvement est ce qui traverse leur corps et l’espace où ils se trouvent. Le couple qui danse est une créature fragile, essentiellement marginale – faite des marges unies des deux corps – menacée de l’intérieur par la séparation, elle risque de se désintégrer à tout moment.
Les limites que sont nos corps peuvent effectivement être séparées, isolées physiquement, et conçues comme telles. Le corps dans sa matérialité, dans la douleur et le plaisir, nous amène à le ressentir et à l’imaginer comme propre : mon corps, ton corps, moi, toi. C’est cette séparation que cultive le pouvoir, c’est la condition nécessaire à l’exercice du pouvoir et la base de l’individualisation. Dans Surveiller et punir, Foucault nous amène à penser le corps humain comme une limite utilisée par le pouvoir pour en faire des « individus ». L’individualisation est nécessaire à l’exercice du pouvoir, et ce dernier se sert de la marge naturelle du corps humain pour dessiner les individus, leur séparation, et toutes les limites qui composent le quadrillage du pouvoir disciplinaire : « L’espace disciplinaire tend à se diviser en autant de parcelles qu’il y a de corps ou d’éléments à répartir » (168). Ainsi, le corps devient une limite en soi, objet de contrôle. Dans ce qui suit je vais me pencher sur un pouvoir particulier, celui de la dictature argentine de 1976 à 1983, pour étudier la puissance des corps en mouvement dans le film Tangos, el exilio de Gardel, de Fernando Solanas.
Pendant la dictature, le discours du pouvoir militaire argentin exploitait la métaphore du corps pour représenter le pays. En effet, dans ce discours le corps social était un corps malade que le pouvoir devait soigner, opérer, pour sauver la « patrie ». Dans The Fitful Republic, Corradi relève plusieurs termes appartenant au champ lexical de la maladie dans les discours de l’élite militaire : « diagnosis », « social pathology », « cancer », « surgery », « extirpation of diseased tissus » (117). Cette représentation faisait des opposants au pouvoir fasciste – les subversivos, comme on les appelait – des bactéries ou des tumeurs malignes, une menace mortelle, quelque chose qu’il fallait éliminer, pour préserver le corps social. Si les subversifs étaient la maladie, les militaires et policiers représentaient les défenses de l’organisme ou les médecins bienveillants qui luttaient pour éliminer la maladie. Le pouvoir tentait, d’après son propre discours, de sauver et protéger le « corps » de la patrie et, dans ce dessein, il contrôlait les corps des citoyens, torturait et faisait disparaître ceux qui pouvaient signifier une menace. En fait, le corps métaphorique de la patrie malade justifiait l’anéantissement de la puissance des corps en chair et en os.
Je me propose de montrer que Tangos, el exilio de Gardel restitue au corps la puissance que le pouvoir, en contrôlant et en veillant à la séparation entre individus, en les torturant, en se débarrassant de leur présence en les forçant à l’exil et par la disparition, visait à anéantir. Le film de Solanas représente la dictature, la terreur, l’exil et, ce faisant, il « subvertit » le pouvoir en transformant l’absence en présence et la douleur en beauté à travers les corps en mouvement, dans le tango. Tangos, el exilio de Gardel est l’histoire d’exilés à Paris qui veulent monter la tanguédie, un spectacle qui raconte leur exil et « ce qui se passe là-bas », la terreur de la dictature dans leur pays.
On pourrait dire que le thème principal du film est l’exil, et comme dit Gerardo, un des personnages, « exilio es ausencia ». Représenter est une façon de donner présence à ce qui est absent, c’est donner matérialité, voix, image, texture, mots, mouvement, à une idée, à une histoire, à une personne qui n’a pas de présence matérielle, ou plus exactement c’est déplacer la présence d’une entité vers un espace-temps où elle est absente, en la transformant pour la rendre présente. Ainsi, représenter l’exil, l’absence, est une façon de volver (revenir, retourner), là où on est absent.
En effet en représentant leur exil par la création de la tanguédie, les exilés vont représenter « ce qui se passe là-bas » : les détails et la terreur de la vie quotidienne, les personnages qui incarnent les mythes de cet espace, son histoire. Par exemple, un jeune homme va apparaître dans l’appartement parisien du compositeur de la tanguédie pour proposer du mate (une boisson qu’on boit communément en Argentine) à lui et à son invité. Dans plusieurs scènes du film et de la tanguédie sont représentées les persécutions et la violence qui ont lieu « là-bas ». À travers les corps en mouvement qui incarnent et performent ce qui se passe là-bas, la tanguédie ramène l’espace duquel sont absents les exilés à l’espace où ils sont effectivement. L’espace parisien se verra ainsi contaminé par l’espace de « là-bas », la matérialité de la présence change le quotidien des exilés.
Puis, dans ce film sont représentés les desaparecidos, qu’on estime aujourd’hui au nombre de trente mille. Dans l’histoire de cet exil les disparus sont : le père de María, Marta la fille de Gerardo et sa femme, et celle qu’ils appellent Martita, dont Marta était enceinte lorsqu’elle fut séquestrée. Le père de María apparaît dans le film dans une photo de famille. Bien qu’il soit absent de l’expérience de l’exil qui est racontée, il est représenté aussi dans un flash-back où on voit son visage, son corps, ses mouvements. Dans le film il apparaît en tant que disparu et en même temps, le film représente sa présence. Comme si l’absence ne pouvait être représentée en dehors de la présence. Pour ce qui est de la représentation de Marta et Martita on ne voit ni l’une ni l’autre, ni en photo, ni en flash-back, mais plutôt dans la tristesse et l’urgence de savoir où et comment elles sont, que ressentent Gerardo et sa femme. En effet il y a une scène où la grand-mère lit à voix haute une lettre qu’elle a écrit à Martita, « Te manque-t-il quelque chose ? » lui demande-t-elle en supposant qu’elle soit quelque part, encore en vie. Cette petite fille dont on suppose l’existence est représentée par un nom, interpellée et ramenée à la matérialité, à travers la représentation de sa grand-mère qui la cherche. En représentant les disparus et la disparition de personnes systématisée par le pouvoir militaire, le film redonne une matérialité, une image, un corps, des mouvements, aux absents.
La matérialisation des absents, leur retour à la présence dans ce film apparaît explicitement avec la représentation de fantômes. Les fantômes dans ce film sont trois personnages célèbres : Discépolo, Gardel, et San Martín ; enfin Pepa, la mère de Juan Dos, le compositeur. D’abord apparaît Discépolo, qui parle aux protagonistes pour les convaincre de finir eux-mêmes la tanguédie. Puis, d’une voiture ancienne descend Gardel, on reconnaît sa silhouette puis son sourire inconfundible. Il s’avance avec ses musiciens, chante un tango et danse avec Mariana. Lorsque Juan Dos apprend la mort de sa mère, dans une cabine téléphonique au milieu d’un paysage désert couvert de neige, apparaît, à quelques mètres de lui, sa mère qui lui sourit, il court vers elle, mais il n’arrive pas à la rattraper. Dans une autre scène San Martín et Carlitos (Gardel) vont chercher Gerardo, couché dans un lit, dans la bibliothèque où il travaille. Ils discutent et écoutent ensemble le tango « Volver ». À travers cette représentation, même les fantômes deviennent matériels, on les voit, on les entend, on peut même les toucher – Mariana danse avec Carlitos –, la représentation leur rend un corps, une présence, pour qu’ils puissent volver. Dans cette représentation, l’absence devient présence à travers les corps en mouvement ; une autre transformation rend compte de leur puissance : douleur devient beauté.
Dans le film de Solanas est représentée la douleur causée par la dictature, la douleur de l’exil, celle de la peur, de l’impuissance, mais aussi la douleur physique. Afin de sonder la portée de la représentation de la douleur, je vais me pencher sur le texte Charred Lullabies : Chapters in an Anthropography on Violence and Terror. Dans cette étude Daniel montre que la douleur physique est une expérience qu’il est impossible de partager, de représenter. Pour lui, cette impossibilité est commune et essentielle aux représentations de la douleur et de la beauté. En ce qui concerne la beauté, celle-ci ne peut être représentée entièrement, une fois pour toutes. Elle est inépuisable par la représentation, en ce qu’elle offre des possibilités infinies, et chacune de ces représentations possibles, réelles, est limitée à ne représenter qu’une partie infime de la beauté. Celle-ci, selon Daniel, ferait naître en nous l’intuition de la beauté, infinie, insaisissable : « any given representation of beauty even when interpreted as such, only reveals the profundity of the beautiful. Or to put it differently, beauty is best represented by something that represents beauty’s unrepresentability » (136). Avec la douleur on est confronté à l’impossibilité de la représentation mais à un tout autre niveau : tandis que la beauté est au-delà de tout objet, de toute représentation, de toute limite, la douleur est en deçà, elle est enfermée dans les limites du corps qui a, ou a eu, mal. La douleur physique se heurte violemment contre les parois du corps de la victime, « Pain is highly localized. Its outermost limit is the boundary of a victim’s body […] Pain stops at the skin’s limit. It is not shareable » (139). Avec la beauté, la représentation apparaît comme une limite en soi, puisqu’il peut y avoir une infinité de représentations mais non pas une représentation de l’infini, dans ce cas l’infini étant la beauté ; dans le cas de la douleur, la représentation se heurte à la limite du corps. Douleur et beauté confrontent la représentation à des limites particulières : le corps et l’infini.
« Where beauty extends itself, pain finds affirmation in its intensification » (139), à cela j’ajouterais : dans l’intensification de ses limites. En effet, faire l’expérience de la douleur semble intensifier la limite du corps : la douleur indique qu’on a atteint une certaine limite physique. Ainsi, on expérimente les limites de son corps. La douleur intensifie la limite individuelle du corps, personne d’autre que moi ne peut sentir ma douleur. « Homo individuum in torture reaches its extreme. Pain’s privatization becomes absolute, its hic et nunc complete » (143). La pratique de la torture est l’extrême individualisation des corps. Par la torture, le pouvoir individualise le corps, l’isole dans sa douleur qui intensifie ses limites, comme en voulant plonger la victime dans l’immobilité, dans l’incapacité d’aller au-delà de son corps, faisant de ce corps douloureux une prison.
La douleur, ne pouvant être représentée telle quelle, doit se transformer afin d’entrer dans la « semeiosis » de la culture et, donc, pour pouvoir être représentée. Dans Tangos, el exilio de Gardel, la douleur est représentée et transformée à travers les mouvements du corps. Si la douleur reste attrapée dans les limites du corps, dans ce film ce sont ces limites mêmes, les corps, qui, en mouvement, en dansant, vont représenter la douleur. La douleur physique, la torture, infligée systématiquement par les militaires à leurs victimes, ce qui fait partie des choses « qui se passent ici à Buenos Aires » et donc que doit raconter la tanguédie, est représentée à travers les corps en mouvement, dans le tango. Je pense en particulier à deux scènes où la douleur transperce le matériau filmique, les corps et la narration. Dans la première, des hommes balancent une danseuse en la tenant par les extrémités de son corps, on voit cette image en mouvement du corps tiraillé, peut-être bientôt déchiré. Dans la deuxième, deux femmes, une avec un bébé dans les bras, et un homme, sont poursuivis par deux hommes, on entend des cris, les deux hommes attrapent une des femmes et la balancent vers le haut, ce mouvement est figé en un cri. À travers la danse et le tango sont représentées la douleur physique, et l’expérience douloureuse de l’exil. Par les mouvements des corps représentés dans le film, la douleur se transforme en beauté. Le corps est le lieu de transformation, le lieu où la douleur devient mouvement et beauté. Dans la limite même de la douleur, c’est-à-dire le corps, il y a possibilité de dépassement de cette limite, avec la transformation, à travers le corps même, de douleur en beauté.
Tangos, el exilio de Gardel est en lui-même une représentation de la beauté. Il s’agit, tout d’abord, d’une représentation inachevée. En effet on ne voit pas dans le film la représentation de la tanguédie complète. On voit des scènes en répétition, et on sait que les protagonistes du film ne trouvent pas de fin et que sans fin, elle ne peut pas être représentée. La tanguédie rencontre l’impossibilité d’être représentée, car pour cela elle doit avoir une fin qui est tout à fait improbable du fait que la tanguédie est l’histoire des exilés à Paris et de ceux qui sont restés « là-bas ». C’est une histoire toujours en mouvement, c’est leur exil, qui ne finit pas. En fait les personnages n’arrivent pas à trouver une fin, et dans le film la tanguédie ne sera jamais représentée comme « produit fini ». J’ai montré plus haut de quelle façon la douleur physique était représentée dans le film, j’ai dit que la douleur se transformait en beauté à travers les corps en mouvement mais je n’ai pas montré, décrit, ni illustré, avec des exemples ou explications, la beauté, dans la représentation qui nous intéresse : toute explication me semble superflue, impossible. Cette phrase de Daniel revient : « beauty is best represented by something that represents beauty’s unrepresentability ». Le film représente l’impossibilité de représenter la tanguédie, et représente ainsi, de façon inachevée et imparfaite, la beauté. Le mouvement qui transforme absence en présence, douleur en beauté, et qui représente une partie infime de l’infini qu’est la beauté, à travers les corps dans le tango, témoigne de leur puissance.
Face à la disparition des corps imposée par le pouvoir, on voit dans ce film le corps faire irruption dans toute sa matérialité. Par les nombreuses scènes de danse et par l’attention de la caméra à rendre le caractère des mouvements du corps, j’oserai dire que le matériau, la matière première de ce film, est le mouvement des corps. Ce que je veux mettre en évidence, c’est que dans ce film, il ne s’agit pas seulement de représenter un exil, mais de lutter contre la disparition, contre l’appropriation des corps de la part du pouvoir militaire.
En faisant disparaître des personnes, on fait disparaître leur matérialité : leur corps, leur présence, les preuves de leur existence et de leur mort. Il ne reste que l’absence et l’urgence de rendre aux disparus leur matérialité. L’exil aussi fait partie du projet d’« immatérialisation ». Le pouvoir militaire fait disparaître certains, contraint d’autres à l’exil, il s’agit de se débarrasser de leur présence. Ils partent, comme les exilés du film de Solanas, avec leur présence dérangeante, hors du pays. Cependant ceux qui restent aussi sont forcés à l’exil. C’est l’exil intérieur, chez soi, et l’exil de son propre corps, les corps et leurs mouvements étant aliénés par le pouvoir. Diana Taylor écrit dans Disappearing Acts : « The rigid state control and the hypertheatricality of the period deterritorialized the population, making people feel like strangers in their own bodies as well as in their own home, city, and country » (109). « Exilio es ausencia ». Absence, immatérialité. Contar es volver. La représentation rend présence aux disparus et aux exilés. Dans ce film, la matérialité corporelle fait irruption, face à la disparition massive, à l’exil total, on voit des corps qui continuent à vivre, à danser, en mouvement contre le pouvoir. La matérialité corporelle revient en force, par l’image filmique, le corps matérialise l’image, matérialise l’absence, les fantômes, le sentiment. La matérialité corporelle est telle, en excès, qu’elle fait exploser le corps. En effet, il y a des scènes où l’on voit des corps se briser de douleur, « péter les plombs » avec l’explosion de la cage thoracique, se dégonfler.
L’irruption de la matérialité amène le corps au-delà de ses limites, dans un espace surréel, où tout est possible, où le corps peut tout matérialiser, même l’absence. Le pouvoir visant à faire disparaître des corps, à transformer la présence en absence, est renversé par cette représentation où l’on peut voir une sorte de « rappropriation » du corps par le retour à la matérialité, matérialité excessive qui déborde des limites du réel. C’est une façon, selon moi, de redonner au corps sa puissance, qui va transformer absence en présence, et douleur en beauté. À travers le tango, cette représentation restitue au corps ce que le pouvoir niait : sa puissance. Tangos, el exilio de Gardel répond à l’urgence de raconter, de représenter « ce qui se passe ». C’est une réponse à la disparition, à l’exil, à l’interdiction de les dénoncer ; une représentation subversive, où la puissance des corps en mouvement transforme absence en présence et douleur en beauté.
Ces transformations sont à travers la limite de la douleur et à travers la limite entre absence et présence : le corps. Les corps en mouvement dans le tango rendent possibles ces transformations. J’ai montré que la douleur est représentée à travers sa limite même, le corps qui, en mouvement, fait en sorte que la douleur dépasse cette limite en se transformant en beauté. La limite et le mouvement qui la dépasse sont nécessaires à la transformation, donc, à la puissance. Les corps en mouvement dans le tango rendent possible la transformation en ce que le tango est performance des limites et de leur dépassement, ce que je montrerai dans ce qui suit.
Le mouvement dans le tango nécessite deux personnes ensemble qui remplissent l’une, le rôle de la femme, et l’autre, le rôle de l’homme. De par ces rôles différents ayant une tâche et responsabilité propres, et par les mouvements de chacun, qui la plupart du temps diffèrent – ils ne font pas les mêmes mouvements en même temps –, les partenaires dans le couple sont nettement différenciés. Cependant, les deux corps forment un tout traversé par le mouvement rendu possible précisément par cette différenciation entre les partenaires et par le fait d’être l’un avec l’autre. Le tango est une performance des limites entre partenaires en même temps que de leur dépassement. La limite dans le couple qui danse est la nette démarcation entre l’homme ou celui qui guide, et la femme ou celui qui suit, qui se laisse guider. Ces deux rôles s’excluent mutuellement car bien que la même personne puisse remplir l’un ou l’autre rôle, son corps ne peut pas se dédoubler pour faire les deux rôles, chacun devant accomplir des tâches bien différentes, en même temps. La limite performée dans le tango est donc cette distinction, voire exclusion, entre « homme » et « femme », ou encore entre « Je et Tu » qui forment le couple. La résistance entre les partenaires est une matérialisation de cette limite. En effet il y a dans le tango toujours une résistance au/à la partenaire. Tout d’abord au niveau de l’abrazo : le bras droit de l’homme autour du dos de la femme, le bras gauche de la femme autour de l’épaule droite et du cou de l’homme, ou plus loin sur le bras ; puis, les deux bras qui restent, symétriques, vont fermer le abrazo, main dans la main plus haut que le niveau de l’épaule. C’est d’abord dans cet abrazo que l’on commence à sentir et à expérimenter la résistance du corps du partenaire sans laquelle le mouvement ne peut pas passer d’un partenaire à l’autre, sans laquelle donc la danse n’a pas lieu. Tous deux doivent offrir une résistance pour que la marca et le mouvement passent d’un corps à l’autre. La résistance du corps du partenaire sera ensuite ressentie à tous les niveaux du corps non seulement dans l’abrazo mais dans toute la posture, les torsions, la tension et le relâchement des jambes. J’interprète cette résistance comme performance de la limite entre soi et l’autre. La limite est ici matérialisée dans la rencontre de la résistance de chaque partenaire, qui trace comme une ligne de tension séparant mon espace de ton espace, ce qui maintient l’équilibre des axes des partenaires. Et, ce qui peut paraître contradictoire, cette résistance permet, rend possible, le fait que les partenaires bougent ensemble, que le mouvement traverse leur corps.
Le tango performe la séparation soi/autre et dans cette performance même, par le mouvement du couple, il y a dissolution de cette séparation, donc dépassement des limites individuelles. « Les deux corps ne font plus qu’un » est une image réitérée dans l’enseignement du tango pour qu’elle soit performée par les danseurs. La danse n’a lieu que lorsque le mouvement traverse les marges – ton corps, et le mien – et ce, grâce à la limite même de la résistance, qui fait en sorte que le mouvement puisse passer d’un corps à l’autre. Le tango « takes them beyond their own skins. If not they say “one is dancing alone”, and that is not tango » lit-on dans Paper Tangos (85, je souligne). Danser avec l’autre amène les partenaires « au-delà de leur propre peau », la limite de leur corps est dépassée, traversée par le mouvement. Les deux corps sont amenés au-delà de leurs limites, pour former un tout, chacun étant une partie complémentaire. C’est ici que surgit l’image du monstre, incarnation de la puissance des corps en mouvement dans le tango. Savigliano le décrit ainsi : « A monster is created : no head, one torso, four legs, it moves rythmically, with no hint for the grotesque, following uneven times of fate » (158). Le monstre que forme le couple de tango n’est pas tant une créature qu’un état, état de transition, l’entre-deux de l’union des deux corps. Ce « un » que forme le couple qui danse est subversif : le couple qui danse matérialise, performe, les limites soi/autre, homme/femme, et à partir de ces mêmes limites, son mouvement – le mouvement du couple – va les dépasser. Alors que les limites de l’individu visent la séparation, le mouvement qui traverse le couple « utilise » les limites, et les marges que sont nos corps pour la dissolution de ces limites dans un mouvement marginal, par « mouvement marginal » j’entends : mouvement qui traverse et unit les marges que sont nos corps. Je rappelle que la puissance traverse, détruit, limites et séparations ; la puissance est limite et mouvement qui la dépasse. La performance des limites et de leur dépassement dans le tango rend compte de la puissance des corps en mouvement.
Cette performance des limites et du mouvement allant au-delà de celles-ci est très proche de la « liminarité » que Turner étudie dans Le Phénomène rituel. La « liminarité » est un état transitoire, au-delà des structures sociales, où la personne se défait de son statut social, ce qui lui permet de faire l’expérience de ce qu’elle n’est pas, et ce qui permet le mouvement, le passage d’un état, d’un statut fixe, à un autre. Liminarité implique absence de hiérarchie, de statut social défini, de structure. C’est ce que Turner appelle « communitas ». Le mouvement du tango que nous avons étudié jusqu’ici avec le dépassement des limites individuelles à travers la marge du corps des partenaires, la dynamique « entre Je et Tu » avec les transformations qu’il peut entraîner est comparable au mouvement propre à la liminarité : un mouvement « entre », qui va au-delà des limites individuelles de la structure sociale, permettant de faire l’expérience de ce qui n’est pas soi, de son partenaire. Si c’est un état de transition, de transformation, il ne peut être sans un autre état, fixe, celui de la structure, et par « structure » Turner entend « relations régies par les normes entre partenaires sociaux » (130). Si on pense à la transformation, on pense à une forme de départ et une forme d’arrivée entre lesquelles il y a mouvement, changement, ces formes seraient la « structure ». Ainsi, comme le montre Turner, la « communitas », « la dynamique entre Je et Tu », donc état de transition, ne peut exister qu’en relation avec la « structure », état fixe. Le tango performe d’une certaine façon la « liminarité », le mouvement, la transition entre la « structure » – deux personnes distinctes qui ont chacune un rôle bien défini, celui de l’ « homme » et de la « femme » –, et la « communitas » – les deux corps du couple qui se confondent en un, qui n’est ni l’un ni l’autre mais l’un avec l’autre, dont l’essence est ce qu’il y a entre les deux, donc « la dynamique entre Je et Tu » qui dépasse leurs limites. Un espace essentiel au passage de la « structure » à la « communitas », et inversement, ainsi qu’au mouvement, accueille l’écho du caractère destructeur de la puissance : le vide.
Le mouvement a besoin d’un espace, le vide. Le couple ne peut bouger, se déplacer, s’il n’y a pas un espace vide par où il puisse passer, où il puisse se rendre. Puis, il y a le vide entre les deux corps du couple, la marge des deux corps, qui n’est ni l’un ni l’autre, mais un espace vide qui permet le contact, et qui permet au mouvement de traverser les deux corps. Je fais appel ici à une image qu’utilise Turner – que lui utilise pour illustrer l’idée qu’il ne peut y avoir de « structure » sans « communitas » –, celle de la roue du carrosse de Lao-Tseu : « les rayons de la roue et le moyeu […] seraient inutiles sans le trou, l’interstice, le vide qui est au centre » (125). Ici, la roue sert d’exemple concret pour comprendre que le mouvement nécessite un espace vide pour se produire, tout comme la roue a besoin du trou pour tourner et pour que le carrosse se déplace. Le vide est cette marge, entre le « Je et Tu » du couple, qui permet le mouvement et la transformation, qui permet de faire l’expérience du corps de l’autre – de son partenaire –, qui permet que le « je » devienne « tu », que l’un danse à travers le corps de l’autre. La dynamique du couple dans le tango a donc besoin de ce vide, de ce que chacun des partenaires se défasse de ses limites individuelles, pour que les corps du couple deviennent une marge qui appelle le mouvement. Ce vide, cet anéantissement des limites individuelles, est ce que Léo Bersani a appelé la « perte de vue de soi » dans la revalorisation de l’acte sexuel qu’il fait dans Le rectum est–il une tombe ? (78). Perdre de vue le soi dans la marge des corps traversés par le mouvement, ou le « dépouillement de soi », le risque de détruire la « valeur de soi », c’est l’espace vide des marges continues des deux corps, c’est la puissance du mouvement qui dépasse, détruit, les limites individuelles.
Dans ces pages j’ai essayé de rendre compte de la puissance des corps en mouvement dans le tango en développant certains indices et en en oubliant beaucoup d’autres, comme le caractère éphémère du mouvement. La puissance a été essentiellement mouvement qui dépasse, voire détruit des limites, et transformation, à travers l’espace « marginal » du corps. En effet, j’ai été amenée à considérer le corps comme une marge qui appelle le mouvement et comme une limite entre individus dessinée par le pouvoir. Je me suis intéressée au film de Solanas Tangos, el exilio de Gardel où les corps en mouvement dans le tango transforment douleur en beauté et absence en présence. J’ai montré que cette représentation lutte d’une certaine façon contre le pouvoir militaire en rendant au corps sa puissance. La limite a été essentielle tout au long de cette réflexion sur la puissance des corps en mouvement, comme si pour que la puissance – le mouvement et la transformation –, soit, il devait y avoir une limite à traverser. J’ai tenté de montrer que ceci est « matérialisé » dans le tango dansé en ce qu’il performe des limites, notamment avec les rôles homme/femme et la résistance entre les partenaires, et en même temps, le dépassement des limites individuelles, jusqu’à la « perte de vue de soi », pour que le mouvement ait lieu à travers l’espace, à travers les corps.