Le cinéma de Godard et de Debord

Mémoires du siècle et expérience de la discontinuité du temps

« L’histoire est toujours contemporaine, c’est-à-dire politique … »
Cahiers de prison, Antonio Gramsci

Qu’en est-il de la mémoire du/au XXe siècle ? Quelles bifurcations lui a fait subir le nouveau régime esthétique, celui du cinéma en particulier ? Quelle « image » de la pensée historique un certain cinéma dit « expérimental » ou « essayiste » a-t-il pu proposer ? Pour saisir cette nouvelle pensée renversée de l’Histoire et de la mémoire possible dans le domaine esthétique moderne, il convient de se tourner vers des cas « limites » de la pratique cinématographique récente. C’est ici que le cinéma de Guy Debord (et je pense en particulier en particulier à son chef-d’œuvre In girum imus nocte et consumimur igni, réalisé en 1978) et de Jean-Luc Godard (dont je retiendrai ici seulement l’extraordinaire montage vidéo des Histoire(s) du cinéma) peuvent, en tant que singularités exemplaires d’une nouvelle pratique de l’image dans son rapport avec le temps et la mémoire, fournir un début de réponse. Certains pourraient trouver le rapprochement entre ces deux figures un peu maladroite ; la paternité de la comparaison revient cependant au philosophe italien Giorgio Agamben, qui exposait dans son article « Le cinéma de Guy Debord : image et mémoire » comment les cinémas de Debord et de Godard partagent plusieurs traits. Tout comme les Histoire(s) de Godard, les films de Debord se construisent à partir des rebuts de l’histoire du cinéma : ce sont des films presque uniquement composés à partir des films des autres. Ce sont des films plutôt étranges — on ne sait trop comment les classer, comme des documentaires ?, des essais filmiques ? — qui proposent une réflexion sur les rapports ambigus du cinéma avec l’histoire du siècle et avec le temps dans sa dimension transcendantale. Bien que les démarches et les idéologies soient assez différentes chez ces deux « auteurs », il y a assez de points en commun pour permettre le rapprochement. Comme le rappelle Agamben dans son article : « Malgré leur ancienne rivalité — Debord avait dit en 68 de Godard qu’il était le plus con des Suisses prochinois —, Godard a retrouvé le même paradigme que Debord avait été le premier à tracer. » (1995 : non paginé). Je suis en partie d’accord avec cette idée d’un « paradigme partagé », mais je pense que ce dernier ne doit pas camoufler les nombreuses différences qui persistent. Car « l’image de la pensée » n’est certes pas tout à fait la même chez Debord et Godard.

Depuis quelques années, plusieurs penseurs (historiens, philosophes, sociologues) se sont intéressés aux questions des liens entre l’histoire et la mémoire en fonction d’enjeux souvent idéologiques et politiques. Les problèmes de l’anachronisme, de l’intempestivité et de la discontinuité historique, qui trouvent souvent leur origine dans la pensée de Walter Benjamin, sont eux aussi à lordre du jour. C’est dans le prolongement de certains de ces travaux — en particulier ceux de Jacques Rancière, Georges Didi-Huberman et Agamben — que j’aimerais explorer un type particulier d’image-temps cinématographique. Selon Gilles Deleuze, le cinéma moderne se définit par l’abandon du privilège du mouvement comme principe organisateur (l’image pré-moderne étant d’abord subordonnée au mouvement) au profit d’une image directe du temps : une image qui présente et ouvre dans toutes ses dimensions intérieures le temps pur. Le cinéma-montage de Debord et de Godard participe évidemment à ce nouveau registre de l’image. Je dirai comment leurs « films-cerveau » donnent à voir un nouvel ordre du temps.

Plusieurs aspects de la mise en images de la mémoire historique et du temps m’intéresseront. Premièrement, la question esthétique : par quels procédés formels Debord et Godard parviennent-ils à proposer, à travers leur cinéma, une nouvelle vision de l’histoire et une pratique intempestive de la mémoire ? Deuxièmement, le rapport au concept : quelle image de la pensée nous offrent les pratiques filmiques de ces deux auteurs ? Ou, pour formuler le problème autrement : quelle matière intelligible nous est donnée à travers cette vision historique « renversée » ?

Pour commencer, il faudrait d’abord s’entendre sur une définition minimale de la mémoire. Pour Bergson et Deleuze, la mémoire s’oppose aux souvenirs personnels. La mémoire c’est d’abord une donnée matérielle qui s’actualise dans un espace-temps précis, et qui figure une image du passé. Il n’y a pas de mémoire sans œuvre pour la porter : la mémoire est l’œuvre elle-même, elle est inscription dans la matière. C’est en ce sens que Rancière affirme dans un article sur le cinéma de Chris Marker qu’« une mémoire, ce n’est pas un ensemble de souvenirs d’une conscience. Car alors, l’idée même de mémoire collective serait vide de sens. Une mémoire, c’est un certain ensemble, un certain arrangement des signes, de traces, de monuments » (2001b : 201). Selon cette conception philosophique assez répandue, le souvenir est immatériel et « spirituel » alors que la mémoire est matérielle, elle constitue un ensemble concret qui peut potentiellement venir frapper la conscience (en produisant un choc) à partir d’un dehors. Cependant, dans le cinéma de Godard et Debord, la mise en forme de la mémoire ne doit pas simplement représenter des éléments du passé de façon à constituer une sorte d’histoire linéaire retraçant une évolution quelconque (vision positiviste) ; cet ensemble qui prend en charge des ruines se doit plutôt d’être dynamique et vivant, en traçant des connexions nouvelles entre les divers éléments qui le composent : ouverture des virtualités temporelles. Le but d’un tel type de production, qui extrait à partir de blocs de temps passé des liens de co-appartenance inédits, est, si on accepte les théories benjaminiennes, de faire exploser le continuum de l’histoire. C’est un travail intempestif, en lutte contre l’esprit du temps qui admet toujours en droit les faits bruts du présent — et les faits du présent sont toujours les œuvres des vainqueurs — et qui pousse vers un avenir tracé d’avance. Le cinéma que propose les deux auteurs croit profondément en la possibilité de rejouer l’histoire.

À l’histoire traditionnelle des historiens, Debord et Godard opposent donc une histoire autre, celle de l’« anachronie », une histoire composée des chocs croisés entre divers blocs de temps qui se relancent sans cesse selon un rapport différentiel. C’est bien sûr le montage qui assure cette superposition permettant la visualisation des discontinuités du temps. Dans son essai Devant le temps, Didi-Huberman explique comment c’est seulement l’image qui détient le pouvoir de faire voir (de figurer) l’anachronisme de l’histoire, ces nécessaires confusions et interpénétrations des unités historiques : « l’anachronisme semble émerger à la pliure exacte du rapport entre image et histoire : les images, certes, ont une histoire ; mais ce qu’elles sont, le mouvement qui leur est propre, leur pouvoir spécifique, tout cela n’apparaît que comme un symptôme — un malaise, un démenti plus ou moins violent, une suspension — dans l’histoire » (2000 : 25). C’est à partir d’un « drame spatio-temporel » qui se joue dans l’image (Deleuze) que se réactualisent en se différenciant des points historiques singuliers. L’image et le montage sont les conditions essentielles permettant la figuration de l’anachronisme, c’est-à-dire une vision de l’histoire suspendue et retournée contre elle-même : l’histoire à « rebrousse-poil ».

C’est dans son classique essai tardif « Sur le concept d’histoire » que Benjamin synthétise sa pensée longtemps mûrie d’une théologie marxiste messianique et sa vision mélancolique de l’histoire comme triomphe inconditionnel du mal (référence à l’antéchrist) que seule l’interruption révolutionnaire peut arrêter. Or pour le penseur allemand, seule l’image (Bild en allemand signifie l’image comme en français, mais aussi un tableau) détient le pouvoir de renverser le cours « naturel » de l’histoire, en lui faisant subir le choc traumatique de la ruine. La rencontre traumatique (produite au moment du « danger ») de cette « image vraie du passé » doit constituer le seul travail de « l’historien matérialiste ». Voici la célèbre définition que Benjamin donne de l’image en tant que rencontre des temps, jonction improbable des discontinuités : « Une image est ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. En d’autres termes : l’image est la dialectique à l’arrêt. […] L’image qui est lue — je veux dire l’image dans le Maintenant de la connaissabilité — porte au plus haut degré la marque du moment critique, périlleux, qui est au fond de toute lecture » (1997 : 479).

Selon la théorie de Benjamin, les images sont donc chargées d’histoire en mouvement par la jonction de temporalités différentes ; seulement, cette temporalité est « à l’arrêt » dans l’image traditionnelle (photographie, peinture) qui élimine superficiellement le mouvement1. Voici comment Benjamin explicite le type d’historicité propre aux images : « La marque historique des images n’indique pas seulement qu’elles appartiennent à une époque déterminée, elle indique surtout qu’elles parviennent à la lisibilité qu’à une époque déterminée. […] Chaque présent est déterminé par les images qui sont synchrones avec lui » (1989 : 479). On comprend ici que l’historicité n’est pas contenue passivement dans l’image (comme c’est le cas par exemple si on considère uniquement l’histoire de l’image où le récit contenu dans l’image) ; l’image est elle-même histoire, elle fait l’histoire dans l’ici et le maintenant et sa rencontre, dans le choc de sa présence. C’est pourquoi l’historicité de l’image est liée au temps présent, à la lisibilité qu’elle acquiert ou qu’elle perd à un certain moment, bref, à la façon dont un présent se reconnaît visé par un fragment du passé. C’est en ce sens que l’image cinématographique est mobile (elle met en mouvement des anachronies, des rencontres de blocs temporels singuliers) et chargée de tension (elle les fait s’entrechoquer pour révéler leur actualité révolutionnaire) : elle est « dialectique à l’arrêt » tout en étant en mouvement.

Une image peut dès lors s’avérer illisible durant une époque, c’est-à-dire que son mouvement ne parvient pas à créer un enchaînement sensori-moteur d’action/réaction, alors qu’elle peut (re)devenir lisible dans un autre contexte ou à une autre époque que ceux où elle est née2. C’est justement ce sur quoi jouent Godard et Debord dans leurs films respectifs : ils redonnent à l’épais présent du siècle une nouvelle lisibilité à l’aide de ces images du passé. Mais on aurait tort de considérer leur démarche comme une simple construction « subjectiviste » a posteriori : au contraire, leur travail consiste à extraire à partir d’images actuelles (même si issues du « passé », elles sont actuelles dans l’effet de leur présence) leurs dédoublements virtuels dans le maintenant de la connaissance. Leur travail illustre cette conception du pouvoir de l’image résumée par Didi-Huberman dans son essai Devant le temps, consacré à l’anachronisme dans l’histoire de l’art : « nous ne pouvons produire une notion conséquente de l’image sans une pensée du temps impliquant la différence et la répétition, le symptôme et l’anachronisme, c’est-à-dire une critique de l’histoire comme soumission unilatérale au temps chronologique » (2000 : 48).

Cette opération défait et déconstruit l’historicisme : elle montre comment le temps peut être « hors de ses gonds », c’est-à-dire que c’est le mouvement qui se subordonne au temps, et, au-delà de la perspective kantienne, ce temps s’émancipe ensuite de l’enchaînement causal linéaire que présuppose le schéma sensori-moteur du mouvement. Cette nouvelle vision de l’histoire, Jacques Rancière l’explique ainsi : « L’histoire, depuis deux siècles, ce n’est plus le récit du passé, c’est un mode de coprésence, une manière de penser et d’éprouver la coappartenance des expériences et l’entre-expressivité des formes et des signes qui leur donnent figure » (Rancière, 2002 : 225). La grande méthode de cette nouvelle expérience de l’histoire comme co-appartenance en droit de toutes les expériences, peu importe leur ordre chronologique, autant pour Godard, pour Debord, pour Benjamin que pour Warburg, c’est le montage, cette invention du XXe siècle qui redessine un nouveau régime esthétique, et, de façon corollaire, un nouveau rapport au temps et à la mémoire. Le montage permet la répétition d’un fragment temporel, alors que le collage (autre technique de composition privilégiée par les avant-gardes du XXe siècle) d’éléments hétérogènes permet la confrontation « égalitaire » de ces fragments.

Voyons plus précisément comment Jacques Rancière décrit, dans l’article « Une fable sans morale : Godard, le cinéma, les histoires » tiré de son livre La Fable cinématographique, la démarche singulière de Godard dans ses Histoire(s) du cinéma. À un premier niveau, ce vidéo-montage composé d’une multitude d’extraits de films semble traiter en priorité de l’histoire du cinéma, en interrogeant cette histoire dans son rapport au siècle. Mais on se rend vite compte que le propos de Godard ratisse plus large : à travers le cinéma, c’est aussi toute l’histoire du XXe siècle qui est réfléchie et critiquée. À un autre niveau, le film de Godard propose finalement une réflexion sur l’idée même d’Histoire. Ce collage de divers fragments visuels du passé (appuyé par des citations littéraires qui apparaissent sur l’écran et scandé par les commentaires de Godard) sert donc d’abord à illustrer une thèse, à savoir que « l’histoire du cinéma est celle d’un rendez-vous manqué avec l’histoire de son siècle » (Rancière, 2001b : 217). Plus précisément encore, Godard affirme que le cinéma fut littéralement traître à lui-même et à son siècle. Cette traîtrise s’explique par l’oubli ou par le voilement du cinéma de la puissance propre de ses images au profit de leur subordination à la logique spectaculaire du cinéma narratif, hollywoodien en particulier. À un tel registre de l’image, Godard oppose une sorte de pensée pure de l’image, une immanence de la pensée dans l’image. On trahit cette immanence et cette puissance des images quand on projette celles-ci dans la « transcendance » du récit narratif. Un peu comme Deleuze, Godard privilégie l’image-temps sur l’image-mouvement du cinéma narratif traditionnel.

Godard cite souvent Hitchcock dans son film, un cinéaste pourtant souvent jugé comme un grand maître de la narration aristotélicienne visant la catharsis. Mais selon la démonstration de Godard, ce qu’on retient surtout des films de Hitchcock, ce ne seraient pas leurs intrigues, aussi captivantes soient-elles, mais bien plutôt la puissance de certaines de leurs images prises isolément : « la chute en gros plan des bouteilles de Pommard dans Les Enchaînés ou les ailes du moulin tournant à contre-vent de Correspondant 17 » (Rancière, 2001a : 218). Quand Godard retire ces images des films pour les donner en illustration « d’événements-mondes » ou d’images-monades, Rancière juge que Godard procède lui-même par trahison envers les films originaux ; en effet, la puissance de plusieurs de ces images hitchcockiennes provient justement de leur emplacement précis au sein d’une intrigue classique, elles sont des climax au sein de ce grand art du suspense. La démonstration de Godard est donc, bien sûr, en partie artificielle, en ceci qu’elle entend principalement illustrer cette thèse du primat des images sur les intrigues. La démonstration est « forcée », mais elle vaut en elle-même car elle s’émancipe d’un pseudo-respect de l’original en réutilisant à son compte la totalité des éléments de l’existence comme autant de signes équivalents pouvant être agencés dans ce grand « poème des poèmes » cher au régime esthétique romantique.

Godard fait donc sienne cette idée selon laquelle les images retranchées de leurs flux narratifs opèrent des dévoilements de l’Être. Mais ainsi, il élimine de son discours l’historicité propre aux images, pour, dans un second temps, mieux la révéler à travers son montage. Au mépris de la tradition catholique, Godard propose une version « orthodoxe russe » de l’image. L’image selon lui est d’abord iconique, religieuse, spirituelle : elle est Verbe incarné. C’est ce que Rancière signifie quand il parle de la « nature rédemptrice » que Godard prêterait à l’image, cette capacité de l’image de racheter le péché, d’expier la faute (alors que Debord, qui méprise ouvertement, du moins dans son discours, les images et le cinéma, n’y croit manifestement pas). La faute, en regard de l’image, c’est toujours cette négation de son caractère sacré, le rejet de la vérité dont elle est porteuse. Benjamin parlait ainsi du mode d’apparition des images : « L’image vraie du passé passe en un éclair. On ne peut retenir le passé que dans une image qui surgit et s’évanouit pour toujours à l’instant même où elle s’offre à la connaissance » (2000 : 430). Les images vraies passent en un éclair, et la connaissance ne peut les retenir à elle, le souvenir laisse s’échapper la présence pure dans l’image. L’action vraie de l’image est instantanée et illuminatrice, elle suspend le temps. C’est le pouvoir de l’image lorsqu’on y supprime le mouvement. C’est pourquoi Godard utilise autant l’arrêt dans son film comme moyen de révéler la présence pure des images. L’image passe et repasse sur elle-même, en une infinité de fois à chaque instant, et c’est aussi comme cela qu’on peut comprendre l’idée d’une « dialectique à l’arrêt ». Une première attitude devant une telle croyance consiste à dire : puisque chaque corps se réalise dans sa propre immanence, il faut « pour les faire parler s’interdire de les manipuler » (Rancière, 2002, 226), en s’ouvrant à l’écoute de cette vibration du monde. Mais une telle croyance passéiste est, au moins partiellement, fausse. Les images n’ont pas la même signification ni le même effet selon leur emplacement ; il ny a pas dessence pure ni de vérité de limage hors de son historicité, son mode historique d’apparition. L’effet d’une image change selon le contexte et l’époque, elle révèle ses pouvoirs au sein d’un enchaînement ou d’un affrontement avec d’autres images. La répétition permet cette multiplicité infinie et rhizomatique des possibilités « signifiantes » de l’image (je devrais plutôt écrire possibilités « sensorielles », tant le pouvoir de l’image est d’abord et surtout corporel, de l’ordre du toucher). C’est ainsi que Godard redonne une nouvelle profondeur à toutes ces images qui font pourtant partie de l’imaginaire collectif. Il crée des icônes en manipulant et rejouant des images de la tradition à travers l’art vidéographique « profane ». Rancière note avec raison que c’est là où se situe le paradoxe profond qui marque l’entreprise de Godard, dans cet écartèlement entre deux poétiques « antagoniques mais solidaires de l’âge esthétique » (2001a : 236), soit entre une poétique contemplative, attentive à la vibration interne de chaque chose, et une poétique hystérique ou « schizophrénique » de la mise en rapport de tous les éléments au sein d’un « poème des poèmes » qui englobe l’ensemble des éléments et leur entre-rapports disjonctifs. Godard crée ainsi une mémoire-monde qui englobe la totalité de l’histoire du cinéma dans une même expérience spirituelle qui fusionne les contraires et fait que toutes les images communiquent entre elles.

La thèse de Godard est donc assez complexe et retorse : elle affirme que le cinéma a été traître à lui-même en occultant la puissance des images au profit de la narration-spectacle, mais en même temps, au sein de ces films narratifs, le cinéma a peut-être malgré lui produit de ces images qui valent en elles-mêmes (qui nous donnent une image directe du temps). Chez Godard, le péché originel du cinéma se retourne donc contre lui-même, et la trahison se trahit elle-même. Godard pense sensiblement de la même façon en ce qui concerne la trahison du cinéma envers son époque : il dit que le cinéma n’a pas su ou n’a pas voulu prophétiser la Shoah ni les grandes catastrophes du siècle, mais pourtant, en associant certaines images de films de Renoir, de Chaplin, de Griffith, de Lang et de Murneau, Godard dégage rétroactivement une histoire souterraine des prophéties cinématographiques du mal qui allait engouffrer le siècle. C’est à travers ce montage qui entremêle les temporalités cinématographiques que Godard construit une véritable vision critique de l’histoire du cinéma d’abord, de l’Histoire ensuite. La tâche du nouvel historien critique (« matérialiste » pour Benjamin), c’est donc d’affronter dans son être même (à l’aide d’un montage d’images) la discontinuité du temps, comme le suggère cet énoncé fort juste de Michel Foucault : « Savoir, même dans l’ordre historique, ne signifie pas « retrouver », et surtout pas « nous retrouver ». L’histoire sera « effective » dans la mesure où elle introduira le discontinu dans notre être même. […] C’est que le savoir n’est pas fait pour comprendre, il est fait pour trancher » (cité dans Didi-Huberman, 2000 : 24). Le savoir historique ne doit pas viser à une auto-connaissance de notre être actuel mais doit plutôt viser à atteindre ces discontinuités qui constituent notre présent même, dans notre corps, comme autant de possibilités futures auxquelles un choix s’impose. Un savoir fait pour trancher : ce n’est pas un savoir qui relève du Jugement, mais un savoir qui implique le moment critique de la décision à l’instant du danger. C’est un savoir utile au combat au sein duquel la ligne unidirectionnelle de l’histoire doit être brisée.

Le combat de Godard, c’est d’abord en faveur d’un autre cinéma et d’un siècle qui auraient dû être autrement. Pour Debord, ce sera d’abord un combat permanent contre l’ordre spectaculaire et l’aliénation marchande qui annihile toute « vie authentique ». Comme dit Rancière : « Avec les films qu’ils ont faits, Godard fait les films qu’ils n’ont pas faits » (2002, 217). Il s’agit donc d’un film qui, tout en rejouant et répétant le même, produit du nouveau (de la « répétition de la différence »). Plus précisément, c’est un film qui, contre la finitude de l’histoire où le déterminisme des faits bruts, utilise la « mémoire officielle » pour produire une nouvelle mémoire, à la fois intempestive et mélancolique, de l’histoire du cinéma. Debord énonce à sa manière cette idée dans son film In girum quand il dit : « Pour justifier aussi peu que ce soit l’ignominie complète de ce que cette époque aura écrit ou filmé, il faudrait un jour pouvoir prétendre qu’il n’y a eu littéralement rien dautre, et par là même que rien d’autre, on ne sait trop pourquoi, n’était possible. Eh bien ! Cette excuse embarrassée, à moi seul, je suffirai à l’anéantir par l’exemple » (1994 : 213-214).

Leibniz concevait une ontologie constituée d’une infinité de mondes possibles (monades) qui s’excluaient l’un l’autre. Mais selon Deleuze, Godard et Debord, les différentes monades ne composent pas des mondes incompossibles, car les images hégémoniques contiennent en leur sein des images minoritaires, des parasites qui les menacent de l’intérieur. Il s’agit de dégager dans chaque monade les constellations invisibles qu’elle contient. Pour Godard, l’image minoritaire est une coupe opérée au sein de la Totalité hégémonique : le flux narratif lui-même, le tout de la narration. Pour Debord, la totalité hégémonique sera celle du Spectacle, celle de la vie renversée dans les faux rapports du capitalisme avancé. Le « détournement » situationniste ne respecte aucunement l’objet de sa prise (et après tout, le cinéma est bien une arme du Spectacle) : celui-ci vaut uniquement comme élément dans la démonstration nouvelle, au service de la révolution. Dans tous les cas, l’image minoritaire pour Godard, c’est donc le « détail » qui dérange et qui accroche, le punctum (Roland Barthes) qui remet en question la totalité signifiante dans lequel il est pris. C’est seulement à partir du fragment ou du détail — c’est-à-dire ces découpages opérés dans un continuum — que cette opération d’une réécriture de l’histoire devient possible. Cela illustre bien la célèbre maxime de Warburg qui affirme que « le bon dieu niche dans le détail ». Le détail minoritaire ou occulté suggère, à l’aide du grossissement de la caméra et des nouvelles connexions tracées par le montage, l’autre monde que la dictature du présent (avec l’attitude réaliste-cynique qu’il impose : « c’est ainsi »…) voile à nos yeux. Comme l’ont bien expliqué Deleuze et Guattari, le détail minoritaire engage un véritable « devenir révolutionnaire » qui met en pièces l’élément hégémonique qui l’englobe.

Je vais maintenant tenter d’expliquer en quoi la démarche de Debord partage certaines caractéristiques avec celle de Godard, et en quoi elle diffère. Je vais d’abord résumer la méthode et les propos du film In girum imus nocte et consumimur igni. Comme les Histoire(s) de Godard, le film In girum est composé de divers fragments filmiques détournés sur lesquels vient se superposer la voix-off monotone de Debord. Le premier tiers du film s’articule autour d’un discours de critique social typique de l’auteur de La société du spectacle, une critique qui affronte toutes les conditions actuelles de l’existence, du travail à la consommation, de la pollution à l’alimentation. Ensuite, après cet exercice de théorie critique en acte, Debord affirme : « Ainsi donc, au lieu d’ajouter un film à des milliers de films quelconques, je préfère exposer ici pourquoi je ne ferai rien de tel. Ceci revient à remplacer les aventures futiles que conte le cinéma par l’examen d’un sujet important : moi-même » (1994 : 216-217). À ce moment précis, le propos du film se transforme, et Debord procède dès lors à une mise en images de l’histoire de sa vie. Le film passe de la critique sociale à un propos mémorialiste et autobiographique. On pourrait penser qu’il s’agit là d’une rupture au sein du film, qui se diviserait donc en deux parties distinctes. Pourtant, il y a bel et bien continuité. C’est que, pour Debord, le combat consiste surtout à viser le cœur même de la société moderne, avec ses valeurs et ses pratiques. L’histoire du siècle est donc divisée selon deux regards : l’un, négatif, sur les accomplissements des pouvoirs dans leur tâche de transformation radicale de la société, et l’autre, positif, en ce que l’exemple de la vie de Debord témoigne du possible de la subversion, d’une autre histoire et d’autres pratiques de vie. Les mémoires de Debord ne consistent donc pas en un repli narcissique : grâce à la lumière d’une vie singulière, toute une histoire est reconsidérée, éclairée autrement (c’était aussi le cas avec les modèles mémorialistes du XVIIe siècle qui inspirent la nouvelle démarche de Debord, comme le Cardinal de Retz : avec eux, les mémoires personnelles ne servent que de tremplin pour effectuer une réflexion et une critique sur l’histoire d’une époque).

Puisque l’époque révolutionnaire est bel et bien terminée à la fin des années soixante-dix (mais pas le combat !), Debord analyse rétroactivement la portée de ses actes et sa position obscure dans son époque. Son discours prend aussi des tournures mélancoliques, et une bonne partie de la réflexion portera sur le passage du temps, et sur la beauté propre à ce passage sans retour (de là les nombreux travellings des canaux de Venise : l’écoulement de l’eau est la métaphore privilégiée par Debord pour figurer le passage du temps). Et quand on entre dans le combat, il ny a aucun retour ni réconciliation possible. C’est une lutte pour l’anéantissement de l’ennemi — sans toutefois aller jusqu’à la destruction de la vie — qui répugne à la mentalité consensuelle et tolérante de l’époque postmoderne. Debord sait que cette position dérange, et il ne se gêne pas pour commenter sa passion du combat et de la stratégie guerrière (plusieurs extraits de vieux films de guerre). Comme le rappelle Deleuze : « partout où l’on veut nous faire renoncer au combat, c’est un « néant de volonté » qu’on nous propose, une divination du rêve, un culte de la mort » (1993 : 166). Tant qu’on n’est pas engagé dans le combat, on flotte dans le rêve : celui de la fantasmagorie bourgeoise, la fausse conscience née du fétichisme de la marchandise. La lutte contre le spectacle n’est rien d’autre qu’une forme de réveil, une ivresse particulièrement exigeante.

Pour Debord et les situationnistes, partisans d’un dépassement de l’art, l’œuvre d’art ultime est bien la vie elle-même. Le grand art et le grand style sont ceux qui parviennent à refléter la vérité d’une vie singulière, avec ses dérives et ses passions (dans les fameuses situations). Peu importe alors les matériaux utilisés tant que l’œuvre parvient à rendre un peu de cette vie vraie qui échappe à la représentation. Le détournement est un procédé à la base de tout l’« art » produit par les situationnistes, fidèles en cela à la célèbre maxime de Lautréamont : « Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. ». Rancière explique ainsi le détournement tel que pratiqué par Debord : « L’essence du détournement, c’est la transformation du prédicat aliéné en possession subjective. C’est la réappropriation directe de ce qui a été éloigné dans la représentation. […] À l’exact opposé de toute pédagogie brechtienne, le détournement est un exercice d’identification au héros » (2005 : 92-93). C’est ainsi que les nombreux films détournés par Debord nous renseignent sur la vie de leur manipulateur : « Lacenaire clamant sa mise au ban de la société, Arkadin levant son verre à l’amitié puis au caractère, Johnny le guitariste abîmé dans les souvenirs de nuits d’insomnie et des amours défunts » (Burdeau, 2005 : 90) sont autant de doubles de Debord, ou du moins, ils reflètent une partie de son caractère ou des dimensions de son existence. Ces extraits de films acquièrent à travers cette manipulation une nouvelle profondeur. L’éternelle opposition entre le sujet et l’objet s’en trouve déplacée : peut-être que ces extraits de films n’ont toujours fait que parler de Debord ? Et pourquoi pas penser Debord comme étant lui-même une forme de cristallisation individuelle de toute cette série de films ?

Par cette poétique cinématographique, Debord n’est pas si loin de celle mise en œuvre par Godard. Dans les deux cas, une subjectivité singulière prise dans un processus de combat rejoue à l’aide du montage l’entièreté de l’histoire du cinéma et de l’histoire du siècle. Dans les deux cas, il y présence de cet argument qui veut que le cinéma fut avalé par la société du spectacle, que le cinéma produit par l’odieuse époque n’est pas le seul cinéma possible. Godard et Debord déclament leurs films au conditionnel passé. Debord déclare d’ailleurs justement dans In girum : « C’est une société, et non une technique, qui a fait le cinéma ainsi. Il aurait pu être examen historique, théorie, essai, mémoires. Il aurait pu être le film que je fais en ce moment » (1994 : 211-212). Il ne faut pas oublier que le premier film de Debord, Hurlements en faveur de Sade en 1952, proclamait haut et fort, tant dans la forme que dans le contenu, la mort du cinéma (succession d’écrans blancs et d’écrans noirs, avec de longues parties silencieuses). Or selon Emmanuel Burdeau dans les Cahiers du cinéma, « Il est connu que les cinéastes de la mort du cinéma sont ceux qui parlent le mieux de ce que celui-ci aurait pu être, sera peut-être dans une autre vie. Le film à venir aura en dernière instance été leur unique sujet » (2005 : 91).

Alors, quel est ce film à venir qui constitue le sujet principal de Debord et de Godard ? C’est principalement un film qui met le montage à l’avant-plan. Le montage constitue bien évidemment un procédé essentiel du cinéma, mais chez Godard et Debord, le montage-temps ne se subordonne plus à un récit-mouvement, ni à la nécessité de tourner des images originales ou inédites. On a donc plus besoin de tourner quoi que ce soit ; il suffit de prendre des images déjà existantes et de les manipuler à travers un montage qui, selon Didi-Huberman, représente « une façon de déplier visuellement les discontinuités du temps à l’œuvre dans toute séquence historique » (2002, 474). C’est-à-dire que le montage ici n’est plus l’outil qui agence des plans discontinus au sein d’une continuité temporelle, mais plutôt le moteur révolutionnaire qui créer des chocs temporels nouveaux entre ces plans retirés de leur matrice originelle (c’est ce que Deleuze appelle le cristal). Le montage donne donc à voir la discontinuité elle-même, ce moment traumatisant ou le temps échappe à son cour linéaire pour s’affronter lui-même de l’intérieur, quand le passé, le présent et le futur s’entrechoquent et s’annulent. À travers ce cinéma du montage de la discontinuité du temps, Giorgio Agamben pense « qu’on peut considérer que le cinéma entre dans une zone d’indifférence où tous les genres tendent à coïncider ; le documentaire et la narration, la réalité et la fiction » (1995, non paginé). Ce genre de cinéma est, littéralement, sans genre : son seul souci est le dépliement de la discontinuité, et donc, en quelque sorte, la rupture du mouvement continu qui ouvre par le choc une nouvelle expérience de la mémoire plaçant les différentes temporalités sur un même niveau, sur un même plan d’immanence.

Pourquoi le montage est-il un procédé qui permet cette nouvelle expérience de la mémoire ? Toujours selon Agamben, il faut pour comprendre cela réfléchir aux conditions transcendantales du montage, soit la répétition et l’arrêt. Je laisse Agamben définir sa conception de la répétition au cinéma :

Répéter une chose, c’est la rendre à nouveau possible. C’est là que réside la proximité entre la répétition et la mémoire. Car la mémoire ne peut pas non plus nous rendre tel quel ce qui a été. Ce serait l’enfer. La mémoire restitue au passé sa possibilité. La mémoire est pour ainsi dire l’organe de modalisation du réel, ce qui peut transformer le réel en possible et le possible en réel. Or si on y réfléchit, c’est aussi la définition du cinéma. Le cinéma ne fait-il pas toujours ça, transformer le réel en possible, et le possible en réel ? (1995, non paginé).

La répétition du même permet de préserver le passé, mais seulement à l’aide de fragments partiels qui ne valent évidemment pas pour la totalité d’un passé. Ce que nous donne à voir l’itérabilité d’un fragment du passé, ce n’est donc pas le monde fini dans lequel il a été pris, mais la possibilité de ce passé même, et la possibilité de composer du différent avec lui. La mémoire, ce n’est pas l’entièreté d’un passé, c’est la possibilité pour un morceau du passé de passer à la vie, de reprendre vie dans le hic et nunc. C’est, comme l’explique l’historienne et philosophe Françoise Proust, c’est une convocation/interpellation du passé qui met le présent dans une position critique :

la tendance, en cette fin de XXe siècle, à identifier histoire et mémoire est bien le signe que notre époque, conservatrice, ne rêve que d’unstatu quo, qu’elle ne désire plus que quoi que ce soitarriveet ouvre une autre histoire. […] Il n’y a d’histoire que si des interventions forcent les moments critiques du temps et rendent possible la réalisation des promesses transmises et recouvertes par la tradition (1994 : 32).

La deuxième condition transcendantale du montage, c’est l’arrêt. Et ici, il faut comprendre l’arrêt dans le sens deleuzien d’une rupture traumatique du mouvement « naturel », soit de l’appareil sensori-moteur, soit de l’histoire elle-même. L’arrêt, c’est une puissance qui travaille l’image en la soustrayant à la continuité narrative ou temporelle pour la donner dans sa présence pure. L’arrêt permet donc la création de ces intervalles entre les images, intervalles qui justement donnent à voir la discontinuité du temps et les nouveaux liens atemporels qui les unissent. L’intervalle signifie un saut temporel, la suspension de l’histoire, et c’est le montage qui permet de montrer les intervalles « en tant que constitutifs du temps » (Didi-Huberman, 2002, 504). Cette puissance de l’arrêt permet la reconstruction d’un nouvel ordre du temps, comme le rappelle Deleuze lorsqu’il traite du cinéma « intellectuel » ou « expérimental » (en opposition au cinéma « des corps ») : « le cinéma du cerveau développe l’autre aspect, l’ordre du temps selon la coexistence de ses propres rapports » (1985 : 270). Ce type de cinéma ne vise donc pas à rendre la temporalité propre au cerveau, fonctionne dans le registre de la co-existence de toutes les durées (du corps, du film, de l’Histoire), précisément mises en connexion au sein du plan rhizomatique du cerveau. Ce qui compte ici, c’est la relation interne et potentiellement conflictuelle entre différentes temporalités, une relation qui défait et refait l’ordre du temps au sein d’un film entièrement construit dans le cerveau (« tout se passe dans la tête, derrière les paupières » (1985 : 280) selon Deleuze). L’arrêt, c’est donc l’opération qui soustrait un élément, via une pause dans le mouvement, à un ordre de temps pré-établi pour le reprendre et le rejouer ailleurs.

C’est ce qu’expliquait Deleuze quand il définissait le film-cerveau ainsi :

Le monde est devenu mémoire, cerveau, superposition des âges et des lobes, mais le cerveau lui-même est devenu conscience, continuation des âges, création ou poussée de lobes toujours nouveaux, recréation de matière à la façon du styrène. L’écran même est la membrane cérébrale où s’affrontent immédiatement, directement, le passé et le futur, l’intérieur et l’extérieur, sans distance assignable, indépendamment de tout point fixe […]. L’image n’a plus pour caractères premiers l’espace et le mouvement, mais la topologie et le temps (1985 : 164).

L’évolution d’un cinéma du mouvement vers un cinéma du temps correspond à un certain procédé de dématérialisation du cinéma : un saut de l’action corporelle vers une exploration de la topologie cérébrale. Ce type de cinéma passe de nouveau à un stade supplémentaire lorsqu’il s’émancipe des conditions matérielles du tournage, de la lourdeur technique et technologique qui encombre la production cinématographique. Le type de cinéma pratiqué par Debord et Godard (et très peu imité, il faut bien le dire) est l’exemple le plus accompli d’un film-cerveau, d’un film qui n’a d’existence concrète que dans la fabulation et dans la recréation intérieures du monde par un cerveau qui devient écran, images projetées. La traditionnelle opposition entre la mémoire (ensemble matériel) et le souvenir (spirituel) évoquée précédemment s’en trouve déplacée : l’objet-film n’est plus qu’écoulement spirituel, puissance immatérielle du pur souvenir, énergie cérébrale en action. Et la mémoire et le souvenir se confondent alors, quand l’histoire « officielle » se trouve déchiquetée et recomposée sur une pellicule qui n’est plus qu’une membrane enregistrant les chocs temporels d’un monde en crise.

  1. 1Le dispositif sera légèrement différent avec l’image cinématographique qui, selon Deleuze, implique déjà le mouvement. On dira alors que le cinéma produit peut-être une sorte de « dialectique en mouvement », qu’il expose directement, et non pas de façon figurée, le mouvement de cette dialectique historique hétérodoxe et subversive défendue par Benjamin. Pour Deleuze, le mouvement du cinéma « provoque » immédiatement le mouvement de la pensée : le cinéma constitue un « automate spirituel ».
  2. 2Dans le prolongement de Marx, Benjamin rappelle comment la révolution française s’est rêvée comme une « seconde Rome », comme une répétition des images de la Rome antique, surtout de la révolte spartakiste. Le mode de passage à la vie des images du passé, leur mode d’influence sur nous, comme le souligne Jacques Derrida dans Spectres de Marx, est donc essentiellement spectrale, fantomatique, hantologique : tel un symptôme qui émerge de l’inconscient.