Gouffre et savoir

Michaux me dit qu’il existe un savoir caché concernant un aspect du monde non théorisé et dont personne ne tient compte parce qu’il provient de gens échappant aux catégories savantes et sociales prisées. Il présente le récit des états rares de pensée, celui des fous, qu’il associe aux drogués et que, par l’intermédiaire d’un lien entre la foi et la folie, j’associe aux saints. Le récit de comment se vivent les hallucinations et autres symptômes, de ce qu’ils révèlent de la pensée. Il ne possède que des descriptions de la folie, son ancienne foi et ses expériences des drogues pour le faire. Dans la section intitulée situations gouffres de Connaissances par les gouffres, il raconte une autre façon de penser. Le texte se présente comme un récit continu auquel il aurait ajouté des sous-titres, alors qu’il n’y a pas vraiment d’interruption du propos. Cette disposition évoque un cours originel et ininterrompu que certains considèrent comme la réalité de la pensée. Mais pour que cela fasse sens, il faut agir sur ce cours, opérer des coupes signifiantes. Ce qui se voulait transcription scientifique tombe alors dans l’ordre du littéraire et de la mise en scène.

Michaux suggère que la folie est un équilibre, qu’elle recèle un savoir différent de celui habituellement disponible à l’homme. S’il se permet de parler de ce savoir c’est qu’il serait accessible au consommateur de mescaline dont l’expérience se rapprocherait de celle de la folie. Michaux a fait plusieurs expériences avec la mescaline ; il peut en parler. Il a donc projeté de prendre des drogues et de noter les effets de celles-ci sur sa pensée. Ces effets lui ont semblé proches des états ressentis et exprimés par les aliénés ainsi que des sensations qui auraient conduit à l’élaboration des différentes religions. Il présente ensuite des livres, ayant une prétention scientifique, composés de ses souvenirs, de ses analyses des notes prises durant les expériences, de poèmes, de réflexions sur les aliénés, des liens à établir avec le phénomène de la foi, le langage et la pensée.

Le savoir recherché par Michaux résiderait au-delà des Structures, qu’elles soient de pensée, sociales, langagières… La notion de structure correspondant à l’organisation, l’arrangement d’un ensemble dont les limites sont claires et définies par une instance extérieure, devient l’ennemie à abattre pour exposer le savoir caché. Mais cela n’est pas si simple d’apprendre une nouvelle, une autre façon de penser, ni non plus de l’exprimer.

Une vision de ce qu’est La Connaissance a historiquement dominé. J’emploie le mot connaissance au sens général : le fait de connaître, se faire une idée de quelque chose, que ce soit par l’intuition, par les sens ou par la raison, de s’approprier ce quelque chose. J’entends également connaissance dans le sens du savoir comme valeur, comme bien à acquérir, par l’intermédiaire d’études ou d’expériences. Nous connaissons le dispositif de connaissance dans lequel Michaux s’inscrit puisque nous y participons encore. Il s’articule partiellement à partir de la dichotomie entre les sciences et ce qui n’en relève pas et il est dépositaire des concepts d’évolution et de changement qui permettent la récupération sans remous d’à peu près toutes les transgressions possibles.

La principale source dans laquelle Michaux puise le savoir caché est la folie. Celle-ci s’oppose à la raison. La prétention de la raison à pouvoir décortiquer la folie, la maîtriser, faire sens avec celle-ci pose problème, car elle évacue ce qui pourrait être immaîtrisable, menaçant, voire impur. Ces menaces et impuretés correspondent aux peurs sans objet, à l’empathie pour l’anormalité et cætera. On peut noter le point d’aveuglement que constitue le fait que Michaux aborde la folie par une démarche scientifique. La différence est qu’il utilise des concepts et procédés étant jugés jusqu’alors littéraires et artistiques. Une autre différence est que, pour Michaux, la raison n’est définitivement pas le point central de l’expérience humaine.

L’image utilisée par Michaux pour penser et exprimer le savoir caché est celle du gouffre. Il parle de situations gouffres qui seraient des lieux de savoir. Ces situations sont différents troubles éprouvés par ceux que Michaux désigne comme les aliénés, soit la sensation de perte du corps, les hallucinations visuelles, auditives ou gustatives, la mégalomanie, la schizophrénie, l’hystérie et cætera.

Les caractéristiques de la figure du gouffre sont l’isolement, l’obscurité, le vide, le vertige, le doute, la peur, voire l’affolement dû à la possibilité d’une menace tapie dans l’ombre, la perte des repères et des limites, l’impossibilité de voir ce qui arrêtera la chute. Il évoque un aspect obscur du monde, quelque chose de caché, que l’on ne connaît pas. L’individu n’y voit pas. Il y a donc la possibilité de l’errance sans l’atteinte d’un but, la possibilité d’un infini. Le gouffre représente un lieu enfoui où il faut apporter une forme de lumière afin de pouvoir en distinguer le contenu général et les cavités particulières. Il importe de se questionner sur la nature de cette lumière afin d’altérer le moins possible la perception de l’objet étudié. Cela signifie que, l’esprit humain étant composé de présupposés résultants de facteurs comme l’éducation, les livres lus, la culture et cætera, cela entraîne la formation dans l’esprit de filtres aux travers desquels chaque nouvelle expérience, ou idée, sera appréhendée. Il est possible de détourner ses présupposés en les identifiant et en les questionnant. Il ne semble pas exister de méthode afin de les éliminer. Il n’est cependant pas question ici de viser l’objectivité totale, mais plutôt de douter de notre façon d’appréhender le réel et ce qui compose la façon particulière dont on le perçoit. Remettre en cause notre pensée permettrait de la faire évoluer, ou, puisque je n’aime pas le registre évolutif, de l’amener ailleurs…

L’expérience du gouffre est attirante et désagréable. D’une part, il y a quelque chose à découvrir, ce qui attire le chercheur, et, d’autre part, il y a perte de plusieurs repères, ce qui entraînerait un sentiment de déliquescence. Ce sentiment, du point de vue de différentes théories du sujet, correspond à un effondrement des limites subjectives menaçant l’individu qui se constitue précisément à partir de ces limites. Si elles n’existent plus, ou deviennent incertaines, la différence entre le sujet et l’objet devient floue. Or, l’atteinte de cet état d’absence de différenciation est l’un des résultats des états rares. On peut alors se demander à quoi sert d’atteindre ces états et s’il est ensuite possible de revenir à la dichotomie sujet/objet ?

Parallèlement à la figure du gouffre, les figures de l’illimité comme l’océan, le trou, le caveau, l’extase, le déluge, l’infini et le ciel, foisonnent dans l’œuvre michauxienne. Toutes servent à décrire un état où l’individu n’arrive plus à identifier ses limites et celles de ce qui l’entoure. L’eau, sous toutes ses formes, plus particulièrement celle de l’océan, est probablement la plus importante figure de l’éventuel illimité chez Michaux après le gouffre. Comme l’obscurité, l’eau, tout en étant un principe de vie nécessitant son contraire pour prendre sa pleine puissance, peut inquiéter. Freud parle d’un sentiment océanique qui serait « la source véritable de la religiosité […] la sensation de l’“éternité”, sentiment comme de quelque chose de sans frontière, sans home, pour ainsi dire “océanique” » (Freud 1995 : 5). Celui-ci résulterait du sentiment d’indifférenciation présent chez le nourrisson avant qu’il ne se différencie du monde qui l’entoure. Il serait possible de trouver des persistances de ce sentiment chez des hommes parvenus à maturité, par exemple à travers le sentiment religieux.

Les figures de l’illimité, particulièrement le gouffre, sont utilisées au sens propre et au sens figuré. Au sens propre, parce qu’un sentiment de glissement, de vertige, y correspond et au sens figuré, car elles représentent quelque chose n’étant que de l’ordre de la pensée et n’ayant rien à voir avec un phénomène géologique, bien qu’elles en aient les apparences et caractéristiques. Comment un simple fait de pensée peut-il avoir un tel impact physique ? Selon certains, il existe un pouvoir de l’esprit sur le corps, par exemple chez l’hystérique, qui « sue du sang, à qui on peut toucher le globe de l’œil sans qu’elle cille » (Michaux 2002 : 275). Les gens sains peuvent penser à leur expérience de la timidité ou de la nervosité pour se représenter l’influence d’un sentiment sur le corps. Le vertige pourrait être partiellement expliqué par le fait que, dans une situation gouffre, les catégories avec lesquelles le réel est habituellement perçu ne fonctionnent plus. Être perdu dans les faits et dans sa pensée présenterait donc les mêmes effets sur le sentiment interne.

Le gouffre est lié à l’infini, un infini sombre et vertigineux. Il relève également du transcendant. Selon Michaux, la drogue peut devenir le tremplin de la transcendance. Elle donne l’impulsion nécessaire pour avoir accès au divin ou à ce qui dépasse l’homme en général. Cet accès correspond à un saut dans le vide, au sens où tout est abandonné. Le lien qu’entretient Michaux avec la transcendance n’est pas évident. D’un côté il y a le divin, qui exerce une fascination, mais d’un autre côté il y a l’infini, une version laïque de la transcendance. Michaux est à la fois rebuté et attiré par l’infini. Il recherche une métaphysique rejoignant plutôt la découverte d’une pensée pure que celle du divin, duquel sa définition s’inspire cependant.

Le gouffre, dont les limites ne sont pas apparentes, est conçu comme positif par Michaux qui cherche à atteindre cette absence de limites, mais il est également horrible parce que l’être y est dépossédé de ses moyens. Il provoquerait une fascination dans laquelle l’individu est entraîné. Michaux insiste sur le sentiment de happement ressenti par l’aliéné et le drogué. Peu importe le contexte, il est associé à une idée fixe recouvrant tout. Cependant, l’Idée Une est vécue comme un enfermement, un retour des limites, ce qui est perçu comme négatif.

D’après la connaissance et l’expérience du monde de l’homme : il n’existe pas de trou sans fond, du moins, pas sur terre et je laisserai l’univers et ses trous noirs hors de cette histoire pour le moment, même s’il y a, de ce côté, matière à exposition du même dispositif de pensée. Par quoi le gouffre est-illimité ? Il se peut d’abord qu’il le soit par de l’eau. Dans ce cas, le résultat pourrait en être que l’individu qui s’y engouffre soit amené ailleurs par cette eau, si courante, reste sur place, si stagnante, ou encore s’y noie. L’autre possibilité serait que le gouffre ait un fond qui soit un sol ferme. Cette possibilité offre pour éventuelles résultantes qu’il est possible que l’individu trouve la mort en s’y écrasant, ou alors qu’il reste pris dans une cavité n’ayant d’autre issue que l’entrée du gouffre, ce qui le ramènera au stade initial, ou presque, puisqu’il aura au moins acquis la certitude qu’il n’y a rien d’autre, et enfin, qu’il trouve là un chemin qui l’amènera ailleurs. Il n’est cependant pas certain qu’aucun de ces ailleurs ne soit inconnu par rapport à ce que nous connaissons. L’entrée dans le gouffre est donc un pari qu’il y a un savoir à découvrir et qu’il est possible de le ramener avec soi malgré les risques que cette entreprise comporte. Le gouffre peut également contenir des créatures menaçantes, l’étant encore davantage parce que l’individu ne peut pas distinguer leur présence avant de leur être confronté. Ces créatures menaçantes pour la pensée sont des pans de savoir risquant de démontrer que l’ordre établi n’est pas valable ou, du moins, pas total. Il est cependant impossible de prévoir qu’elles auront cet effet puisqu’on ne connaît pas leur nature.

Le fait de présenter une figure comme le gouffre suppose qu’une limite langagière est atteinte, que l’on n’est plus dans l’ordre de l’aisément et rationnellement descriptible, définissable. Le langage, qui est un moyen de contrôle et de maîtrise pour la pensée, est une des facultés que l’homme perd en se plaçant, ou en étant placé, dans une situation gouffre.

Le fait d’utiliser cette figure pour approcher le savoir caché implique qu’il possède les mêmes caractéristiques. Il est donc éventuellement illimité, profond, obscur et peut-être dangereux. Il devrait alors être plus repoussant qu’attirant pour l’individu, mais il en fascine plutôt plusieurs. Cette image du gouffre a son histoire et Michaux n’est pas seul à s’être aventuré au-dessus de l’abîme pour tenter d’en retirer quelque chose. Certains auteurs, comme Baudelaire dans son poème Le Gouffre (1999 : 222-223), ont utilisé cette figure d’une façon approchant celle de Michaux. Baudelaire commence par nommer Pascal. Le gouffre est ainsi associé à une figure de savoir, de philosophie, celle d’un philosophe croyant et porté sur la réflexion mathématique. Pascal y est décrit comme ayant un gouffre « se mouvant en lui ». Selon Pascal, l’homme se tiendrait en quelque sorte au-dessus d’un abîme d’incertitude, mais il faut parier sur l’existence de Dieu pour arriver à vivre malgré cette incertitude infinie. L’absence de certitude projette l’individu dans une situation de pensée risquée. Un relativisme absolu est à craindre puisque si rien n’est certain, tout point de vue équivaut à l’autre. Il devient alors pratiquement impossible de connaître quoi que ce soit. Le gouffre en serait un d’incertitude et celle-ci est ce qui fait que l’homme est homme. Ce gouffre, une fois découvert, doit être recouvert d’une façon ou d’une autre.

La figure de Pascal permet de mettre à jour une conception du langage, s’étant immiscée dans les esprits, par l’intermédiaire de textes comme De l’esprit géométrique, qui peut peut-être remplir ce rôle de recouvrement. Depuis Aristote, le savoir avait été divisé entre les sciences conçues comme exactes et celles ne l’étant pas. Le langage n’est pas conçu comme certain. Cette conception ne changera malheureusement pas malgré la tentative de Pascal Michaux participe tout de même de ce désir d’une pensée expérimentale démontrable, traduisible dans le langage. Il fonde ainsi sa réflexion dans la mesure, le calcul, l’expérience et l’observation, éloignant ainsi l’entrée dans le gouffre parce que celui-ci est inquiétant et que ce qu’il contient semble être incommunicable, alors que la science est sereine puisqu’elle croit avoir la certitude de son côté et que le savoir qu’elle découvre et véhicule est communicable. Mais son projet échoue également en partie. Après ces échecs, les autres moyens de recouvrir le gouffre sont le divertissement, l’art ou la foi, qui serait la seule voie garantissant l’arrêt du doute généralisé.

La figure du gouffre est reliée au sentiment du divin, ou, du moins, au transcendant. Chez Baudelaire, le gouffre fait peur et fascine, est associé au rêve, au cauchemar, et Dieu en est l’origine. Il insiste lui aussi sur le sentiment de perte de limites, de vertige. L’horreur ressentie est vague ; son origine demeure obscure. Le néant y est associé à l’insensibilité, ce qui rappelle la perte de sensations précédant l’apparition du sentiment d’infini chez Michaux. Il est alors possible de se demander si ce qui est recherché ne serait pas justement la perte de la sensibilité, de l’immaîtrisable. Le poème se termine par un appel à la rationalité sous les figures des mathématiques et des hommes. Les Nombres ont cette particularité de pouvoir s’étendre ou se diviser infiniment, tout en étant un système inventé par l’homme. Cette façon de concevoir l’infini de façon rationnelle est peut-être ce qui rassure Baudelaire, lui donne un appui, sous la forme d’un système, devant l’infini qui est déséquilibre.

Baudelaire, au-delà de ce simple poème, participe au même projet que Michaux : « ce goût qu’il professe pour l’extrême, l’absolu, le profond, il l’appelle précisément “le goût de l’infini” » (Fondane 1947 : 25). Celui-ci est associé, chez Baudelaire, à la consommation de haschisch. Les drogues mettent donc à jour la fausseté de l’impression de finitude que donne le réel, elles sont un instrument pouvant servir à ouvrir un autre champ de pensée.

Fondane soutient que :

quoi que Baudelaire entende par “infini”, c’est toujours du “principe de toutes choses”, de la vie qui déborde les formes, du monde en tant que créé et non seulement pensé, qu’il s’agit ; l’acte qui se propose de le saisir, de le vivre ou de l’exprimer est toujours conçu comme un excès, une audace (Fondane 1947 : 25).

L’audace résiderait dans le fait qu’une telle exploration révèle la possibilité que le monde et la pensée comportent encore une large part d’inconnu, ce qui contredit le sentiment d’emprise. L’excès et l’audace sont éventuellement répréhensibles et dévastateurs. Peut-être est-ce parce qu’en allant « hors de soi » ou en défaisant toutes les limites qui se trouvent en soi, l’individu risque sa destruction, et, si chacun imite ce mouvement, la destruction de tout ordre régnant jusqu’alors. Le gouffre est un puissant moteur de réflexion. Faut-il l’arrêter ?

Dans une situation gouffre, l’esprit serait happé par ce qui se présente à lui. L’individu se trouve dans une fascination l’absorbant complètement. Cette absorption, identifiée par Michaux comme le fait d’être sous l’emprise d’une seule idée, entraîne des difficultés d’expression. J’ai décidé de nommer cette situation l’Idée Une.

Connaissance par les gouffres s’ouvre sur une pluie de déictiques en déroute. Les déictiques surgissent lorsque l’on ne comprend pas, offrant une stabilité subjective à l’individu en le définissant et le différenciant de ce qui lui est extérieur en le situant dans le temps et l’espace. S’ils sont en déroute, cela implique que l’ordre du langage ne fonctionne plus très bien, que la différenciation entre le sujet et l’objet est floue.

Michaux décrit ce qui se passe chez l’aliéné : « L’opération coup de foudre n’est même pas nécessaire. Il peut n’avoir aucune conscience de rencontre. À un moment il se trouve dedans. Immergé dans l’évidence de la Vérité qui de toutes parts avance et rayonne, et pleut sur lui. » (Michaux 2002 : 216). L’aliéné se trouve donc envahi par l’Idée, contre laquelle il est sans défense. Se défendre contre celle-ci nécessiterait la présence d’un dispositif critique qui n’est, peut-être définitivement, plus là dans l’esprit de l’aliéné. Michaux illustre cette impression en réunissant à la fois l’image de la pluie et du soleil. Il s’agit de l’alliance de deux phénomènes contraires, d’un oxymore, ce qui implique qu’il n’y a pas de façon directe d’exprimer cet état.

Michaux parle du « gouffre de l’évidence » (Michaux 2002 : 216). Cette appellation désigne le fait qu’une personne dite aliénée est la proie d’une Idée recouvrant tout le réel. Cette situation est reliée à une conception de la vérité, à la fois horrible et désirable, ne se vivant, ne s’apercevant que dans la solitude. La notion d’idée fixe est liée au solipsisme, à une pensée n’étant plus en rapport avec l’autre, ni avec le monde, mais plutôt tournée vers une entité la dépassant et la recouvrant, donc au transcendant. Elle peut également être reliée à l’illumination, dans la mesure où l’Idée est vécue par l’individu comme s’imposant à lui tout en lui apportant une Réponse jetant une lumière nouvelle sur le monde et sur la vie. L’illumination, le fait de mettre en lumière, est associée à la compréhension. Différentes expressions en témoignent, comme : « avoir un éclair de génie », la foudre étant associée à une forte charge électrique secouant l’individu, mais également à une vive lumière traversant le ciel obscurci. L’illumination peut aussi être « déposée » en l’homme par Dieu. Elle est également liée à la notion d’inspiration, elle-même reliée à celle de souffle, lui-même associé au divin dans les textes bibliques. L’illumination comme source de savoir est caractérisée par sa brièveté, elle est ponctuelle. Si elle persiste, c’est peut-être le signe que l’esprit chemine vers la folie.

Michaux, référant au langage poétique de l’aliéné en situation gouffre, affirme : « Plus grave encore il le vit. Il réalise la métaphore, il se laisse fasciner par elle. Martyr d’une analogie trop sentie, trop subie. Il ne sait se retenir, ce que savent si bien les poètes de profession qui passent de l’une à l’autre. Lui, il est dans le profond caveau d’une seule » (Michaux 2002 : 183). Vivre une métaphore serait le propre de la façon de penser du schizophrène selon la psychanalyse qui établit un rapport entre la métaphore et la condensation qui est : « le mécanisme par lequel une représentation inconsciente concentre les éléments d’une série d’autres représentations » (Chemama et Vandermersch 2003 : 58). Les autres représentations sont inconscientes pour le schizophrène. Elles ne sont pas appelées dans une intention particulière. Elles résulteraient plutôt du fait qu’il ne fait plus la différence entre pensée concrète et métaphorique. Comme dans la métaphore, un des termes de comparaison manque, n’est pas mentionné. La différence d’avec le poète est que ce dernier sait de quoi il fait la métaphore, est maître de ses images, alors que l’aliéné ignore ce qui engendre ces images en lui, s’y trouve soumis. Cette conception de la création littéraire implique qu’elle est maîtrise. La formation des tropes est volontaire, pas subie. La métaphore ne comprend qu’un seul phore, le phore étant ce qui porte, l’image qui transporte, en un mot ou plusieurs, autre chose qui est évoqué, sans l’être de façon claire. C’est un choix associatif de l’écrivain, une opération sur le langage. Cette conception oublie cependant la part d’inexplicable entrant en jeu dans l’inspiration. Dérivant du fait que, dans les textes bibliques, le prophète est celui en qui Dieu met son souffle, l’inspiration est maintenant décrite comme venant ou ne venant pas, et ce, sans que l’on en connaisse vraiment la cause puisque Dieu n’est plus là pour nous souffler la réponse…

Les images l’envahissant donnent des impressions physiques au schizophrène. Il est enfermé, seul, dans le noir du caveau alors que la métaphore est normalement image. L’obscurité a pour caractéristique de rendre tout uniforme, de rendre moins visibles les limites et contours des choses. Elle devient alors une image contenant la possibilité de l’illimité, de l’indifférencié, tout comme le gouffre. Elle peut représenter un nonsavoir, mais Michaux y cherche justement du savoir. Le lien avec le langage poétique suppose que ce dernier diffère de celui de la prose. Pourquoi utiliser la prose pour communiquer son expérience ? Malgré les nombreuses expérimentations faites sur cette forme, la prose présente habituellement un discours continu et structuré. L’esprit du lecteur y est entraîné par l’enchaînement des mots et des phrases contrairement à la poésie qui demande souvent interprétation puisqu’elle fonctionne par évocations. Ces définitions idéales ne sont malheureusement pas effectives et parfois la frontière entre prose et poésie est extrêmement floue. Ce n’est cependant pas le cas chez Michaux. Sa façon d’écrire éloigne terriblement le lecteur de l’expérience qu’il affirme avoir vécue. Il n’en reste qu’une description froide et quelques copies du texte originel dispersées à travers l’œuvre.

Pour exprimer la façon dont l’Idée agit sur l’esprit de l’aliéné, Michaux utilise l’image de la foi. Le sentiment de certitude de l’aliéné correspondrait au même mouvement interne. L’aliéné a donc foi en une idée absorbante qui le domine. Michaux n’insinue cependant pas que les saints et les croyants sont fous. La différence résiderait dans la nature de l’idée de Dieu puisque celle-ci, tout en étant totale et unitaire, est articulée de façon à pouvoir inclure la diversité par l’intermédiaire de la création qui est sa nature. Il n’y a donc aucun empêchement à ce que quoi que ce soit entre dans sa logique. Ainsi, l’individu croyant en Dieu peut évoluer au sein du monde et parmi les non-croyants sans que sa foi pose problème. Les autres idées unifiantes n’ont pas nécessairement cette complétude. Michaux donne pour exemple la figure d’Eisenhower, qui, rencontrée dans un journal par un aliéné, va subitement tendre à englober une multitude de choses. Eisenhower devient Le responsable de tout. Michaux ajoute : « Il ne peut plus tenir à part et cloisonné ce qui doit l’être. De même qu’un malade ne peut empêcher que se dilate en lui et ne s’étale partout une idée forte, lui ne peut s’empêcher que vienne et revienne et s’étale un nom fort » (Michaux 2002 : 264). Le réel devient ainsi nonséparé ; tout semblant former une unité.

Il y aurait alors une perte de sens critique provenant du fait que la certitude de la valeur et de la véracité de l’Idée empêche d’exprimer des doutes ou de prendre du recul par rapport à celle-ci. J’entends par sens critique la capacité d’un individu de poser sa pensée hors de lui, de prendre position par rapport à celle-ci, d’en identifier les points forts et faibles, de la remodeler au besoin. Cela nécessite un écart temporel et une capacité de comprendre d’autres logiques. L’esprit n’étant pas critique serait comparable à un aveuglement pour les gens ayant le sens critique. La figure de l’aveugle, comme Tirésias dans Œdipe roi, en fut pourtant autrefois une de sagesse. Ce personnage, bien qu’aveugle, n’en est pas moins dépositaire de la vérité parce qu’il est doté de clairvoyance. Celle-ci suggère qu’il y aurait peut-être d’autres moyens de connaître… Il y a bien sûr les autres sens, mais également ce qu’Œdipe nomme l’âme, qui a un lien, par l’entremise de la sensibilité, avec l’intuition qui est connaissance immédiate, sans l’intermédiaire de la raison. Ce serait donc, en un sens, l’inverse : ce sont ceux ayant l’esprit critique qui obstruent des champs de savoir, et ce, parce que le sens critique serait un des éléments faisant que l’homme est humain. Qu’est alors l’inhumain ?

La poésie n’obéissant pas à des règles est considérée comme une menace parce qu’on ignore l’origine d’une telle expression. Pourquoi avoir élaboré le sens figuré ? Pourquoi avoir détourné les mots de leur signification ? On peut opposer à cela le fait qu’à la base tout mot est figuré, mais au-delà de cette objection, il reste que le langage a été détourné de sa fonction utilitaire, la communication, ce qui impliquerait qu’il existe d’autres fonctions au langage, comme la capacité d’appréhender certaines choses que nous ne pourrions pas faire entrer dans notre pensée et notre compréhension sans lui.

L’Idée Une, place l’individu dans une position de solitude par le fait que celui sous son emprise est seul à en comprendre l’ampleur. Michaux aurait vécu cette expérience de l’idée fixe. Il affirme, dans L’infini turbulent, qu’il voit l’image de la folie dans une lampe ne produisant qu’un cercle de lumière autour d’elle en laissant tout le reste dans la pénombre. Michel Foucault utilise également cette image de la sphère lumineuse comme représentative du savoir accordé aux fous :

Ce savoir, si inaccessible, et si redoutable, le Fou, dans sa niaiserie innocente, le détient. Tandis que l’homme de raison et de sagesse n’en perçoit que des figures fragmentaires – d’autant plus inquiétantes – le Fou le porte tout entier en une sphère intacte : cette boule de cristal qui pour tous est vide, est pleine à ses yeux, de l’épaisseur d’un invisible savoir (Foucault 2003 : 37).

Les images du cercle et de la sphère étant traditionnellement celles de la perfection et de la totalité, elles peuvent donc être associées au divin. De plus, le « cercle exprime le souffle de la divinité sans commencement ni fin » (Chevalier et Gheerbrant 1982 : 193). Le souffle étant associé à l’esprit que Dieu dépose dans l’homme, il s’agirait donc d’un savoir absolu détenu par le fou et le drogué. Ce savoir paraît menaçant parce qu’il ne résulterait pas d’un processus rationnel.

Dans Les Grandes épreuves de l’esprit et les innombrables petites, Michaux décrit l’enfermement dans une idée. Alors que l’écriture serait un moyen de reprendre appui dans le réel, il devient impossible d’écrire pour l’aliéné. C’est probablement dû au fait qu’une fois enfermé dans son Idée, l’individu n’est plus en mesure d’avoir recours à certaines associations puisqu’elles sont toutes happées par l’Idée, celle-ci avalant les significations des autres mots, dans une logique paraissant inébranlable à celui sous son emprise.

L’aliéné s’exprimerait poétiquement, mais une poésie étant un langage réduit, dont la structure est bouleversée, n’étant pas explicatif et fonctionnant par évocations. Une poésie déliée du mètre, de la rime, des versets et des règles nécessaires du langage s’approcherait du moyen idéal de transmettre ce que Michaux conçoit comme le savoir caché. Serait-il alors en mesure de faire comprendre ce qu’il a découvert ? En ce sens, nombre d’écrits michauxiens montrent une fascination pour un langage plutôt pictural Michaux a tenté de définir ce que devrait être ce langage. Par des traits en montre un bon exemple. L’idée de ce langage, plus proche des idéogrammes chinois que des mots, lui est venue suite à son expérimentation de la peinture à travers laquelle il découvre une expression lui convenant selon lui davantage que l’écriture. La possibilité de ce langage s’illustrerait dans les dessins d’enfants. Michaux conclut cependant que l’enfant perd son accès à l’universalité en devenant un adulte, un individu. Il reste que plusieurs schizophrènes refont surface par l’intermédiaire du dessin ou de la peinture, qui impliquent moins de règles nécessaires, alors que les discours les laissent indifférents.

Michaux affirme de l’aliéné que :

Son savoir, qui est savoir par illuminations, n’a rien de commun avec les autres savoirs et réside en lui comme un fantôme sans homes et que ne peut examiner la critique. Plus du tout. De ce qui fascine on ne peut faire le tour. Il se trouve qu’une idée présentement sur lui a pouvoir. Avant, son esprit sur elle aurait eu pouvoir. Maintenant elle seule a pouvoir, sans réserve, sans “mais”, sans aucun (Michaux 2002 : 217).

L’aliéné, chez lequel il y a déification d’une idée, est enfermé dans son savoir qui est impossible à analyser, à critiquer, puisqu’il demeure secret dans la mesure où l’aliéné ne peut pas le communiquer. Il devient ainsi impossible d’y introduire un autre ayant pour fonction de le remettre en doute.

Ce savoir peut être rapproché de celui atteint lors de la contemplation. Dans Face à ce qui se dérobe, Michaux écrit à propos du penser lors du moment de contemplation :

Pas comme d’habitude. Incroyablement compréhensif. Vaste ce qu’il découvrait, de plus en plus vaste, d’une vastitude inconnue. Se continuant sans montrer de bornes, les parties s’engendrant, se donnant l’une l’autre leur lumière, leur extension nouvelle. Jamais coupées ni interrompues. Sans humeurs, à une même égale unique cadence, pensées sans à-coups, sans impressionnabilité, ou plutôt une seule prolongée à l’extrême (Michaux 1991 : 110).

Cela ressemble donc à ce que devrait être un savoir total, ou, du moins, un savoir où toutes les choses sont reliées de façon nécessaire, naturelle. Il existe cependant certaines conditions indispensables pour l’accès à ce savoir. Ainsi : « Pas de référence dans la contemplation. Voir, mais pas examiner » (Michaux 1991 : 113). L’analyse risquerait probablement de briser le lien unique, unifiant entre les choses en le rendant précaire, voire artificiel. De plus, ce savoir s’inscrirait totalement dans l’ordre de la vision : « Une vaste réflexion en images était soumise au regardant » (Michaux 1991 : 114). Il risque par contre de disparaître, si les conditions ne sont pas respectées. Ainsi : « A un moment, il y eut un commencement de complaisance pour une pensée. C’était le retour, c’était moi, cela – presque aussi fâcheux qu’une critique » (Michaux 1991 : 115). Cela implique donc que la disparition du moi est nécessaire à l’atteinte de la contemplation. Michaux est cependant incapable de s’y maintenir.

Le projet de Michaux consistait à découvrir un savoir caché par l’entremise des drogues. Celui-ci réside dans les rapprochements établis entre les figures du drogué et de l’aliéné. Il est également composé des informations données par les drogues sur les natures et fonctionnements de la pensée et du langage. Celles-ci révéleraient les mécanismes, le rôle, que jouent les figures du discours dans l’élaboration de la pensée. Certains considèrent que la comparaison est nécessaire à l’entendement du divin par les esprits ayant une éducation peu développée. Il est possible d’affirmer que cela est également vrai du savoir caché de Michaux, dans la mesure où un esprit éduqué serait entravé par trop de structures pour pouvoir l’atteindre. Michaux note enfin une différence entre les figures présentes dans l’esprit, bien qu’altéré par la drogue, et celles présentes dans la littérature. Ce ne serait que dans la littérature qu’une continuité d’images serait possible. Même s’il est envisageable que les images fonctionnent par associations dans l’état altéré, elles ne sont pas ressenties comme telles. Il faut avoir un certain recul pour faire sens. Il peut être atteint par l’écrit, mais il est toujours postérieur à ce qui vient à l’esprit. Il y a donc nécessairement trahison et le savoir tant cherché redevient inconnu.