Poétique de l’échec chez Cioran (2011)
Nombreuses sont les œuvres littéraires dont les protagonistes passent d’un échec à l’autre. Que l’action dans un texte tragique, romantique ou réaliste débouche sur un fiasco est fréquent. Cette fréquence frôle l’exigence. Quant aux écrivains ratés, l’histoire de la littérature en a connu beaucoup. Cette « catégorie » d’écrivains se divise en deux sous-catégories : la première renferme les écrivains dont les œuvres ont été mal reçues ou posthumes tels que Kafka et Benjamin, la deuxième ceux qui, comme Cioran, ont montré une rupture catégorique avec la plupart des institutions sociales1. Ceci démontre que le mot « raté » a une double signification. Il ne désigne pas seulement celui dont l’action n’a pas atteint l’objectif voulu mais, aussi, tout individu qui choisit de mener une vie non conforme à la norme.
Ces traits communs ne peuvent pas éclipser certaines particularités propres à chaque univers littéraire. Plus ces spécificités touchent l’essence et la valeur littéraire de l’échec, plus elles sont importantes. L’œuvre cioranienne remplit ces deux conditions. Pour cette raison, nous en avons fait le corpus de notre réflexion qui vise à montrer que la singularité du thème de l’échec chez Cioran est double : philosophique2 et littéraire.
Métaphysique de l’échec
Le thème de l’échec attire d’abord3 l’attention du lecteur par son extension infinie. Rien n’échappe à son hégémonie. De l’être jusqu’aux détails les plus banals de la vie quotidienne, tout est ratage. Cette vision a trois causes principales : la mort, l’ennui et le non-sens. Une existence vouée à la mort rend tout absurde. Tout succès est momentané et vain. Le suicide ne signifie pas une réussite mais tout simplement une façon d’être en harmonie avec cet échec biologique incontournable. Au non-sens naissant de cette fatalité, s’ajoute une autre forme d’absurdité, purement conceptuelle. Aucun concept ne résiste à l’examen continu de quelques instants. Autant le concept que son opposé sont dénués de sens. Le fini et l’infini sont inconcevables. L’expérience de l’ennui ne fait que renforcer la toute-puissance de l’échec. Ce vide dévorateur où « tout se vide de contenu et de sens. […] Tout l’univers demeure frappé de nullité. […] C’est la révélation de l’insignifiance universelle » (Cioran 2003 : 1784).
Toutefois, il arrive que l’écrivain parle de réussite. En témoignent ces deux extraits de La Tentation d’exister :
Soucieux de trouver sans importance quoi que ce soit, il y réussit aisément, les évidences étant en foule de son côté. Dans la bataille des arguments, il est toujours vainqueur, comme il est toujours vaincu dans l’action : il a « raison », il rejette tout – et tout le rejette.
Il y a des pays qui jouissent d’une espèce de bénédiction, de grâce : tout leur réussit, même leurs malheurs, même leurs catastrophes ; il y en a d’autres qui ne peuvent aboutir, et dont les triomphes équivalent à des échecs.
Dans ces passages, le succès n’affecte pas la toute-puissance de l’échec. Toute réussite est provisoire et souvent infectée d’échec. Par surcroît, l’écrivain ne parle de triomphe que pour attaquer ou se moquer de quelque chose. Le second passage cité est extrait d’un paragraphe qui vise à tourner en dérision le peuple roumain, présenté comme un amas de ratés. Dans un article écrit en roumain, en 1931, et intitulé « Succès », le jeune Cioran ne fait que mettre l’accent sur la superficialité de ceux qui ont réussi socialement (Cioran 2004 : 27-29). Quant au succès de gâcher sa vie, loin de relever d’une véritable réussite, il est plutôt au service de l’échec4. Pour cette raison, l’échec et « le succès » ont la même origine : la volonté de destruction. L’échec infini ne se comprend que par rapport au nihilisme du philosophe. Il est infini par ce qu’il est la conséquence d’un travail de destruction illimitée. Affirmer quoi que ce soit est une humiliation pour le nihiliste. Il ne cesse de répéter que tout est mauvais et insoluble. Même être lucide ne sert à rien : l’homme est condamné à se tourmenter et la sagesse est impossible. L’éloge du mode de vie des moines bouddhistes doit être compris comme un élément constitutif de la structure dualiste de la pensée de Cioran. Le bouddhisme n’est qu’une arme pour attaquer la pensée occidentale. Il est difficile de penser que le jusqu’au-boutisme de la négation cioranienne épargne le nirvana ou l’ascétisme. Tout point positif dans l’œuvre de Cioran est incapable de résister à l’implacable à-quoi-bon. Qu’un écrivain construise une œuvre tournant autour du néant et de la vanité de l’existence n’implique pas que l’échec y soit un thème principal. En témoigne Le Monde comme volonté et comme représentation de Schopenhauer dont l’influence sur Cioran est indéniable. L’idée de l’échec y est rarissime5.
L’échec, parce qu’il est sans limites, est omniprésent. Il embrasse tout l’univers de notre écrivain. Tous les textes cioraniens sont traversés par cette thématique même si le mot « échec » ou ses synonymes ne sont pas mentionnés explicitement. Parce qu’il est un thème englobant, l’échec oriente la lecture de l’œuvre cioranienne. L’échec nécessite deux éléments : un dessein et un aboutissement qui ne satisfait pas les attentes du point de départ. L’absence du premier élément n’implique pas celle de l’échec.
L’extension infinie de l’échec chez Cioran se nourrit du mode d’être de ce thème dans le texte. L’essayiste roumain a traité la question de l’échec directement. Dans un essai, l’écrivain est censé exprimer sa pensée d’une façon directe, sans la médiation des personnages et de l’action. Par conséquent, ce qui est dit à propos de l’échec reflète le point de vue de l’essayiste. Bien que l’essai puisse recourir à la fiction, au sens searlien du terme6, il est légitime de le considérer comme un genre non fictionnel. Il est possible que la fiction en soit un élément constitutif. Toutefois, le pacte implicite entre l’énonciateur et le récepteur régissant la lecture du texte essayistique dans sa totalité présuppose une énonciation sérieuse. Le deuxième mode d’être nourrissant cette extension infinie est une sorte de densité qualitative. Il arrive que le ratage ne soit plus un attribut. L’adjectif disparaît pour que le substantif produise une concentration maximale de la représentation de l’échec. Il n’est plus question de se présenter comme un raté ou de représenter des personnages ratés comme l’homme, le civilisé, Dieu, les animaux7. L’échec devient comme la mort, l’existence ou l’ennui, un absolu. Le fragment du Précis de décomposition intitulé « Effigie du raté » en est le témoignage. En voici un extrait :
Ayant tout acte en horreur, il se répète à lui-même : « Le mouvement, quelle sottise ! » Ce ne sont pas tant les événements qui l’irritent que l’idée d’y prendre part ; et il ne s’agite que pour s’en détourner. Ses ricanements ont dévasté la vie avant qu’il n’en ait épuisé la sève. C’est un Ecclésiaste de carrefour, qui puise dans l’universelle insignifiance une excuse à ses défaites, etc.8.
Ces éléments sont intensificateurs et non producteurs de l’extension infinie de l’échec. L’œuvre de Kafka en est la preuve. Bien que la vie et l’œuvre9 de l’auteur du Procès soient marquées par le ratage, l’échec demeure une question personnelle qui n’a aucune prétention à l’universalité. Il concerne son rapport avec son père et son employeur, ses fiançailles et sa santé. Ses causes sont subjectives. L’hésitation (Kafka 2002 : 537-538), le manque d’audace (Kafka 2002 : 551) et la faiblesse de la volonté (Kafka 2002 : 522) empêchent l’écrivain tchèque de réussir socialement. Cet aspect individuel de l’échec n’est pas dû à l’écriture journalistique. Presque tous les récits kafkaïens sont focalisés sur l’angoisse d’un seul personnage face au monde extérieur. Chez Cioran, son prétendu refus de l’action est une sagesse visant à être en harmonie avec l’existence. C’est sa lucidité qui lui rend vaine toute entreprise. Il vit en symbiose avec le ratage universel. De plus, pour Kafka, l’échec n’est pas une fatalité. Y échapper est possible. D’où cette présence permanente de la lutte. Par ailleurs, le refus kafkaïen des institutions sociales n’est pas catégorique. Son attitude est ambivalente. D’une part, son rejet du monde extérieur et de ses institutions vise à préserver la vie intérieure de l’écrivain. Toute relation humaine menace sa solitude et sa vocation pour la littérature. D’autre part, comme l’a bien remarqué Marthe Robert, dans son introduction au Journal, Kafka pense que « ce n’est pas dans l’individu, mais dans le chœur que réside la vérité, le monde, quel qu’il soit, est dans le vrai. […] Si la vérité est contenue dans l’indissoluble unité du monde humain, hors duquel la vie est absurde et morcelée, l’individu seul n’a pas d’existence vraie, l’isolement n’est qu’une folie, la solitude n’est qu’un refuge trompeur, une fuite devant les responsabilités de la vie » « surmonter la révolte de l’homme particulier, trouver la voie qui mène à une communauté vivante, enracinée dans un sol, une tradition, une histoire » (Kafka 2002 : IX). Enfin, l’attitude de Kafka à l’égard du mariage et de la procréation n’est pas toujours négative (Kafka 2002 : 278).
Indigné par sa condition tragique en tant qu’être mortel, Cioran ne cesse de faire le procès de l’Être. D’où sa métaphysique de l’échec. Au fond, notre écrivain, comme Artaud, pense que l’Être est abominable. L’équilibre du monde, troublé par l’avènement de la vie et de l’histoire, n’est qu’une exigence de la structure dualiste. La vision qu’a Cioran de l’existence est essentiellement chaotique. Toutefois, l’échec infini est en contradiction avec l’acte d’écrire et de publier. Si toute entreprise humaine est vouée au fiasco, pourquoi peiner pour construire une œuvre ? Cioran semble en être conscient. La solution envisagée est une poétique associant son travail d’écrivain à celui d’un raté.
Poétique d’un raté
Notre écrivain va mobiliser de nombreux moyens de camouflage pour protéger l’image du nihiliste qu’il a donnée de lui-même. D’où sa poétique du fragment basée sur l’image de l’écrivain stérile et raté. Le fragment comme forme est le fruit de la paresse, de l’ennui (Cioran 2004 : 77) et de la fatigue (Cioran 2004 : 210-211). Si Cioran a opté pour l’écriture fragmentaire c’est par « déficiences de talent » (Cioran 1997 : 386). Il est incapable d’« aller au-delà d’une suite d’ébauches » (Cioran 1997 : 196). Peut-on appeler œuvres ces recueils d’« avortons » et écrivain celui qui n’a pratiqué que l’art de l’inachèvement ? Ce qu’il écrit n’est pas sérieux. Même ces fragments chétifs ne sont pas le fruit de sa propre invention. Il ne fait que répéter ce qu’il entend dans une promenade ou dans un dîner (Cioran 2004 : 78). Quant aux essais où il tente de produire des paragraphes suivis, ils ne forment que « des demi-livres » (Cioran 1997 : 292). Aucune question n’y est traitée avec profondeur et d’une façon continue et méthodique. L’essayiste est inapte à réfléchir longtemps sur le même sujet. La lassitude surgit pour mettre fin à tout développement sérieux. La construction n’est qu’une tentative.
Qu’il soit un écrivain raté ne dérange pas Cioran. Il se donne l’image de celui qui ne cherche aucun succès littéraire. Il se présente comme le philosophe de la rue qui s’est dressé sa vie entière contre les universitaires et les philosophes « officiels » (Cioran 2004 : 256-258). Ses « grands amis en Roumanie n’étaient pas les écrivains mais les ratés » (Cioran 2004 : 294). Il vit en solitaire, marginalisé, refusant tous les prix littéraires qui lui étaient attribués (Cioran 2004 : 282)10. En écrivant, il ne lui arrive jamais de penser à son lecteur. Il écrit uniquement par oisiveté (Cioran 2004 : 231) ou dans des accès de fureur pour guérir. L’écriture a une fonction purement thérapeutique11 :
Vous ne pouvez pas gueuler dans la rue. Ma thérapeutique consistait donc à dire du mal de Dieu, de Dieu évidemment, ça on n’y peut rien, ça c’est une thérapeutique extraordinaire. Si vous dites du bien de Dieu et de tout le monde, vous êtes foutu. Écrire, c’est la libération intérieure. […] Écrire est une façon de se vider soi-même. C’est une délivrance. Autrement, ce qu’on porte en soi deviendrait un complexe.
Écrire pour notre écrivain a une valeur exclusivement psychologique. Reste la question de la publication. Cioran en donne la même explication :
Alors on peut dire, mais pourquoi publier ? Je continue : le fait de publier est très important aussi, contrairement à ce qu’on pense. Pourquoi ? Parce que, une fois le livre paru, les choses que vous avez exprimées vous deviennent extérieures, pas totalement mais en partie. Donc l’allègement escompté est encore plus grand. Ce n’est plus vous. Vous êtes dégagé de quelque chose. C’est comme dans la vie, tout le monde le dit : le type qui parle, qui raconte son chagrin, est libéré. Et c’est le type muet, le type taciturne qui se détruit, s’effondre, ou qui commet un crime peut-être. Mais le fait de parler, ça vous libère. […] Alors, je dis à tout le monde, publiez vos manuscrits, tant pis, ça vous fera toujours du bien. Et toutes les obsessions dont vous parlez auront moins d’importance pour vous…
Si seul compte le fait d’écrire et de publier pour gagner un certain équilibre psychologique et non pour arracher l’approbation des lecteurs, comment explique-t-on ces phrases bien construites ? Quelle stratégie notre nihiliste adoptera-t-il pour « justifier » l’élégance stylistique de ses écrits ? Cioran dit souvent qu’il écrit uniquement pour exprimer quelque chose. Aucun souci esthétique ne préoccupe celui qui s’intéresse uniquement aux idées. D’où cette obsession de se présenter comme le secrétaire de ses sensations. Il a un rythme et non un style (Cioran 1997 : 333). Face à l’évidence du travail syntaxique qui caractérise ses écrits, il lui arrive de reconnaître ses recherches stylistiques. Mais l’orgueil du nihiliste prend rapidement le dessus et il explique cette recherche par des défauts physiologiques. S’il soigne sa manière d’écrire, c’est pour se venger de ses défauts d’articulation (Cioran 2003 : 1447) ou pour se débarrasser des divagations qui ont infecté son œuvre roumaine.
Les Cahiers nous révèlent une autre image de Cioran, celle de l’écrivain tourmenté par sa stérilité. L’écriture n’est plus une simple thérapeutique ; elle devient une raison d’être. De ce point de vue, les Cahiers expriment les mêmes angoisses que le Journal de Kafka. Dans un texte qui n’est pas destiné à la publication, l’écrivain est moins obsédé par le lecteur. Toutefois, les Cahiers étaient « la terre natale » des premières versions de nombreux fragments qui ont été modifiés et publiés par Cioran. Les aveux de l’écrivain torturé par sa stérilité n’en font pas partie. N’étaient sélectionnés que ceux qui ne menacent pas l’image du nihiliste.
À cette poétique explicite dont la principale fonction est de sauver l’image de notre nihiliste en créant une certaine harmonie entre la négativité de l’échec absolu et le fait d’écrire et de publier s’ajoute une poétique implicite intrinsèque à la thématique du ratage. Cette poétique montre le rapport étroit entre échec et littérarité. Elle représente une objection sérieuse contre l’extension infinie de l’échec.
Échec et création littéraire
L’idée d’échec est riche en éléments susceptibles d’être exploités comme matière de création littéraire. Cioran en a compris le côté prometteur. L’échec, comme toute idée, peut devenir un objet d’esthétisation ou un prétexte pour produire une œuvre littéraire. Que cette idée soit le noyau d’une réflexion critique est dénué d’importance. Dans notre contexte l’opposition entre échec et créativité n’est qu’apparente. Elle n’a aucun impact sur la possibilité, l’originalité ou la coexistence de ces deux idées antithétiques. Il s’agit de deux niveaux différents : le contenu et la valeur. Miser sur cette opposition n’est pas fructueux. Il nous semble plus important d’essayer de saisir les éléments inhérents à l’idée de l’échec et qui portent en eux « la semence » de la littérarité. Nous nous proposons de répondre à la question suivante : Qu’est-ce qui fait la spécificité du thème de l’échec en tant que source de littérarité ?
Trois éléments sont à l’origine du rapport étroit entre échec et création littéraire. Leur inhérence au concept d’échec varie d’un élément à l’autre. Nous nous proposons de les exposer selon l’ordre croissant du degré d’inhérence.
Premièrement, l’échec fait l’objet d’une exécration horrible. Chacun mobilise ses ressources pour l’éviter. En faire l’éloge ne peut que subvertir l’opinion du commun des mortels. Les apologistes du mal, du laid et du faux, l’histoire en a vu beaucoup ; les amateurs de l’échec, on en attend encore l’avènement. Cioran semble être conscient de l’originalité de cette entreprise ; s’ériger en apôtre du ratage doit donner naissance à un jugement insolite susceptible de surprendre le récepteur. Pour le chasseur de l’insolite, l’échec est un thème prometteur. Il dit avoir été fasciné par l’échec toute sa vie (Cioran 2003 : 1745). Pour Cioran, l’échec est un objectif à atteindre. À l’aspect métaphysique de l’échec s’ajoute une dimension éthique car pour lui « une seule chose importe : apprendre à être perdant. » (Cioran 2003 : 1346). Sous l’effet de l’hyperbole, on passe de l’éthique à l’esthétique. L’échec nécessite de grands efforts et mérite d’être applaudi et « consacré » :
Je ne lui dois pas seulement mes plus beaux, mes plus sûrs échecs, mais encore cette aptitude à maquiller mes lâchetés et à thésauriser mes remords. De combien d’autres avantages ne lui suis-je pas redevable ! Ses titres à ma gratitude sont, à la vérité, si multiples qu’il serait fastidieux de les énumérer.
Quelque bonne volonté que j’y eusse dépensée, aurais-je pu, sans lui, gâcher mes jours d’une manière si exemplaire ? Il m’y a aidé, poussé, encouragé. Manquer sa vie, on l’oublie trop vite, n’est pas tellement facile : il y faut une longue tradition, un long entraînement, le travail de plusieurs générations. Ce travail accompli, tout va à merveille. La certitude de l’Inutilité vous échoit alors en héritage : c’est un bien que vos ancêtres ont acquis pour vous à la sueur de leur front et au prix d’innombrables humiliations.
L’accumulation témoigne de l’insistance de l’écrivain et, par conséquent, de l’intentionnalité de ce phénomène. L’énonciateur veut que le renversement soit plus consistant et la jouissance plus intense. Goûter la trouvaille est à l’origine du sentiment de créativité. Depuis les formalistes russes, l’insolite est considéré comme l’un des signes identificateurs de la littérarité d’un texte donné. « L’image littéraire (obraz) qui cherche à créer une perception nouvelle en mettant l’objet dans une perspective insolite, est souvent prise comme l’élément le plus commun, le plus répandu de la littérarité » (Warren & Wellek 1971 : 35).
La valeur littéraire d’une apologie de l’échec ne se comprend que par rapport au hors-texte : la société et ses valeurs. Elle n’a pas pour origine l’échec en soi mais la place qu’il occupe dans la société et la façon dont on en parle dans le texte.
La deuxième manifestation de la richesse de l’idée d’échec en tant que source de création littéraire n’a aucun rapport avec le hors-texte. C’est une conséquence inévitable de l’émergence d’une métaphysique de l’échec dans un texte nihiliste. On a quitté le hors-texte mais on n’a pas encore atteint le concept en soi. Chez un nihiliste, une métaphysique de l’échec est nécessairement fictionnelle. Le mot « fiction » ne signifie pas toute construction de l’imagination qui s’oppose à la réalité. Comme on l’a déjà signalé, il doit être compris au sens searlien du terme. Cette acception se résume dans la notion de feintise (Searle 1979 : 103-109). Le ratage de l’univers présuppose un créateur et une création, un raté et une mauvaise œuvre.
Œuvre d’un virtuose du fiasco, l’homme a été raté sans doute, mais raté magistralement. Il est extraordinaire jusque dans sa médiocrité, prestigieux lors même qu’on l’abomine. À mesure que l’on réfléchit sur lui, on conçoit néanmoins que le Créateur se soit « affligé dans son cœur » de l’avoir créé.
Bien que l’athéisme de l’écrivain ait, comme toute forme d’athéisme, ses limites à cause du rapport complexe entre l’homme et le sacré, il est difficile de penser que Cioran croie à certaines conceptions anthropomorphiques de Dieu. En effet, les scènes bibliques mettant en scène Dieu et sa créature révoltée sont abondantes, notamment dans le premier chapitre de La Chute dans le temps, intitulé « L’arbre de vie ». Présenter un Dieu insatisfait de sa création est une pure fiction. L’énoncé est non-sérieux pour reprendre la terminologie de Searle. De ce point de vue, l’essai cioranien est plus proche d’un récit non-autobiographique que d’un essai scientifique. La fiction est un élément identificateur important de la littérarité d’un texte. « Les premiers logiciens modernes (Frege, par exemple) avaient déjà remarqué que le texte littéraire ne se soumet pas à l’épreuve de vérité, qu’il n’est ni vrai ni faux, mais, précisément, fictionnel » (Todorov, 1998 : 13). Par conséquent, les passages où Cioran nous présente un Dieu raté et humilié d’avoir créé un univers pareil ou une créature aussi mauvaise que l’homme prouvent que le thème de l’échec est une source prometteuse en matière de création littéraire.
Toutefois, la fiction chez Cioran a un statut particulier. Elle n’englobe pas le texte dans sa totalité comme dans un récit ou dans une pièce de théâtre. Elle n’en est qu’un élément constitutif. À l’encontre d’une anecdote dans un texte argumentatif, elle n’est au service d’aucune idée abstraite. Sa fonction consiste à créer un cadre propice pour la création du comique. L’écrivain ne met en scène un Dieu raté que pour le tourner en dérision. Il faut que l’objet de notre moquerie ait l’apparence d’une véritable existence. Le sérieux est nécessaire pour déclencher le rire. En témoigne ce passage de La Chute dans le temps :
La malédiction qui nous accable pesait déjà sur notre premier ancêtre, bien avant qu’il se tournât vers l’arbre de la connaissance. Insatisfait de lui-même, il l’était encore plus de Dieu qu’il enviait sans en être conscient12 ; il allait le devenir grâce aux bons offices du tentateur, auxiliaire plutôt qu’auteur de sa ruine. […] notre ancêtre frayait avec Dieu, l’épiait et en était épié. Rien de bon ne pouvait en résulter. […] Que l’ignorant s’attaquât aux deux arbres, et qu’il entrât en possession et de l’éternité et de la science, tout changeait. Dès qu’Adam goûta au fruit incriminé, Dieu, comprenant enfin à qui il avait affaire, s’affola. En plaçant l’arbre de la connaissance au milieu du jardin, en en vantant les mérites et surtout les dangers, il commit une grave imprudence, il alla au-devant du désir le plus secret de la créature.
Cioran prend comme point de départ un épisode de la Bible pour y ajouter son souffle humoristique. L’objectif du texte n’est plus cognitif ou idéel ; il devient esthétique. Le plaisir que procure ce texte n’est pas le fruit de sa justesse. Nous savons que, d’après le pacte implicite qu’implique toute fiction littéraire, notre contact avec le texte doit faire abstraction de sa fonction référentielle. Le comique a pour source l’idée du renversement. Dieu a forgé une créature indocile qui s’est retournée contre lui.
Avec l’idée du renversement, la littérarité de l’échec atteint son summum. On n’a plus besoin ni du hors-texte ni du contexte. La simple évocation du mot « échec » fait naître dans la conscience ce schème. Il est inhérent à tout échec. En effet, tout ratage est un projet qui n’a pas abouti. Le point d’arrivée est relativement l’opposé des attentes du point de départ. La façon dont Cioran conçoit toute entreprise humaine ne peut que renforcer cet aspect : « tout ce que l’homme fait se retourne contre lui : c’est là son destin, et la loi tragique de l’histoire » (Cioran 2004 : 161). Depuis des millénaires, le manieur d’outils ne cesse d’accumuler toutes sortes de techniques pour en devenir l’esclave. Cette idée directrice imprègne désormais toute allusion au ratage de l’homme même si tous les éléments nécessaires au schème du renversement ne sont pas présents. Pour cette raison, il convient de distinguer entre deux types de renversement : explicite et implicite. Voici un exemple de renversement explicite :
Plus proche de nous, cet orang-outan, ce gorille, ce chimpanzé, on voit bien que c’est en pure perte qu’ils ont peiné pour se tenir droits. Leurs efforts n’ayant pas abouti, ils restent là, misérables, arrêtés à mi-chemin, contrariés dans leur poursuite de la verticalité. Des bossus en somme. Nous serions encore comme eux, nul doute là-dessus, sans la chance que nous eûmes de faire un pas décisif en avant. Depuis, nous nous escrimons à effacer toute trace de notre basse extraction ; de là cet air provocant si particulier à l’homme. Auprès de lui, de sa posture et du genre qu’il se donne, les dinosauriens même paraissent timides. Comme ses véritables revers ne font que commencer, il aura le temps de s’assagir. Tout laisse prévoir que, revenant à sa phase initiale, il rejoindra ce chimpanzé, ce gorille, cet orang-outan, qu’il leur ressemblera de nouveau, et qu’il lui sera de plus en plus malaisé de se trémousser dans sa position verticale. Peut-être même, ployant sous la fatigue, sera-t-il plus courbé encore que ses compagnons de jadis. Arrivé au seuil de la sénilité, il se résignera, car on ne voit pas ce qu’il pourrait faire de mieux13.
Le renversement implicite implique une certaine complicité du lecteur. Une entente tacite s’établit entre l’énonciateur et le récepteur. Celui-ci détecte l’intention de ridiculisation chez l’écrivain et l’interprétation devient plus audacieuse. Ceci est dû essentiellement à l’extension infinie de l’échec. Le lecteur a l’impression que l’idée du ratage est sous-jacente à toute assertion cioranienne. Pour saisir davantage la valeur comique de l’échec, une seconde allusion à Schopenhauer est indispensable. Chez le philosophe du vouloir-vivre, l’idée de duperie éclipse totalement celle de l’échec. L’homme finit par s’apercevoir que la vie est une tromperie et une illusion. Pour Cioran, « tout ce que l’homme entreprend se retourne contre lui »14 (Cioran 2004 : 223). Sur le plan comique, l’idée de l’échec est plus prometteuse que celle de la duperie. La tromperie, bien qu’elle implique l’idée du renversement, suppose une certaine logique. Une force agit pour atteindre un but : tromper sa victime. La duperie coïncide avec l’accomplissement de ce dessein. Cette logique affaiblit l’intensité du renversement, et par conséquent, celle du comique.
L’exploitation de la thématique de l’échec pour la recherche d’effets littéraires met en question l’aspect dramatique de cette vision de l’existence : le fiasco universel. La recherche systématique de l’insolite par un renversement quasi mécanique des valeurs ou des situations et la mise en scène de personnages fictifs dans un contexte énonciatif sérieux créent un sentiment de frivolité. Le contenu sémantique n’est qu’une machine productrice d’effets destinés à la consommation. Cette menace disparaît si on prend en considération la fonction ontologique de la frivolité. L’être et le non-être sont également absurdes. Pourquoi prendre au sérieux quoi que ce soit ? En un sens, ne sont frivoles que ceux qui sont allés très loin dans la perception du néant.
De même, extraire la quintessence de l’idée de l’échec pour en faire une œuvre littéraire ne met pas en doute la croyance de l’écrivain en la toute-puissance du ratage. La contradiction ne rend pas nécessairement la coexistence impossible. La croyance et la praxis peuvent s’opposer et cohabiter ensemble. Elles relèvent de deux domaines différents. Le rapport entre ces deux éléments ne se réduit pas à une simple coexistence. L’idée de l’échec universel et la création littéraire qui en émane ont une même origine : la volonté de puissance. Cette volonté a une soif destructrice inassouvie sur le plan théorique. Pour Cioran, la pensée est essentiellement iconoclaste. Mais vouloir dominer peut être constructeur. La volonté de l’écrivain exerce sa force sur le langage pour en extraire la quintessence. Elle contemple sa création et y trouve satisfaction et jouissance. C’est probablement de cette volonté qu’il est question dans ces assertions de Cioran :
Il est évident que si l’on a la conscience du néant, il est absurde d’écrire un livre, c’est ridicule même. Pourquoi écrire et pour qui ? Mais il y a des nécessités intérieures qui échappent à cette vision, elles sont d’une autre nature, plus intimes et plus mystérieuses, irrationnelles. […] Mais il y a quand même cette vitalité mystérieuse qui vous pousse à faire quelque chose. Et peut-être c’est ça la vie, sans vouloir employer de grands mots, c’est que l’on fait des choses auxquelles on adhère sans y croire, oui, c’est à peu près ça.
- 1L’adjectif n’a pas de valeur absolue. Il est relatif aux sociétés où ont vécu ces écrivains.
- 2Philosophie signifie ici vision du monde.
- 3L’ordre est logique et chronologique. Logique parce que déterminer l’extension d’un phénomène est indispensable pour sa compréhension. Cette étape ne doit être précédée que de la définition. Celle-ci, on l’a précisée dans l’introduction. Cet ordre est également chronologique parce qu’il retrace l’émergence de ces spécificités dans la conscience du lecteur.
- 4Voici un passage où la réussite est au service du ratage : « Seul mérite confiance celui qui s’astreint à perdre la partie : s’il y réussit, il aura tué le monstre qu’il était tant qu’il s’employait à agir, à triompher » (Cioran 2003 : 955).
- 5Voici un des rares passages où Schopenhauer parle d’échec : « ce vouloir-vivre est une aspiration destinée à se faire échec à elle-même. « Ce que tu as voulu, y est-il dit, aboutit à ce résultat : tâche de vouloir quelque chose de meilleur. » – Voilà donc, en somme, l’enseignement que chacun retire de sa vie, etc. » (Schopenhauer 2004 : 1336).
- 6C’est-à-dire la fiction comme énonciation non-sérieuse ou feinte.
- 7Cette diversité modale est due à la forme essayistique et fragmentaire des écrits cioraniens. Cette forme flexible est capable de contenir plusieurs sous-genres tels que le portrait, l’aphorisme, la note, l’anecdote, la confession, la réflexion, etc.
- 8Voir aussi « Physionomie d’un échec » (Cioran 2003 : 735).
- 9Fictionnelle et journalistique. Ce qui nous intéresse ce sont les fragments du Journal où l’auteur s’exprime sans la médiation des personnages et de l’action.
- 10Cioran a refusé le prix Combat, le prix Roger Nimier et le Grand Prix Paul Morand de l’Académie Française (1988). Mais il a accepté en 1951 le prix Rivarol pour Précis de décomposition.
- 11Kafka attribue, parfois, la même fonction psychologique à l’écriture comme dans ce fragment du Journal : « J’ai en ce moment, et je l’ai déjà eu cet après-midi, un grand besoin d’extirper mon anxiété en la décrivant entièrement et, de même qu’elle vient des profondeurs de mon être, de la faire passer dans la profondeur du papier ou de la décrire de telle sorte que ce que j’aurais écrit pût être entièrement compris dans mes limites. Ce n’est pas un besoin artistique. » (Kafka 2002 : 161).
- 12C’est moi qui souligne.
- 13Que plusieurs verbes soient conjugués au futur n’affecte pas le schème du renversement.
- 14Citer la même « thèse » sous deux formules cioraniennes différentes vise à montrer son omniprésence.