Limites du corps, pouvoir et subversion
Une réflexion sur le tango et la violence (2007)
Dans le présent article je vais tenter de m’approcher de la violence, notamment au niveau du corps, en suivant l’intuition que la violence a à voir avec des questions de limite et de pouvoir. Cette intuition ou cet indice m’a été suggéré par des manifestations ou des « effets » de la violence : la douleur, le corps qui arrive à sa limite, qui n’en peut plus, l’exclusion, la négation du droit à la vie. Le tango me donnera la possibilité de penser les limites du corps, le pouvoir, l’exclusion et la subversion. J’étudierai ensuite de quelle façon les corps en mouvement, dans le film Tangos, el exilio de Gardel de Solanas vont représenter et, d’une certaine façon, renverser la violence de la dernière dictature argentine (1976-1983).
On peut penser que la violence est un mouvement d’une entité vers une autre, mouvement qui requiert l’usage de la force parce qu’il rencontre une résistance, c’est à dire, une autre force qui résiste. C’est ce qui arrive par exemple lorsque deux personnes se battent : elles se poussent se donnent des coups de pied, coups de poing, enfin, dans cet acte les deux entités ont les mêmes ressources, le même pouvoir, qui serait le pouvoir du corps. D’un autre côté, le cas extrême de la torture met en évidence l’exclusion : on exclut pour la personne violentée toute possibilité de se défendre. Il s’agit de l’exclure également du pouvoir de son propre corps, dont les personnes qui la torturent disposent à leur gré. Malgré cela, le corps résiste, dans la douleur.
La douleur physique marque une limite qu’atteint le corps. Le système nerveux se charge de nous faire sentir la douleur afin de nous avertir que notre corps a atteint une certaine limite ou qu’en dépassant cette limite nous mettons en danger son intégrité. Avec la douleur nous faisons l’expérience des limites du corps. Dans Charred Lullabies : An Anthropography of Violence, Valentine Daniel écrit que la douleur est une expérience qu’on ne peut partager, qui s’arrête à la limite qu’est le corps. La limite de la douleur serait donc le corps même. La douleur intensifie la limite, elle nous fait sentir plus intensément la limite de notre corps. Le pouvoir exercé par celui qui torture, individualise le corps de sa victime en l’isolant dans la douleur qui intensifie ses limites. Le corps devient alors comme une prison douloureuse. Daniel écrit : « Homo individuum in torture reaches its extreme. Pain’s privatization becomes absolute. » (143)
Avec cela j’en arrive à la question de l’individu. D’après Paolo Virno dans Gramática de la multitud, il y aurait, à la base de l’individualisation, une réalité pré-individuelle commune à toute l’humanité, et il distingue, en premier lieu, le corps. Le corps est une marge entre le « je » et le monde, « je » suis à travers, ou dans, mon corps et à travers lui je perçois le monde. Le corps est comme une marge poreuse, un espace de contact et d’échange continus. Dans Surveiller et punir, Foucault étudie comment le pouvoir va dresser le corps, celui-ci devient une entité qu’on peut former, contrôler et remplacer. Le pouvoir se sert du corps pour dessiner l’individu, le corps devient la limite, le contour de l’individu, de cette façon il va constituer une unité, une cellule, de l’espace disciplinaire : « L’espace disciplinaire tend à se diviser en autant de parcelles qu’il y a de corps ou d’éléments à répartir » (168).
Quand Foucault écrit « [la discipline] dissocie le pouvoir du corps », il fait une distinction entre le pouvoir disciplinaire, institutionnel, et le pouvoir inhérent au corps, sa propre force, pour lequel il utilise le mot « puissance » (162). Le pouvoir disciplinaire va transformer le pouvoir, la puissance, du corps, pour le rendre plus productif et obéissant. Il me semble intéressant de noter la différence entre ces deux sortes de pouvoir en général. Le premier est effectif, il s’agit d’un pouvoir qui s’exerce et qui est intimement lié à la structure, aux limites et séparations qui lui permettent de contrôler des corps, des activités et des mouvements. Le deuxième, la puissance, dont parle Canetti dans Masse et puissance, est possible, ce n’est pas une force qui s’exerce nécessairement. Il n’a rien à voir avec l’autorité, ni avec les limites, ni avec les séparations, au contraire, ce pouvoir est un mouvement qui va au-delà de toute limite. Canetti suggère que l’union incontrôlable de personnes est une masse ayant la puissance de détruire limites et séparations. Cette destruction est, d’une certaine manière, transformation. Une propriété de la masse est l’égalité, que Canetti décrit en termes corporels : « [O]n pourrait définir l’état de la masse comme un état d’égalité absolue. Une tête est une tête, un bras est un bras, il ne saurait s’agir de différences entre eux » (79). Je me demande si le pouvoir de la masse ne provient pas justement de l’égalité du droit à la vie qui nous est donné à tous, à travers le corps. Le pouvoir de l’union est à travers le corps.
Je vais maintenant analyser la relation entre les limites du corps, le pouvoir et la violence, dans le tango. En effet, cette danse nous donne la possibilité de voir, sentir et penser les limites du corps, la séparation entre le « je » et le « tu », entre « homme » et « femme », et le mouvement. Le tango se danse à deux, l’homme guide, indique les mouvements à la femme, on pourrait dire que l’homme a l’initiative du mouvement. La femme doit se laisser porter par la guide de l’homme. Tous deux sont portés par le mouvement. Cette danse peut être facilement interprétée selon un schéma de relation de pouvoir où l’homme domine ou tente de dominer la femme. Dans de nombreux spectacles, avec les stéréotypes de la sensualité, de la séduction, on met en scène quelque chose comme un combat entre homme et femme, où il va tenter de la dominer. Ceci fait partie du spectacle de la passion, qui requiert une certaine violence.
À la base de l’interprétation « passionnelle » du tango, se trouvent la séparation et la relation de pouvoir, non seulement entre « homme » et « femme », mais également, tel que le montre Savigliano dans Tango and the Political Economy of Passion, entre « cultures ». En effet, selon Savigliano, cette interprétation est en lien avec la réification du tango et la « rappropriation » de celui-ci par les élites culturelles et économiques (au début européennes) qui font du tango quelque chose comme un spectacle et un miroir de ses propres désirs d’exotisme et d’érotisme. L’exotisme et l’érotisme ont à voir avec l’« autre », avec le désir de l’« autre », ou plus précisément, avec le désir que l’« autre » corresponde à l’idée que je me fais de lui, à ce que j’attends de lui. Il s’agit d’imposer à l’« autre » la forme, les limites, la couleur de mon désir. Dans son travail, Savigliano montre comment les processus d’érotisation et d’« exotisation »du tango répondent à la demande du marché idéologique et économique international.
Alors le fait d’associer le tango à la passion et aux jeux de pouvoir ne serait que le résultat de l’appropriation du tango par l’impérialisme ? Julie Taylor, qui a étudié le tango dans une perspective anthropologique et très personnelle, trouve dans le tango « exclusions and mirrors of exclusions » (Paper Tangos, 71-72). Une des exclusions plus problématiques et la plus intimement liée à la danse en soi, est l’exclusion dans l’abrazo, entre les partenaires. Selon Taylor, dans le tango, la femme doit se « soumettre » à l’homme, elle n’a pas de volonté propre, l’homme est du côté de l’activité, il guide la femme, il lui indique les mouvements, et la femme se trouve du côté de la passivité, elle se laisse guider par l’homme. Il y a donc deux pôles opposés : l’homme actif, dominant, et la femme, passive et soumise. Dans cette conception du tango, celui-ci est effectivement un miroir qui reflète un schéma, marqué par l’exclusion, des relations de pouvoir entre homme et femme, dans les sociétés patriarcales. Mais c’est un reflet. Dans ce qui suit, je tenterai d’aller au-delà du miroir pour entrer dans l’essence opaque et poreuse du tango, peut-être seulement pour trouver d’autres miroirs et d’autres reflets.
Si j’utilise le terme « essence » ce n’est pas afin de mystifier le tango, mais seulement pour faire référence à un trait essentiel du tango qui est la dynamique entre les corps qui forment le couple, l’être l’un avec l’autre. Le mouvement dans le tango nécessite de deux personnes qui auront chacune un rôle déterminé, différent et complémentaire du rôle de l’autre. Il s’agit du rôle de l’« homme » et du rôle de la « femme ». Ces rôles, celui de l’homme qui guide et indique les mouvements à la femme et de la femme qui suit, sont une convention des danses de couple. Il s’agit de rôles différents et complémentaires nécessaires, et dans le tango indispensables, pour la réalisation du mouvement, ce qui ne veut pas dire que l’homme ne puisse pas faire le rôle de la femme et vice versa.
Il doit y avoir une personne qui prenne l’initiative du mouvement et le « marque » avec son corps, et une autre qui perçoive la « marque » et suive le mouvement (je calque le terme « marquer » de marcar qui, dans le contexte du tango, signifie indiquer à l’autre un mouvement avec son corps). Si l’une marque et l’autre n’accueille pas la marque, n’écoute pas le corps de l’autre, le mouvement ne passera pas d’une personne à l’autre, chacune dansera seule et comme on dit : « eso no es tango ». De la même façon si les deux personnes attendent que ce soit l’autre qui prenne l’initiative il n’y aura pas de mouvement. Il est possible d’échanger les rôles tant qu’il y a une personne qui marque, qui fasse le rôle de l’« homme », et une autre qui écoute la marque, qui fasse le rôle de la « femme ». Tout comme lors de la communication verbale il doit y avoir quelqu’un qui parle et quelqu’un qui écoute (si les deux parlent en même temps le message ne passera pas et la communication n’aura pas lieu), dans le tango, pour que le mouvement traverse d’un corps à l’autre et traverse l’espace, il doit y avoir quelqu’un qui marque et l’autre qui suive cette marque.
Les rôles de l’« homme » et de la « femme », avec leurs fonctions respectives, sont très différents. Ils sont, comme je viens de le montrer, complémentaires et, d’une certaine façon, ils s’excluent : une personne ne peut pas faire les deux rôles en même temps. D’autre part, la séparation à l’intérieur du couple est très nette : la résistance entre l’un et l’autre matérialise en quelque sorte cette séparation, cette limite entre l’un et l’autre. Effectivement cette « ligne » de résistance est une limite au-delà de laquelle un des deux va perdre l’équilibre, la résistance permet à chacun de maintenir son axe. Chaque partenaire doit donner une résistance à l’autre pour pouvoir se déplacer ensemble. La résistance est fondamentale pour la communication, pour l’union des deux corps dans le mouvement : la résistance que tu me donnes me permet de sentir ton corps, de savoir où est ton axe, de percevoir la marque, etc.
La séparation dans l’abrazo du couple avec les rôles de l’« homme » et de la « femme », la limite de résistance entre eux, a pour objectif la communication et l’union des deux corps dans le mouvement. Les corps qui forment le couple, qui sont la limite entre « je » et « tu », entre « homme » et « femme », se fondent et deviennent une marge poreuse. A travers cette marge, chacun va percevoir le corps de l’autre et dans le mouvement qui traverse les deux corps, l’un va faire l’expérience du corps de l’autre, et l’autre l’expérience du corps de l’un. Chaque personne qui constitue le couple danse à travers l’autre.
Le tango matérialise les limites, les séparations, entre « je » et « tu », entre « homme » et « femme », ce qui amène Taylor, entre autres, à voir dans le tango une expression du machisme. Cependant, le tango renverse, à la fois qu’il matérialise, ces limites qui serviront pour que le mouvement puisse les traverser, pour qu’il puisse aller au-delà de ces mêmes limites. Dans le tango, ce ne sont pas deux individus, ce sont deux personnes, l’une avec l’autre, qui forment une seule entité, marginale, faite des marges qui sont les corps du couple. Animée et traversée par le mouvement, le couple qui danse est un état éphémère de transition entre les deux corps. C’est aussi un état de désintégration de l’individu, où un seul ne compte pas, où on n’est plus soi pour aller au-delà de ses limites individuelles, et cela, à travers son corps en contact et en mouvement avec l’autre. Dans cette traversée et désintégration des limites de chacun, se manifeste le pouvoir, ou la puissance dans le sens que lui donne Canetti, des corps en mouvement.
Dans ce qui suit je vais étudier comment le pouvoir des corps en mouvement dans le film de Solanas Tangos, el exilio de Gardel s’oppose au pouvoir institué, renverse la violence de la dictature argentine, en transformant l’absence en présence et la douleur en beauté. Le film raconte l’expérience d’un groupe d’exilés à Paris qui veulent faire un spectacle de tango, une tanguédie, qui représente ce qu’ils sont en train de vivre, à Paris, et ce que vivent ceux qui sont restés « là-bas » (à Buenos Aires, à Montevideo). Ce qui se passe « là-bas » est la terreur de la dictature, les disparitions, la torture. Ainsi, la tanguédie, comme le film, est une tentative de représenter la violence de la dictature. Comment représenter l’exil, l’absence, la disparition, la douleur ? L’exil et la disparition ont en commun l’absence, la négation de la présence, ils répondent à un projet d’« immatérialisation » de ceux qui auraient pu s’opposer au pouvoir militaire.
Je conçois la représentation comme quelque chose qui va donner présence, matérialité, à une entité absente. Par exemple, le conteur va amener les faits et personnages de son récit à l’espace physique où se trouvent le conteur lui-même et ceux qui l’écoutent. Ces derniers vont prêter leur présence au récit. De façon semblable, la représentation de l’exil, de la disparition, dans le film de Solanas, transforme l’absence en présence. Dans plusieurs scènes, l’espace des exilés à Paris va se confondre avec l’espace de « là-bas ». Par exemple Juan Dos, le compositeur de la musique de la tanguédie invite le chorégraphe chez lui, ils bavardent et soudain apparaît un garçon avec un mate qu’il tend au chorégraphe pour qu’il en prenne une gorgée, le garçon au mate appartient évidemment à l’espace de « là-bas ». Il y a plusieurs scènes de la tanguédie où sont représentées la violence, les persécutions de là-bas, deux hommes poursuivent une femme avec un bébé dans les bras, ou un homme qui tente d’écrire est battu et ses papiers et sa table sont jetés parterre. La tanguédie amène « ce qui se passe là-bas » à l’espace des exilés.
Ce film représente la disparition de personnes à travers des personnages qui luttent pour les retrouver, parmi lesquels une grand-mère qui incarne l’absence de sa fille et de sa petite fille. A travers sa présence ces absences ont un nom, une histoire. Il y a aussi une scène de manifestation à Paris, dénonçant les disparitions, où on voit des pancartes avec des dessins d’yeux, de visages et le célèbre corps d’Adam de la Chapelle Sixtine. Ce sont des dessins de corps que le pouvoir veut effacer. Le film rend matérialité, présence, aux corps disparus. Face à la disparition et à l’« immatérialisation » qui nie la vie et la mort des disparus (faire disparaître le corps revient à faire disparaître la preuve qu’il a existé), cette représentation amène la matérialité corporelle au-delà de la limite entre la vie et la mort. Ceci est rendu évident avec la représentation de plusieurs fantômes, « en chair et en os », qui vont entrer en relation directe avec les exilés, par exemple le fantôme de Gardel va danser un tango avec une des protagonistes du film. Représenter l’exil, la disparition, est, dans Tangos, el exilio de Gardel, transformer l’absence en présence à travers la matérialité corporelle. Cette représentation restitue la matérialité et le pouvoir, que le pouvoir militaire avait voulu nier, au corps.
J’ai mentionné plus haut, avec Daniel, que la douleur physique, particulièrement la douleur qu’inflige la torture, reste attrapée dans le corps. Selon lui la douleur doit se transformer pour entrer dans la sémiotique de la culture, afin de pouvoir être représentée. Le premier pas de cette transformation est « the ability to form elementary metaphors » (147). Metaphora, en grec, signifie translation, transport… c’est-à-dire mouvement d’un espace à un autre. Dans ce film, la douleur est représentée à travers sa limite : à travers le corps. Tandis que la douleur intensifie la limite qu’est le corps, le mouvement du tango, tel que je l’ai montré, traverse cette limite. Dans le film de Solanas la douleur est représentée à travers les corps en mouvement, dans le tango. La douleur se met en mouvement : en traversant les corps qui dansent, elle se transforme. Le corps est l’espace de cette transformation, l’espace de la métaphore, où le mouvement transforme la douleur en un fragment de beauté. Cette représentation subvertit la violence du pouvoir militaire en transformant absence en présence et douleur en beauté, à travers les corps en mouvement, à travers le tango.