« Là où l’espace est sans limites / un cœur s’étouffe »

L’expérience de la Disproportion dans la poésie de deuil contemporaine (2011)

Jacques Roubaud, Michel Deguy, Claude Esteban, trois poètes contemporains plongés dans le deuil de leurs épouses disparues, ont consacré chacun un recueil à ce sujet. Quelque chose noir paraît en 1986, À ce qui n’en finit pas neuf ans plus tard, en 1995. Claude Esteban a dédié Elégie de la mort violente à sa femme en 1989, mais c’est la section « Fayoum » du recueil Morceaux de ciel, presque rien, publié en 2001, que nous évoquerons ici. Le poète, en une galerie de portraits qui tient de la danse macabre, y donne la parole aux morts des sarcophages romains retrouvés en Egypte, et à partir des portraits qui ornent ces cercueils, réinvente leur voix et une bribe de leur histoire. À la première personne et à l’expérience singulière de l’homme du XXe siècle répondent donc ces multiples figures, antiques, du deuil, comme si le poète voulait nous dire qu’à partir de la mort singulière de l’épouse, le deuil s’est ramifié, démultiplié et étendu à toute figure, toute rêverie.

Ces trois poètes mènent une analyse de l’expérience de la mort. Jacques Roubaud et Michel Deguy, entre évocations poétiques et raisonnements philosophiques, font ressortir deux notions : disproportion et impropriété. Michel Deguy écrit : « L’expérience est celle de la Disproportion » (1995)1. De son côté, Jacques Roubaud, dans « Méditation de l’indistinction, de l’hérésie », suit ce raisonnement :

Il y a trois suppositions. la première […], c’est qu’il n’y a plus. je ne la nommerai pas.

Une deuxième supposition, c’est que rien ne saurait se dire.

Une autre supposition enfin, c’est que rien désormais ne lui2 est semblable. cette supposition destitue tout ce qui fait lien.

De certaines de ces suppositions se déduisent, sans pertinence, des propositions comme chaîne.

De ce que rien désormais ne lui est semblable on conclura qu’il n’y a que du dissemblable et de là, qu’il n’y a aucun rapport, qu’aucun rapport n’est définissable.

On conclura à l’impropriété.

Tout se suspend au point où surgit un dissemblable. et de là quelque chose, mais quelque chose noir. […]
(Roubaud 1986 :75-76)

Comment ces notions peuvent-elle rendre compte de l’expérience du deuil au XXe siècle ? D’après les dictionnaires de langue courante, la disproportion désigne la perte d’un « rapport de grandeur entre les différentes parties d’un tout », un « défaut de proportion, de convenance entre plusieurs choses ». Les éléments frappés de disproportion ne peuvent donc pas ou plus s’associer en un tout harmonieux : la disproportion a donc aussi à voir avec la disjonction. La notion d’impropriété, telle que la définit Jacques Roubaud, est proche de celle de disproportion, puisqu’elle repose sur le fait « qu’il n’y a aucun rapport » entre différents éléments. Enfin, ces deux notions impliquent une attitude de comparaison, un regard qui passe successivement d’un élément à l’autre pour constater entre eux le décalage. La perte de rapport, et même de lien, entre les choses, qui investirait le monde dès lors que la mort entre en jeu, semble être au cœur de l’expérience de deuil. Sur quoi cette idée se fonde-t-elle, et la retrouve-t-on dans l’œuvre de fiction de Claude Esteban ?

« Prisonnier de la matière / morte » : L’épreuve de la disjonction.

L’ « expérience de la Disproportion » passe tout d’abord par un constat stupéfié de la disjonction, qui trouve son assise dans la société moderne. Car « nous ne pouvons vivre que comme si on ne mourait pas », écrit Michel Deguy : « Loi de la léthargie : je dois oublier ma morition, vivre en non mortel – pour pouvoir être mortel. Le n’en-rien-savoir, le Lêthé, est requis. “ C’est [notre] léthargie…” » (Deguy 1995). L’illusion de l’immortalité serait la condition de notre unité, de notre affirmation comme être individuel et humain : nous ne pouvons nous représenter la destruction de l’être et, si la mort du corps se constate, celle de notre parole et notre pensée individuelles ne trouve pas d’image en laquelle s’enraciner. À cela s’ajoute paradoxalement, dans nos sociétés modernes et occidentales, le refus de Dieu et du mythe. Le mythe, qui donnait une logique à l’inconcevable (l’origine du monde et la mort, notamment), est rejeté (encore faut-il remarquer que les mythes occidentaux, païens ou chrétiens, établissaient l’immortalité de l’âme, et non sa désintégration). Le paradoxe apparaît donc tel : d’un côté le « Léthé », une vie qui se protège de la mort non plus par le mythe mais par le refus social de la mort, la pudeur et la préférence accordée à l’oubli, voire la négation de la mort3 ; de l’autre, le risque, corollaire, de l’insupportable découverte du néant, cet impensable, dans toute sa violente absurdité, et non plus investi du sens que lui donnait la croyance. Disproportion, donc, entre ces deux versants de la vie moderne, qui s’opposent mais marchent ensemble : « Les Deux de la Disproportion sont vrais ensemble », écrit Michel Deguy. La mort nous étant impensable, et interrompant une vie qui se jouait sur le mode de l’immortalité, elle ne peut causer, pour celui qui meurt comme pour celui qui assiste à la mort, que stupeur.

Poètes du XXe siècle, Michel Deguy, Jacques Roubaud, Claude Esteban affirment tous trois avec force leur refus du mythe. Michel Deguy y revient à plusieurs reprises, et écrit :

Je ne crois à aucune vie hors de celle qui est la mienne pour aujourd’hui et qui reprend la peine au réveil : métempsychose faible qui transmet de ta vie disparue dans la mienne et traduit ce qui fut ta peine en la mienne comme une transfusion de douleur.

Je ne crois à aucun commerce avec les morts hormis celui que j’entretiens avec ton empreinte en moi, cette âme étrangère qui « vit en moi » […]

Je ne crois à aucune vie éternelle, nous ne nous retrouverons jamais nulle part, et c’est précisément ce défoncement du futur qu’aucun travail de deuil ne remblaiera en quoi consiste la tristesse […].
(Deguy 1995)

Le poème de Jacques Roubaud, intitulé « Théologie de l’inexistence » (1986 : 84), met en valeur ce refus par un jeu de décalage entre vocabulaire mystique et vocabulaire du néant :

Au rebours de la négation de toi, ceci, ton souvenir pillé.

Mais si je m’enfonce dans cette via negativa, la figure que je vais découvrir n’est pas haute, et je n’espère aucune révélation.

Je n’appelle pas à la survie de ton être de non morte

Je n’ai pas l’illusion de te reconnaître, attendant, dans quelque entre-monde

Ce refus de la croyance se trouve également dans « Fayoum », où le défunt est réduit à son corps mort, donc au néant : « je m’étonne de n’être plus / que cette forme vaine dans mon linceul », dit l’un des morts (Esteban 2001 : 139). Mourir, c’est devenir néant ; « et il n’y a pas d’autre côté » (Deguy 1995). Claude Esteban, qui grâce à la fiction se place au cœur du vide, celui du sarcophage, investit l’antique sépulture religieuse d’une pensée moderne désespérée, et inscrit dans son poème une disproportion entre le « matériau » religieux et la réalité du néant. La parole des morts de « Fayoum » viendrait dire la mort, une fois tombé le masque de la croyance, dans une révélation « inversée », une via negativa qui, au lieu d’avancer vers la révélation lumineuse de l’immortalité, s’enfoncerait dans la matière obscure de la mort : l’expérience est à l’opposé de celles de Novalis dans les Hymnes à la Nuit, ou de Hugo dans les Contemplations, qui tous deux marchent, à travers l’épaisseur noire du deuil, avec la certitude d’aboutir à l’azur divin de l’au-delà.
Le regard et la pensée du poète contemporain se figent donc de stupeur devant la mort, toujours vécue sur le mode de la rupture. Le premier texte de Quelque chose noir (Roubaud 1986 : 11) dit :

Je me trouvai devant ce silence inarticulé un peu
comme le bois […]

Il y avait du sang lourd sous ta peau dans ta main
tombé au bout des doigts […]

Le passé simple, la locution verbale se trouver devant marquent la soudaineté du face à face avec la mort (ici le vide et l’immobilité du silence). L’imparfait qui suit et le mode descriptif trahissent le regard et la pensée stupéfiés devant le corps mort. Les blancs, entre les groupes syntaxiques et, dans la suite du poème, les espaces entre les laisses, témoignent de la « force d’arrêt que la mort imprime au débit lyrique » (Rabaté 2005 : 321), pétrification subite du temps et de la pensée.

De l’autre côté de l’abîme, c’est à l’homme surpris par la mort que Claude Esteban donne la parole, dans le tout premier poème de « Fayoum » (2001 : 135). Sur le sarcophage figure le portrait d’un géomètre :

[…] quelqu’un m’arrache à mes calculs et me recouvre

tout le corps d’argile, j’ai les mains
prises dans un tissu

et voilà qu’on me badigeonne je ne sais quoi
de bleu sur les lèvres

non, qu’on me rende ce papyrus, cette encre
qui colle aux doigts, mon calame

et que je dessine
tous les couloirs exactement de l’obscur.

La référence aux rites religieux de momification sert ici à accuser la violence du rapt de la mort. Les indéfinis (« quelqu’un », « on ») en signifient l’impensable et l’innommable. « Je saurai / toujours mesurer l’angle du soleil contre un mur », s’exclame le géomètre ; mais de ce futur indéfiniment possible la mort ne tient pas compte : aucune difficulté ou impossibilité d’être ne la justifie, elle se saisit du vivant au milieu de son existence. L’emmaillotage du mort dans les bandelettes sacrées – camisole de force, toile d’araignée du néant – symbolise l’emprisonnement dans l’impuissance, la paralysie subite et définitive, le raidissement et l’inertie du corps, contre lesquels stupeur et révolte ne peuvent rien : le défunt est « prisonnier de la matière / morte » (Esteban 2001 : 137), c’est-à-dire de son propre corps mort. C’est en même temps l’anéantissement de l’être : la voix s’éteint quand la paralysie a figé la pensée dans « l’obscur ».

Des deux côtés de l’obscur, donc, c’est la stupeur et la paralysie qui règnent devant la mort. Car celle-ci est « sans rapport » avec la vie dont elle est interruption : irruption entre les choses de la vie, rupture du sens, du rapport et de la logique que la vie travaillait à construire. Et c’est ici la logique de la vie intime qui est rompue,

Une sorte de logique pour laquelle tu aurais construit un sens moi une syntaxe, un modèle, des calculs

Le monde d’un seul, mais qui aurait été deux : pas un solipsisme, un biipsisme […]

Jacques Roubaud écrit ces vers dans un poème intitulé « Une logique » (1986 : 49). « L’île du deux », expression qu’emploie le poète dans le même texte (50), est dévastée par la mort de l’un. La poésie de deuil est celle de la « dissymétrie », de la « coupure de la mort », de la « désintégration explosive insonore de moitiés de vie » (Deguy 1995) : esseulement et « désajointage » (Rabaté 2005 : 320).

« Qui/pleure, qui maintenant ne pleure plus » : L’épreuve de la confrontation.

L’intime unité est rompue : les « Deux de la Disproportion », qui entrent en dysharmonie, remplacent le biipsisme et se logent en toutes choses.

Disproportion : représentez-vous ceci : le pire ne cessant d’empirer ; le ralenti de la catastrophe, de la déferlante ; le grossissement du mur ; la lentille épaisse de l’agonie. Et puis la prestidigitation du deuil : la disparition du mort, et de la mort. L’intrigue policière (où donc est passé le cadavre ?), c’est ce qui arrive, à tous, incessamment. C’est intrigant. Escamotage, fading, syncope, oubli.
(Deguy 1995)

Enfermé dans le présent du deuil, ce « temps qui ne passe pas » (Rabaté 2005 : 320), le poète est pris entre le concret et l’inconcevable de la mort. Cette posture lui impose de considérer les deux versants disproportionnés du deuil, de passer incessamment de l’un à l’autre pour tenter, vainement peut-être, d’en saisir l’articulation. Sans consolation possible, il mène une réflexion hypnotique sur le néant. La littérature s’érige alors une nouvelle fois, au même titre que la philosophie, en expérience de pensée, et conduit une investigation extrême qui concerne les capacités de l’entendement à concevoir ce qu’il n’est pas, ne peut dire ni imaginer, ce sur quoi il ne pourra plus s’exprimer dès lors qu’il en fera l’expérience.

Michel Deguy oppose ci-dessus la longueur de l’agonie du corps malade, l’intense douleur des instants qui font le concret de la mort, à la fulgurance de la disparition : deux temporalités sans rapport et donc disproportionnées ; il y a disproportion (déséquilibre) entre le plein de la douleur, le poids de la conscience atterrée par la catastrophe, et de l’autre côté la place et le temps vides laissés par le mort, la disparition « de la mort » elle-même, que le bon comportement social invite à cacher pudiquement. « D’un côté les insectes imperceptibles de la mort ; de l’autre la secte ridicule des consolateurs », écrit-il encore. Deux espaces sont ici confrontés : l’espace clos de la tombe où s’activent les agents de la mort, et la société des vivants où s’agitent précisément les « prestidigitateurs ». Mais des deux côtés, la disparition est à l’œuvre : les premiers font disparaître le mort, les seconds la mort. L’écho qui joue entre insectes et secte nous indique le parallélisme. Mode assertif, simplicité de la syntaxe, juxtaposition ou coordination des énoncés et des images mettent en évidence le procédé de comparaison. Mais il y a pur constat, et aucun accès à l’explication rationnelle : le moyen dont se fait ce passage, et ses causes ne sont aucunement explicités. « Prestidigitation », écrit Michel Deguy : le rapport entre les deux situations demeure indéfinissable, relève du tour de magie, de ce qui frappe de stupeur. « Escamotage, fading, syncope, oubli » : l’évanescence du défunt est ainsi nommée dans ce qu’elle a de stupéfiant.

Vous y êtes vous n’y serez plus.
Vous n’y serez bientôt plus vous n’y êtes déjà plus
Soustrayez-vous. Le temps devient cosmique
Vous y êtes encore. Nous n’y serons bientôt plus
Plus personne. Cela aura été faites comme si nous y étions comme si nous n’y étions plus.

La disproportion est ici abordée sous un autre angle : l’absence de ponctuation, qui renforce la juxtaposition des énoncés et le resserrement du bientôt, du encore et du déjà plus mettent en valeur, outre l’absence de transition, l’extrême proximité, la confusion entre les deux opposés être et ne plus être. Le poète n’a d’autre ressource que le ressassement de cet incompréhensible jusqu’à l’obsession, sans jamais parvenir à cerner l’instant du « passage » dans l’éternel il n’y a plus dont parle Jacques Roubaud dans sa « première supposition » (Roubaud 1986 : 75-76).

Cette juxtaposition des modalités affirmative puis négative d’une proposition se trouve aussi chez Claude Esteban : dans « Fayoum », quelques poèmes semblent assumés par la voix du poète endeuillé qui écoute le silence du tombeau. Celui-ci développe une sensibilité qui lui fait accorder une attention toute particulière à cet instant du passage :

Qui pleure
dans ces couloirs, qui se souvient qu’il avait

des yeux verts pâles, pas d’autre bruit
que cette goutte qui tombe et qui retombe
[…]

qui
pleure, qui maintenant ne pleure plus
4
[…]
(Esteban 2001 : 137)
[…] c’est
trop de te voir, jeune homme aux yeux
incertains, te perdre maintenant

entre des portes qui battent, qui
ne battent plus
.5
(Esteban 2001 : 139)

Michel Deguy jouait sur les temps (présent, futur, imparfait) et montrait la proximité troublante de ces trois plages temporelles. Claude Esteban, pour délimiter l’unité et la brièveté du passage, resserre le il y a / il n’y a plus dans le présent et y lie affirmative et négative : il s’agit de saisir l’instant où, du mouvement, tout va tomber dans l’éternelle inertie. L’adverbe maintenant, sur lequel se referment ces deux poèmes, scelle l’éternité. L’extrêmement bref du passage ouvre le gouffre de l’infini, dans une nouvelle disproportion que la fiction rend particulièrement sensible. Alors que dans ces poèmes le survivant est retourné dans le monde des vivants après l’hommage au défunt, poète et lecteur restent avec le mort dans le tombeau vide et obscur, pour assister au passage dans l’inertie : Claude Esteban nous fait ainsi prendre conscience du silence sans mesure qui constitue ce maintenant.

Dans Quelque chose noir, c’est le travail constant sur les thèmes de l’« identique » et du « sans ressemblance » qui témoigne de cette poétique de la comparaison. Les titres des poèmes sont explicites : « L’irressemblance »6 (Roubaud 1986 : 17), « Méditation à l’identique » (77), « Méditation de la pluralité » (80), « Affirmation de conformité » (101), « Ce même c’est ta mort et le poème » (123)… Dans « Maintenant sans ressemblance », il écrit :


Maintenant sourde ayant cessé d’être nue ayant cessé d’être femme ayant cessé
Maintenant qu’il n’y a rien à voir rien la ressemblance
Ne délire et désire
Maintenant tu ne te retournes pas
[…]
(Roubaud 1986 : 107)

Dans « Pornographie » :


[…] je t’ai vue morte. Je ne t’ai pas vue cadavre.
Pourtant je désire.
Ces souvenirs sont les plus sombres de tous.
Ils font la violence la plus grande au principe de réalité.
J’enfonce en plein jour dans ces embrasements.
Tu bouges, tu respires.
Mais le silence y est absolu.
(Roubaud 1986 : 116)

Nombreux sont les poèmes où néant et souvenir de la vie sont évoqués ensemble. Dans « Maintenant sans ressemblance », ce sont l’anaphore de l’adverbe maintenant et la négation de ce qu’a été la femme aimée qui indiquent chez l’endeuillé cette activité de comparaison du présent avec le temps révolu. Pour réaliser cette confrontation, le poète ne juxtapose pas l’avant et l’après, l’être et la mort : il se sert de la phrase négative pour faire simultanément apparaître et disparaître la vie, mêler étroitement plein et vide et les mettre ainsi en tension. Dans « Pornographie », la plénitude passée se confronte au silence « absolu » du présent ; l’opposition est signalée par les adverbes mais et pourtant qui invalident à chaque fois l’affirmation de la vie qui précédait. La tension est extrême : il y a simultanéité du « tu bouges, tu respires » et du silence, et chacun fait l’objet d’une affirmation (nous avions chez Deguy et Esteban affirmation puis négation).

Pour chacun de ces poètes, l’expérience est celle de la perte de rapport entre plénitude et vide, entre temporalité continue et rupture soudaine, linéarité et chute infinie. Il y a disproportion dans l’absence de continuité de la vie à la mort, de la vie à la survie, du mouvement à l’immobilité, et dans la démesure de l’inertie : inertie matérielle et temporelle, totale et infinie. On passe on ne sait comment ni pourquoi des limites de la vie dans l’illimité de la mort.

« Que je dessine/ tous les couloirs exactement de l’obscur » : l’absorption du sujet dans le néant.

Jacques Roubaud analyse cette tension dans « Méditation de la comparaison » (1986 : 85) : « Je m’acharne à circonscrire rien-toi avec exactitude, ce bipôle impossible, à parcourir autour, de ceci, ces phrases de neuf que je nomme poèmes. » Le composé rien-toi, oxymore, résume le paradoxe des deux versants incompatibles et pourtant liés que contemple l’endeuillé. Le trait d’union central symbolise leur absence de rapport. Ce bipôle impossible, c’est aussi ce que Dominique Rabaté (2005 : 324) a nommé « effondrement de l’adresse », « vacance de la destination » : en d’autres mots, ce qui plonge l’endeuillé dans l’abîme de la méditation, c’est d’employer des pronoms qui n’ont plus de référent dans le monde réel. Ecrire « tu », « elle », c’est creuser la page d’un trou de néant. Michel Deguy parle à ce propos de « tutoiement sans emploi », de « personnification sans personne », tandis que de l’autre côté de l’obscur, dans les poèmes de Claude Esteban, ce rien-toi devient rien-je : le défunt prend la parole et raconte l’instant de sa mort. Ainsi, le poème du malade qui presse son ami de le sauver :

Est-ce toi, mon ami, je ne reconnais
plus rien

as-tu porté quatre mesures de froment, tu
me l’avais promis,

au dieu qui sauve, mon ami, je crois
que tu t’attardes

va chercher
du miel, de l’huile, fais qu’on frotte

ma jambe gauche et puis l’autre et
puis cette main

mais c’est tout mon corps, dépêche-toi,
qui s’engourdit.
(Esteban 2001 : 152)

La fiction permet au poète de tenter d’appréhender la mort de l’intérieur. La parole est double : vivante, puisqu’elle se situe avant la mort, mais déjà prise dans cette mort. En effet, deux discours se font entendre en même temps et se tressent l’un à l’autre : le malade croit encore pouvoir être sauvé, mais il sent la mort le pénétrer. Le premier et le dernier distiques comportent chacun une proposition adressée à l’ami et une proposition qui signale le malaise physique, l’avancée de la mort. Dans le premier distique, la proposition décrivant le malaise fait figure de parenthèse – « je ne reconnais plus rien » : le malade se parle à lui-même ; la proposition principale, interrogative, qui se poursuit dans les distiques suivants, s’adresse à l’ami et porte sur la vie encore possible. Dans le dernier distique, c’est l’inverse : la proposition qui porte encore l’espoir de la vie est réduite à une brève incise impérative (« dépêche-toi »), tandis que la proposition principale est celle qui établit la victoire de la mort, confirmée par le silence qui suit.

Le lien paradoxal entre ces deux facettes du binôme impossible est renforcé par le choix métrique. Tous les poèmes de « Fayoum » sont écrits en distiques. Sans doute faut-il y voir une référence au distique élégiaque, utilisé dans l’Antiquité pour les épitaphes7, la tradition moderne ayant de plus assez largement confirmé l’élégie dans son rôle de chant de deuil8. Le distique élégiaque est ici comparable aux bandelettes mortuaires qui piégeaient le géomètre dans le néant : il lie au silence la parole du vivant, lui donne forme de mort avant même la mort, et l’entraîne dans l’obscur. Le « je » de ces personnages est doublé d’un abîme, comme le « tu » et le « elle » de Roubaud et Deguy ; et comme ces pronoms, le sarcophage et son portrait sont des formes vides, vidées de leur référent et de leur contenu. La fiction permet donc à Claude Esteban d’établir le paradoxe de la disproportion dans son écriture : il lie la vie brève à l’infini néant, enchaîne la parole au silence, et parvient à faire entendre l’un et l’autre. Le silence même s’écrit dans ces distiques.

Mais si l’objet de ces poétiques de deuil se fonde en premier lieu sur le besoin de dire l’incroyable absorption d’un autre dans le néant, rien-toi devient aussi rien-je dans le sens où le poète endeuillé, resté dans la vie, s’absorbe lui-même paradoxalement dans ce néant. Celui qui entreprend de « dessiner / tous les couloirs exactement de l’obscur », c’est avant tout le poète lui-même. La disproportion s’étend alors à la place même qu’il occupe dans la communauté des vivants. Tandis que Claude Esteban arpente les couloirs labyrinthiques des sépultures égyptiennes, le thème de la catabase est présent dès la première page du recueil de Michel Deguy : « je descends dans l’insondable, giration dantesque. Je descends ». Jacques Roubaud, lui, use d’une autre image. Il évoque la « tache noire » du café en poudre mal dissous dans son bol (1986 : 28 et 35), « boue noire » qu’il faut avaler : mettre la mort, corps étranger, en soi. Descendus dans le souterrain de la mort, sous le coup de la fascination de l’horreur, ces trois poètes échafaudent une écriture du « temps stupéfié » et du ressassement, c’est-à-dire du refus du mouvement et de la progression. « Le livre sera non paginé – parce que chaque page, ou presque, pourrait être la première, ou la nième. Il n’y pas de série ordinale. Tout recommence à chaque page ; tout finit à chaque page » (Deguy 1995). Si les recueils de Roubaud et Esteban comportent, quant à eux, une pagination, il y a pourtant bien communauté de structure entre ces trois œuvres. Le retour incessant de la vision du corps mort chez Roubaud, l’absence de pagination chez Deguy, la multiplicité des voix et la redondance des récits de mort chez Esteban, la poétique de la discontinuité, montrent que le poète endeuillé creuse en profondeur le présent du néant et recommence sans fin son investigation au détriment d’une avancée linéaire qui est celle de la société des vivants . Il se place alors en décalage avec cette dernière. Michel Deguy écrit : « Désormais je suis en retrait, mais comment, des vivants, tourné vers les mourants ; engagé dans l’être-avec-eux et comme à mi-corps » (1995). Quant à Claude Esteban, qui descend au cœur du tombeau pour en écouter le silence et en peindre l’obscurité, il prend la place du mort quand il écrit je. Chaque poème est une réaffirmation de la mort en première personne, avec variation de timbre de voix, mais unité de ton et d’expérience. N’est-ce pas lui qui, sans masque, dans le dernier poème, prend la parole ? Un « je » ambigu s’y énonce :

Là où quelqu’un n’a plus d’yeux
quelqu’un pleure

là où la chair ne ressent rien
reste la douleur

là où l’espace est sans limites
un cœur s’étouffe

est-ce tout, faut-il
qu’on imagine dans l’obscur ce qui transcende

l’obscur, c’est moi
cette chose dont on dit qu’elle est une ombre

j’ai peur
de ne mourir jamais.
(Esteban 2001 : 161)

Qui parle ici ? Le texte indique que « moi » est une « ombre » (distique 5). Mais la voix qui s’exprime ne trace plus de portrait : elle dresse un bilan de l’expérience de la perte de rapport, comme pourrait le faire le poète lui-même. Les trois premiers distiques rappellent sa position d’observateur de la mort, et formulent les conclusions auxquels il parvient ; celles-ci se fondent toutes sur le paradoxe de la disproportion et la déclinent. Dans chaque distique, le premier vers parle du défunt, le second du survivant : le couple de vers correspond au couple humain brisé, et le reconstruit dans sa dissymétrie. Chacun des deux vers, chacun des deux êtres se situe sur l’un des bords de l’abîme. Le constat des « Deux de la Disproportion » ne peut être dépassé. À la question d’un au-delà, « ce qui transcende / l’obscur », il n’y a pas de réponse.

La première personne apparaît dans les trois derniers distiques. L’interrogation du distique 4 semble émaner du poète lui-même : car il s’est précisément placé « dans l’obscur » pour « imaginer » ce qu’il renferme. Mais on peut lire aussi : « l’obscur, c’est moi ». Le poète s’est-il absorbé dans la mort, est-il étonné de se trouver « ombre » lui-même ? Sa voix se double de silence. Le distique élégiaque confond dans le néant et la plainte le poète, ses personnages, et la mort elle-même. Car qui a « peur /de ne mourir jamais » ? Le dernier distique propose un renversement. Il semble que le « je » final représente à la fois l’obscur, l’ombre, le poète : la mort et le vivant. Mourir soi-même, cela signifie-t-il rejoindre le défunt, abolir le décalage, trouver une fin à cet infini de la mort ? Mettre fin à la douleur de la disproportion ? « Je suis dévasté par la tristesse », écrit Michel Deguy dans la dernière page de son livre :

une tristesse si disproportionnée à ce deuil lancinant même qu’on dirait qu’elle profite de lui pour s’engouffrer sans mesure, tristesse de la Disproportion même, à la façon dont l’eau, quand elle monte dans les moindres anfractuosités, se faisant élément sous nos yeux qui se substitue à l’air, le remplace partout.
(Deguy 1995)

« Trempé d’une désolation sans remède » (Deguy 1995), l’endeuillé voit la disproportion et sa tristesse envahir chaque pensée, s’étendre à toute chose. C’est peut-être l’évolution du véritable deuil, celui qui refuse l’oubli, dont Claude Esteban témoigne, en passant de l’écriture autobiographique à celle de la fiction : universalisation du deuil – d’où ces multiples voix –, cancer de la disproportion, que la sensibilité toute particulière de l’endeuillé décèle maintenant en tout objet sous le masque double vie-vide, comme le montre pour finir ce poème où se fait entendre la voix de l’amant esseulé :

Panier, tout
petit panier, tu restes seul

dans la maison, celle
qui te portait, voilà qu’elle est partie

sans toi pour un long voyage et les grenades
vont durcir contre le mur

je n’ai
rien, pas même une mèche de ses cheveux

pour me souvenir qu’elle était brune, panier
petit panier, tu gardes

toi, l’odeur de sa main, de son aisselle, j’irai
te prendre un soir, quand

ils s’endormiront près de leurs sandales, ceux
qui t’oublient.
(Esteban 2001 : 140)
  1. 1Texte non paginé.
  2. 2Lui : à l’épouse disparue.
  3. 3« comme si notre société avait tendance à confondre déni de la mort et pudeur », écrit Dominique Carlat (2007 : 69). Philippe Ariès explique, quant à lui, que dans notre société « la douleur du regret peut subsister au cœur secret du survivant ; la règle est aujourd’hui dans presque tout l’Occident qu’il ne doit jamais la manifester en public. » (Ariès 1977 : 288)
  4. 4Nous soulignons.
  5. 5Idem
  6. 6Dans ce poème, Jacques Roubaud (1986 : 17) écrit : « Le résultat de l’investigation était celui-ci : le précipité des ressemblances. […] / Ensuite que toi et ta mort n’avaient aucun air de famille. »
  7. 7Cf. Grimal 1978 : 115-117.
  8. 8Cf. Boileau (1966 : 164) II, 38- 40 : « D’un ton un peu plus haut, mais pourtant sans audace, / La plaintive Elégie en longs habits de deuil, / Sçait les cheveux épars gémir sur un cercueil ».