La crise de la littérature comparée à Montréal (2015)
Le projet initial de cette conférence était de comparer différents textes produits au sein des instances administratives de l’Université de Montréal pour faire apparaître comment le comparatisme s’est justifié, au fil du temps, en regard des critères de l’institution. L’intérêt pour ces textes se tenait pour nous dans ce qu’ils nous semblaient pouvoir révéler une articulation entre les structures académiques et la pratique comparatiste qui, loin d’être superflue, pétrit et traverse nos rapports à notre discipline. C’est dans la foulée de la fusion des départements de Littérature et langues modernes, de Littérature comparée et d’Études anglaises et de la création du baccalauréat spécialisé en littérature comparée que cette hypothèse a pris forme.
Pour ce faire, nous avons cherché dans les archives de l’Université de Montréal les procès-verbaux des instances dans lesquelles ont été entérinées la création du département (1989) et des différents programmes de littérature comparée. Nous avons voulu les mettre en dialogue avec les documents plus récents relatifs à la création du département de Littératures et langues du monde ainsi qu’à la création du baccalauréat en littérature comparée. Bien que nous nous attendions à y trouver des justifications de cet ordre, nous avons été frappées par l’ampleur des liens proposés entre la formation et la pratique comparatiste et le capitalisme avancé. En effet, la presque totalité des arguments veillant à légitimer le nouveau programme mobilisaient le champ lexical du nouveau monde globalisé : rayonnement de l’université, excellence, économie du savoir, liens culture/entreprise, rétention des étudiants, formation d’une élite, efficacité et rentabilité, préparation au marché du travail de demain et participation à l’économie tertiaire avancée, etc.
Maintenant, on pourrait nous objecter qu’il ne s’agit là que d’une instrumentalisation du discours qui vise à flatter ceux et celles qui interrogent la légitimité de la littérature comparée comme discipline et qui distribuent les fonds. Certes, il faut conserver une place pour la pratique comparatiste au sein d’une université qui, à mesure qu’elle s’arrime avec le marché du travail, dévalue les disciplines qui font obstacle à cette adéquation. Seulement, il nous semble qu’on ne sort jamais indemnes des compromis. Ainsi, en plus de ne rien gagner à proprement parler (la création du baccalauréat est, après tout, contemporaine de la disparition du département et des programmes bidisciplinaires), on renforcit, au lieu de s’y opposer, l’ordre qui fragilise nos pratiques en adoptant son discours, sous prétexte de vouloir défendre à tout prix nos disciplines. Et à ce prix, on traîne la littérature comparée sur une pente dangereusement glissante. C’est que nous en venons à penser qu’effectivement, les comparatistes ont tout pour devenir, si c’est le costume qu’ils et elles décident d’enfiler, ces acteur.rice.s privilégié.e.s de la « nouvelle économie mondialisée » (Plaidoyer pour le bac., 2014 : 2). C’est cette pente glissante que nous avons tenté de réfléchir ensemble, réflexion que nous voudrions partager ici dans ses grandes lignes.
Notre réflexion s’articulera en trois moments. D’abord, il s’agira de faire des ponts entre les crises matérielles et les crises identitaires qui ont affecté et qui affectent la littérature comparée, plus spécifiquement à l’Université de Montréal, en se penchant notamment sur les documents d’archives du département. De là, nous proposerons ce qui nous semble être deux approches de la littérature comparée, pourtant issues, toutes deux, du caractère trans et inter-disciplinaire de la discipline, approches qui, cela nous est apparu clairement au gré des récentes restructurations du département, s’y affrontent manifestement. Enfin, nous tenterons de montrer comment la littérature comparée, telle qu’envisagée dans le document relatif à la création du baccalauréat, peut bel et bien prendre forme et produire une élite mobile et extra-territoriale effectivement à même de soutenir l’essor d’un nouveau monde globalisé. Nous espérons montrer ainsi que d’autres pratiques de notre discipline qui se refusent à marchander son autonomie sont possibles et ont cours actuellement, mais que la lutte est loin d’être gagnée.
Crises matérielles et crises identitaires
En se référant aux documents d’archives et à ceux, plus récents, relatifs à la création du baccalauréat en littérature comparée et à la fusion du département, force est de constater que la crise permanente de la littérature comparée dont traite Yves Chevrel à peu près partout où il parle de notre discipline est aussi réitérée chaque fois que surgissent des crises structurelles (ou matérielles) et que celles-ci ont donné lieu – dans plusieurs cas à tout le moins – à des réflexions d’ordre identitaires sur la pratique comparatiste à Montréal. La question qui se pose est la suivante : le comparatiste peut-il être un esprit libre alors qu’il demeure attaché aux conditions matérielles de sa pratique, de ses recherches, de son milieu ? Ou encore cet esprit libre n’est-il seulement que le double imaginaire de « l’académicien d’humeur égale », du comparatiste institutionnel ?
Il faut noter, d’abord, que la formation de premier cycle en littérature comparée à l’Université de Montréal n’offre pas de définition de la discipline, même spécifique à la pratique comparatiste du département. En fait, il semble que seule la définition de Terry Cochran dans son Plaidoyer pour une littérature comparée ait été au moins étudiée par une majorité des étudiant-e-s, définition dont il est difficile de savoir si elle est approuvée par les pairs. Du reste, si l’on veut travailler à partir de textes – et non pas à partir d’une expérience empirique acquise au gré de notre formation -, il faut se rapporter aux définitions de programmes et aux structures des cours pour tenter d’esquisser ce que serait, en fait, l’exercice comparatiste tel que pratiqué à Montréal.
Maintenant, les dernières « crises » structurelles du département (fusion, création du baccalauréat) montrent bien que ce sont des moments tout privilégiés – parce que c’est là qu’il y un impératif à rendre des comptes, à se rendre légitime aux yeux d’une autorité administrative ou académique – pour les redéfinitions. Ce colloque, d’ailleurs, en fait bien la preuve. Par-delà les plaidoyers, par-delà les textes sur la littérature comparée, c’est aussi, peut-être même surtout, dans ces interpellations et dans les réponses qu’elles commandent que l’on s’éprouve.
S’il nous faut, dans ces moments-là, discuter et repenser la structure de nos programmes et de notre département, les outils théoriques que l’on développe au fil des recherches, c’est bien parce qu’il s’agit d’une réactualisation forcée par les réalités matérielles qui tendent de plus en plus à jouer contre nous. Or ces moments sont également l’occasion de se situer par rapport aux autres disciplines et aussi par rapport à nous-mêmes.
N’empêche, certain.e.s comparatistes tolèrent l’aporie, certain.e.s en font même une des raisons de leur entrée dans le champ disciplinaire :
If you have ever taught or been taught in a Comparative Literature program you will know that comparatists may appear to have little in common with each other : it has been called « a discipline with no common body of knowledge other than literary studies, and without a central purpose except to carry out its astringent or stimulant motions » (Greene 145). But this too is part of the intellectual vitality of the field and part of the continual self-criticism of a protean discipline that has never been willing (or able) to fix its self-definition. That is what is frustrating about CompLit, but it is also what attracted many of us to it.
Il convient maintenant d’analyser quelques-unes des réponses à ces crises ponctuelles concrètes : La création du département en 1989 est un moment charnière pour la littérature comparée à l’Université de Montréal. En effet, même si des programmes de deuxième et troisième cycles existent déjà depuis quelques années, la structure entourant les comparatistes reste toutefois « molle » comme l’affirme Walter Moser, un des fondateurs du département (Leguerrier, 2015). En effet, plusieurs professeur.e.s de différents départements travaillent ensemble et partagent des affinités de recherches, mais dépendent et se doivent de servir en même temps leur département « d’origine ». Lorsque le projet de créer un département est proposé, des questions surgissent relativement aux structures administratives et académiques : qu’advient-il des professeur.e.s, des étudiant.e.s, des programmes déjà en place ?
Dans le procès-verbal de l’assemblée universitaire qui entérine la création du département de littérature comparée en 1989 (AU-299-9), on peut relever un débat entre Jeanne Demers, directrice du département d’études françaises, et Robert Lacroix, vice-recteur à la planification, quant à la pertinence de cette nouvelle structure. Demers affirme que la création d’un département spécifique à la discipline risque d’aller à l’encontre d’une approche interdisciplinaire et de mener à la création des programmes de premier cycle, éventualité à laquelle elle oppose la nécessité, pour la comparatiste, de maîtriser au moins un corpus. Quant à l’argument voulant qu’un département permette aux professeur.e.s de se libérer d’une charge de travail trop lourde, elle y répond en soutenant que les structures actuelles n’empêchent pas le développement de la pensée comparatiste. De son côté, Lacroix affirme que, même s’il croit également que « les structures sont ce que les personnes en font » (AU-299-9, 1989 : 14), la création d’un département permettrait néanmoins de faciliter et consolider les rencontres entre comparatistes et de décharger ceux et celles-ci des recherches sur un « objet commun » qui ne serait ultimement pas le leur. Autrement dit, il s’agirait de les rassembler dans un même lieu afin de les libérer du statut d’étranger qu’ils et elles détiennent au sein des départements disparates.
Ainsi, la discipline étant déjà reconnue par les pairs, le fait d’asseoir la littérature comparée en un département serait motivé par la nécessité d’améliorer les conditions matérielles de son exercice plutôt que par le besoin d’une reconnaissance disciplinaire au sein de l’Académie. Il en va de même des motifs énoncés relativement à la création des baccalauréats bidisciplinaires en philosophie, en études cinématographiques et en études anglaises (1989) et pour la création de la mineure (1990). Il s’agit de protéger et investir des carrefours locaux de travail et de recherche par une structure forte.
De la même façon, la création du baccalauréat en littérature comparée (2014), que l’on nous a présentée comme une preuve matérielle de la vigueur de la discipline dans un contexte de fusion, est un événement structurel marquant quant à la définition de la pensée comparatiste à Montréal. C’est que, celle-ci étant conditionnelle à la fermeture des trois baccalauréats bidisciplinaires, elle institue une conception de la discipline contre laquelle Jeanne Demers déjà en 1989 mettait en garde : une formation de premier cycle entièrement comparatiste.
Pourtant, on nous assure que le nouveau baccalauréat, offrant quatre spécialisations (Savoir et théories littéraires ; Traditions littéraires comparées ; Médias ; et Interculturel) peut garantir : une « augmentation de l’inscription, pour favoriser la rétention et le taux de diplomation, pour donner une formation véritablement interdisciplinaire aux étudiants dans une structure cohérente et rigoureuse… » (Plaidoyer pour le bac., 2014 : 2)
Or la spécialisation proposée au sein du nouveau baccalauréat en est-elle vraiment une ? Déjà, cette spécialisation correspond à un bloc de sept cours dont cinq sont offerts par d’autres départements. En définitive, sur une formation de premier cycle, douze cours (sur un total de trente) sont dispersés libéralement dans d’autres disciplines dont quatre sont des cours de langue. Cela nous laisse supposer que, dans sa plus grande plus grande portion, l’ouverture « interdisciplinaire » est prise en charge par la littérature comparée elle-même, alors qu’elle était partagée par deux départements dans le cas des formations bidisciplinaires. Certes si l’on insiste sur l’importance de l’interdisciplinarité au sein du baccalauréat, on peut envisager qu’il sera difficile d’acquérir et de revendiquer une maîtrise solide dans les disciplines que l’on nous propose de mettre en relation. Tout se passe comme si on nous apprenait à faire des liens entre plusieurs disciplines que l’on ne fait visiblement et, dans un même temps, que survoler.
Si bidisciplinaires il y a eu, c’est parce que les affinités entre les disciplines ciblées et la fructuosité des recherches que leur mise en commun permettait ont motivé leur création. Ce qui avait été mis de l’avant à l’époque, c’était le développement d’une interdisciplinarité synchrone afin de prendre en charge les relations déjà existantes entre les départements. Mais là encore, il semble que la littérature comparée se chargeait de penser le lien et l’autre discipline, de lui donner un contenu.
À cet égard, le nouveau baccalauréat spécialisé en littérature comparée reconduit le paradoxe. Il devient encore plus clair que bien que l’interdisciplinarité devient un champ autonome qui n’est plus tributaire d’aucune discipline. Grosso modo, nous sommes dans un contexte où la littérature comparée se spécialise en littérature comparée. Cette manière tautologique d’aborder la littérature comparée nous mène à la considérer comme ayant une identité forte et une démarche autonome. Quand les auteur.e.s du document relatif à la création du baccalauréat assurent que la structure des bidisciplinaires « ne favorise pas un sens d’appartenance, les étudiants se sentant déchirés entre les deux Départements » (Ibid. : 1), on en appelle encore à la nécessité de fixer une identité comparatiste. Mais ne s’inquiète-t-on pas ici du manque de sentiment d’appartenance seulement par souci de rétention ?
L’identité comparatiste tout comme ses motivations sont pourtant mises à mal par certain.e.s, dont Émilienne Baneth-Nouailhetas :
La Littérature comparée, en tant que discipline et vision du littéraire, propose aussi une vision de l’histoire et un engagement politique. Mais cet engagement, ce bras-le-corps avec le contemporain, le politique, l’idéologie n’est légitime et valable, au sens plein du terme, que dans la remise en question permanente de la discipline constituée en tant que telle.
La question nous revient sans cesse : comment une pratique a priori comparatiste est-elle possible ? Les bidisciplinaires, à tout le moins, se présentaient comme des espaces d’acquisition des théories et pratiques de la littérature comparée et d’un autre corpus. Cette manière de pratiquer l’interdisciplinarité s’appuyait encore sur la transgression concrète d’une discipline vers une autre.
Avec le nouveau baccalauréat, c’est comme si nous étions dans un contexte de simulation, dans un espace contrôlé où l’étudiant.e est sommé de développer un rapport à l’autre qu’il appréhendera d’abord à travers des ponts déjà établis. Ce que l’on semble vouloir privilégier ici, c’est le mouvement du passage et une flexibilité intellectuelle au détriment d’une connaissance approfondie de corpus précis ou spécifiques. Ainsi, la littérature comparée fait de l’entre-disciplines son territoire et c’est comme telle qu’elle se légitime auprès de l’institution, légitimation qui, d’ailleurs, flatte les exigences de fluidité du capitalisme avancé.
L’intrus et l’ambassadeur
Nous avons jugé bon, pour approfondir nos recherches, de faire arrêt sur les descriptions de programmes de littérature comparée de plusieurs universités, ainsi que sur des textes revendiquant la légitimité de la discipline ou encore visant à en esquisser une définition.
Ressort de cette investigation, d’une part, que la définition de la littérature comparée semble toujours à faire, toujours en train de se faire – c’est la crise permanente évoquée précédemment, mais que, par ailleurs, on semble s’entendre sur le fait que la comparatiste est celle qui, dans sa pratique, traverse les frontières. En effet, sur les quinze définitions de programmes retenues, onze contiennent les mots « boundaries », « Grenzen » ou « frontières », les quatre autres mentionnent les « dialogues », « l’échange » ou les « Beziehungen » entre les diverses littératures et/ou champs disciplinaires. Ainsi, si l’on s’accorde sur une chose, c’est bien sûr le caractère trans- et interdisciplinaire de la discipline. On pourra dire, à ce titre, que le comparatiste agit en quelque sorte comme passeur, un « Homo viator, homme des routes, des carrefours », comme le définissait Daniel Pageaux (Michaud, 1999 : 74).
Maintenant, il semble que de ce premier consensus surgit rapidement une rupture quant à la manière d’envisager la nature du passage, du franchissement. Cette rupture, nous semble-t-il, donne lieu à deux tendances, radicalement opposées, dont l’une tend à approcher la discipline par l’identité et le territoire de la comparatiste, tandis que l’autre s’occupe davantage du faire, c’est-à-dire de la pratique rendue possible par la littérature comparée.
Comment se pratique, en effet, cette trans-, cette interdisciplinarité ? De quel « cosmopolitisme » peut se targuer le comparatiste ? À en croire le document sur la création du baccalauréat, la promesse de la littérature comparée est celle de produire des émissaires du nouveau monde globalisé : « Particulièrement actifs dans le domaine culturel, la formation de nos étudiants dans le domaine de l’intermédialité, leurs connaissances des langues étrangères, leur solide formation académique et leur ouverture à l’interdisciplinarité les préparent adéquatement au marché du travail de demain » (Plaidoyer pour le bac., 2014 : 3). Il s’agit moins, ici, d’envisager un monde sous un œil critique, d’en mesurer les transformations et d’en provoquer de nouvelles, autres peut-être, que de participer activement à ce qui est déjà en train. En quoi nous voyons là se dessiner la figure de l’ambassadeur, celui-là qui sert une machine et dont le travail, uniformisant, en est un de médiation qui consiste à assurer la bonne entente entre les parties, à créer, avec le tact, l’élégance et la courtoisie qui sont siennes, des relations.
Le passage de la diplomate est autorisé. L’acte de franchir la frontière est pour elle un droit acquis ; autrement dit, son territoire est vaste, il est potentiellement le monde, monde qui de ce fait, perd de son caractère inquiétant. Émilienne Baneth-Nouailhetas met en garde contre les dangers d’un tel cosmopolitisme où :
l’étranger est finalement perçu comme valeur négative, à faire disparaître à terme, et cette dévalorisation accompagne celle de la littérarité. Ce geste est loin d’être anodin : il accompagne une vision lénifiante et idéologiquement très engagée de la « mondialisation » (« global citizenship ») comme téléologie, du multiculturalisme sans contenu comme aboutissement de la culture, et surtout, de la Littérature comparée comme interface communicationnelle visant à favoriser les échanges – probablement commerciaux.
À l’autre bout du spectre se profile l’intrus qui, lui, éprouve le passage. Au contraire du diplomate qui se fait souverain en tous lieux, l’intrus avance parce qu’il fait l’hypothèse que le franchissement, bien que difficile, en vaut la peine. Aussi l’hypothèse ne va-t-elle pas, pour lui, sans un risque, et le passage sans un quelque inconfort. Yves Chevrel écrit : « En Littérature comparée, comme en toute discipline qui est fondée sur des méthodes comparatives, le territoire n’est jamais donné d’emblée ; il est d’abord hypothèse, laquelle n’est validée, ou non, qu’au terme de l’étude. » (Chevrel, 2007 : 62)
S’affrontent donc ici deux manières d’envisager le passage : d’une part, il y a le droit acquis du diplomate, le voyageur de Pageaux étant devenu cette espèce de citoyen du monde confortable en tous lieux, caractérisé par sa mobilité et sa capacité à s’adapter et, d’autre part, le passage timide, le passage en acte de l’intrus, qui ne relève plus du droit, mais de la nécessité théorique. Linda Hutcheon rappelle que : “Warning of the dangers of interdisciplinary amateurism, Brooks has eloquently argued that « real » interdisciplinarity comes « when thought processes reach the point where the disciplinary boundary one comes up against no longer makes sense – when the internal logic of thinking impels a transgression of borderlines” (Hutcheon 1996 : 37).
Autrement dit, si l’on ne veut pas tomber dans un amateurisme interdisciplinaire, une potée postmoderne décousue comme le dit Anthony Appiah, il faut revendiquer l’interdisciplinarité moins comme un donné que comme une exigence concrète de la pensée lorsqu’elle rencontre une limite ; trans- et interdisciplinarité, d’accord, mais à la condition d’être confronté avec sa nécessité dans la pratique, à condition d’atteindre, par la pensée, au seuil.
Permettez-nous de citer un peu longuement Jean-Luc Nancy qui écrit :
L’intrus s’introduit de force, par surprise ou par ruse, en tout cas sans droit ni sans avoir été d’abord admis. Il faut qu’il y ait de l’intrus dans l’étranger, sans quoi il perd son étrangeté. S’il a déjà droit d’entrée et de séjour, s’il est attendu et reçu sans que rien de lui reste hors d’attente ni hors d’accueil, il n’est plus l’intrus, mais il n’est plus, non plus, l’étranger. Aussi n’est-il ni logiquement recevable, ni éthiquement admissible, d’exclure toute intrusion dans la venue de l’étranger.
Une fois qu’il est là, s’il reste étranger, aussi longtemps qu’il le reste, au lieu de simplement se « naturaliser », sa venue ne cesse pas : il continue à venir, et elle ne cesse pas d’être à quelque égard une intrusion : c’est-à-dire d’être sans droit et sans familiarité, sans accoutumance, et au contraire d’être un dérangement, un trouble dans l’intimité.
C’est cela qu’il s’agit de penser, et donc de pratiquer : sinon, l’étrangeté de l’étranger est résorbée avant qu’il ait franchi le seuil, il ne s’agit plus d’elle. Accueillir l’étranger, il faut bien que ce soit aussi éprouver son intrusion. Le plus souvent, on ne veut pas l’admettre : le motif de l’intrus est lui-même une intrusion dans notre correction morale (c’est même un exemple remarquable du politically correct). Pourtant, il est indissociable de la vérité de l’étranger. Cette correction morale suppose qu’on reçoit l’étranger en effaçant sur le seuil son étrangeté : elle veut donc qu’on ne l’ait point reçu. Mais l’étranger insiste, et fait intrusion.
S’il est vrai que « franchir une frontière signifie tout autant passer à l’étranger que se reconnaître soi-même étranger une fois passé de l’autre côté » (Chevrel, 2007, 52), on pourrait, semble-t-il, envisager la comparatiste, chaque fois qu’elle passe une frontière (de langue, discursive, disciplinaire), chaque fois qu’elle franchit un seuil donc, comme cette intruse que décrit Nancy. Nous aimerions même penser que c’est ce statut, si elle se préoccupe un tant soit peu de son impact critique dans un monde globalisé qui tend dangereusement et de plus en plus à résorber l’autre dans le même, qu’elle devrait revendiquer. Conserver pour l’objet d’étude une part d’étrangeté ne va peut-être pas sans reconnaître que le geste de celui ou de celle qui l’approche, aussi nécessaire et fertile soit-il, est aussi intrusion.
Or le document que l’on nous présente à titre de justificatif pour la création d’un baccalauréat spécialisé en littérature comparée fait exactement l’inverse. Là où la littérature comparée pourrait, et devrait ajouterons-nous, se faire intruse dans une université qui tend toujours plus à s’arrimer au marché du travail et aux impératifs économiques, on nous propose de faire de la discipline un laboratoire où seront formé-e-s les futur-e-s représentant-e-s de l’économie tertiaire avancée. Alors que les étudiant-e-s du département revendiquaient cette année, dans la foulée de la fusion des départements de Littérature et langues modernes, de Littérature comparée et d’Études anglaises, le droit à la vulnérabilité pour ces trois disciplines, les auteur-e-s du document relatif à la création du baccalauréat s’attèlent à résorber l’étrangeté de la littérature comparée, à la rendre, précisément, politically correct. C’est dire que son potentiel critique face à l’ordre est totalement nié ; elle en devient alors tout bonnement l’alliée non négligeable et c’est comme telle qu’elle revendique sa légitimité. Il y a, au sein de ce département, un différend qui oppose les intrus aux ambassadeurs et dont l’issue marquera nécessairement l’avenir des études comparatistes à Montréal.
L’élite déterritorialisée dont fait état le document, cette espèce issue de la soi-disant « tradition de rencontres dans le domaine des arts et de la culture et des affaires » (Plaidoyer pour le bac., 2014 : 3) qui serait l’image de marque de Montréal, cette espèce « parfaitement à l’aise dans cet écosystème de recherche, de production et de diffusion, [ce] laboratoire représentatif des sociétés de la postmodernité où, dans un milieu qui tient lieu de microcosme, il est possible d’observer l’émergence de nouvelles tendances créatives mondialisées » (Plaidoyer pour le bac., 2014 : 3), cette élite « globale » contemporaine, parfaitement à l’aise dans ce Montréal cosmopolite qui n’existe peut-être bien que pour elle, est précisément celle à laquelle nous ne voulons pas participer, précisément celle que l’intrus a en vue de déranger en même temps que son monde. Et puis, dans ce monde à déranger, la forme du travail se transforme. Le marché du travail de demain évoqué dans le document de création du baccalauréat mérite d’être soumis à une critique sérieuse. Les nouvelles stratégies de gestion qui tablent sur une intensification de l’interpellation subjective comme ressort de mobilisation au travail font bien la preuve que les critiques du travail qu’ont menées les travailleurs et travailleuses dans les années 70 (ils et elles pointaient, entre autres choses, son caractère paternaliste et autoritaire, sa structure rigide qui ne laissait pas assez d’espace pour l’individualité ou la créativité) ont été récupérées par le néo-management. Plusieurs critiques soutiennent que ce travail en apparence plus flexible débouche en fait sur une plus grande précarisation. Aussi la diplomate produite par un tel programme, à qui l’on promet un accès privilégié au marché du travail de demain, n’est absolument pas assurée d’un avenir radieux. Et si l’intrus, de par sa position en porte à faux, n’est évidemment pas moins fragile, il conserve à tout le moins la force de sa critique, celle qui d’ailleurs le garde bien de s’illusionner.
C’est cette posture critique qui oppose fondamentalement les deux figures, celle de l’intrus et celle du diplomate. Cela parce que le premier se tient sur un terrain déjà aplani, où le passage ne vaut plus tellement pour ce qu’il a de spécifique, mais plutôt pour ce qu’il y est avant tout l’exercice d’un droit, alors que le second se redéfinit chaque fois dans le passage même, qui résulte d’un heurt, de l’apparition d’un obstacle dans la pensée. Autrement dit, le premier, spécialiste dans le commerce international des idées, entend se soustraire à toute forme de limitations, de frontières, alors que l’autre en fait la matière même de son travail, le lieu même de sa pratique. L’opposition est bien marquée par Stéphane Michaud qui écrivait, de Nietzsche, que « le comparatisme qu’il pratique alors n’a rien de commun avec celui des médiateurs de tous bords, que le souci d’acclimater une pensée conduit naturellement à l’affadir, sinon même à en manquer l’originalité » (Michaud, 1999 : 61).
Ceci mis en lumière, il nous semble que le statut trans- et interdisciplinaire de la littérature comparée, selon qu’il est pensé comme le résultat d’une hybridité et d’une mobilité entendues comme essentielles à la discipline ou en vertu de la fonction et de la pratique du passage lui-même pour et par la pensée, donne lieu à des interprétations éminemment conflictuelles. L’une produit le diplomate, l’autre, dans ce qui, pour reprendre le mot de Charles Berheimer, n’a rien pour dompter l’anxiété du comparatiste, produit l’intrus. Nous pensons que c’est avec ce dernier que, comme l’écrivait Yves Chevrel, « la question du territoire suggère alors d’autres pistes : plus qu’un espace à conquérir et à explorer, il s’agirait plutôt de reconnaître, voire de tracer des délimitations pour observer ce qui se passe quand des franchissements sont opérés » (Chevrel, 2007 : 52).
Littérature comparée et monde liquide
En novembre dernier nous recevions un appel à communications pour le Congrès 2Les Capitale(s) de la littérature comparée » organisé par l’association canadienne de la littérature comparée. L’appel disait :
On attribue habituellement la crise actuelle à laquelle est confrontée la littérature comparée, de même que les lettres et les sciences humaines en général, à la transmutation du savoir dans l’université d’aujourd’hui. Avec l’émergence du paradigme économique en tant que seul indicateur de valeur, il ne va plus de soi que la recherche dans les domaines des lettres et des sciences humaines participe du savoir universitaire.
Il semble bien qu’on se réfère ici à l’économie du savoir qui transforme les intérêts de recherche en intérêts économiques. En effet, les mécanismes de quantification du rayonnement se multiplient sur la base desquels les universités se font compétition. De ce que certains types de recherche attirent davantage l’attention que d’autres, les gestionnaires des universités comme ceux des organismes subventionnaires essaient de mesurer leurs investissements lorsqu’il est temps d’attribuer du financement à la recherche. Évidemment, cela n’est pas nouveau, or grâce à la quantification du rayonnement, il est désormais possible de convertir le capital symbolique en capital économique très rapidement. Si l’on persiste à remettre en question les modalités et les visées de l’appréciation du capital symbolique, il saute aux yeux que les nouvelles mesures de « qualité » posent un problème plus grand encore quant à la possibilité d’apprécier les recherches en sciences humaines et en lettres. Les nouvelles modalités de production et de distribution des travaux de recherche, très présentes en sciences, en psychologie, en médecine, etc., s’étendent tranquillement vers les disciplines qui ont jusqu’à tout récemment d’abord produit la pensée sous forme de monographies. L’augmentation fulgurante de la proportion d’articles publiés et la diminution corollaire des monographies (et des fonds distribués pour de telles études) illustre bien ce virage. Les chercheurs et chercheuses qui seront les premiers à mesurer leur indice de visibilité (ex. : indice h) et qui prendront le pas de la bibliométrie seront les mieux subventionné.e.s par les gestionnaires qui évaluent selon cette grille. Les évaluations départementales au niveau universitaire, qui mesurent la réputation scientifique selon les nouveaux indices de quantification, sont aussi le signe de l’accélération de cette tendance. On pourrait également souligner que c’est la Fondation canadienne pour l’innovation (FCI) qui est sortie grande gagnante du dernier budget fédéral, se voyant octroyer un financement supplémentaire de 1,33 milliard sur six ans, à compter de 2017-2018, alors que les fonds promis en recherche non orientée demeurent très faibles. Cette série de transformations bouleverse et transforme radicalement nos pratiques. Il nous semble juste d’appeler cela une crise.
Poursuivons la lecture de l’invitation :
En contrepartie, il est communément accepté que l’atteinte du succès dans notre monde globalisé requiert l’interaction entre plusieurs individus de cultures différentes ; ce développement socioéconomique devrait avantager une discipline cosmopolite comme la littérature comparée.
Il y a là glissement : en une phrase on lie le succès, le monde globalisé et l’interculturel. Mais quel est donc ce succès qui commande l’échange entre les cultures ? Ce succès ancré dans le monde globalisé ? Un succès mondial ? populaire ? commercial ? Confusément, cet appel sous-tend les deux axes de la littérature comparée dégagés plus haut pour ultimement couronner celui qui se trouve du côté du succès et non de la crise qu’ils reconnaissent pourtant et associent au règne de la donnée économique au sein de nos disciplines. Ici, des deux figures du comparatiste, on ne choisit pas celle de l’intrus.
Poursuivons :
Quelle est la valeur de la littérature comparée à l’époque du règne de la donnée économique ? Comment la littérature comparée peut-elle favoriser l’échange entre des traditions littéraires distinctes ? Quelle est, de nos jours, la capitale géoculturelle de la littérature comparée ? En est-il qu’une seule ? Est-il probable que le centre névralgique de la littérature comparée se déplace vers de nouveaux lieux dans un futur proche ? Le cas échéant, quand et pourquoi ? Le cas contraire, pourquoi non ? En somme, quelles sont les idées capitales qui permettront de revitaliser la littérature comparée ?
Ces questions, ainsi préfacées, appellent des réponses qui, devant la menace, prendront le pas des changements économiques. Il convient d’ailleurs de souligner l’utilisation du terme « revitaliser ». La littérature comparée est-elle déclarée morte ? Et si oui, par qui ? Il ne s’agit pas ici d’une proposition visant à s’engager dans une réflexion critique sur notre discipline. Plutôt, ce terme présuppose qu’il faut initier des transformations en vue d’arrimer la littérature comparée à un nouveau contexte socioéconomique duquel, et sur cela on semble s’entendre, elle n’est pas actuellement la plus fière représentante. Or si elle décide d’emboîter le pas, la littérature comparée pourrait, comme le laissait entendre l’appel à communications du colloque de l’ACLC, être une actrice privilégiée de la globalisation, processus dans lequel l’abolition des frontières n’existe en fait que pour les élites culturelles. De ces dernières, Zygmunt Bauman écrit :
Les « élites » s’enorgueillissent d’être des omnivores culturels : elles font ce qu’elles peuvent (et ce qui est couramment requis) pour apprécier toute la production disponible, et pour se sentir aussi à leur aise dans la culture d’élite que dans la culture populaire. Se sentir partout chez soi signifie cependant n’être jamais chez soi nulle part. Ce type de « chez soi » ressemble à s’y méprendre à un no man’s land. Ce sont comme des chambres d’hôtel. Si la sorte de culture que l’on pratique est un instrument de distinction sociale, alors posséder et conserver un goût fluide ou flexible, éviter tout engagement et être prêt à accepter, promptement et rapidement, toute la production culturelle disponible, maintenant ou dans un futur inconnu, est devenu à notre époque LE signe de distinction. [ Ou encore le signe de « succès », si l’on suit l’expression utilisée par les auteur.e.s de l’appel du colloque de l’ACLC.] C’est aussi un dispositif de séparation, consistant à se maintenir à distance des groupes ou des classes qui sont englués dans un syndrome culturel résistant au changement.
Être partout chez soi et n’être chez soi nulle part, cela semble bel et bien être une définition assez adéquate de la démarche du « citoyen du monde », adaptable et flexible, capable de s’approprier toute forme culturelle tant qu’elle se consomme et qu’elle permet d’attacher un signe de plus à son identité. Dans Traduction simultanée, nouvelle d’Ingeborg Bachmann, un diplomate (Ludwig) et une interprète (Nadja) voyagent ensemble le temps d’une idylle amoureuse extra-conjugale et sans engagement. Le contexte sociopolitique est celui du plein essor des agences transnationales créées après la Deuxième Guerre mondiale dans le but de répondre aux besoins économiques et politiques d’affaiblir les frontières afin de s’organiser entre États-nations. Genève, haut lieu de ces institutions et ONG transnationales, accueille une grande quantité de diplomates et d’interprètes.
Ludwig travaille pour la FAO (Food and Agriculture Organization) dont le slogan est « Fiat Panis » [Du pain pour tous]. Les organisations transnationales comme la FAO élaborent des politiques fondées sur une conception universelle de l’être humain telle que comprise sous le concept des droits de l’homme. Aussi le diplomate est-il un défenseur officiel de ces valeurs. Or lorsqu’il s’exprime à propos de son travail, il énonce à son insu l’incompatibilité pratique des idéaux humanistes qu’il promeut et du sens qu’il attache aux gestes concrets qu’il pose en tant qu’employé de la FAO. Cette incompatibilité non seulement remet en doute l’idée d’universalité elle-même à travers l’évidente impossibilité d’agir en dehors de son propre particularisme, mais donne aussi à voir que le diplomate, légitimé par les idéaux qui le couronne, agit en toute impunité morale en dépit des motivations privées qui l’agissent. On dit de Ludwig :
et lui, à la FAO, il n’avait besoin que de l’anglais et du français, ah bon ? Et il lisait bien l’espagnol, mais s’il voulait rester à Rome, il était tout de même conseillé de- et il hésitait entre des cours particuliers et un cours d’italien organisé par la Fao.
Ainsi, nous apprenons qu’à la FAO, on peut tout à fait se débrouiller avec l’anglais et le français. Le « ah bon ? » marque la réaction étonnée et ironique de Nadja : Comment un organisme chargé d’un projet alimentaire mondial peut-il se coordonner avec ces deux langues uniquement ? Qui plus est, il n’est pas nécessaire, pour son amant qui habite Rome, de parler l’italien. Seulement, c’est « tout de même conseillé », mais non nécessaire concrètement. Ici, le projet transnational de la FAO se fait au détriment des spécificités locales et participe à leurs effacements. Dans le récit, cela se remarque dans la description de la mission en Inde à laquelle a pris part Ludwig, mais aussi à travers la description de l’élite que ce genre d’agence engendre. Cette élite, qui se retrouve un peu partout sur le globe, fabrique un monde. Par exemple, comme Rome est une capitale, il est attendu par cette élite que ses habitant.e.s, du moins ceux et celles à qui l’on voudrait avoir à faire, se débrouillent en anglais tandis que l’apprentissage de l’italien devient accessoire. En ce sens, les relations transnationales permises par l’effacement des frontières résultent en une mobilité accrue des individu.e.s, mais aussi d’un accueil déterritorialisé. Cette mobilité et cet accueil sont réservés à une élite qui tend à faire sien, sans trop d’embûches, n’importe quel territoire. D’ailleurs, la nouvelle ne dit-elle pas que Ludwig et Nadja, à eux deux, « parcoururent la moitié du monde » (Bachmann, 2006 : 10) ? Encore, Ludwig n’est pas peu fier de souligner que l’inscription CD (corps diplomatique) sur sa voiture, « immatriculation qui ne ratait jamais son effet » (Bachmann, 2006 : 18), lui permet de circuler plus librement. Aussi, lorsque le diplomate craint de manquer de liquidités, ce lieu qu’il vantait plus tôt pour ses allures pittoresques devient rapidement un « trou perdu », duquel il se demande si les habitant.e.s ont « déjà vu un chèque » (Bachmann, 2006 : 18).
Or il faut également insister sur le fait que cette élite culturelle transforme les territoires qu’elle investit. Ces deux touristes s’attristent de manger du poisson surgelé dans un village de pêcheurs et s’amusent à la pêche sous-marine en mimant les rites ancestraux délaissés par les pêcheurs qui se sont, eux, reconvertis à l’industrie du tourisme. C’est ce monde que fabriquent les citoyens du monde au gré de leurs fabulations. C’est de ce monde qu’ils sont citoyens, car ils ne peuvent prendre en charge la localité, la spécificité – surtout quand celle-là n’a rien de gratifiant à leurs yeux.
À travers le personnage de l’interprète, en perte de sens (le sien et celui d’un monde), traversée par les langues et les voix des autres, la nouvelle explore les non-lieux créés par ces institutions et dont le sujet lui-même devient la proie. Contrairement à la traduction qui s’occupe des textes, l’interprétation se charge de restituer la parole orale, et ce, en temps réel. Aussi, pour effectuer son travail, l’interprète doit se transformer en un vecteur dépersonnalisé de la communication :
Quel drôle de mécanisme bizarre elle faisait, pas une seule pensée dans la tête, elle vivait, immergée dans les phrases d’autrui, et pareille à un somnambule, elle devait enchaîner aussitôt avec des phrases semblables, mais qui rendaient un son différent (…) cela aurait pu mettre sa tête hors service, et il fallait bien qu’elle veille à ne pas se trouver ensevelie sous cette masse de mots.
Nadja circule facilement, mais plus que sujet transculturel, elle est dissoute entre les cultures, la sienne y comprise. Aussi les racines qui lui pesaient, elle s’en est affranchie pour intégrer un monde qui les fait disparaître et camoufle ses exigences sous l’apparence de tous les possibles. Et cela ne va pas sans souffrances, tant les siennes que celles engendrées par la fluidification des échanges sur les territoires qui « l’accueillent ». Traverser, passer ne laisse personne indemne, le passage transforme à la fois celle qui passe et ce qui reçoit la passeuse. Ludwig semble s’en tirer un peu mieux, lui qui rêve d’une langue unique qui simplifierait tellement les échanges. Et cela nous ramène à la littérature comparée :
…la Littérature comparée semble porter le programme d’une pensée poétique de l’étranger indissociable du rapport d’étrangèreté – qu’elle décline, dans la diversité de se pratiques, selon la double modalité du « comparé » et du « général ». Son positionnement épistémologique semble garantir contre l’un des pièges essentialistes de la réflexion sur le langage, l’art et le politique : en interdisant de concevoir la littérature sans les littératures, la perspective a le potentiel de rendre également inconcevable une pensée de la langue sans les langues, c’est-à-dire sans la littérature et sans le politique.
Le nouveau baccalauréat en littérature comparée prépare-t-il un sujet qui souhaite résoudre les tensions au profit de son propre confort ? Si ce dernier adopte la posture esthétique et théorique que décrit le document, il y a fort à parier que oui. En faisant de l’entre son lieu plutôt que du passage sa pratique, l’étudiant.e en littérature comparée apprend à circuler, à échanger, à commercer. D’ailleurs, les meilleurs d’entre eux pourront maintenant emprunter une voie qui leur est réservée. Le cheminement Honor, offert à ceux et celles qui auront maintenu une moyenne de 3.7, permet d’entamer un projet de recherche dès la troisième année du baccalauréat et de participer aux séminaires de recherche réservés jusqu’alors aux cycles supérieurs. Si l’exercice est réussi, l’étudiant.e pourra même s’offrir le luxe d’un passage direct au doctorat. Ainsi le comparatiste-diplomate, pourtant spécialiste de la traverse, se propose de renforcir une frontière très spécifique, celle de l’excellence, la dernière peut-être, celle qu’il ne consentira sans doute jamais à abolir. Laissons le dernier mot à Bill Readings, ancien professeur de ce département :
L’excellence se borne à tracer une frontière : la frontière qui protège le pouvoir sans limites de la bureaucratie. Et si le type d’excellence qu’assure un département ne parvient pas à être conforme aux normes, c’est le département qui est éliminé, sans risque apparent pour le système.