« Projecting my small circular frame »

Dans l’objectif de la pensée littéraire

On a beau dire ce qu’on voit,
ce qu’on voit ne loge jamais dans ce que l’on dit
.
(Foucault, 1966 : 25)
« [P]rojecting my small circular frame », l’utilisation de ce que l’on pourrait appeler un objectif ou un œilleton de cadrage comme celui qu’utilisent les cinéastes, montre à quel point James découpait le réel en autant de vignettes susceptibles de « faire image », et de donner naissance à une nouvelle.
(Louvel, 2010 : 86)

Dans ce passage qui nous permet d’emblée d’entrevoir une façon d’approcher le littéraire par le truchement du pictural, Liliane Louvel commente ici l’image employée par Henry James lui-même au moment où il rapportait son projet de se consacrer un temps au genre de la nouvelle (James, 1980 : 240). Il est vrai que cette image rappelle l’objectif de la caméra, à la limite l’orbite de l’œil, organe dont le fonctionnement est relativement analogue à celui de l’objectif. Elle évoque également la prédominance et l’importance de la mise en image dans l’œuvre de James, certes, mais avant tout dans la pensée littéraire.

En un sens, on discute presque toujours d’image en littérature ; les textes en construisent d’innombrables dont les fonctions sont plus ou moins complexes. Mais l’image, au sens visuel de celle qui se donne à voir, littéralement, par les yeux, n’est jamais bien loin du texte, si elle ne tombe pas carrément entre deux lignes (lorsque l’on pense au travail de W. G. Sebald par exemple).

Mes réflexions autour de certains textes (je pense à James et Sebald, mais aussi à Barthes sur la lecture et au Plaidoyer de Cochran) m’ont conduit à l’hypothèse suivante : se pourrait-il que le littéraire et le pictural, tant sur le plan de l’écriture que de la lecture, soient singulièrement enchevêtrés ? Foucault disait, dans Les mots et les choses, que le langage et le visible « sont irréductibles l’un à l’autre » (Foucault, 1966 : 25). Ainsi, passant maintenant sur le plan de la manipulation langagière et visuelle, peut-on parler d’un enchevêtrement du littéraire et du pictural sans les réduire l’un à l’autre ? Grande question s’il en est, c’est par l’affirmative que cet article tentera d’y répondre.

Avant d’aborder de front la question, une petite précision terminologique s’impose. Pourquoi la forme substantivée de pictural parmi d’autres termes, comme image ou visuel ? Par pictural, je ne me limite pas au sens propre du terme en français, c’est-à-dire relatif à la peinture, mais j’entends tout art, travail ou altération matérielle qui mobilise une composition visuelle manifeste ou implicite qui permettrait de réfléchir aux implications de ce qu’elle souhaite donner à voir, à la façon dont elle peut « faire image », pour emprunter l’expression à Jean-Luc Nancy : « la manière est image. Elle est ce qui fait image, y compris dans le texte. Faire image, c’est donner du relief, du saillant, du trait, de la présence » (2003 : 125). Donc le pictural concerne d’abord la représentation, alors que le visuel est plus généralement lié au sensible, à la vision. Cela permet aussi de le distinguer d’avec l’image construite par le texte, la mise en image au sein de la composition littéraire, qui exige une reconstitution par la lecture et qui demeure abstraite1a priori. À des fins purement pratiques, pour situer au départ ces termes que je mettrai en mouvement, j’entame la discussion avec la distinction certainement intuitive entre le pictural comme représentation visuelle et l’image comme résultante de l’action d’imaginer.

Évidemment, ce que je projette ici ne concerne probablement qu’un aspect de la pensée littéraire. J’envisage dans les prochaines lignes d’explorer diverses implications de ces liens autour de quelques textes que j’ai lus récemment. Plus précisément, je me demande quelle place il y aurait pour le pictural au sein de l’idée de la pensée littéraire. Peut-on penser, par exemple, la mise en image au sein d’une composition littéraire comme un geste qui relève du pictural ? En m’appuyant sur la proposition théorique de Louvel (2010) dans Le tiers pictural comme contexte général de réflexion, je tenterai de cerner les modalités de la question à travers les pensées de Henry James et de W. G. Sebald.

La pensée littéraire, le lecteur et le tiers pictural

La pensée littéraire, telle que je l’envisage ici, dépasse l’écriture et l’écrivain. Autrement, nous ne pourrions parler, il me semble, que des pensées littéraires, ou de la pensée littéraire d’un tel ou d’une autre, ainsi prise dans le génitif de l’expression. Loin de moi, cependant, l’idée de discuter de la Pensée Littéraire. Tout demeure ici une conceptualisation en temps et lieu.

Sur la piste que je suivrai donc, penser le littéraire implique d’une part qu’il transcende l’auteur, sans toutefois abolir le sujet écrivant dans sa tentative de penser et de mettre en image. D’autre part, comme Barthes (1984b) le signalait déjà dans son très court essai « La mort de l’auteur », il faut considérer le lecteur dans la chaîne de constitution du sens. Sans adhérer à la conclusion radicale selon laquelle il y aurait effectivement mort de l’auteur — une assertion qui s’enracine dans un contexte sur lequel Barthes reviendra par après —, cette idée nous rappelle cependant que l’auteur est un sujet fantomatique avec qui nous dialoguons (les fantômes font partie de la vie). Ainsi se dessine l’autre pôle du problème, qui permet une certaine résolution de la pensée littéraire considérée comme processus intersubjectif. C’est un aspect que Cochran pointe lui aussi, sans toutefois reconnaître explicitement le lecteur comme partie de la pensée littéraire, lorsqu’il discute de la mise en scène de Penrose réécrivant le « Chat de Schrödinger » :

[elle] vise intrinsèquement à « toucher » le lecteur ou le public, à émouvoir ceux qui regardent, écoutent ou lisent […]. C’est-à-dire qu’il s’agit de l’affect, de la capacité de provoquer l’esprit, de le faire entrer dans un processus de réflexion, dans un monde à la fois littéraire et lourd de conséquences pour la pensée.
(Cochran, 2008 : 93-94)

Non seulement l’écriture sollicite-t-elle la participation d’un récepteur, mais elle l’engage dans la pensée à partir des répercussions affectives du texte dans son esprit. Considérant que le sens (ou le non-sens) repose sur la réception autant que sur la composition, la pensée et ses incidences demeurent ouvertes si l’une ou l’autre des parties ne s’est encore jointe à la conversation — ce qui ne signifie pas pour autant qu’elle se referme advenant la conjonction. C’est donc entre ces deux modes de la subjectivité que je situe le lieu de la pensée littéraire qui se met en branle dans le produit de la rencontre de leur unicité respective.

Par ailleurs, la lecture relève d’un geste d’inscription dans le corps, dit encore Barthes : « La lecture, ce serait le geste du corps (car bien entendu on lit avec son corps) qui d’un même mouvement pose et pervertit son ordre : un supplément intérieur de perversion » (1984c : 40). C’est un lieu où l’on « fait image », pour reprendre l’expression de Nancy (2003 : 125), où l’on peut voir, si j’ose dire, littéralement. Car la représentation mentale considérée comme lieu de l’inscription corporelle, dans l’effort délibéré de la visualisation, nous permet de voir les moindres détails, de les faire apparaître ou disparaître selon notre vouloir ou selon la contrainte. Elle s’organise suivant un processus de réflexion qui peut être induit par la lecture du texte ou de quelque élément que ce soit, non plus seulement par conversion des rayons lumineux imprimés sur la rétine en influx nerveux analysables par le cortex visuel, mais par la lecture du monde ou d’un événement dans le monde, si banal soit-il, par exemple la « simple » mort d’une mouche comme le fait Marguerite Duras dans Écrire (1993), où elle consacre plusieurs pages à l’observation des dernières minutes de la vie d’une mouche. C’est d’ailleurs le premier pas de l’écriture devenant éventuellement un événement-lecture qui, de façon tout à fait notable, combine obligatoirement l’activité du visuel-sensible, c’est-à-dire voir la lettre, à celle du visuel-imaginant qui dérive ici d’un décodage linguistique.

À cela, j’articule les idées de Louvel (2010) dans Le tiers pictural ; de ma lecture de l’ouvrage, je retiens deux choses. Premièrement, l’approche théorique que Louvel adopte propose un retournement des outils du pictural vers le littéraire, à l’encontre de l’investissement du pictural par le littéraire, là où le pictural « ne loge jamais ». Il s’agit de la constitution d’une poétique du pictural, non pour parler et gloser autour des arts picturaux dans le texte, mais pour prendre la mesure de la part picturale du littéraire, c’est-à-dire des aspects picturaux du littéraire. « Le but serait de travailler aux frontières du travail proprement littéraire, celui du travail textuel en lumière rasante, de la technique spécifique aux media convoqués par le texte » (Ibid. : 8-9). Deuxièmement, le concept de « tiers pictural », qui me permet de souligner l’aspect performatif de la pensée littéraire dite intersubjective, déjà sous-tendu par les idées barthiennes de lire avec le corps et d’Écrire la lecture (dans notre tête). Le tiers pictural,

C’est ce qui s’actualise sur l’écran de l’œil intérieur du lecteur-spectateur […]. Dans ces « machines obscures » que nous sommes, joue la dynamique du tiers pictural : mouvement, énergie qui entraîne une perturbation, un surplus de sens et d’affect, une rêverie qui danse entre [le texte et l’image]2[…]. Il s’agit vraiment d’une modalité qui est de l’ordre du vivant, du mouvement, du désir, de l’expérience ressentie, de l’événement au sens de ce qui advient : une opération aussi, une performance3.
(Ibid. : 260)

C’est donc le lieu où se dresse l’image, là où, lisant, l’on ferait image en levant la tête, pour reprendre l’idée de Barthes. Je propose que la pensée littéraire telle que je la présente ici soit un véhicule du tiers pictural : celui-ci tire son objet dans le continuum que forme chaque trajectoire singulière de l’écriture à la lecture. Il devient organe de vision, le principe médiateur entre, d’une part, le phénomène littéraire et ses virtualités, et d’autre part, l’image qui joue dans le corps. Ce qui se donne à voir, que cela soit capté par l’œil regardant le monde ou le tiers pictural puisant dans la pensée littéraire, c’est l’image pure, celle qui se trouve au bout de la chaîne de médiation. Il s’agit toujours d’un tiers intervenant entre le perçu et la destination de l’image. Le tiers pictural joue précisément ce rôle : il est le processus de capture de l’information permettant la conversion de la signification syntagmatique vers l’image, vers la projection et la composition intérieures, relevant dès lors du pictural.

Sebald et la contrainte de la représentation picturale

Avant de m’attarder à une pensée qui ne ferait nullement appel au visuel, j’aimerais m’arrêter sur un matériau qui mobilise textuel et visuel. Chez Sebald, l’image est au cœur de son œuvre, peu importe la façon dont on la définit. L’aspect pictural de la pensée est donc clairement mis en évidence. Pour joindre les deux pôles de la pensée littéraire telle que je me le suis proposée, pour compléter le processus intersubjectif, il faut, comme lecteur, lire le texte avec les photographies et les autres éléments qui relèvent proprement et directement d’un cadre visuel. À la différence du projet d’écriture de James, sur lequel je reviendrai, qui exige en tout temps une projection de l’image dans l’esprit du lecteur, le pictural est donné dans l’immédiateté des compositions qui ponctuent constamment le texte, présence en outre soutenue par une directe disponibilité, par le corps et les yeux. Une importante part de l’image est en effet accessible sans la médiation textuelle, bien que le littéraire et le pictural soient en fait inséparables.

Plusieurs des textes de Sebald sont parsemés d’artefacts picturaux reproduits sur la page — photographies, peintures, gravures, dessins, plans, etc. Toutes ces images sont données entre les paragraphes lorsqu’elles ne les entrecoupent pas ou qu’elles n’occupent pas une page, voire deux pages entières. Dans Vertiges par exemple, où prend place la quête des origines du personnage narrant, matérialisée par le voyage, Sebald expose en commençant (et c’est ainsi que s’ouvre son œuvre romanesque) un problème intéressant concernant les possibilités d’un décalage entre l’image et la réalité. Cet enjeu a des répercussions notables quant à la portée du pictural dans la pensée littéraire. Dans ce livre, le narrateur développe une pensée qui prend comme point de départ sa lecture des notes de Henri Beyle, vrai nom de Stendhal, alors jeune militaire participant aux expéditions de Napoléon. Dans le texte de Sebald, ces notes tirées de Vie de Henri Brulard (Stendhal, 1988) rassemblent des écrits, dessins, plans et même des calculs mathématiques constitués par le soldat à partir de ses souvenirs et disposés le long du récit, permettant au narrateur de retracer le voyage de Beyle parallèlement au sien. Dans l’extrait ci-dessous, le narrateur de Vertiges donne des explications suivies d’un court commentaire sur le plan dessiné par Beyle (figure 1) lors de sa traversée du col du Grand-Saint-Bernard au sein de l’armée napoléonienne :

B est le village de Bard. Les trois C sur la hauteur à droite désignent les canons du fortin, qui tirent sur les points L L L du chemin sillonnant la pente abrupte en P. Là où est marqué le X, dans le précipice, gisent les chevaux qui, saisis d’une peur panique, ont fait une chute fatale. H signifie Henri et marque la position du narrateur. De l’endroit où il se trouvait, il est vrai que Beyle n’aura pas vu la chose ainsi, car en réalité, comme nous le savons, il en va toujours tout autrement.
(Sebald, 2001 : 11)

Le narrateur dont il est question dans ce passage est Beyle lui-même, auteur des notes et du plan, donné par la position commune de Beyle et dudit narrateur. Le narrateur du récit de Vertiges, quant à lui, se trouve à commenter un récit qui s’appuie sur les traces visuelles du souvenir. Évidemment, c’est la dernière phrase qui attire mon attention. Il pourrait y avoir plusieurs façons d’expliquer le décalage en question ; j’en retiens une.

Dans le passage ci-dessus, de quoi en va-t-il donc autrement ? Autrement de ainsi, qui tient lieu du fragment pictural donné quelques lignes plus haut dans le texte, c’est-à-dire de la façon dont Beyle représente les choses sur son plan. Dans l’exercice du souvenir, l’image mentale n’est pas ce que l’on observe dans la réalité, qui relève naturellement d’un moment historique singulier. Par un jeu de cadrage et recadrage, voire de dé-cadrage, il s’exerce un changement, un glissement de la perspective et du point de vue. On apprend effectivement quelques lignes plus bas que le plan en question ressemble nettement à une gravure de Dominique Vivant Denon (figure 2) sur laquelle apparaît Napoléon à l’endroit où Beyle se figure lui-même. Ce déplacement relève d’un impératif que j’aimerais nommer la contrainte de représentation picturale. L’impossibilité de clairement se figurer à l’esprit l’événement qui offrait ce point de vue exige un moment d’invention. La reconstitution du souvenir, de la vision ayant marqué l’esprit à un moment précis, n’aura pu s’effectuer qu’autour d’une composition picturale décalée qui s’inscrit finalement dans la composition de Sebald. À son tour, celui-ci lit puis écrit, proposant ici un petit commentaire critique qui s’insère dans la pensée.

L’image avec Sebald est donc à la fois un point d’articulation de la mise en récit et le point de contact entre les pensées du dessinateur, du graveur, du lecteur-écrivain, puis du lecteur. Il est tout à fait évident qu’il se réfère au livre de Stendhal, Vie de Brulard, mais le plan des positions (figure 1), tiré du manuscrit, nous permet de suivre plus avant la trace du déploiement du réseau intermédiatique. Comme le montre Muriel Pic, le projet de Sebald relève d’une méthode picturale, le montage, ou bricolage, rassemblant des « matériaux qui, chez Sebald, sont des images comme des citations » (2009 : 59). Comme chez Genette, pour qui la citation textuelle est un mode de la transtextualité (Genette, 1982), l’image comme citation, insérée entre deux lignes, parfois entre deux pages, d’autres fois commentée, établit ici le dialogue de la transmédialité, centrale à la pensée littéraire chez Sebald.

Si Pic invoque ici une méthode picturale, on continue pourtant de plaquer le textuel sur le visuel : « comme des citations ». Cette modalité discursive permet d’intégrer le visuel-sensible dans le texte, mais on peut tout aussi bien inverser le rapport : il s’agit bien d’un investissement du texte par le pictural. Voilà quelque chose qui nous permettrait de mettre en question, finalement, l’idée de l’impossible loge du pictural dans le littéraire. La part picturale de la pensée chez Sebald pourrait ainsi se comprendre comme une première tentative de résolution — non de renversement — de la formule foucaldienne. À tout le moins, il nous faut considérer chez Sebald l’idée de l’image comme élément subordonnant, c’est-à-dire du littéraire comme pictural, que le sujet écrivain-lecteur met en branle à travers l’écriture qui se déploie autour et à la suite des artefacts visuels.

Cette double position est d’ailleurs tout à fait évidente. L’écrivain doit d’abord regarder les images, les interpréter puis procéder à un montage en fonction de ce décodage. Ensuite, si elles deviennent matière à écriture, elles s’articulent avec le texte/image4qui les encadre et continuent à être vues dans l’ensemble de ce processus intersubjectif. Il nous faut donc, chez Sebald, penser deux modalités picturales qui s’informent l’une l’autre. C’est d’abord l’intervention du visuel-sensible qui rend saillante la part picturale de la pensée — l’intention de faire voir5. Ensuite, c’est dans le texte lui-même que joue le tiers pictural, cet « œil intérieur » permettant d’aller du syntagme au pictural, de la signification au visuel-imaginant. Pour appréhender ce dernier mode du pictural, tenter « d’appliquer, à la lettre en somme, la formule d’Horace, ut pictura poesis, c’est-à-dire la poésie comme la peinture » (Louvel 2010 : 84), je me tourne maintenant vers James qui nous mettait initialement sur la piste d’une approche picturale du texte. Une fois privé du visuel (en excluant ici toute la question de la graphie qui nous oblige bel et bien à regarder le langage), commence le véritable travail de la mesure d’une part picturale du texte.

Projecting my small circular frame on the beast in the jungle

Revenons vers cette image du « small circular frame ». James invoque un objet qui relève du pictural pour annoncer son projet d’écriture. Celui-ci est ainsi contenu dans ce qui apparaît d’abord comme une métaphore. Si l’on considère toutefois l’aspect littéral de l’image, en acceptant qu’il s’agisse d’un objectif, d’une pièce d’un dispositif technique de capture de l’image, elle relève en effet du voir. Si nous replaçons dans son contexte l’extrait des lettres de James, cité plus haut par Louvel, la volonté de « faire image », de penser le projet littéraire en termes d’une composition picturale, devient plus claire : « I want to leave a multitude of pictures of my time, projecting my small circular frame upon as many different spot as possible and going in for number as well as quality, so that the number may constitute a total having[,] a certain value as observation and testimony » (James, 1980 : 240). En rassemblant la multitude d’images pour constituer un avoir total, James se donne comme plan de produire une vue d’ensemble, d’offrir un point d’observation, ce que je considère d’abord, suivant l’approche de Louvel, comme une invitation à questionner « la technique spécifique aux media convoqués par le texte » (Louvel, 2010 : 9). L’utilisation du gérondif a having, renvoie également à l’idée d’accumuler et de posséder, voire de collectionner dans ce cas-ci, de constituer un album. Voilà qui témoigne d’une volonté de laisser une trace visuelle, d’une convocation du pictural. Or, le projet de James ne relève ni de la photographie ni de la peinture. C’est la pensée littéraire qui permettra de faire circuler l’image jusqu’à ce qu’elle se lève sous l’impulsion de la lecture.

En suivant la piste du sens propre donné par l’image du petit cadre circulaire, la trace d’un projet pictural qui passerait par le texte, j’aimerais regarder de plus près le titre de la nouvelle The Beast in the Jungle. On peut certes y lire une métaphore en considérant son apparition périodique dans le récit pour représenter l’objet inconnu de la peur du personnage principal, John Marcher. On se rappellera que celui-ci est réduit à l’inaction par l’appréhension d’un événement hypothétique qui serait vraisemblement destructeur de sa vie personnelle. Comme dans d’autres nouvelles de James, ce récit se base sur une langue très imagée pour constituer une véritable et complexe ontologie spectrale. Ainsi dans notre exemple, la partie signifiée de la bête, en aucun temps nommée clairement dans le récit, consiste en une chose inexpliquée, étrangère, mais surtout camouflée, une chose qui guette le personnage, prête à surgir-bondir pour lui asséner un coup fatal. Mais me voilà d’ores et déjà en train de répéter les caractéristiques générales du signifiant, sans vraiment m’approcher plus précisément du paradigme qu’il désignerait. C’est justement un effet qui s’accomplit longuement dans cette nouvelle, à en devenir pratiquement grotesque à certains moments. C’est également ce qui confère à l’image le caractère de la catachrèse : elle est utilisée comme si la chose véhiculée était tout à fait évidente, réapparaissant ici et là du récit. Je me rabats conséquemment sur le sens propre, tel que je l’ai annoncé.

Je ne m’attacherai donc qu’à la partie signifiante de l’image, c’est-à-dire celle qui se donne à voir. On peut encore la faire apparaître en soi, littéralement, nous approchant du pictural, du « faire image », regarder en l’air non pas pour lire « ce texte que nous écrivons dans notre tête lorsque nous la levons » (Barthes, 1984a : 34), mais pour voir cette image que nous projetons dans cette même tête. En s’imaginant une bête dans la jungle, il faut considérer les quelques caractéristiques fondamentales de cette image, qui relèvent du voir. Même si l’on pénètre dans l’épaisse broussaille dans l’espoir d’observer la bête, elle restera assurément difficile à repérer, même à seulement apercevoir. Farouche et fuyante, voire fantomatique, elle se trouve tapie partout autour, homochrome, encore une fois camouflée. Il sera difficile de la capturer. C’est une bête sauvage. En plus d’être prête à vous attaquer si nécessaire (mais bien des bêtes sauvages ne nous attaquent pas, elles nous fuient). Alors, quelle image pour la bête dans la jungle ?

Dans ce contexte, l’objectif de la caméra ne pourrait ironiquement pas rencontrer sa cible, tant sur le plan de la métaphore titulaire que sur celui de la trame narrative du récit. La difficulté d’établir un lien entre le sujet et l’objet dans cette tentative non pas de mise en image, mais de « faire image », non de poétique, mais ici de « poïétique du texte/image » (Louvel, 2010 : 111), pour reprendre le terme de Louvel qui désigne la construction d’un rapport critique entre les deux, est plus qu’une simple correspondance permettant d’établir l’analogie entre l’image et le paradigme. Jusqu’à la toute fin, alors que son amie May Bartram l’aurait vu, la bête, Marcher n’y voit que le décor, le fond : « So she had seen it, while he didn’t, and so she served at this hour to drive the truth home. It was the truth, vivid and monstrous, that all the while he had waited the wait was itself his portion » (James, 2015 : 222). À tel point qu’on pourrait parler, sans trop forcer, d’une transposition. Le pictural investit le littéraire, ses modalités sont transposées, et celui-ci met en branle un mouvement mimétique de celui-là. Tout comme l’objet de la peur de Marcher est mimétique du langage, la bête dans la jungle l’est de son environnement. Il y a davantage qu’une simple analogie : le rapport du signifiant au signifié, construit par le texte, reproduit le rapport de la bête à son environnement. Le problème du protagoniste est illisible, et même lorsque l’on croit le lire ou le comprendre, on ne peut vraiment le distinguer de la composition littéraire, camouflé sous la densité des mots que l’on a lus et relus dans la nouvelle.

Comme dans n’importe quel texte qui tente de « faire image » s’active la possibilité de mettre en jeu le tiers pictural. Seulement, dans ce cas-ci, l’« œil intérieur » ne voit pas, comme l’œil ou l’objectif qui doit aiguiser le regard pour percer le décor et enfin voir. C’est ce qui rend intéressante l’articulation jamesienne de ce récit : elle permet de montrer ce que c’est que de ne pas montrer ; elle trace la frontière de la part picturale de la pensée littéraire, le lieu, si je puis dire, au-delà duquel l’image virtuelle du texte est faite image et se lève dans l’esprit, où il nous est permis de voir, de construire, de composer.

C’est ainsi que le pictural — plus précisément dans ce cas-ci l’inhibition du visible — qui joue sur l’impossibilité d’apercevoir, sur la difficulté de discriminer visuellement, tient lieu d’un élément frappant de la pensée littéraire exposée autour de cette nouvelle, dans laquelle j’interviens moi-même par une lecture du titre. Ce fragment de pensée littéraire — peut-être est-ce plutôt un segment qui affleure en temps et lieu —, mouvement initié par James et dont je tente d’épouser les contours tels qu’ils se présentent à moi, est ici véhiculé par la conjonction de l’écrivain et du lecteur autour de la part picturale du texte.

Nous voyons ainsi ce que le texte et la pensée littéraire empruntent ici au regard. Loin de la question problématique de la lecture d’une image, j’ai tenté en somme de penser, à travers La bête dans la jungle, le texte qui regarde.

Le pictural après la lettre : quelques pistes de réponses

Si l’on questionne la présence du visuel-sensible dans le texte, le rapport entre la pensée littéraire et le pictural s’articule différemment, sans nul doute, chez James et Sebald. Mais il permet d’entrevoir, dans les deux cas, le caractère intersubjectif de la pensée littéraire à partir du relai de l’image dans le texte, celui que Louvel nomme le tiers pictural et que je conçois comme partie intégrante de la pensée littéraire. Et surtout, que l’on revisite Sebald, James ou un quelconque texte invoquant de près ou de loin une pensée littéraire, il permet de saisir le moment où l’on substitue à l’œil le tiers pictural qui donne à faire, à créer une infinité de compositions picturales (visuelles) à l’esprit, images dont les formes sont dirigées par la pensée littéraire comme processus intersubjectif.

Ce parcours me permet de complémenter les « modalités du surgissement du tiers pictural » de Louvel (2010 : 83). Aux différents « effets de l’image » (Id.) qui en découlent, j’ajoute celui de la pensée littéraire, certes implicite chez Louvel, mais qu’il convenait d’expliciter dans le cadre de cette réflexion.

Finalement, la part picturale de la pensée littéraire repose sur la notion de tiers. Comme l’œil médiatise les formes du monde vers le voir, vers le sujet, vers l’apparition des images en nous, dans l’esprit, le tiers pictural joue lui aussi un rôle de captation du stimulus — les stimuli sémantiques —, mais aussi de transmédiation, allant du sens à l’image. L’idée n’était donc pas de se demander dans quelle mesure le texte pourrait rendre le pictural lorsque considéré comme forme dans le monde, mais de tenter d’évaluer son propre potentiel pictural à travers la pensée, lieu de composition et de visualisation. Ainsi, le pictural doit-il être circonscrit de façon à exclure le visuel-imaginant ? En schématisant ma proposition, je dirais que non. La main dresse l’image sur la toile ; l’œil s’en saisit pour nous la faire voir. La pensée littéraire danse entre l’écriture et la lecture ; le tiers pictural fait de l’image virtuelle qui s’y glisse partout l’image qui se lève en nous. L’outil du regard, le tiers, diffère selon que les stimuli sont externes au sujet et à la pensée, ou au contraire relatifs au langage et à la pensée. Mais au final, c’est toujours quelque part derrière les yeux, sans jamais que le lieu ni de la vision ni de la visualisation ne soit véritablement cernable, que se destine (ou se lève) l’image.

Dans l’objectif de la pensée littéraire, l’image, qu’elle soit pensée à partir de l’abstraction ou la concrétude, qu’elle soit matérielle ou immatérielle, est un élément omniprésent. J’ai pris le parti de soutenir que, lorsque nous lisons un objet textuel, nous dirigeons le regard vers l’intérieur, via un tiers interne, et l’image qui se lève en nous, dans notre corps peut-être, au moment présent ou par la suite des choses, est une composition visuelle qui donne à la fois son impulsion à une pensée littéraire et qui en relève, dans une dynamique qui tend à dissoudre l’opposition sensible-imaginaire.

Figure 1

Figure 2

  1. 1« À noter qu’en anglais, “picture” (tableau, image, portrait, peinture), se différencie bien de “image” volontiers plus abstrait » (Louvel, 2010 : 83).
  2. 2Dans le texte : « entre les deux ». Je modifie car le référent est hors citation.
  3. 3Italiques de l’auteure.
  4. 4L’image virtuellement contenue dans le texte.
  5. 5Faire voir, entendu ici comme opération visuelle, non comme faire image, qui est lié à la façon de composer l’image, que ce soit dans l’opération strictement matérielle ou purement imaginaire.