La quête spirituelle chez Kerouac
Prolégomènes aux exercices littéraires de l’esprit dans Some of the Dharma
In Zen it is said, “If you want to go north, do not point your cart south.”
Voilà ce stoïcien dont parle Sénèque qui, surpris par l’orage en pleine mer, se met à trembler de tous ses membres. Croit-il encore qu’il suffise de se régler sur la cadence de l’ordre universel ?
Il y a un but mais pas de chemin, ce que nous appelons chemin est hésitation.
Premières hésitations. Ce qui distingue la quête du but concerne la présence d’une verticalité. En termes hermétiques, selon l’aphorisme de Kafka, la quête, c’est le but auquel ne mène a priori aucun chemin. Je pourrais interpréter cette affirmation en spéculant que nous sommes déjà le but sans le savoir, comme si nous étions tombés sur le but sans parcourir une distance ou — autrement dit — comme si le but nous était tombé dessus sans que nous ayons à nous diriger vers lui. Ce « tombé sur / tombé dessus » traduit une première approche de la quête. Il semble que la quête nous tombe dessus à notre insu en un premier temps, comme si cela n’était pas au premier abord un choix conscient à l’instar du but. Ce qui dépasse le but ne relève pas seulement du chemin menant du point A au point B, encore moins si ce tracé est une ligne droite. La quête n’est pas le point B au bout d’un parcours rectiligne partant du point A. Cependant, je peux imaginer et concevoir sans problème le but sur un plan horizontal comme lorsque nous prenons la route pour aller à la destination de notre choix, par exemple le chemin entre Montréal et San Francisco ou New York, le but étant ici cette autre ville au bout de l’autoroute, si nous nous déplaçons en voiture. Cette réflexion fonctionne fort bien par ailleurs avec le processus aristotélicien et rationnel des moyens permettant de parvenir à une fin. De son côté, la notion de quête ne peut être réduite à ce plan uniquement horizontal du parcours automobile ou logique. Aucun moyen de transport autre que l’esprit ne permet d’entreprendre l’impossible périple orienté par une quête. Il s’agit de comprendre en filigrane ce qu’est l’esprit maintenant et ce que nous entendons par ce terme. Or, sans encore se pencher sur la définition du concept, il faudrait déjà au moins affirmer que cette quête se joue nécessairement sur un plan horizontal, elle trace sa voie sur ce plan — le seul qui nous soit accessible, mais elle se caractérise par une aspiration à aller au-delà, à transcender. On connaît d’ailleurs le grand exemple du Moyen-Âge en la matière : même si la légende dit qu’une fois en possession du Graal, l’ambroisie et l’immortalité du ciel leur tombera dessus d’une source intarissable, les chevaliers en quête du Graal doivent tout de même parcourir les terres médiévales et littéraires jusqu’à atteindre l’objet en question.
Un autre aphorisme de Kafka — grand spécialiste du chemin spirituel — caractérise la quête : « Passé un certain point il n’est plus de retour. C’est ce point qu’il faut atteindre » (Kafka, 2010 : 19). L’au-delà en tant que mouvement plutôt que lieu, dépouillé de la perspective d’un autre monde ou d’un arrière-monde, correspond à la traversée de ce point de non-retour. Au-delà, c’est à travers (ce point). Voilà une des grandes caractéristiques de la quête : passer à travers un point de non-retour, et plus encore quand il est question de quête spirituelle. Dans le domaine religieux, il suffit de s’interroger un peu sur le phénomène de la conversion pour envisager les conséquences (heureuses et malheureuses) de cette idée. D’ailleurs, inversement, toute quête s’entend implicitement suivie, précédée ou constituée de ce qui relève du spirituel, de la relation de l’esprit avec lui-même et un monde. Même la quête aplanie et stupide du prestige et de la richesse n’est pas exempte entièrement de l’ambition verticale. Sans le dire toujours de manière explicite, toute quête est de l’ordre du spirituel puisqu’elle se dépasse elle-même. Être en quête de « quelque chose » (de Dieu, de la vérité, de l’esprit, de justice, de l’amour charnel, de la forme, de la reconnaissance de notre image ou de notre mérite), c’est placer le but beaucoup trop haut. La quête va au-delà de son propre horizon. C’est pourquoi cet élan et cette aspiration contradictoires vers une quête — quelle qu’elle soit — définissent une impossibilité réelle : on ne peut aller au-delà de son horizon, bien que la quête flotte à jamais au-dessus de l’horizon comme une étoile. Les deux détails pertinents ici à énoncer sur cette figure de l’étoile, par rapport à notre monde contemporain et mon propos, seraient les suivants : il n’y a pas de messie naissant qui attend sous l’étoile. Cela n’empêche pas l’étoile de nous diriger, tels des rois mages sans rédempteur, mais cette étoile, à la différence de celle de Bethléem, n’arrête jamais de se déplacer ; elle bouge toujours avec nous, avec notre écriture.
Cette imagination et cette conceptualisation de la quête ont aussi — naturellement — des conséquences dans le monde littéraire. Ce sera ici l’hypothèse de travail. C’est cet impossible à atteindre, cette quête, qui alimente toujours davantage le désir et donne des élans répétés et inlassables à l’écriture littéraire. Ceci prépare, en outre, le terrain pour des affirmations plus contemporaines comme celle qui énonce que l’écriture rend possible une sorte d’impossible mise à distance de soi et de sa mémoire. C’est un fait bien connu et maintes fois étudié, mais son rapport à la quête articulée par l’écriture littéraire reste encore méconnu. Il en sera question au moment où je discuterai de l’« écriture de soi » proposée par Foucault et critiquée par Hadot.
Pour revenir une dernière fois au langage de l’image (mathématique cette fois), la relation entre le chemin et la quête peut être représentée par cette ligne horizontale qui touche à un moment ou l’autre un axe vertical et forme ainsi un plan où peut se dessiner une infinité de lignes et de courbes. Ce contact entre les deux axes n’a pas lieu à la fin présumée de la ligne, mais en son milieu. À tout le moins, la verticalité, si elle a à advenir ou nous tomber dessus, n’advient et ne tombe pas à la fin du chemin, comme dans la majorité des fables humaines, mais pendant le chemin, en son milieu. Dante aura pris bonne note lorsqu’il commença sa descente aux enfers. On pourrait dire que c’est là la possibilité même des graphiques mathématiques et des chemins existentiels. Un chemin se forme sur un plan, sur une étendue.
En termes littéraires, dans l’œuvre qui m’intéresse, celle de Jack Kerouac, les deux textes les plus frappants pour exemplifier ces axes et ces réflexions sont On the Road et The Dharma Bums. Le premier roman donne le cheminement horizontal, tandis que le second montre des ascensions verticales. Au lieu de raconter le récit de ces pèlerinages beat sur les autoroutes américaines, Kerouac fait, cette fois dans The Dharma Bums, le récit de ses tentatives d’atteindre le sommet des monts rocheux américains avec son ami Gary Snyder (Japhy Ryder). Le rapport entre l’horizontal et le vertical ne se joue pas seulement au niveau de la représentation : à savoir que le constat du passage de On the Road à The Dharma Bums ne sera pas l’unique articulation du voyagement horizontal sur l’autoroute et de l’ascension verticale dans la montagne. Ce premier constat facile à visualiser cache en fait une deuxième transformation en opération dans The Dharma Bums : ce qui était en quelque sorte latent dans On the Road devient manifeste dans The Dharma Bums. Ce qui se manifeste, c’est la présence d’une quête spirituelle sur l’itinéraire, sur le tableau de bord de l’écrivain. Avec deux phrases mémorables dès son ouverture, phrases qui ont marqué toute une génération d’Américains assoiffés de sens, le texte du roman le montre sans détour :
But then I really believed in the reality of charity and kindness and humility and zeal and neutral tranquillity and wisdom and ecstasy, and I believed that I was an oldtime bhikku in modern clothes wandering the world (usually the immense triangular arc of New York to Mexico City to San Francisco) in order to turn the wheel of the True Meaning, or Dharma, and gain merit for myself as a future Buddha (Awakener) and as a future Hero in Paradise. I had not met Japhy Ryder yet, I was about to the next week, or heard anything about “Dharma Bums” although at this time I was a perfect Dharma Bum myself and considered myself a religious wanderer.
La quête spirituelle de Kerouac trouve son vocabulaire notamment dans le catholicisme et le bouddhisme, bien qu’elle puisse, en outre, s’exprimer en termes laïques ailleurs dans son œuvre. Le sous-texte nous dit dans cet extrait que l’« errance spirituelle » — le commencement de toute quête — n’est pas sous l’égide ou l’hégémonie d’une institution religieuse privilégiée, même si l’écrivain emprunte le lexique religieux à ce moment. Qu’importe que ce soit en tant que héros au paradis ou bouddha sur terre, l’idée derrière ce souffle prosodique est bien de trouver un langage et des figures capables d’exprimer ce cheminement en quête de forme. Toutefois, dans leur relation, ces deux romans ne permettent pas encore de pleinement rendre compte de cette latence du but à manifester dans l’œuvre de Kerouac. L’explicitation la plus décisive de la traversée spirituelle que Kerouac compte articuler avec son écriture se trouve encore ailleurs, comme pour former le troisième arc de ce triangle textuel. En effet, un autre texte viendra affirmer que la forme, toute forme, est vide. Le carnet posthume Some of the Dharma se veut être la condensation la plus dense et le développement le plus profond de ce que peut signifier pour Kerouac une quête spirituelle imbriquée dans un projet littéraire. Du moins, ce livre posthume, carnet d’étude détaillée du bouddhisme, contient la preuve écrite de ce « point de contact » entre les deux axes. Pour comprendre la quête spirituelle dans ce texte, il s’agit, d’une part, de trouver appui dans une lecture entreprise à partir de la notion d’« exercice spirituel », discuté notamment de manière théorique par Hadot et Foucault. Puis, il faudra concevoir comment l’écriture littéraire peut s’inscrire dans cette relation entre l’exercice et la quête. La suite de cette réflexion mènera à ce qui pourrait être appelé les « exercices littéraires de l’esprit ». Prenons les termes de cette expression un à la fois.
En premier lieu, comment comprendre le fait de s’exercer à quelque chose ? L’exemple de la philosophie envisagée par Pierre Hadot donne matière à réfléchir sur ce que nous entendons par le mot d’« exercice ». Hadot propose de repenser la philosophie elle-même dans son ouvrage éponyme à l’aide de la notion d’« exercice spirituel ». De plus, le titre d’un recueil d’entretiens avec le penseur résume simplement sa vision générale : La philosophie comme manière de vivre (Hadot, 2001). Ce spécialiste de la philosophie ancienne trouve une riche origine aux exercices spirituels dans l’Antiquité et en particulier chez les stoïciens. Cela lui donne les outils conceptuels nécessaires pour envisager la philosophie antique comme « exercice spirituel, parce qu’elle est un mode de vie, une forme de vie, un choix de vie. » (Hadot, 2001 : 152) Il définit l’exercice spirituel « comme une pratique volontaire, personnelle, destinée à opérer une transformation de l’individu, une transformation de soi. » (Hadot, 2001 : 144) Il répète et choisit cette formulation précise au détriment d’autres expressions comme « exercices moraux », « exercices éthiques » ou « exercices intellectuels ». L’adjectif « spirituel » revêt donc un certain attrait que ces autres formulations ne parviennent pas à saisir. Ce qui apparaît depuis cette conception de la philosophie en tant qu’exercice (ou pratique) concerne l’esprit en tant qu’universel, en tant que Raison universelle, dans le sens antique de ces termes. C’est-à-dire que la philosophie et les écrits des stoïciens peuvent être compris comme des exercices permettant d’accéder à l’universel, à l’ordre universel des choses de la nature : « L’exercice stoïcien vise en fait à dépasser le soi, à penser et à agir en union avec la Raison universelle. » (Hadot, 1989 : 263) Cette ouverture à l’universel produit en même temps une transformation dans l’individu. Le passage vers l’universel permet à la personne qui s’y exerce de faire une brèche dans son individualité afin de produire une transformation. La répétition des nombreux préceptes et aphorismes jouaient ce rôle transformateur chez des philosophes comme Marc-Aurèle ou Sénèque, deux penseurs que Hadot a longuement étudiés et commentés. Le propos de Hadot suit de manière très serrée les écrits les plus stimulants de Marc-Aurèle dans ses Pensées pour moi-même, dont cette seconde pensée du livre II :
Tout ce que je suis, c’est une chair, avec un souffle et un principe directeur. […] Il te reste, en troisième lieu, le principe directeur. Pense à ceci : tu es vieux ; ne permets plus qu’il soit esclave, qu’il soit encore comme tiré par les fils d’une égoïste impulsion, ni qu’il s’aigrisse contre son sort actuel, ou bien qu’il appréhende celui qui doit venir.
Le principe directeur dont parle ici Marc-Aurèle structure les exercices spirituels. L’exercice spirituel possède toujours une direction ; l’exercice spirituel dirige. De manière plus englobante encore, on peut considérer tout exercice comme animé d’un certain principe de direction. Par exemple, exercer un muscle fortifie ce dernier en vue d’une fin préméditée. L’exercice cherche à stabiliser une action, une activité, une routine, une habitude, pour le quotidien ou l’avenir. C’est le premier maillon vivant de la discipline (pratique qui se conjugue toujours au présent pour les stoïciens). S’exercer définit une pratique orientée, quelle qu’elle soit. Chaque exercice suit une direction. Pour notre exemple, certains s’exercent pour être fort, d’autres pour le culturisme huilé, ou encore pour une bonne santé physique ou pour le plaisir ou pour rien (le « rien » dirige encore l’exercice). La répétition ouvre progressivement la voie à une certaine transformation du corps ; le yoga améliore la présence et la flexibilité du corps, la course à pied sa puissance cardio-vasculaire et motrice. Dans la sphère de l’esprit, les choses ne se passent pas autrement, même si la visée est d’une autre nature — il ne sera pas possible de préméditer la fin, mais seulement de la méditer. Il est vrai cependant que la méditation rendra l’esprit plus présent et flexible. Le muscle de l’esprit sera alors le corps en entier. Dans l’exemple classique du stoïcisme, repris plus tard par Montaigne, on s’exerce à mourir avec tout son corps. Constatant sa vieillesse et la perspective de la mort, Marc-Aurèle dicte pour sa part une prescription de liberté à son principe directeur. Plus le temps de tergiverser avec les pulsions de l’ego, il est temps de s’unir à l’ordre universel et à la direction qu’il dicte. Ces pensées de Marc-Aurèle encadrent justement la « cadence de l’ordre universel » (Fondane, 1990 : 131) dont parle ironiquement Benjamin Fondane en exergue. La lecture de ces pensées donne un rythme pour diriger notre vie, au sein même de la tempête en haute mer… Quand les tremblements de la peur viennent prendre tout le corps, il faudrait ainsi se répéter ce type de pensée, pour poursuivre la traversée jusqu’au nouveau continent. Sous la forme impérative dans de nombreuses occurrences, les phrases des Pensées cherchent à exprimer les manières de s’y prendre pour se diriger adéquatement. Marc-Aurèle est lui aussi concerné par le problème du chemin :
Va toujours par le chemin le plus court, et le plus court est celui qui va selon la nature. Voilà pourquoi il faut agir et parler en tout de la façon la plus naturelle. Une telle ligne de conduite te délivrera de l’emphase, de l’exagération et du style figuré et artificiel.
Ce précepte viendrait en quelque sorte compléter celui de Kafka du but sans chemin. Si jamais il doit y avoir hésitations et chemin (c’est-à-dire littérature), que le but ne vous soit pas acquis dès le départ, il sera prescrit de prendre le chemin le plus court pour y parvenir. En ces termes et selon cette formulation particulière, un parallèle avec Some of the Dharma devient manifeste. En plus d’être officiellement envisagé comme un carnet classique d’étude du bouddhisme, c’est-à-dire de prises en note des sutras et d’interprétations de leurs significations, Some of the Dharma contient un très grand nombre de préceptes que Kerouac s’écrit à lui-même. Il vaut la peine de s’arrêter un moment sur un passage spécifique et de porter attention. Au livre IV de son carnet, Kerouac traduit en ses mots certains préceptes bouddhistes avant de s’engager lui aussi dans une pensée du chemin le plus court :
—Write to teach—Give all profits to your mother, like the Sixth Patriarch “The Aborigine” when he was young—Avoid temptations, they only lead to war and involvement—The price that you have to pay for a life of serene purity in ecstatic religion, is that you have only One Job to Do, and that is, concentrate inward in the Mind—this means absolute loss of pleasure—the rest is danger.
HOBO IN BOXCAR, mumbling, “The shortest way around is straight down.”
(From a poem by Eugene Fallon)
(The shortest way around the world is straight down—
The shortest way to salvation is straight inward—)
THOUGHT CONCEALS —(from the void)—
Ce petit échantillon du vaste texte grand format de plus de 420 pages représente les liens possibles entre l’« exercice spirituel » pour Hadot et l’écriture de Kerouac. On constate que l’écrivain s’adresse à lui-même afin de se guider. Son « Write to teach » articule le fond intentionnel déclaré en surface de l’ouvrage. Il souligne cette tension entre la littérature et l’enseignement (spirituel) dès les premières pages de son premier livre : « “Literature” is no longer Necessary / Teaching is left… » (Kerouac, 1997 : 12) Le projet littéraire initial de Some of the Dharma était de donner un aperçu et un approfondissement des enseignements du bouddhisme à son ami et poète Allen Ginsberg. Ainsi, le choix de la dédicace de manière posthume à Allen Ginsberg, par l’exécuteur littéraire de Jack Kerouac, John Sampas, à la sortie du livre en 1997, n’est pas sans importance. À travers Ginsberg comme premier destinataire, il y aurait encore la possibilité d’agrandir la portée symbolique de Some of the Dharma et d’affirmer que Kerouac voulait en fait s’adresser à l’Amérique entière. Ses ambitions littéraires et existentielles n’iraient pas le démentir. Il se représentait en héraut du passage du bouddhisme de l’Est vers l’Ouest1. Le texte de Some of the Dharma constitue le gage de ce pacte avec lui-même et son continent.
Pourtant, progressivement, plus l’œuvre se développe et le temps passe, plus difficile il devient de cerner la visée du projet. Le projet augmente en valeur littéraire dans la mesure où l’écriture vient brouiller les cartes et révéler un vide, un angle mort dans l’élan initial. Il s’agit d’un ouvrage exhaustif d’étude et d’enseignement, mais non à la manière de la Somme théologique de Thomas d’Aquin. Il y a l’exposition d’un questionnement, mais ce n’est pas formuler selon la logique d’un système pédagogique, selon des objections, une réponse et une solution. Avec sa signification anglaise, le Some de Kerouac propose plutôt l’élaboration d’une mosaïque, à la manière de Walter Benjamin : « Plus son objet est grand, plus elle marque de pauses. » (Benjamin, 1985 : 25) Tel est le rythme de l’écriture, et l’écriture littéraire ne peut se départir de cette condition, même si elle s’agence dans l’ensemble d’une œuvre. Dans ce cas, le « Some » ne traduit pas une addition englobante, mais bien la tentative de saisir des fragments du Dharma, de la vaste vérité énoncée par le Bouddha (voir à travers les choses telles qu’elles sont). L’écriture dogmatique d’Aquin marque néanmoins des pauses, bien que celles-ci sont organisées dans un système organique relativement clos. L’écriture littéraire pourrait elle aussi être envisagée dans un ensemble plus vaste tel qu’une œuvre, mais elle ne parvient jamais, de par l’accent essentiel mis sur le geste du scripteur (de l’écrivain), à mener à une clôture, un système. Cela est surtout évident, d’ailleurs, quand l’œuvre cherche à répondre à une grande question, ou plutôt poser une grande question, vivre cette grande question avec son écriture sans chercher la réponse. Alors, comme la poésie pour Paul Celan, la littérature « ne s’impose plus, elle s’expose. » (Celan, 2001 : 51) Cela répond à la logique de la quête décrite en amont. Plus la quête est haute et inaccessible (insaisissable, impossible, inconnaissable), plus les chemins et les hésitations sont nombreux et s’exposent plutôt que de s’imposer. Dans le cas de l’écriture, ce n’est pas comme dans le cas du discours qui « ébauch[e] d’un seul trait de crayon une grande esquisse. » (Benjamin, 1985 : 25) L’écriture ne serait pas le chemin le plus court pour parvenir au but, puisqu’elle produit des arrêts incessants et recommence toujours. C’est aussi la loi implacable de l’enchaînement des phrases décrites par Lyotard dans Le Différend. Pour le projet littéraire de Kerouac, ces réflexions ont plusieurs implications. Chaque nouvelle inscription ajoute et soustrait à la fois. Elle se déborde elle-même dans la suivante. Chaque geste scriptural est à la fois premier et dernier, sans transition. Dans l’extrait cité, les premières prescriptions de type stoïco-bouddhiste sont suivies de l’annotation des marmonnements d’un hobo dans un train de marchandises, dont l’inscription produit une réflexion sur le chemin le plus court, pour enfin arriver à cette affirmation que « la pensée dissimule du vide » (Kerouac, 1997 : 168), tout comme les mots écrits d’ailleurs. Ce cheminement dans l’écriture de Kerouac ne suit pas une logique claire d’exposition comme c’est le cas dans la Somme théologique. La présence et l’exercice de l’écriture littéraire interfèrent avec l’élaboration de la pensée, elle réfracte la pensée. Il y a dans l’éclectisme et les syncrétismes de Some of the Dharma un souffle littéraire guidé par l’écriture, plus que par la raison universelle qui guidait les stoïciens. Ici l’écriture reflète la conception remarquable de l’esprit par les bouddhistes : la forme est vide et le vide est forme. Cette direction de l’esprit produit des conditions optimales pour la création littéraire, indéfinie et infinie.
La discussion posthume élaborée par Hadot avec Foucault à propos des « exercices spirituels » vient ajouter une nouvelle composante à mon argumentaire orienté maintenant par l’écriture. En commentant les propos de Foucault concernant la « culture de soi » et l’« écriture de soi », Hadot questionne et approfondit sa propre conception des exercices spirituels. Ce qui lui donne cet élan critique, c’est l’utilisation erronée de la conception de « soi » articulée par Foucault dans le contexte des exercices spirituels antiques et de l’écriture. Dans son texte sur l’« écriture de soi », Foucault étudie les manifestations anciennes de la correspondance et des hupomnêmata, des « livres de compte, des registres publics, des carnets individuels servant d’aide-mémoire » (Foucault, 2004 : 826). En ce sens, Some of the Dharma contient en partie une valeur d’hupomnêmata, dans la mesure où Kerouac prend en note de nombreuses citations tirées de la littérature ou des sutras, en guise d’aide-mémoire et de relecture. Foucault introduit son étude par des remarques sur l’exercice et l’écriture :
Aucune technique, aucune habileté professionnelle ne peut s’acquérir sans exercice ; on ne peut non plus apprendre l’art de vivre, la technê to biou, sans une askêsis qu’il faut comprendre comme un entraînement de soi par soi […]. Il semble bien que, parmi toutes les formes prises par cet entraînement (et qui comportait abstinences, mémorisations, examens de conscience, méditations, silence et écoute de l’autre), l’écriture — le fait d’écrire pour soi et pour autrui — se soit mise à jouer assez tard un rôle considérable.
Ce sont précisément des formulations comme « entraînement de soi par soi » ou « entraînement de soi-même par l’écriture » (Foucault, 2004 : 836) qui poussent Pierre Hadot à reprendre l’analyse des exercices spirituels, une nouvelle fois, en réponse à Foucault :
[…] il ne s’agit pas de se forger une identité spirituelle en écrivant, mais de se libérer de son individualité, pour s’élever à l’universalité. Il est donc inexact de parler d’« écriture de soi » ; non seulement on ne s’écrit pas soi-même, mais l’écriture ne constitue pas le soi : comme les autres exercices spirituels, elle fait changer le moi de niveau, elle l’universalise. Le miracle de cet exercice, pratiqué dans la solitude, c’est qu’il permet d’accéder à l’universalité de la raison dans le temps et l’espace.
Hadot redispose donc l’interprétation de Foucault dans son contexte d’origine, la philosophie antique. Toutefois, les conséquences de ces réflexions dépassent de beaucoup l’Antiquité et Hadot en est bien conscient, lorsqu’il dit voir chez Foucault comme chez lui-même « la définition du modèle éthique que l’homme moderne peut découvrir dans l’Antiquité » (Hadot, 1989 : 267). C’est-à-dire que chacun propose sa lecture de l’Antiquité à partir de son présent et de ses présupposés théoriques. Il est d’ailleurs important de noter ici que Hadot envisage tout de même l’écriture comme un exercice spirituel, sans pourtant en donner une analyse plus détaillée. C’est ce manque que les présents prolégomènes visent en fait à commencer à approfondir. Le caractère générique des phrases de Hadot paraît pouvoir s’appliquer à l’ensemble des manifestations de l’écriture, mais il faudrait encore un peu essayer de concevoir si cela est vrai dans le cas qui nous concerne. Si on reporte ceci au présent du présent essai, il s’agit de se demander ce qu’il advient de l’écriture, tel qu’envisagé dans cette réflexion sur l’Antiquité, mais dans un monde moderne de la littérature. Au premier abord, l’écriture littéraire de Kerouac semble en apparence tomber du côté de la formulation de Foucault. Il a été maintes fois répété que Kerouac représentait sa propre vie, qu’il écrivait sur lui-même et ses proches, et cela est en partie vrai pour les romans de La Légende du Duluoz2. Il y aurait donc un rapport de soi à soi présent à travers l’écriture de Kerouac. Cependant, est-ce que le deuxième terme du rapport à soi sera réellement soi-même ? La réponse à cette question ne nous tombe pas dessus aussi facilement, même si elle flotte dans l’air, comme le dit l’expression. Dans ce passage par Hadot, l’introduction de la distinction entre « moi » et « soi », le mouvement du « moi » vers l’universel, de la première à la troisième personne, aide à envisager ces propositions selon une nouvelle perspective. La distinction entre le rapport de soi à soi et de moi à soi concerne non pas le seul plan horizontal, mais en outre le plan vertical, selon la perspective que j’ai articulée au début de cet essai. Cette nouvelle perspective fonctionne d’ailleurs avec les pensées bouddhistes que Kerouac énonce et interroge avec son écriture. Ce n’est pas un rapport de soi à soi, mais bien un rapport de soi à l’esprit, à travers l’écriture. Elle ne constitue pas le moi en soi, mais influence le moi de telle sorte qu’il parvient à se transformer. L’écriture de Kerouac dans Some of the Dharma suggère à chaque page ces tentatives de transformation de lui-même grâce aux phrases qu’il inscrit devant lui. L’écriture distance le moi de lui-même et lui donne accès à l’universalité de l’esprit, universalité vaste et vide dans le langage du bouddhisme. L’écriture prépare l’intériorisation universelle, mais elle n’est pas elle-même intériorisation. Hadot dira que « l’intériorisation est dépassement de soi et universalisation » (Hadot, 1989 : 267). Ces deux caractéristiques, l’écriture en tant qu’exercice les envisage et les figure, mais ne les exécute jamais directement. Il y a toujours décalage, réfraction, non-coïncidence entre ce qui inscrit et l’intention qui écrit. Pour reprendre notre formulation, une dernière fois, la quête de l’écriture dépasse l’écriture elle-même et inversement.
En littérature, l’expression « exercice littéraire de l’esprit » pourrait donc être conçue comme une révision de la notion d’exercice spirituel. Exercer l’esprit à l’aide de l’écriture littéraire n’aura pas la même signification pour nous que pour les stoïciens. D’ailleurs, même si la critique de Foucault par Hadot est juste, elle ne précise pas non plus les modalités et la nature précise de l’écriture pour eux comme pour nous. Ceux-ci n’avaient pas encore le concept de « littérature » et nous l’avons depuis un certain temps déjà. En définitive, le problème de l’écriture, c’est qu’elle n’a pas un accès immédiat à l’esprit, mais elle permet de le figurer immédiatement. Il suffit de lire quelques lignes d’un écrit profond pour se sentir immédiatement habité par cet esprit de la figure (de l’esprit). L’écriture est toujours médiatement immédiate et immédiatement médiate, pour emprunter une manière de formuler propre à Adorno. Ce problème transforme sa problématicité lorsqu’il se tourne vers l’univers littéraire moderne, puisque la littérature se nourrit de ce constat plutôt que de s’en plaindre, comme le faisaient parfois les philosophes antiques dans un monde non-littéraire. Some of the Dharma est emblématique de cette situation, de ce moment charnière. Kerouac répète inlassablement à la suite du bouddhisme que les mots et les pensées sont vides, que la littérature est inessentielle, mais il ne se gêne guère non plus pour les utiliser en abondance et dans une diversité absolument impressionnante (poèmes, notes, récits, lettres, haïkus, réflexions, méditations, pensées, dessins, etc.). En fait, tant dans son titre que dans son texte, cette œuvre de Kerouac expose et oriente des inscriptions fragmentaires, mosaïque textuelle, figurant les pouvoirs universelisants de l’écriture. Ce dépassement de soi dans l’universel traverse d’un bout à l’autre Some of the Dharma3. Un peu de Dharma est déjà tout le Dharma (c’est-à-dire, en termes modernes, que l’enseignement du bouddha, avant même qu’il n’ait prononcé un mot, ou un seul, est déjà tout son enseignement). Ou encore, on dira que l’univers est contenu dans une poussière. En ce sens, l’écriture littéraire universalise l’écrivain à chaque inscription, car chaque inscription contient déjà la quête impossible et l’humain le but en lui-même. C’est dans cette perspective qu’il n’y a pas de chemin qui mène au but, puisque c’est à travers le point de non-retour, à travers la quête, que commence le chemin. La quête spirituelle de Kerouac n’a pas à proprement parler d’objet précis (bien que l’obsession de dieu soit bien présente) parce qu’elle se retrouve toujours imbriquée et contaminée par l’écriture. À chaque livre, à chaque projet littéraire, Kerouac transforme son élan vers la quête, mais la quête reste toujours la même et sans nom. Il s’agit sans cesse de faire l’effort impossible de transformer le but lui-même en chemin, de traverser le monde de l’esprit avec son écriture littéraire et spirituelle. Cette traversée spirituelle est et serait impossible sans le pouvoir merveilleux et terrifiant de la quête et les déroutes salvatrices de l’écriture littéraire dans le langage.
- 1Du moins, Some of the Dharma donne plusieurs exemples pertinents de ces grandes affirmations. Notamment, au livre IV, pendant de nombreuses pages, Kerouac explique sous plusieurs angles comment il pourrait enseigner lui-même les enseignements du bouddha (le dharma) à l’Occident ou en particulier aux sudistes américains, non sans une certaine touche de préjugés envers l’Ouest et le Sud. Il écrit par ailleurs une longue lettre fictive où il cherche à rendre compte des enseignements des sutras bouddhistes à une certaine Beverly (Kerouac, 1997 : p. 199-212). Il ne faut pas oublier non plus le long ouvrage qu’il consacra à la vie du bouddha sous le titre Wake up : A Life of the Buddha.
- 2La présence répétée un peu partout, dans les textes biographiques ou critiques sur l’œuvre de Kerouac, des tableaux (en annexe) expliquant à quel nom et personne réelle réfère tel autre nom et personnage fictif vient conforter indirectement ces affirmations. Par exemple, à travers tous les textes de fiction de Kerouac, Allen Ginsberg sera à la fois, selon les différents romans, Leon Levinsky, Irwin Garden, Carlo Marx, Adam Moorad, Alvah Goldbook (Charters, 1973 : 410-411).
- 3Notamment, de manière figurative et fort explicite, au livre IV, Kerouac s’imagine être les rives d’une rivière où l’eau se dirige vers l’océan. Il se sert de cette image pour expliquer ces diverses personnalités, mais aussi pour illustrer qu’une fois arrivé à la mer l’eau ou le soi se perd dans l’universel, dans la vaste étendue d’eau sans rivages (Kerouac, 1997 : 183).