Écriture du sacré ou théorie de la représentation ?

L’esthétique du non dans l’œuvre de René Daumal

Là-haut, en plein feu du ciel où tout brûle, seul subsiste le perpétuel incandescent. Là, au centre de tout, est celui qui voit chaque chose accomplie en son commencement et sa fin.

René Daumal, Le Mont Analogue

À la quête et à l’écriture du « perpétuel incandescent », ce (non)lieu où l’infini et le fini se conjuguent dans l’Un, René Daumal a consacré son œuvre complète : son travail romanesque, poétique et essayistique, son travail de traducteur de textes écrits en langue sanscrite également. L’écriture correspond en ce sens, pour le poète français qui écrivit dans les années 1930, à une expérience de la transcendance, à une tentative de cerner, par le biais de différentes trames imaginaires, une voie d’accès privilégiée à ce lieu absolu. Une voie d’accès, c’est-à-dire une route, tracée à même le tissu textuel, qui prend l’aspect, dans les textes daumaliens, d’une figure centrale : la montagne. Une montagne dont les formes se déclinent et se métamorphosent selon les récits (Mont Analogue, colline, Maison, Jérusalem Contre-Céleste, Contre-Ciel, Olympe), mais qui, dans l’écriture, toujours, forme un lien entre deux possibilités : le monde des hommes (l’immanent) et le divin (le transcendant). Par l’analogie de la montagne, l’immanent et le transcendant se trouveraient ainsi mis en commun dans l’espace textuel. J’emploie le mot divin, Daumal l’utilise également, mais, comme l’écrit Anne-Élaine Cliche, il faut comprendre que « la transcendance ne désigne pas seulement le “divin”, il va sans dire, qui laisse entendre que nous serions appelés ou non à croire, à faire acte d’adhésion ou d’indépendance. Nous dirions plutôt que la transcendance participe de la possibilité même du sujet, qu’elle est inhérente à ce qui le constitue en tant qu’il est traversé par le sens » (Cliche, 2003 : 5-6). De plus, si la montagne est la métaphore du lien, l’idée de la transcendance, qui n’est pas nommée comme telle dans l’œuvre daumalienne, se déplace elle aussi de métaphore en métaphore : « perpétuel incandescent », « cristal de la dernière stabilité » (Daumal, 1981 : 168), « Grand Œuvre » (Daumal, 1938 : 116), « Unique impersonnel » (Daumal, 1981 : 17) et même « Poésie » (Daumal, 1972) qui, dans son achèvement, c’est-à-dire dès lors que pleinement réalisée, aspire à une liaison intime avec le sacré.

Les implications de cette idée du sacré dans l’œuvre de l’écrivain français et la critique littéraire de cette œuvre sont importantes et tendent à positionner les textes daumaliens dans un espace exotique, une pensée quasi magique de la transcendance accessible dès lors qu’évoquée. Pourtant une lecture approfondie des textes de René Daumal permet une interprétation complexe de ce rapport à la transcendance qui n’appartient pas à un ordre du monde « magique » voire mystique, ni philosophique, mais qui, toujours, est liée au langage. On considérera, en ce sens, un texte important de Daumal, l’essai « Les limites du langage philosophique ». Ce texte permet de comprendre avec plus de netteté et de nuances l’entreprise poétique dans son ensemble au regard d’une conception du langage philosophique (ou serait-ce d’une conception philosophique du langage ?) :

Le propre du poème — non pas du « poème philosophique », mais du poème digne de ce nom, création d’une pensée vivante — est d’être un objet fait de mots, capable de suggérer à la fois des images physiques ou des attitudes corporelles, des sentiments et des idées. Il est ainsi un vase propre à recevoir une pensée réelle, une pensée douée de forme et viable. […]
L’expression dans une forme poétique d’une pensée éprouvée ne se confond pas avec la création esthétique au sens ordinaire du mot.
(Ibid : 16)

Dans ces quelques lignes, Daumal esquisse une conception de la poésie distincte d’un langage philosophique dans la mesure où la première serait capable d’exposer une pensée incarnée et vivante dans le langage dont elle fait usage. De manière tout à fait intéressante, le langage est comparé à un vase pour les pensées, véritable réceptacle alchimique, lieu par excellence de toutes les transmutations. À moins que ce ne soit un vase propre à recevoir les représentations, la pensée des représentations ?

À cet effet, en discutant à propos des philosophies socratique et hindouiste, notamment de l’utilisation de la forme dialogique dans l’expression écrite, Daumal s’intéresse au « souci constant de présenter des hommes qui pensent et non des pensées abstraites » (Ibid : 22). C’est cette écriture propre au langage philosophique que Daumal compare à la poésie et plus spécifiquement à un idéal poétique. Une forme d’écriture que l’auteur décrit dans un passage central de La Grande Beuverie : « Alors que la philosophie enseigne comment l’homme prétend penser, la beuverie montre comment il pense » (Daumal, 1938 : 92). Dans cette perspective, le langage philosophique relèverait d’une tentative d’incarner la pensée en même temps que d’une volonté d’alléger « de leurs images, les mots [qui] sont comme les formes des objets que le dessinateur peut dégager de la matière » (Ibid : 24). Ainsi, à partir de la conception convoquée au sujet du langage philosophique, l’auteur développe une pensée conceptuelle de la poésie comme « totalité vivante » (Ibid : 17). Toutefois, il faut noter que cette manière de penser la poésie pose problème dès lors justement qu’elle concerne le langage et ses possibilités (ou non-possibilités) d’accès à la transcendance.

Ainsi, contrairement aux auteurs qui ont écrit à propos de René Daumal (parmi lesquels, au premier chef, Roger Marcaurelle), critiques qui ont analysé la circularité de l’écriture daumalienne comme la réalisation pleine de la quête du perpétuel incandescent, je propose une alternative : dans ses récits, Daumal met en scène une impossible écriture du sacré, une non-réalisation du Grand Œuvre alchimique auquel il aspire. En somme, les aspects formels de l’écriture traduisent l’impossibilité de transcender le langage et de présenter ainsi, même par le recours à la poésie, une pure pensée qui, « dans toute la force de ce terme ridiculement usé » (Ibid : 18), écrit Daumal, ferait « acte de présence » (Ibid), car, précisément, le langage est toujours négation de cette présence « réelle » (« Les clavicules d’un grand jeu poétique »). En faisant appel à des récits cosmogoniques et des archétypes mythologiques, Daumal détourne, malgré une trame diégétique qui la redouble sans cesse (c’est le cas du roman Le Mont Analogue), l’idée de la transcendance comme unité purement divine ou primordiale pour en faire le lieu d’une rencontre mondaine avec l’Autre (dans La Grande Beuverie). Puis, dans ce qui se révèle finalement être une non-rencontre, se cristallisent les éléments d’une théorisation littéraire et poétique de la représentation, en général, et de la représentation de la transcendance, en particulier. De ces représentations qui, toutes deux, concernent le langage et ses modalités représentationnelles. Dès lors, l’étude proposée n’est pas celle d’une exégèse des lettres daumaliennes, mais bien une manière de penser, à partir de trois textes, une conception de la transcendance dans ses liens au langage et à la représentation, en fait dans ses liens à la littérature.

Transcendance, langage et esthétique du Non

D’emblée, quelle signification donner à la notion de “transcendance” ? Le dictionnaire offre une première définition à considérer pour s’en extraire et la développer plus finement ensuite : « Caractère de ce qui est transcendant, de ce qui se situe au-delà d’un domaine pris comme référence, de ce qui est au-dessus et d’une autre nature » (CNRTL). Cet énoncé plutôt simple aide partiellement à la compréhension du concept convoqué. Poursuivons : « En son sens étymologique, la transcendance nous conduit à l’idée de dépassement, de mouvement vers le haut, ou de geste qui porte au-delà. La transcendance signalerait le paradoxe d’une relation avec ce qui est séparé. » (Hayat, 1995 : 9). La transcendance n’appartiendrait pas au monde sensible, elle le dépasserait. Elle se trouve au-delà du sensible dans un mouvement de verticalité. Néanmoins, une question doit être soulevée : comment reconnaître la transcendance dans ses manifestations, donc sur le plan de l’immanence ? Une telle chose est-elle seulement possible ? « À l’origine de toutes les théories mystiques du langage — et celle développée par la kabbale en est une — il y a la conviction que le langage, médiation de la vie spirituelle de l’homme, possède un aspect interne qui n’est pas totalement exprimé lorsque les êtres communiquent entre eux. […] il y a quelque chose qui n’est pas seulement signe, communication, signification et expression. » (Sholem, 1983 : 55). Dans ce passage, Gershom Scholem fait référence à ce « quelque chose » de l’ordre de la transcendance qui ne peut être saisi à partir de la caractéristique d’un au-delà, mais bien d’une transcendance interne et intimement liée au langage. J’ajouterais que si la transcendance peut effectivement se manifester, le langage est potentiellement le seul à en laisser les traces.

Dans le langage les mystiques découvrent une dignité, une dimension immanente ou, comme on dirait aujourd’hui, une structure qui n’est pas vouée à communiquer ce qui peut l’être, mais qui bien au contraire, et c’est là le paradoxe de tout symbolisme, porte sur la communication d’un incommunicable dépourvu d’expression, et qui, même s’il en trouvait une, n’aurait en tout état de cause, ni signification ni sens communicable. […]
Le désir originel des mystiques dans ce domaine était de prendre pour point de départ le langage humain afin d’y découvrir celui de la révélation, voire même le langage en tant que révélation.
(Ibid : 56)

Il y a de ces écrivains, René Daumal en est un, Antonin Artaud en était un autre1, qui utilisent ou qui prétendent à l’utilisation du langage poétique en tant que révélation — une fonction du langage que Scholem attribue, pour sa part, aux mystiques — et qui, par cette prétention même, scellent toute une tragédie, une crise langagière et avec elle une crise du sens pour ces écrivains. Ces aspects langagiers sont d’un grand intérêt dans les textes de René Daumal et je les vois se développer de manière exemplaire, contradictoire pourtant. De cette contradiction entre un langage à même de rendre compte de ce qui le déborde, d’un surplus en même temps qu’il ne peut être que langage, c’est-à-dire toujours déjà métaphore comme en une forme de serpent ourobore, en une circularité de la pensée et du langage qui se clôt sur elle-même, ce que Daumal, dans son roman La Grande Beuverie, nomme, non sans une pointe d’ironie : l’ouroborisme.

Ce que je nomme ici un toujours déjà métaphorique du langage concerne une conception développée suite à la lecture de l’Essai sur l’origine des langues de Jean-Jacques Rousseau. Dans ce texte, Rousseau écrit :

Comme les premiers motifs qui firent parler l’homme furent des passions, ses premiéres expressions furent des Tropes. Le langage figuré fut le prémier à naitre, le sens propre fut trouvé le dernier. On appela les choses sous leur vrai nom que quand on les vit sous leur véritable forme. D’abord on ne parla qu’en pöesie ; on ne s’avisa de raisonner que longtemps après. […]
Un homme sauvage en rencontrant d’autres se sera d’abord effrayé. Sa frayeur lui aura fait voir ces hommes plus grands et plus forts que lui-même ; il leur aura donné le nom de Géans. Après beaucoup d’expériences il aura reconnu que ces prétendus Géans n’étant ni plus grands ni plus forts que lui, leur stature ne convenoit point à l’idée qu’il avoit d’abord attachée au mot de Géant. Il inventera donc un autre nom commun à eux et à lui, tel, par exemple, que le nom d’homme, et laissera celui de Géant à l’objet faux qui l’avoit frappé durant son illusion. Voilà comment le mot figuré nait avant le mot propre, lorsque la passion nous fascine les yeux et que la prémiére idée qu’elle nous offre n’est pas celle de la vérité.
(Rousseau, 1995 : 381)

Ce passage donne à penser le langage comme métaphore : en tant que figure, « trope », en somme représentation. L’exemple de l’expression sémantique « géans/géant » incarne le mouvement ou ce passage du figuré au propre, plaçant ainsi le langage dans une temporalité particulière de la représentation, dans une secondarité du propre qui place le langage en un espace seulement métaphorique.

Chez Daumal, cette relation au langage se consolide dans une esthétique du Non, une forme de « comparaison par négation » (Daumal, 1972 : 46) qu’il voit à l’œuvre dans les hymnes védiques et dont il transpose la pratique dans sa propre poésie :

Pour dire, par exemple, « inébranlable comme une montagne », le védique dit d’abord « montagne », puis, pour faire passer ce mot du sens physique au sens analogique, il annule le premier sens en faisant suivre le mot de la négation : « montage-non inébranlable », dit-il. Et de même (mot à mot) : « flèche-non sur l’arc est posée la pensée », c’est-à-dire : « comme une flèche… » ou, si l’on veut, « flèche ? non, sur l’arc c’est la pensée qui est posée », le mot arc subissant comme flèche, la transposition analogique par négation.
(Ibid : 46-47)

L’exemple de l’énoncé autour de la flèche est parlant. Il y est mis en scène non seulement le rapport au sens propre immédiatement nié par le non, ce qui met en relief la métaphore, la figure, puis, de façon plus particulière encore, une utilisation propre à la pensée littéraire du médium langagier : une proposition selon laquelle, dans le langage, c’est la pensée qui s’installe, se pose et donc que le langage est un lieu, le seul peut-être, dans lequel s’affiche la pensée. Il y a par conséquent une conscience douloureuse de la coupure entre les mots et les choses dans l’écriture. Douloureuse conscience, en effet, car la reconnaissance de la fracture entre les mots et les choses, ces « vertiges du langage » (Hofmannsthal, 1992 : 51), tel que les nomme un Hofmannsthal, en définitive cette pleine conscience de l’impossibilité des mots et des choses à coexister est liée, dans la pensée daumalienne, à la quête de la transcendance, dès lors, de la vérité au sens où Nietzsche aborde ces enjeux. Les questions posées par le philosophe allemand dans son texte « Vérité et mensonge au sens extra-moral » concernent de près la présente réflexion : « Qu’en est-il de ces conventions du langage ? Sont-elles d’éventuels produits de la connaissance, et du sens de la vérité ? Les choses et leurs désignations coïncident-elles ? Le langage est-il l’expression adéquate de toute réalité ? » (Nietzsche, 1975 : 209) Avec ces questions, une réflexion soutenue s’élabore :

Quelles délimitations arbitraires, quelle partialité que de préférer tantôt l’une, tantôt l’autre des propriétés d’une chose ! Comparées entre elles, les différentes langues montrent que les mots ne parviennent jamais à la vérité ni à une expression adéquate ; s’il en était autrement, il n’y aurait pas en effet un si grand nombre de langues. La « chose en soi » (qui serait précisément la vérité pure et sans conséquence) reste totalement insaisissable et absolument indigne des efforts dont elle serait l’objet pour celui qui crée un langage. Il désigne seulement les rapports des hommes aux choses, et pour les exprimer il s’aide des métaphores les plus audacieuses.
(Ibid : 210)

Dans le langage, c’est la « chose en soi » comme vérité qui est perdue, qui ne peut exister sinon par le biais de sa mise en scène, d’une nouvelle présentation. Si l’on retient, par ailleurs, la dernière phrase du passage cité de Nietzsche, c’est moins la vérité ou sa représentation qui importe à la pensée, mais bien la relation, le « rapport » entre l’individu et les choses : le langage comme espace de médiation. Dans un dialogue de Leibniz, on retrouvait déjà une proposition semblable dans laquelle sont mis en relief la notion de vérité et les questions que cette dernière peut soulever. On se demandera, par exemple, si la vérité se situe dans les choses, dans le réel, donc, ou dans les mots, la représentation ? Au terme de la lecture du texte, il résulte, dans la pensée de Leibniz, que la vérité se situe entre les mots et les choses, cet espace de médiation qui relève du processus langagier (Leibniz, 1677). En revenant à Nietzsche, puis à notre auteur Daumal, l’on peut conclure que ce ne sont pas les choses qui font l’objet d’une représentation, c’est la pensée de la chose qui est représentée par le truchement de l’expression langagière. De ce fait, la pensée n’est, elle-même, que représentation, ne peut être que dans le langage. C’est effectivement ce que Daumal décrit dans son étude des hymnes védiques comme en témoigne le passage cité précédemment.

Quant à la récupération de cette esthétique du non dans sa propre poésie, elle permet d’analyser avec plus d’acuité la conception du langage avec laquelle je propose de voir un lien important au concept de transcendance, lien consolidé dans l’ensemble des textes daumaliens, et de déplacer par la suite l’objet de ma réflexion vers une autre modalité de la transcendance (dans ses rapports au langage toujours) : l’élévation. Mais voyons d’abord de quelle manière on peut analyser l’esthétique du non telle qu’elle se manifeste dans les « Clavicules d’un grand jeu poétique ».

Ce texte est une œuvre hybride, un « art poétique », « support théorique essentiel, car il donne au lecteur non seulement une théorie de la production poétique et une théorie de la lecture, mais aussi un programme de lecture rigoureusement dialectique » (Powrie, 1990 : 55). Un propos qui fait alterner poésie et discussion philosophique au sujet de la littérature et du langage. C’est surtout dans ce second discours, philosophique sans pour autant prétendre à un langage qui est celui de la philosophie, que se consolide le plus manifestement l’esthétique du non dont Daumal étudie les formes à partir de sa lecture des hymnes védiques :

NON est mon nom
NON NON le nom
NON NON le non
L’esprit individuel atteint l’absolu de soi-même par négations successives ; je suis ce qui pense, non ce qui est pensé ; le sujet pur ne se conçoit que comme limite d’une négation perpétuelle.
L’idée même de négation est pensée ; elle n’est pas « je ». Une négation qui se nie s’affirme elle-même du même coup ; négation n’est pas simple privation, mais ACTE positif.
Cette négation, c’est la « théologie négative » dans son implication pratique à l’ascèse individuelle.
(Daumal, 1970 : 25-26. L’auteur souligne.)

Ce qui est mis de l’avant par Daumal dans sa poésie, puis dans son discours autour de cette poésie dans laquelle le NON s’affirme et se dresse en majuscule, est lié, par contradiction, à ce passage que j’ai cité précédemment : « flèche ? non, sur l’arc c’est la pensée qui est posée » (Daumal., 1972 : 47). Dans « les clavicules » le sujet prend toute la place ; il pense plus qu’il n’est pensé. Ces mots exposent également une aspiration poétique correspondant au désir d’absolu, un désir d’accéder, par la négation, au perpétuel incandescent. La poésie se veut en ce sens performative, efficace, au sens d’une efficacité symbolique (Lévi-Strauss, 1958) qui permettrait, par son énonciation même, de faire advenir le NON et avec lui l’accès à la transcendance comme un mode de connaissance par abstraction (Hadot, 2002 : 241), une manière de passer « de la connaissance sensible à la connaissance intellectuelle » (Ibid : 242).

Dans ses travaux au sujet de l’œuvre de Daumal, Roger Marcaurelle aborde ces enjeux et développe une réflexion sur ce qu’il nomme le non-dualisme. C’est donc moins une esthétique du non qui structure la pensée dans l’écriture, en complexifie la représentation, que met de l’avant Marcaurelle, mais bien plutôt une manière de dire que par l’inscription du NON dans le texte s’écrit l’absolu. « Le non-dualisme ne pose pas la coexistence, mais la coïncidence des contraires que sont l’Infini et le fini » (Marcaurelle, 2004 : 25), écrit-il. Cet absolu trouverait un espace de symbolisation dans le langage. Il apparait pourtant, et c’est l’argument que je soutiens, qu’il soit impossible d’écrire la transcendance dans l’œuvre daumalienne, en effet, l’écriture n’atteint pas son absolu, mais qu’elle est en chemin, dans un espace intermédiaire, et lorsque le langage cède vers autre chose, ce n’est pas au Grand Œuvre qu’il laisse le pas, mais à l’absurde (Lacoue-Labarthe, 1986 : 73) qui remet constamment en cause, contredit le propos tout en le redoublant sans cesse. Par le biais de la négation dans le langage comme modalité d’écriture visant l’atteinte de l’absolu, d’un absolu hors de tout langage, la poésie de Daumal s’inscrit dans une impossibilité du sacré, dans un cercle vicieux qui est celui de la pensée et du langage dont seul le silence, peut-être, serait l’issue (Hadot, 2002 : 249 ; Hoffmansthal, 1992 ; Daumal, 1981 : 26).

Transcendance et élévation (de la multiplicité à l’Unité)

Dans son roman Le Mont Analogue, la grande force poétique de René Daumal participe, une fois encore, de la problématique mise en mouvement dans ma réflexion au sujet de la transcendance. Ce n’est plus l’esthétique de la négation, ce que Pierre Hadot nomme une méthode aphairétique, mais la forme de l’élévation dans laquelle se déploie tout le discours autour de la transcendance. De plus, à des stratégies d’écriture qui mettent en scène l’élévation s’ajoute une manière de condenser dans chaque passage du récit son intégralité, mimant de ce fait une prétention à l’absolu et inscrivant cette dernière dans ce que je nommerai, à la suite de Philippe Lacoue-Labarthe, une « interruption du langage : l’absurde » (Lacoue-Labarthe, 1986 : 73). Si les métaphores de la montagne et du perpétuel incandescent sont présentes dans le texte, elles agissent comme des répétitions dans le tissu textuel et ces procédés d’écriture métonymiques viennent structurer l’œuvre en répondant, dans la perspective des rapports entre transcendance et langage, à une volonté d’inscrire l’unité dans le multiple. Aussi, Le Mont Analogue met-il en scène, de manière quasi théâtrale, une véritable scénographie textuelle où se joue la question de la transcendance sur le plan du récit, précisément dans la mobilisation de l’unité et du multiple comme en une réunion des deux contraires, en une coïncidence des deux. Pourtant, il n’y a pas de véritable transcendance, mais bien une simulation, une représentation de cette dernière. La transcendance est un jeu textuel.

Dès les premières lignes du roman, le narrateur présente le lieu d’une véritable aventure : la montagne. Sont évoqués les noms de différents sommets réels et mythologiques, mais ce n’est pas sur une montagne précise que s’articule le récit. Une montagne symbolique, poétique et, de surcroit, analogique, est créée afin de les condenser toutes dans certaines particularités : « La Montagne est le lien entre la Terre et le Ciel. Son sommet unique touche au monde de l’éternité, et sa base se ramifie en contreforts multiples dans le monde des mortels. Elle est la voie par laquelle l’homme peut s’élever à la divinité, et la divinité se révéler à l’homme » (Daumal, 1981 : 15-16). Le contraire est aussi décrit, c’est-à-dire que si l’homme peut atteindre le divin en escaladant la montagne, le divin se manifeste lui aussi dans les ramifications à la base du relief topographique. Dès lors, le désir d’aller au-delà des dualités s’incarne. La montagne, dans sa dimension géographique, est la voie, le chemin concret qui permet à l’homme d’accéder et de fusionner avec l’Un. Sa configuration représente l’union de l’Un (le sommet) et du multiple (la base).

La conjugaison de l’Unité et du multiple est la trame thématique du roman de Daumal, une trame qui se décline en autant de micro-récits, redoublant dans une circularité infinie le propos. L’analyse de l’un de ces micro-récits insérés dans la narration du roman offre un exemple de ce que je nomme une circularité sans fin, une circularité mise en scène par le biais d’une stratégie d’écriture métonymique en mesure de rendre compte de l’ensemble du roman. Par l’entremise du mythe de la Sphère et du Tétraèdre, on accède à la représentation des figures de l’Un et du multiple :

Au commencement, la Sphère et le Tétraède étaient unis en une seule Forme impensable, inimaginable. Concentration et Expansion mystérieusement unies en une seule Volonté qui ne voulait que soi.
Il y eut une séparation, mais l’Unique reste l’unique. La Sphère fut l’homme primordial, qui, voulant réaliser séparément tous ses désirs et possibilités s’émietta en figure de toutes les espèces animales et des hommes d’aujourd’hui. Le Tétraède fut la Plante primordiale, qui engendra de même tous les végétaux. […]
(Daumal, 1981 : 124)

Plusieurs strates de significations sont contenues dans ce court récit cosmogonique. D’emblée, on peut lire la notion d’universalité et d’unité décrite dans son antécédence liée à une entité divine, mais tout aussi bien liée au langage, à l’acquisition du langage comme moment de la coupure primordiale et de la fracture de l’unité, d’une unité qui est décrite comme impensable et inimaginable. Quant aux figures convoquées pour traduire l’union de l’un et du multiple dans une temporalité archaïque, il s’agit de la Sphère et du Tétraède. Ces figures placées en majuscule incarnent des images de forces supérieures. La Sphère représente aussi une forme circulaire tout comme « la courbure de l’espace », ce lieu singulier d’où l’on peut enfin apercevoir et accéder au Mont Analogue, pyramide naturelle semblable au tétraèdre. Liaison de formes, en effet, de métaphores du récit que l’on retrouve jusque dans les illustrations du roman (fig. 1,1982 : 63 ; fig. 2 : 64).

fig. 1

fig. 2

Il y a donc, dans la narration de ce mythe, une analogie2, mais aussi une écriture métonymique, qui tend vers l’ensemble du roman, puis vers cet espace symbolique et analogique de la montagne mythique, le mont de l’expédition sur lequel se trouve :

un cristal courbe ! On l’appelle, dans le français de Port-des-Singes, péradam. Ivan Lapse reste perplexe sur la formation et le sens primitif de ce mot. Il peut signifier, selon lui, « plus dur que le diamant », et il l’est ; ou bien « père du diamant », et l’on dit que le diamant est en effet le produit de la dégénérescence du péradam par une sorte de quadrature du cercle ou plus exactement de cubature de la sphère ; ou encore le mot signifie-t-il « la pierre d’Adam », ayant quelque secrète et profonde connivence avec la nature originelle de l’homme.
(Ibid : 116. Je souligne.)

« Quadrature du cercle », « cubature de la sphère », ces images ouvrent sur un fort potentiel interprétatif dans la perspective de mon propos. Il y a dans ces expressions une tentative de représenter dans le langage littéraire, par la figuration, un impensé du monde. Une sphère ne peut être cube, autrement elle n’est plus sphère. Une forme de figuration qui rappelle l’esthétique du non abordée précédemment. En attribuant une forme autre à la sphère, on en nie la propriété et dès lors on dit autre chose, on accède à une abstraction de la pensée. Une simulation de la transcendance dans le langage ? Simulation, voire représentation, en effet, car Le Mont Analogue se fait le récit d’une impossible ascension de la montagne, un échec de l’élévation à la fois dans le contenu narratif du texte et dans son énonciation. L’écriture daumalienne relève ainsi d’une « expérience de la conscience malheureuse et [de] l’intuition d’une conscience absolue » (Powrie, 1990 : 33) qui ne trouve pas de véritable matérialisation dans l’œuvre, qui plus est dans cette œuvre inachevée dont la publication se fait de manière posthume.

La Grande Beuverie : une (non)rencontre avec l’Autre ou les circularités de la pensée et du langage

Dans le dernier texte de Daumal que j’aborderai se joue, de manière plus manifeste encore, l’ouroborisme de la pensée et du langage. En effet, La Grande Beuverie est sans doute le récit de Daumal dont la circularité se fait la plus insistante voire obsédante, récit dans lequel le narrateur est constamment pris entre une pensée pure et sa manifestation langagière ne permettant plus, dès lors, de nommer la pensée comme pure pensée. La Grande Beuverie est en ce sens le texte le plus tragique de Daumal, celui dont la conscience de l’impossibilité de la pensée à véritablement se matérialiser dans le langage se fait la plus urgente. À ce récit, Le Mont Analogue se voulait une sorte d’utopie, une manière de sortir des cercles vicieux de la pensée et du langage3et de penser un autre monde où la possibilité de transcender le langage, d’accéder à une pleine conscience, à un véritable éveil au Grand Œuvre poétique, est enfin offerte. En reprenant la figure qui est celle de la montagne, rappelée dans celle du Tétraède, et que l’on peut lier au vase pour les pensées dans une forme pyramidale, les deux textes, Le Mont Analogue et La Grande Beuverie, doivent être envisagés comme des espaces romanesques en miroir. Le Mont Analogue s’élevant vers un sommet poétique et La Grande Beuverie s’enfonçant dans un contre-lieu, une montagne inversée nommée une « Jérusalem contre-céleste » (Daumal, 1938).

Ainsi, pour étudier ce qui au niveau de l’énoncé se trouve être la matière même du récit, « l’avant-propos pouvant servir de mode d’emploi » est utile. Dans cette partie du texte est condensé l’ensemble de la trame narrative du roman et avec elle tout le langage comme en une analogie, telle que j’en ai décrit les aspects précédemment. Analogie à partir de laquelle est reconnu le fossé qui se dresse entre la pensée, le langage et les choses, mais également dans laquelle sont postulées certaines conditions à la clarté du langage :

Un langage clair suppose trois conditions : un parleur sachant ce qu’il veut dire, un auditeur à l’état de veille, et une langue qui leur soit commune. Mais il ne suffit pas qu’un langage soit clair, comme une proposition algébrique est claire. Il faut encore qu’il y est un contenu réel, et non seulement possible. Pour cela, il faut comme quatrième élément, entre les interlocuteurs une expérience commune de la chose dont il est parlé. Cette expérience commune est la réserve d’or qui confère une valeur d’échange à cette monnaie que sont les mots ; sans cette réserve d’expériences communes, toutes nos paroles sont des chèques sans provision.
(Daumal, 1938 : 8. Je souligne.)

Ce passage est déjà l’expression de la conception langagière à l’œuvre dans le texte — conception qui d’ailleurs semble emprunter certains aspects à la pensée nietzschéenne, notamment dans « Vérité et mensonge au sens extra-moral » alors qu’il est question des vérités qui « sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores usées qui ont perdu leur force sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur effigie et qu’on ne considère plus désormais comme telles mais seulement comme du métal » (Nietzsche, 1975 : 212. Je souligne.). En fait, lorsqu’il est question de contenu réel et non seulement possible, le texte met en scène les éléments d’un processus langagier dans lequel la rencontre avec l’autre, un autre radical, s’exprime en une transcendance, une manière de sortir du langage pour établir une communication correspondant à un ordre incommunicable.

Le texte fonde ainsi, dans un espace non seulement culturel, mais éminemment langagier (puisqu’il s’agit avant toute chose d’une écriture, d’une œuvre littéraire) un espace d’impossible rencontre avec l’autre, d’une impossible transcendance. Le récit organise en effet son espace textuel en formulant et mettant en scène une frontière. Celle-ci se caractérise par sa porosité voire sa mobilité. Elle pose donc une limite entre le soi et l’autre, entre l’identité et l’altérité : l’immanence et la transcendance.

À cet effet, on peut dire que La Grande Beuverie est la mise en scène d’un mouvement entre la pensée et le langage. Lorsqu’il parcourt la Jérusalem contre-céleste, le narrateur est constamment projeté à la frontière de son monde langagier, là où se rencontrent plusieurs systèmes de langues. Pour cette raison, dans l’espace que fonde le récit, la clarté du langage ne suffit pas, ce dernier doit avoir un but précis et une nécessité sinon :

De langage on tombe en bavardage, de bavardage en confusion. Dans cette confusion des langues, les hommes, même s’ils ont des expériences communes, n’ont pas de langue pour en échanger les fruits. Puis quand cette confusion devient intolérable, on invente des langues universelles, claires et vides, où les mots ne sont plus qu’une fausse monnaie que ne gage plus l’or d’une expérience réelle.
(Daumal, 1938 : 8-9)

Le sujet s’enferme ici dans le cercle vicieux des signifiants perpétuels. De plus, cette citation nous dévoile en condensé la première incompréhension linguistique sur laquelle se penchera le texte, celle de « la confusion de Babel » (Ibid : 9). Dès lors, on voit se profiler l’incarnation de la figure du cercle (ou du cycle) perpétuel des mouvements de la pensée. D’une pensée associée littéralement à un tourbillonnement :

Une nuit, je fais un rêve terrifiant. Un énorme tire-bouchon, c’était le monde, tournait en se vissant sur place dans sa propre spirale, comme l’enseigne des coiffeurs américains, et je me voyais, pas plus grand qu’un pou, mais moins adhérent, glisser et culbuter sur l’hélice et me tourbillonner la pensée sur des escaliers roulants de formes a priori.
(Ibid : 37)

En outre, ce récit est repris par le personnage comme en un récit enchâssé sur lui-même ce qui, une fois de plus, incarne le mouvement circulaire de l’esprit. Et si c’est la beuverie qui agit comme métaphore centrale de ce déploiement et que c’est elle que le texte dit être à même de mettre au jour ces processus circulaires de la pensée, elle se manifeste aussi dans la figure du cercle : le narrateur boit parce qu’il a soif et a soif parce qu’il boit.

Les expressions et les mots ourobores

À ces cercles vicieux décrits dans le texte correspond également un second niveau de sens, celui de l’expression littéraire. En fait, sur le plan de l’énonciation, le texte introduit avec le personnage de l’Archilinguiste, « le dieu du langage » (Ibid : 37), la notion de mots ourobores. Le récit présente la pensée et avec elle les différents processus langagiers comme des formes éminemment cycliques, puis ce caractère circulaire est de la même manière attribué et même réduit dans la matière première, la materia prima du texte : les mots. Ainsi, l’ouroborisme est la faculté d’un mot (ou d’une expression) « de se [mordre] par la queue, à l’instar du fameux serpent » (Ibid : 142) mythologique. De ce fait, un mot ourobore postule une adéquation entre le mot et la chose qu’il exprime, c’est un « “concept opérationnel”, qui est […] un concept identique à l’opération que l’on doit faire pour le former : comme le concept d’une mesure est identique à l’opération de mesurer » (Ibid : 143). Il s’agit donc d’un mot arbitrairement forgé qui, porteur d’altérité, déplace constamment la frontière du langage.

En effet, l’espace langagier qui est mis en scène dans le récit daumalien joue de l’arbitraire du signe jusqu’à vider les mots de tout sens, de leur utilité et de leur but pour qu’il ne reste plus qu’une pièce de monnaie sans effigie, une « coquille vide » (Ibid : 170). Ainsi, les mots sont pris dans l’engrenage du signifiant perpétuel. C’est d’ailleurs à ce titre que le narrateur rencontre sur sa route les fabricateurs de discours inutiles qui œuvrent « à transmuer les mots grossiers de tous les jours en un langage qui ne soit pas de ce monde, qui ne soit assujetti ni à l’utile ni à l’agréable » (Ibid : 83), bref, qui ne soit que la transposition sonore de l’affect qui l’a produit. Alors que l’Archilinguiste utilise des mots ourobores, le fabricateur de discours inutiles « s’enferme dans sa chambre, […] se prend la tête à deux mains, et […] commence à beugler jusqu’à ce que, à force de beugler, un mot [lui] vienne à la gorge » (Ibid : 85). Il y a donc chez les fabricateurs de discours inutiles, comme chez l’Archilinguiste, cette idée d’une adéquation entre les mots et les choses qui s’exprime. En somme, la construction singulière des systèmes langagiers dans le récit ancre le sujet dans l’absurdité des cercles vicieux de la beuverie, de la pensée et du langage : dans l’ouroborisme.

Conclusion : Vers une théorisation littéraire de la transcendance (de sa représentation)

En conclusion, je veux quitter le texte daumalien un instant pour lire, au détour, un passage d’Emmanuel Lévinas :

Toutefois, le caractère universellement métaphorique du langage et de la signification atteste, ipso facto, la dépréciation de la transcendance inscrite dans la métaphore. L’au-delà même qui s’annonce en elle ne représente pas, pour le langage, le passage à l’altérité entièrement autre, car ce serait une abstraction, une sortie hors du contexte, que l’universalité de la métaphore constate précisément. L’universalisation de la métaphore est une condamnation de la transcendance. Dès lors, la métaphore ne peut pas devenir une parole avec un Dieu. Cette métaphore ne réhabilite que l’art — une transcendance de jeu, non pas une transcendance réelle. La transcendance qu’ouvre l’art et d’une façon générale la culture — demeure métaphorique au sens où l’on dit « ce n’est qu’une métaphore ». […] Ce caractère purement joué de la transcendance s’accorde avec la dénonciation des métaphores comme au-delà ou comme Dieu.
(Lévinas, 2009 [1962] : 227-338)

Le propos de Lévinas correspond à l’argument soutenu dans le cadre de la présente réflexion au sujet de l’œuvre de René Daumal et de ce que j’ai nommé, en introduction, une impossible écriture du sacré. Il convient néanmoins de nuancer cette position au moment même où je l’affirme. En effet, le passage cité de Lévinas, s’il décrit bien cette impossibilité du langage métaphorique à atteindre une véritable transcendance, invalide également l’art devant la philosophie, alors que je replace, comme Daumal le fait aussi, l’art littéraire comme lieu des possibles, comme espace de jeu dans tout ce qu’il y a de plus fécond. Néanmoins, Lévinas semble traduire, à dessein, l’impossibilité d’accéder à la transcendance par le biais du langage, tant bien même ce dernier la représente à tout moment. Il écrit de la transcendance, lorsqu’elle concerne la métaphore, qu’elle ne peut qu’être jouée, simulée et donc représentée et, à mon avis, c’est là tout son intérêt. La littérature fait cela, elle joue, met en scène, détourne, figure et représente. La littérature est le lieu par excellence où les métaphores se déploient. L’écriture de Daumal n’y fait pas exception. C’est là toute l’absurdité du Grand Jeu, un mouvement littéraire fondé par Daumal et dont son écriture se revendique.

De plus, c’est par une pléthore de métaphores que Daumal tente constamment de saisir ce qu’il y a d’innommable dans le langage, métaphores qui redoublent, de fait, le caractère illusoire et joué de la transcendance dans ses représentations plus que dans ses manifestations. À la question posée en introduction : Est-ce seulement possible de voir la transcendance se manifester dans le texte ?, je répondrai par la négative. Le langage, même poétique, n’est pas un lieu de la manifestation de la transcendance, mais le lieu de sa représentation et Daumal, dans toute son œuvre, se joue de cette représentation, la fait tourbillonner dans les cercles de la pensée et du langage jusqu’à former des textes qui, entre eux, se contredisent sans cesse et ouvrent ainsi les possibles de l’interprétation. C’est donc à une véritable théorie de la représentation de la transcendance que nous convie Daumal dans ses essais, ses romans et sa poésie, comme en un espace où le jeu, le grand jeu peut-être, se met en mouvement.

  1. 1J’ai abordé ces questions dans mon mémoire de maîtrise au sujet de l’œuvre d’Antonin Artaud (Bradette, 2015). Alors qu’Artaud reprend constamment le motif de l’anarchie comme prisme d’interprétation de sa propre écriture et que cette idée de l’anarchie implique une sortie de l’ordre symbolique, j’ai proposé de penser l’écriture artaldienne à partir d’une autre figure, celle du hors-la-Loi et d’ainsi développer une théorisation autour de l’œuvre de l’auteur français qui concerne spécifiquement cette impossible sortie du langage, en somme une subversion du langage plus qu’une transgression de ses frontières.
  2. 2Dans le propos que je soutiens, analogie et métonymie sont toutes deux des figures liées à l’idée de proportion : « Du côté poétique, l’analogie au sens de “proportion” est au principe de la quatrième espèce de métaphore qu’Aristote appelait métaphore “par analogie” (ou selon certaines traductions, métaphore “proportionnelle”). » (Ricœur, 1975 : 326). À cet effet, la figure convoquée dans le titre du roman de Daumal rend compte des mécaniques d’écriture qui sont à l’œuvre, cette manière de condenser le tout dans chaque partie, ce que je nomme une écriture métonymique est aussi, du point de vue de la rhétorique aristotélicienne, une écriture analogique. Dans l’utilisation de ce mot, Daumal condense une fois de plus la trame thématique de son roman et la manière dont il représente la transcendance.
  3. 3Dans une lettre à Raymond Cristoflour, Daumal dresse le parallèle entre ses deux œuvres : « Après avoir décrit un monde chaotique, larvaire, illusoire, je me suis engagé à parler maintenant de l’existence d’un autre monde, plus réel, plus cohérent, où existent du bien, du beau, du vrai […]. J’écris en ce moment un assez long récit où l’on verra un groupe d’êtres humains, qui ont compris qu’ils étaient en prison, qui ont compris qu’ils devaient d’abord renoncer à cette prison […] et qui partent à la recherche de cette humanité supérieure, libérée de la prison, où ils pourront trouver l’aide nécessaire. Et ils la trouvent, car quelques amis et moi, nous avons réellement trouvé la porte […]. Ce récit sera sous une forme de roman d’aventures intitulé le MONT ANALOGUE : c’est la montagne symbolique qui est la voie unissant le Ciel et la Terre. » (cité par Powrie, 1990 : 135)