(Im)mortalité des personnages et du dispositif sériel, de Pierre de Marivaux à Lynch
Dans les nombreux ouvrages consacrés aux téléséries, une place relativement faible est accordée à l’histoire plus ancienne de la narration sérielle ou différée, c’est-à-dire à ce qui dans l’histoire littéraire et culturelle a été produit non sous la forme d’œuvres closes et autosuffisantes, mais en épisodes s’étalant dans le temps, parfois sur plusieurs années. Certains penseurs, dont Umberto Eco ou Danielle Aubry, ont publié des travaux soulignant les liens entre le roman-feuilleton du XIXe siècle et les téléséries contemporaines1. Je compte remonter pour ma part au premier tiers du XVIIIe siècle, lorsque des romanciers tels que Pierre de Marivaux ont pris l’habitude de publier des histoires en plusieurs parties, sans sentir une obligation de les terminer. Cette forme d’inachèvement de la narration, typique du roman d’Ancien Régime2, permet de tracer un lien avec le phénomène actuel des téléséries, et notamment avec Twin Peaks. Cette création de David Lynch, aussi éloignée soit-elle de l’univers de Marivaux, obéit en effet à une temporalité malléable, qui rejette toujours plus loin l’idée d’une conclusion.
Pour explorer les liens entre Marivaux et Lynch, je m’appuierai sur les concepts de mort et d’immortalité. Il me semble en effet que ces notions s’inscrivent dans un réseau de concepts — incluant la naissance, la renaissance ou encore le fantomatique —, qui sont particulièrement féconds pour analyser les structures, l’univers diégétique et les personnages d’œuvres produites de manière sérielle ou différée. Je vais donc rapprocher ces deux auteurs, moins pour montrer une affinité de style que pour souligner, au moyen de deux œuvres charnières, certaines constantes qui perdurent dans la production sérielle malgré les changements de siècles et de médiums. Plus précisément, je chercherai à montrer que le dispositif de la série, avec ses livraisons périodiques, favorise une forme d’immortalité des personnages et du récit. Et ce, davantage par exemple que des romans ou des films dont la temporalité est contenue en un seul livre ou un long métrage.
Pour ce faire, j’examinerai La vie de Marianne, roman produit en onze livraisons, de 1731 à 1742, ainsi que Twin Peaks, série diffusée en deux saisons, de 1990 à 19913. Toutes deux ont donné lieu à des réécritures, suites, produits dérivés, sur lesquels je n’aurai pas le temps de me pencher, mais qui auraient tendance à confirmer mon argumentation — laquelle se déploiera en quatre étapes. Pour commencer, je vais procéder à un résumé des deux intrigues et rappeler des éléments concernant leurs conditions de production et de diffusion. Puis je m’intéresserai de plus près à la fonction créatrice de la mort dans ces deux récits. J’affirmerai que par son caractère mystérieux et dramatique, elle permet de générer de l’intrigue, que ce soit pour fonder le récit, ou pour relancer la mécanique narrative lorsque celle-ci commence à s’essouffler. Après avoir répondu à certaines objections possibles, je suggérerai enfin que les représentations de la mort et de l’immortalité peuvent être interprétées dans ces récits comme des outils dans le combat de l’être humain face à l’angoisse de sa propre mort.
Un mot de méthode s’impose avant de commencer. Cette étude comparative historique est inspirée de la démarche d’Ugo Dionne qui, dans La voie aux chapitres, tente d’établir une poétique de la disposition romanesque de l’Ancien Régime à nos jours. Dans le cadre de cet article, je me contenterai de l’appellation narration sérielle là où M. Dionne établit des classifications plus fines, mais non nécessaires à mon propos. Comme lui, je chercherai à examiner la disposition sérielle, au sens rhétorique du terme, c’est-à-dire que j’explorerai comment les narrations sérielles sont disposées et quels effets cela peut produire sur leur public. Car lorsqu’un récit s’interrompt volontairement et de manière tout à fait physique, comme c’est le cas dans les deux œuvres que nous allons voir, de tels indices matériels peuvent orienter l’interprétation de façon décisive.
La vie de Marianne est un roman épistolaire comportant deux parties clairement distinctes, qui reflètent sa composition et sa diffusion irrégulières. Dans les premières livraisons du roman, nous découvrons notre héroïne et narratrice Marianne — orpheline rescapée d’une attaque contre un carrosse ayant fait des victimes aussi bien nobles que domestiques. Bien qu’elle soit sûrement de naissance élevée, tant sa grâce et ses manières sont excellentes, l’absence de témoins du meurtre de ses parents fait qu’elle est toujours soupçonnée d’être de basse condition. Or à l’âge de quinze ans, elle conquiert le cœur d’un jeune homme à la noblesse certaine, Monsieur de Valville. Ce dernier souhaite l’épouser malgré ses origines obscures, mais les obstacles à cette union s’accumulent. Au bout de plusieurs années de livraisons et de digressions ayant couvert à peine quelques semaines de La vie de Marianne, les amants sont enfin en mesure de se marier. La mort de l’intrigue paraît alors assurée, mais Marivaux a l’idée de faire faiblir l’amour de Valville, ajoutant ainsi un obstacle interne au couple ; puis il lance son lecteur sur une autre piste narrative. En effet, dans une parenthèse dont l’étendue potentielle n’est pas précisée, la vie d’une religieuse dénommée Tervire est racontée avec la même minutie pendant encore trois cents pages. En fin de compte, le roman reste inachevé et le lecteur ne saura jamais ce qu’il est advenu de Marianne et de Valville, à moins de lire l’une des suites imaginées par d’autres écrivains.
De manière semblable, Twin Peaks a connu deux carrières distinctes : la première saison a rencontré un succès inattendu, d’autant plus étonnant que son personnage principal est une morte. L’histoire commence en effet lorsque le cadavre de Laura Palmer, jeune fille supposément modèle, est retrouvé sur les rives de la bourgade tranquille de Twin Peaks. Un enquêteur excentrique, l’Agent Dale Cooper, est envoyé sur les lieux pour démasquer l’assassin, mais son enquête est également prétexte à une rencontre des habitants de la petite ville, tous plus loufoques les uns que les autres. Lynch et son co-créateur Marc Forst semblent avoir voulu laisser planer indéfiniment le doute quant à l’identité du meurtrier, mais en début de deuxième saison, les responsables de la chaine ABC les ont contraints à révéler que Laura avait été assassinée par son père, sous l’emprise de forces maléfiques venues de la forêt. S’ouvre alors une deuxième phase, plus laborieuse, au cours de laquelle les intrigues secondaires se multiplient en même temps que les chiffres d’audience déclinent. Un ultime soubresaut a lieu en fin de saison, puisque Lynch, après avoir laissé quelque temps le projet à des réalisateurs divers, signe un dernier épisode se terminant par un cliffhanger qui aura laissé les admirateurs sur leur faim pendant plus de 25 ans. En 1992, il signe le film Fire Walk with Me, dans lequel il revient en arrière, en nous faisant revivre la dernière semaine de Laura Palmer, plutôt que de résoudre les nombreux nœuds laissés en suspens dans le dernier épisode de la série. Ces quelques éléments auront permis de constater de la grande malléabilité du temps de la narration sérielle, ainsi que du risque — ou de la chance si l’on préfère — que courent de telles œuvres de demeurer inachevées, une fois le point de départ perdu dans une profusion de nouveaux récits. Je vais maintenant tenter d’éclairer en quoi la mort est génératrice d’intrigue chez Lynch et chez Marivaux.
Dans Twin Peaks, la mort est de toute évidence la condition de départ du récit. Le premier épisode commence en effet par la découverte du corps assassiné de Laura Palmer. Puis au fil des épisodes, cette mort se pose comme le mystère à résoudre qui donne à la série sa raison d’être. La question « Who killed Laura Palmer » ? est en effet un véritable leitmotiv, répété semaine après semaine par les promotions publicitaires, mais aussi par tous les fans. Chez Marivaux, certes, le style est plus léger, la morte moins présente, et pourtant, dans La vie de Marianne, la mort est également fondatrice. Tout d’abord, la mort de l’héroïne est une condition préalable du roman lui-même. En effet, conformément à une convention de l’époque, l’histoire commence par une note de l’éditeur qui met en scène la fiction d’un manuscrit retrouvé dans une vielle maison, qui a changé plusieurs fois de propriétaire au cours des dernières décennies. Il est ainsi entendu que l’auteure des lettres retrouvées est décédée depuis plusieurs années. D’ailleurs, ces lettres étant secrètes, il fallait bien que leur auteure soit morte pour que le lecteur y ait accès. Par ailleurs, au sein de l’univers diégétique lui-même, l’histoire qui nous est narrée par Marianne s’ouvre sur l’assassinat de ses parents, et c’est cet événement fondateur qui assure à l’orpheline la suite de mésaventures qui constitueront l’essentiel de son récit.
Le meurtre est d’ailleurs décrit de manière détaillée et sordide : « tombée dans la portière, je faisais des cris épouvantables, à demi étouffée sous le corps d’une femme qui avait été blessée et qui, malgré cela, voulant se sauver, était retombée dans la portière, où elle mourut sur moi, et m’écrasait…. »4. Puis un peu plus loin, après avoir décrit plus en détail ce terrible spectacle, Marianne raconte son sauvetage par des cavaliers alertés par ses hurlements : « Nouvelle horreur qui les frappe, un côté du visage de cette dame morte était sur le mien, et elle m’avait baignée de son sang. Ils repoussèrent cette dame, et toute sanglante, me retirèrent de dessous elle. »5 On voit bien donc que dans ce récit, tout comme dans Twin Peaks, une mort initiale lance l’intrigue de manière spectaculaire.
Les conséquences de ces morts fondatrices sont fort différentes d’un récit à l’autre. Dans Twin Peaks, c’est en effet l’aspect policier qui va primer, la découverte du coupable étant censée ramener paix et sécurité à la petite ville, et donc clore l’intrigue. Dans La vie de Marianne, la résolution du meurtre aurait surtout pour conséquence de régler la question de la naissance de Marianne, et donc d’autoriser sa reconnaissance dans les plus hautes sphères. Là encore, le récit s’en trouverait liquidé, puisque soit ses parents ne sont pas nobles, dans quel cas Marianne devrait se contenter de son sort ; soit ils sont nobles, et celle-ci n’aurait plus à lutter pour se faire reconnaitre. La mort initiale qui fait naitre le récit continue donc de le conditionner par la suite. En outre, dans La vie de Marianne, la mort de l’héroïne, qui a déjà lieu comme nous l’avons remarqué, constitue une borne au-delà de laquelle le récit ne peut normalement se poursuivre. Bref, la mort agit dans La vie de Marianne comme un encadrement souple du récit, avec point de départ, et point d’arrivée.
Dans Twin Peaks, en revanche, aucun point d’arrivée ne nous est garanti, et la mort y est surtout une thématique centrale, même si la mort initiale qui a généré l’intrigue, celle de Laura Palmer, est progressivement mise de côté. Or justement, lorsque la question « Who killed Laura Palmer » va disparaitre au cours de la saison 2, cette résolution met fin à l’intérêt d’une large partie du public. Cela tient certes à la résolution du mystère, ainsi qu’à la piètre qualité de la mise en scène, mais j’avancerais également l’hypothèse suivante pour expliquer un tel déclin : la force des premiers épisodes de Twin Peaks repose sur la centralité non pas de la notion de mort en tant que telle, mais de la figure d’une morte en particulier, qui grâce à ses nombreux avatars, parvient à constituer une image des plus vivantes. En effet, Laura hante la série de diverses manières, par exemple en maintenant une présence virtuelle au moyen des diverses photographies, omniprésentes aussi bien dans le salon de ses parents, que dans les couloirs de son école. Ainsi, l’image de la reine de beauté est toujours présente pour observer ses anciens compagnons. Sans oublier que sa photo apparait régulièrement au moment du générique de fin, allant donc jusqu’à interpeller les téléspectateurs eux-mêmes, dans le confort de leur foyer. Les réalisateurs de la série participent ainsi à une mythification de Laura Palmer à laquelle ils parviennent également par d’autres moyens : ils emploient par exemple la même actrice pour jouer le rôle de sa cousine ; ils font apparaitre de nombreuses fois Laura dans un lieu étrange appelé la Red Room, qui réunit morts et vivants, fantômes et fantasmes ; ils montrent comment certaines amies de Laura tentent d’imiter ses gestes, son attitude et son style ; et surtout, ils ne cessent de réintroduire une musique lancinante à des moments clés, la même musique qui avait accompagné la découverte du cadavre de Laura, et qui reviendra systématiquement au cours des épisodes pour rappeler la tragédie originaire de cette jeune femme, celle qui a fondé toutes les autres histoires qui se déploient sous nos yeux. Par de tels moyens, la série procède à un important travail sur la mémoire, interrogeant notamment comment les morts deviennent immortels, au moyen de l’art, de la musique, de la photographie, et même des récits que chacun peut raconter après leur mort. Si un personnage peut vivre éternellement, c’est en effet qu’il a laissé des traces qui pourront être investies des fantasmes de chacun. Effectivement, chaque personnage rencontré ou presque dans Twin Peaks se construit un récit de qui était Laura — récit souvent démenti ou nuancé par les révélations de la série.
Marivaux a lui-même exploré une idée semblable dans La vie de Marianne, en faisant répéter à chaque personnage le récit des origines de Marianne, et en multipliant ainsi les versions d’une même vie. D’ailleurs, à chaque fois qu’un nouveau personnage est introduit, il va généralement nous donner sa version de la vie de Marianne, complexifiant encore le tableau de ce qu’est une vie humaine. Ainsi le lecteur, au moment de terminer ce récit inachevé, dispose comme le téléspectateur de Twin Peaks, de diverses versions de la même histoire, lui permettant de reconstituer ce qu’a été la vie d’une morte qu’il a appris à aimer.
Je souhaite maintenant répondre à certaines objections qui pourraient s’élever à ce stade face à une telle interprétation. Ne suis-je pas en train de choisir assez artificiellement la mort comme génératrice de l’intrigue, alors que ce qui fait vraiment tourner le récit dans les deux cas que nous avons vus relève davantage du mystère, du suspense ou tout simplement de la multiplication des points de vue ? Dans le cas de Twin Peaks, une telle objection est assez simple à détourner. En effet, ce qui se passe, avec la résolution du meurtre de Laura, n’est pas simplement la résolution d’un mystère. C’est aussi la perte d’une ombre, d’une menace qui planait sur les débuts de la série. Le corps assassiné de Laura Palmer n’était pas que mystérieux ou effrayant, il était triste et tragique. C’est lui qui donnait à tous les gestes des personnages, même les plus banals et comiques, leur gravité. Une fois le meurtre résolu, la chorégraphie des personnages va perdre de son sens. Le décor reste là, les personnages sont les mêmes, et la série se réfugie dans une mystérieuse force maléfique pour maintenir son côté étrange. La formule est cependant moins touchante, car on a retiré ce qui était personnel et dramatique dans cette situation : une jeune femme morte que l’on découvrait semaine après semaine à travers les yeux de ses proches. Et donc on peut dire qu’une fois la mort de Laura Palmer résolue, c’est la série qui est morte. De moins en moins de personnes la regardaient, et on sait dans la logique des networks, une chute des chiffres d’audience entraine irrémédiablement la mort de la série.
Chez Marivaux, l’objection a peut-être plus de force. En effet, l’ombre de la mort ne plane pas sur Marianne. Ce qui la menace plus que tout est le déshonneur. La mort ne serait-elle donc qu’un thème superficiel dans ce roman ? Pas tout à fait, car, lorsque le récit de Marianne finit par perdre de sa vitalité et que Marivaux passe à celui de Tervire, c’est par une nouvelle mort qu’il va fonder ce nouveau récit. En effet, cette fois c’est la mort du grand-père de Tervire qui va constituer l’élément perturbateur nécessaire à la renaissance de l’intrigue. Il semble donc que dans ces deux narrations sérielles, la mort en tant qu’événement soit bien un moteur du récit, qui ne suffit pas cependant à le faire tourner indéfiniment. Lorsque le récit finit par s’étioler, l’ajout d’une ou plusieurs morts peut être une stratégie efficace pour tenter de retenir le spectateur et lui donner envie de connaître la suite de l’histoire. Plus la mort sera représentée de manière dramatique, mystérieuse, ou tout simplement personnalisée, plus il y aura de chances pour que le public réponde à l’appel du récit.
Avant de conclure, je vais explorer une dernière hypothèse selon laquelle l’omniprésence de la mort dans ces récits serait symptomatique d’une angoisse fondamentale, qui est tout simplement celle que chaque être humain peut sentir face à la mort réelle. L’une des caractéristiques premières des structures narratives sérielles, on l’a vu, est l’élasticité du temps, la prolongation potentiellement infinie entre deux points fixes, la naissance et la mort du héros comme dans La vie de Marianne, ou l’absence totale de point de fuite comme dans Twin Peaks. Or de telles configurations entrainent le lecteur ou spectateur assez loin de la représentation qu’il peut se faire de la vie et de la mort réelles. En effet, nous avons tous plus ou moins conscience de notre propre finitude et, même chez les plus optimistes, que le nombre d’années de combinaisons possibles n’est pas infini. Dans la représentation traditionnellement linéaire du temps de la vie, il y a une naissance, diverses aventures, et une conclusion. Ce qui peut évidemment être source d’angoisse existentielle. Or la narration sérielle constitue le parfait antidote. Il s’agit en effet d’une forme de récit dont la souplesse permet une temporalité plus rassurante. Dans le monde des séries, les personnages meurent, certes, mais le temps y est souvent moins une force dévastatrice qu’une donnée avec laquelle créateurs et public peuvent jouer. Nous avons vu par exemple qu’il suffisait à Marivaux ou à Lynch de se lancer sur une tangente narrative pour dilater ou étendre le temps selon leur gré. Tous deux affectionnent d’ailleurs les effets de miroirs et de répétition et s’il y a une ressemblance de style entre les deux hommes, elle serait sans doute à chercher de ce côté-là. Évidemment, un film ou un roman clos peuvent en faire de même, mais leur format les contraint à une temporalité bien plus limitée que celle de la narration sérielle, laquelle a le luxe de reproduire la lenteur du temps qui passe, ou encore les effacements successifs d’un récit par un autre, ou encore une simulation du surplace.
En bref, le temps limité du cinéma et du roman traditionnels les rend généralement moins efficaces que la narration sérielle lorsqu’il s’agit d’installer des personnages et ses situations dans la longue durée et de produire ainsi des figures de l’immortalité. Lynch et Marivaux s’y prennent évidemment de manière distincte pour créer de telles figures. Dans Twin Peaks, l’Agent Cooper mange des beignets à longueur de temps sans que son corps athlétique ne soit jamais affecté. Il garde par ailleurs un visage toujours lisse, des cheveux gominés, et des vêtements qui lui donnent l’aspect d’un être figé dans le temps, celui des années 50 en l’occurrence. Ajoutez à cela sa bonté exceptionnelle, sa personnalité souvent candide malgré les nombreuses épreuves traumatisantes qu’il subit, et vous obtenez un personnage immuable, sur lequel le temps n’a pas d’effet. Twin Peaks pour cela doit composer avec un acteur réel, dont il s’agit notamment de grimer visage pour qu’il paraisse ne jamais changer.
Marivaux, pour sa part, compose avec les mots et les phrases. Il peut ainsi multiplier les anecdotes, les réflexions, les digressions, pour que son héroïne ne quitte jamais cette période si prometteuse d’un point de vue romanesque, où elle est encore une jeune femme à l’avenir incertain. Certes, Marianne évolue, mais selon une temporalité extrêmement lente. Et lorsque cette dernière court le risque de trop avancer dans le temps, l’histoire de Tervire est là pour arrêter ce temps quasiment indéfiniment. Au moment où cesse définitivement la publication de La vie de Marianne, Marivaux nous raconte l’histoire d’un éditeur qui a retrouvé les lettres d’une femme qui raconte l’histoire d’une amie, qui raconte elle-même l’histoire de sa tante, qui se souvient elle-même de l’histoire de son fils. On pourrait se dire que loin d’apaiser le lecteur en lui offrant une immortalité fictive, une temporalité aussi vertigineuse pourrait au finir par l’affoler. Or dans les faits, le lecteur de La vie de Marianne oublie assez aisément les quatre ou cinq couches de narration, pour se laisser gagner par les plaisirs de la narratophilie. Est-ce un signe que les lecteurs d’Ancien Régime étaient plus narratophiles que nous ? Il semble en effet que la multiplication des intrigues dans Twin Peaks ait plutôt lassé les téléspectateurs. Et pourtant, l’arrivée de la saison 3 a été accueillie avec enthousiasme par des fans anciens et nouveaux. Alors peut-être finalement sommes-nous tous aussi avides d’un récit immortel que nos ancêtres.
Je conclus ici cette réflexion, en espérant avoir démontré tout du moins que les concepts de mort et d’immortalité offrent des angles d’approche fructueux pour analyser l’univers de la narration sérielle, du XVIIIe au XXIe siècle. J’aurais pu parler également d’autres manifestations de la mort, comme moment de rédemption pour des personnages ayant mal vécu, ou encore la multiplication de fausses morts, évanouissements, endormissements et réveils qui émaillent ces récits. Les exemples que nous avons vus donnent cependant une idée suffisant de la centralité de la mort dans ces intrigues, et de ce fait paradoxal que chaque mort y est appel à la vie, à la liberté et à l’immortalité de l’intrigue. En effet, la forme sérielle possède le pouvoir spécifique de nier la mort en multipliant le plaisir que nous ressentons face à l’approfondissement d’un même récit, en même temps que la création de nouveaux récits qui lui font écho. Dans une telle configuration, que certains personnages meurent en cours de route importe peu, l’essentiel est que le récit se poursuive.
- 1Voir notamment Danielle Aubry, Du roman-feuilleton à la série télévisuelle : pour une rhétorique du genre et de la sérialité, Berne, P. Lang, 2006.
- 2Voir à ce sujet Henri Coulet, Le roman jusqu’à la révolution, Paris, Armand Colin, 2000.
- 3Il ne sera pas question ici de la troisième saison, diffusée de mai à septembre 2017.
- 4Marivaux, Œuvres choisies, t. 1, Paris, Hachette, 1894, p. 3.
- 5Ibid.