L’apocalypse johannique
Une rhétorique littérarisée de la menace eschatologique et de la peur
Établie par le canon des Écritures comme le dernier livre de la Bible, l’apocalypse de Jean 1 de Patmos développe une théodicée qui préfigure le triomphe de l’Église persécutée sur le Mal. Tout en relatant les auditions et visions spirituelles 2 reçues par Jean sur l’île romaine de Patmos, elle révèle l’approche chrétienne de la destiné humaine et les principaux acteurs du drame de la fin des temps. Son fondement manichéen en fait un livre plein des promesses d’un dieu miséricordieux et vindicatif à la fois, récompensant par la vie éternelle ceux dont le nom est inscrit dans le livre de vie de l’Agneau et punissant les persécuteurs de l’Église, les adorateurs de la Bête, par la mort éternelle dans l’étang de feu et de soufre. Mais l’apocalypse n’est pas seulement un livre eschatologique nourrissant la ferveur chrétienne de nombreux croyants dans le monde. Elle est aussi de l’art verbal travaillé, très travaillé même, pour produire une certaine efficacité langagière. L’objet des présentes réflexions est de montrer qu’il est possible d’appliquer la réception littéraire à ce texte. Il s’agit, en termes clairs, de nous interroger sur le fonctionnement textuel à partir duquel le récit apocalyptique est littérarisable 3, c’est-à-dire peut être érigé en objet littéraire, étant entendu que la littérarisation, selon Georges Molinié, est un processus qui produit le littéraire (Molinié 2005 : 143). Cette réflexion va donc consister à déterminer le fonctionnement langagier qui nourrit son érection en objet littéraire. Ce régime de fonctionnement textuel sera établi à la lumière d’une double approche stylistique et rhétorique. L’approche stylistique vise à révéler les structures textuelles narratives et fantastiques et les stratégies énonciatives polyphoniques et d’actantialisation qui participent d’une surdramatisation du discours élaboré. Quant à la perspective rhétorique, elle ambitionne de rendre compte de l’intentionnalité incluse dans la mise en œuvre langagière, donc sous-jacente au dire prophétique. L’exploitation de l’appareillage interprétatif rhétorique cherche, ainsi, à élucider l’argumentativité du récit apocalyptique, perçue comme la dimension argumentative 4 attachée à l’énonciation littéraire ou, mieux, à la littérarisation narrativo-fantastique. Ces deux perspectives d’étude du fonctionnement textuel réunies permettront de qualifier le texte apocalyptique comme objet littéraire artistiquement orienté vers la construction discursive d’une rhétorique de la menace imminente de la fin du monde et de la peur qui en résulte.
1. La narration de la menace par la généricité fantastique et la surdramatisation
Du point de vue de la temporalité et des personnes de conjugaison qui s’y déploient, l’apocalypse johannique se présente comme un texte narratif. Sa constitution énonciative affiche, en effet, un décalage entre le temps du texte, qui est celui de l’acte de locution, et le temps de la vision du racontant de base. L’antériorité de la seconde temporalité par rapport à la première ancre le texte dans la perspective temporelle de type rétrospectif qui caractérise le discours narratif. Mais il ne s’agit pas d’un récit ordinaire dans lequel on observe l’effacement du narrateur pour laisser se dérouler les événements eux-mêmes. Nous avons, plutôt, affaire à un récit embrayé par la première personne JE. Cet embrayage énonciatif convient bien au registre narratif du racontant visionnaire qui caractérise le type apocalyptique hébraïque : tout est perçu, dans le texte, à travers la subjectivité spirituelle de ce dernier (audition, vue, sensations tactiles, gustatives et olfactives spirituelles). C’est par l’intermédiaire de ce racontant qu’interviennent dans le discours les segments cités, fruits de sa vision. Le passé simple, l’imparfait et le plus-que-parfait de l’indicatif qui constituent les temps préférentiels de l’énonciation historique (Adam 2005 : 198) se partagent ainsi les séquences textuelles en solidarité avec le présent des personnages en train de parler et le présent de description à valeur de reportage, principalement dans les séquences relatives à la prosopographie (portrait physique) du Christ. Celui-ci est soustrait de l’emprise du passé pour être tenu, par le présent, pour un personnage singulier, omnitemporel. L’ancrage temporel de ce présent est, d’ailleurs, incertain ; cela illustre une perception euphorique, laudative du personnage christique par la subjectivité auctoriale qui embraie le discours :
(…) Dans sa main droite il a sept étoiles, et de sa bouche sort une épée acérée, à double tranchant ; et son visage, c’est comme le soleil qui brille dans tout son éclat. (1 v. 16) J’eus ensuite une vision. Voici : une porte était ouverte au ciel, et la voix que j’avais na- guère entendu me parler comme une trompette me dit : Monte ici, que je te montrece qui doit arriver par la suite 5 (4 v. 1)
La modélisation temporelle de la narration de discours (Adam 2005 : 199), narration embrayée, constitue le premier indice de littérarisation du texte apocalyptique. Et, c’est dans ce moule énonciatif rétrospectif que sont coulés la surdramatisation et le fonctionnement langagier fantastique dont l’intérêt pragmatique réside dans la peur qu’ils peuvent susciter chez le destinataire.
1.1. Un régime actantiel fantastique
Le texte johannique présente, dans sa structuration générique, une diégétisation élaborée sur le mode irréaliste. Il y est établi un lien avec l’univers de l’impossible humain et de l’invraisemblable. On y relève, en effet, une rupture avec le cadre mimétique qui fonde l’épistémologie aristotélicienne du littéraire narratif. Devant ce récit s’estompe la lecture référentielle. La poétique de l’étrange s’y élabore comme un constituant majeur de sa littérarité. Les personnages qui s’y meuvent sont ainsi sans commune mesure avec l’univers réel. L’espace référentiel de ce récit lui est donc propre. Il est peuplé d’êtres fabuleux et de phénomènes extraordinaires, tous situés hors de la logique rationnelle. Les ruses cryptiques faites de symbolisme et de chiffrages énigmatiques, la matérialisation hybridée des phénomènes, le contexte discursif épique, l’angélologie, la démonologie et la mythification se côtoient et s’interpénètrent ainsi dans le texte pour lui conférer un paysage actantiel étrange. Ces éléments caractérisants définissent une esthétique et un horizon de réception fantastiques à la lisière desquels s’épuise l’humain comme humain.
Une étude tabulaire de quelques uns des personnages qui constituent les acteurs du récit apocalyptique contribuera à montrer l’effet d’irréel que leur présence, en tant que catégories sémiologiques, crée dans le discours. Elle permettra aussi d’en découvrir la monstruosité et le caractère terrifiant dignes des récits gothiques, même si l’antériorité du récit apocalyptique n’admet pas cette assimilation quelque peu réductrice.
Les catégories actantielles identifiées dans le récit révèlent une faune monstrueuse dont la morphologie présente une constitution hybridée, des entités vampiriques et démoniaques et des phénomènes extraordinaires. Dans le fonctionnement textuel, ces différentes catégories actantielles déréalisent le discours en ne permettant pas d’en situer l’ancrage référentiel. Toutes autant qu’elles sont participent à une rhétorique de l’horreur aux effets déstabilisants.
Il y a, dans ces images de personnages étranges, de quoi faire trembler d’effroi et inhiber le plus courageux des téméraires. En effet, avec de tels êtres peuplant les mondes célestes et qui, de plus, sont prêts, à tout moment, à satisfaire la vengeance du dieu des chrétiens, il ne peut se développer, chez le lecteur, que la crainte de ce dieu et de la communauté humaine qui l’adore. Il s’agit donc, pour l’auteur, de présenter les acteurs de la fin du monde sous des traits tels que ne peut surgir dans le cœur du destinataire que la peur de figurer parmi ceux « qui ne se trouver[ont] pas inscrits dans le livre de vie » (20 v. 15). Son cœur étant rempli d’effroi, il ne peut que revenir prestement à Dieu. Ce qui confirme l’avis de Roger Caillois sur le genre fantastique : « La littérature fantastique est (…) un jeu avec la peur » (Caillois 1968 : 925).
Quoiqu’étranges et effroyables pour le prosélyte et le chrétien primaire, ces figures apocalyptiques, une fois soumises à l’interprétation kabbalistique 6 ou même à l’exégèse biblique catholique comme protestante, se révèlent d’une préséance savoureuse et rassurante sur la destinée de l’humanité. Mais là n’est pas notre objet.
1.2. Le marquage discursif de la surdramatisation
La surdramatisation du discours apocalyptique opère à deux niveaux. Le premier niveau est énonciatif et provient des manifestations discursives du discours rapporté 7. Le second niveau est, lui, celui de l’actantialisation des phénomènes répertoriés. Tous deux reposent sur un fonctionnement réitératif qui se manifeste à travers la saturation ou la surabondance discursive de la dramatisation. Celle-ci consiste en une enflure verbale de la catégorie de l’agir. Ce fonctionnement réitératif du marquage dramatique rend le récit spectaculaire et le fait fonctionner comme un verre grossissant.
Le récit apocalyptique affiche une mise en scène énonciative d’une pluralité de voix bâtie structuralement sur le discours rapporté. La voix du narrateur coexiste, en effet, avec d’autres voix. Leur enchaînement se moule syntaxiquement dans des structures enchâssées à orientation polyphonique. L’orientation polyphonique du texte tient à ce que l’énonciation de Jean, auteur du récit, est traversée par le discours d’autres personnages qu’il explicite par des segments en discours cité pendant que ses propos à lui sont pris en charge par des segments textuels en discours citant :
« Le terme de polyphonie, issu d’une métaphore musicale, focalise le regard sur une pluralité de voix manifestée dans le discours. Contrairement à l’hétérogénéité constitutive, cette « hétérogénéité montrée » implique que le locuteur explicite les voix qu’il convoque dans son discours » (Vion 2006 : 105).
À la voix de Jean, narrateur obvie du texte apocalyptique, se superposent donc, encadrées ou non par des guillemets et annoncées par des verbes introducteurs déclaratifs (dire, entendre, parler, reprendre, etc.) ou descriptifs (proclamer, chanter, s’écrier, calmer, pleurer, etc.), de multiples autres voix : celle du fantôme du Christ (1 v. 17 à 3 v. 22), des quatre Anges placés de part et d’autre du trône de Dieu (4 v. 8, 5 v. 2, 5 v. 14, 6 v. 1, etc.), des vingt-quatre Vieillards qui entourent ce même trône (4 v. 11, 5 v. 5, 5 v. 9-10, 5 v. 14, etc.), des âmes des personnes égorgées pour la parole de Dieu (6 v. 10), de la foule immense des âmes du monde entier (7 v. 10), de l’autel de Dieu (16 v. 7), des pécheurs (6 v. 16) et de créatures non identifiées (5 v. 13, 11 v. 12, 15 v. 3-4, etc.). Quatre-vingt trois paroles 8 prononcées distinctement par ces personnages se font ainsi entendre dans le discours en empruntant la forme énonciative du discours cité. Cela est énorme et illustre bien qu’il y a une stratégie de mise en scène énonciative qui participe de la « spectacularisation » du récit, qui n’est pas sans rappeler le discours théâtral.
L’apocalypse est un discours bourdonnant de voix. La multiplicité et l’hétérogénéité de ces voix figurent l’instabilité du moment eschatologique décrit :
Et j’entendis une voix qui, du temple, criait aux sept Anges : « Allez répandez sur la terre les sept coupes de la colère de Dieu. » (…) Et j’entendis l’Ange des eaux qui disait : « Tu es juste, « Il est et Il était », le Saint, d’avoir ainsi châtié ; (…) Et j’entendis l’autel dire : « Oui, Seigneur, Dieu-maître-de-tout, tes châtiments sont vrais et justes. » (16 v. 1-7)
L’actantialisation, second aspect du processus discursif de surdramatisation, repose sur la participation des phénomènes cataclysmiques, météoritiques, abyssaux et écliptiques au processus eschatologique. Ils ont donc une puissance de modification dans le déroulement de l’action textuelle. Dans le schéma relationnel des différents modèles de situations élaborés par la sémiotique narrative à partir des travaux de Vladimir Propp sur le conte, ils tiennent le rang de type de personnages (adjuvants) et participent à la diégèse comme acteurs permettant à la volonté vindicative de Dieu de prendre forme et d’agir comme élément résolutoire du désordre instauré par la Bête et ses adorateurs. Leur actantialisation provient de ce qu’ils interviennent dans des « énoncés de faire » narrativisés tendant à modifier le cours des modèles situationnels de base, c’est-à-dire du schéma relationnel de domination de Babylone, la prostituée et l’orgueilleuse, sur l’Église du Christ. Ils dotent le vibratoire, l’olfactif (dans la sensation olfactive de soufre diffusé par le vent) et la sensation thermique de chaud de propriétés dynamiques expansives et destructrices. L’univers entier est en mouvement et, en arrière-fond du récit, sont projetées des images de destruction et de souffrances atroces. Le foyer isotopique 9 du mouvement destructeur devient ainsi un élément de la sémantique textuelle favorisant la compréhension de l’apocalypse comme moment dramatique instable, d’anéantissement et de profonds bouleversements. Par là, il traduit le caractère éphémère du présent de toutes les nations païennes conduites par Babylone, l’orgueilleuse. Le processus d’actantialisation range le texte johannique dans le registre discursif des récits épiques dont la caractéristique principale est l’enflure verbale.
L’actantialisation et la mise en scène énonciative des discours cités et citants constituent ainsi, par leur caractère déstabilisant, des formes discursives variées de la menace eschatologique focalisant l’émotion du destinataire sur la peur suscitée par cet instant dramatique. Les peurs primaires de l’homme face à l’au-delà, à une fin possible du monde et au caractère éphémère de la vie (du fait des lendemains imprévisibles) étant exploitées à fond, il ne peut surgir, chez le destinataire, qu’un ardent désir de se racheter pour échapper à la colère divine et, particulièrement, à l’enfer, ce lieu de feu, de soufre embrasé et de tourments atroces interminables (14 v. 10 et 20 v. 10), ou un ardent désir de se discipliner, de rester éveiller avec des lampes pleines de fioul pour attendre, comme les dix vierges de la parabole, l’époux (Matthieu 25 v. 1-13).
II. Argumentativité de la menace eschatologique et du pathos de la peur
En tant que texte littéraire à fondement religieux, l’apocalypse n’induit pas une visée argumentative constitutive 10. Ce qui l’afficherait péjorativement comme texte manipulatoire et lui enlèverait toute crédibilité et tout caractère sacré. La visée argumentative, en rhétorique, est réservée aux textes délibératoires (politiques, publicitaires, de débats télévisés, etc.) qui véhiculent intrinsèquement une intention réelle de persuader et « entendent rallier l’allocutaire à une position clairement définie par des stratégies programmées » (Amossy 2008 : 2), impliquant la triade rhétorique ethos, pathos, logos. L’apocalypse peut, néanmoins, contenir une dimension argumentative puisqu’elle cherche véritablement à « exercer une influence en orientant [la] façon de voir et de penser » (Amossy 2008 : 2) des personnes auxquelles le discours est adressé. Cette dimension argumentative repose, explicitement, sur la menace eschatologique et, implicitement, sur la peur qui constituent ainsi, toutes deux, des émotions montrées et suggérées, construites discursivement (Amossy 2000 : 170-171). Ainsi considérées, la menace et la peur participent à la construction de l’effet pathémique du discours, considéré comme les dispositions émotionnelles devant être celles du lecteur. En effet, tout le montage textuel est attaché à attirer l’attention des destinataires, à les persuader de la menace qui les guette et de la peur qu’ils devraient en avoir. La peur et la menace relèvent, à un niveau énonciatif, de la dimension perlocutoire (effets produits sur le récepteur) du récit apocalyptique.
Parler donc de l’argumentativité de la menace eschatologique et de la peur qui lui est consubstantiellement liée, c’est considérer leur énonciation comme située dans une perspective communicationnelle (Amossy 2009 : 7) de jeu d’influences entre le racontant, Jean, et les destinataires de son discours. Cela revient aussi à les considérer comme destinées, d’une part, à provoquer l’adhésion des esprits aux thèses présentées à leur assentiment (Perelman et Olbrechts-Tyteca 1992 : 2) et, d’autre part, à « modifier ou renforcer les représentations et les opinions qu’on leur prête » (Amossy 2000 : 29). La menace et la peur peuvent, en tant qu’arguments, être aussi destinées à « orienter [la] réflexion [des destinataires] sur un problème donné » (Amossy 2000 : 29) qui est, ici, celui de la destiné de l’humanité. Pour mener à bien l’analyse de ces arguments pathémiques, destinés à émouvoir les destinataires, il convient, d’abord, de déterminer les arguments ethotiques (l’ethos johannique) utilisés pour leur conférer la force de persuasion qu’elles manifestent dans le discours.
Le récit de Jean commence par le marquage textuel de la structure nominale inaugurale. Celui-ci – qui gouverne l’indexation dans le genre prophétique 11 – est composé d’un prédicat nominal déterminé suivi d’un déterminant propositionnel, lui aussi, prédicatif : Révélation de Jésus-Christ : Dieu la lui donna pour montrer à ses serviteursce qui doit arriver bientôt (1 v. 1).
Son rôle dans l’énoncé prophétique est de participer à la construction d’un ethos discursif en liaison avec le genre prophétique. À lui, il faut associer le topos des circonstances du ministère prophétique 12 et le topos ecclésial juif de la nomination 13. La construction de ce dernier topos exploite l’ethos préalable (prédiscursif) le plus connu de Jean : celui d’apôtre de Jésus-Christ :
Moi, Jean, votre frère et votre compagnon dans l’épreuve, la royauté et la constance, en Jé- sus. Je me trouvais dans l’île de Patmos, à cause de la parole de Dieu et du témoignage de Jésus. Je tombai en extase, le jour du Seigneur, et j’en- tendis derrière-moi une voix clamer, comme une trompette (1 v. 9-10).
Tous ces lieux communs du discours prophétique juif identifiés participent d’une stratégie de positionnement servant à légitimer le ministère prophétique de l’auteur et à crédibiliser son dire. De cette manière, ils peuvent aisément construire la conviction des destinataires sur l’ethos auctorial de prophète de Jésus-Christ.
Il faut ajouter, pour approfondir la réflexion, que la désignation de la parole apocalyptique par la dénomination de « révélation de Jésus-Christ » constitue une manœuvre de séduction visant non seulement à susciter l’adhésion immédiate à ce qui est énoncé mais aussi à convaincre de son authenticité. Jean se voit ainsi crédibilisé comme visionnaire au service du Christ. La construction de l’ethos de simple scripteur des paroles de la « révélation 14 » repose sur un certain nombre de segments textuels qui font parler à la fois le Christ, des Anges et des Vieillards empyréens :
L’un des Vieillards prit alors la parole et me dit : « Ces gens vêtus de robes blanches, qui sont- ils et d’où viennent-ils ? » Et moi de répondre (7 v. 13-14) Alors, Celui qui siège sur le trône déclara : « Voici, je fais l’univers nouveau. » Puis il ajouta : « Écris : Ces paroles sont certaines et vraies. » (21 v. 5) Il [l’Ange] me dit encore : « Ne tiens pas secrètes les paroles prophétiques de ce livre, car le Temps est proche. » (22 v. 10)
Ces segments textuels fonctionnent discursivement comme des arguments de probation attestant le positionnement prophétique de Jean. On comprend ainsi mieux le rôle pragmatique de toutes les séquences textuelles au discours rapporté direct ; le discours prophétique laisse la parole à Dieu et à certaines entités spirituelles pour préserver son origine divine. Les arguments ethotiques, qu’ils soient de positionnement ou de probation, s’inscrivent, tous, dans une stratégie de persuasion dont l’objectif consiste, d’une part, à s’attirer la bienveillance des destinataires et gagner leur confiance et, d’autre part, à mobiliser davantage leur pathos craintif, apeuré. Qui sont-ils ?
Le récit apocalyptique est rédigé à l’endroit d’un destinataire composite. On y retrouve une référence aux païens, marqués du signe de la Bête, et aux chrétiens, témoins de Jésus-Christ, tous pouvant être, un jour, « lecteurs » ou « auditeurs » des paroles prononcées (1 v. 3). Parmi les premiers se trouvent les idolâtres, les sorciers, les débauchés, les voleurs, les meurtriers (9 v. 20-21), les « hommes de mensonge » (21 v. 8), les trafiquants de toutes sortes (18 v. 3) et tous « ceux qui commettent l’abomination et le mal » (21 v. 27), c’est-à-dire tous les habitants de Babylone, symbole de l’empire romain, de ses orgies et de ses pratiques polythéistes ; autant dire tous les adorateurs de la Bête et de son image qui n’ont pas le Christ pour Seigneur. Dans le rang des seconds figurent « les appelés, les choisis, les fidèles » (17 v. 14), c’est-à-dire ceux qui ont refusé d’adorer la Bête et son image (20 v. 4) et dont le nom est inscrit dans le livre de vie de l’Agneau (21 v. 27) 15. Pour construire leur conviction sur les malheurs qui les guettent ou le bonheur qui les attend, Jean s’appuie sur des topoï. Ceux-ci appartiennent à l’univers de croyance de ces catégories antithétiques de destinataires.
Nous nous situons vers la fin du premier siècle après Jésus-Christ 16 marqué par la persécution sanglante de l’Église par l’empire romain et par des croyances polythéistes et un mode de vie social luxurieux, lascif et fastueux (18 v. 9). Les lieux communs qui suivent sont aussi bien partagés par les païens que par les chrétiens du premier siècle en tant qu’ils font partie de leurs connaissances-croyances héritées de la circulation des idées hellénistes, romaines et judéo-chrétiennes. Nous avons donc, inférés dans le discours, les croyances que voici 17 :
- croyance en l’au-delà, en la vie après la mort dont le corollaire est la doctrine chrétienne de la résurrection des morts (en Christ) et de la rétribution divine ;
- croyance chrétienne en la Parousie (retour du Christ) et en l’établissement sur terre du royaume de Dieu ;
- croyance en la destruction de l’âme par Dieu ;
- croyance en l’enfer et aux âmes qui y brûlent ;
- croyance en l’existence du diable, symbole du mal, et en la victoire finale de Dieu sur Satan.
Ces croyances constituent des arguments topiques qui rendent les différents destinataires identifiés réceptifs aux arguments pathémiques de la peur et de la menace. « Etre persuadé, c’est aussi », selon Christopher W. Tindale (2009 : 10), « être ému ». Et, ces différents paramètres topiques y contribuent grandement dans la réception du récit apocalyptique. Ils fonctionnent comme base présuppositionnelle du discours construisant et nourrissant l’adhésion des récepteurs. Le mode du « cela va de soi » (Kerbrat-Orecchioni 1998 : 32) sur lequel repose leur énonciation leur confère un effet pernicieux, structurant, dans la mise en œuvre de la composante pathémique du discours. Comme éléments langagiers sous-jacents nourrissant l’adhésion et la conviction des récepteurs, ils sont déclencheurs d’un rapport pathétique au discours et favorisent la digestion des thèses soumises à leur assentiment. Une fois la pensée prédiscursive posée sur ce socle topique, Jean de Patmos peut s’atteler à déployer, dans la construction discursive, ses arguments pathémiques de la menace eschatologique et de la peur à elle liée. Le potentiel d’argumentativité de ces éléments pathémiques leur est conféré par certains procédés discursifs et narratifs :
- La narration, sur les modes rétrospectif des faits révolus et prospectif des faits à venir, des trois malheurs (8 v. 5 à 11 v. 19) et des sept coupes matérialisant la colère de Dieu (15 v. 5 à 16 v. 21).
- La narration, sur le double mode rétrospectif et prospectif, de la chute de Babylone, la « Grande Cité [romaine] qui règne sur les rois de la terre » (17 v. 8 à 17 v. 23).
- La narration, sur le mode rétrospectif, de la défaite de la Bête (royale romaine) et de son supplice dans le feu de la géhenne (19 v. 19-21, 20 v. 1-5 et 20 v. 7-10).
- La narration, sur le mode énonciatif rétrospectif 18, du jugement dernier (20 v. 11-15).
- La réitération de l’énoncé statif modalisé par les termes redondants « certaines » et « vraies » : « Ces paroles sont certaines et vraies » (19 v. 9, 21 v. 5 et 22 v. 6).
Le renchérissement énonciatif confère à l’énoncé apocalyptique une pertinence énonciative qui accroît le potentiel d’argumentativité du pathos craintif mobilisé à travers la menace et la peur.
- L’emploi des énoncés performatifs directs et indirects :
- La menace directe et la menace indirecte : L’acte de langage comminatoire direct apparaît dans les séquences textuelles dominées par la tournure injonctive des formes verbales à l’impératif ou au futur aphoristique. Le ton péremptoire sentencieux de la forme gnomique bâtie sur le relatif (« quiconque » (14 v. 9-10), « qui » (22 v. 18-19)), la deuxième personne générique ou le démonstratif de substantivation à caractère générique en font une adresse à l’endroit de toute nation, de toute race, de toute langue et de tout peuple sur la terre (14 v. 6) :
Celui qui a des oreilles, qu’il entende ce que l’Esprit dit aux Églises (2 v. 7, 2 v. 11, 2 v. 29, 3 v. 6, 3 v. 13 et 3 v. 22) (…) Un autre Ange, un troisième, les suivit, criant d’une voix puissante : « Quiconque adore la Bête et son image, et se fait marquer sur le front ou sur la main, lui aussi boira le vin de la fureur de Dieu. » (14 v. 9-10)
Quant à la menace indirecte, l’appareil linguistique (modal) à partir duquel elle se manifeste textuellement est l’assertion. En effet, quoique présentées sous la forme d’un acte assertif promissif, ses occurrences textuelles manifestent, à un niveau perlocutoire, un acte comminatoire promissif. Elle est décelable dans les versets 8 et 12 des chapitres 21 et 22 et dans l’expression « le temps est proche » (1 v. 3, 22 v. 10) dont la variante récursive est « mon retour est proche » (3 v. 11, 22 v. 7, 22 v. 12 et 22 v. 30). Cette formule est une menace implicite de supplices qui est destinée à intimider les récepteurs éventuels du message apocalyptique. Ainsi se justifie le terme d’acte comminatoire promissif utilisé pour la décrire d’un point de vue pragmatique.
- Les gloses optatives des Anges et du racontant exprimant les bénédictions du Christ et les siennes propres à l’endroit de ceux qui lui sont restés fidèles sont loin d’être de simples actes promissifs. Elles véhiculent plutôt des actes imprécatoires promissifs indirects, c’est-à-dire sous-entendus : « (…) Heureux le lecteur et les au- diteurs de ces paroles prophétiques s’ils en retien- nent le contenu (1 v. 3) Heureux les gens invités au festin de noce de l’Agneau (19 v. 9). »
Comment ne pas trembler de peur face à ces différentes formes de menace ? Le sentiment de terreur est entretenu de façon permanente par l’omission volontaire de la période d’exécution des menaces : elles sont à venir.
Cette interprétation pragmatique montre que Jean de Patmos a élaboré le discours apocalyptique dans un but précis et conscient. Plus qu’une œuvre spontanée, inspirée par un état de haute mysticité, c’est une œuvre travaillée, aux desseins subtilement dissimulés sous la croûte verbale qu’il nous est donné d’apprécier. L’apocalypse, en effet, invite à la production d’une conclusion salutaire implicite qui consiste à s’engager, sans défaillir, dans les pas de l’Agneau pour espérer participer, un jour, à la vie éternelle dans la Jérusalem nouvelle, « Cité en pierre de jaspe cristallin » (21 v. 11). Pour aider le récepteur chrétien ou païen à y parvenir, Jean de Patmos procède par la construction discursive d’arguments ethotiques et pathémiques.
Conclusion
Cette réflexion sur les conditions de réception littéraire du texte apocalyptique fixe la littérarisation sur le montage textuel des généricités narrative et fantastique et sur l’efficacité langagière à lui associée dans le cadre du déploiement discursif de l’intentionnalité de l’auteur. L’apocalypse johannique répond bien aux exigences génériques de la littérature narrative, même si elle appartient à une littérature particulière qui est la littérature biblique. Parce qu’il baigne dans une atmosphère étrange soumise à une instabilité constante, laquelle est décelable dans le régime d’animation qui le structure, le langage apocalyptique johannique dessine les contours d’un pacte scripturaire 19 non ravissant, sidérant, du fait de son énigmaticité et d’un horizon d’attente propre à la littérature biblique apocalyptique, la littérature des révélations prophétiques sur ce qui est à venir dans la destiné humaine. Mais le montage discursif constitutif de la textualité ne vaut que parce qu’il confère au récit puissance persuasive et force perlocutoire. Au cœur des préoccupations johanniques se trouve, en réalité, le récepteur (païen ou chrétien) dont la conviction en des lendemains menacés est construite argumentativement à partir de la menace eschatologique et de la peur subséquente. L’orientation prophétique et fantastique du récit s’explique donc par sa visée perlocutoire.
L’apocalypse, du point de vue de la pragmatique discursive, constitue un immense acte de langage volitif soumis à une formulation superlative. Son enjeu : capter l’attention du récepteur sur les événements à venir tout en révélant comment il pourrait s’en prémunir. Elle s’inscrit dans un projet de préservation de l’éthique et de l’identité chrétiennes face au pouvoir coercitif romain et aux séductions de la civilisation romaine matérielle et orgiastique. Elle exprime la résistance juive à l’acculturation induite par l’« hellénisation » et la « romanisation » progressives de la société juive (Vidal-Naquet 1981 : 63-64 cité par Schmidt 1982 : 14, 17). C’est, à la fois, une œuvre littéraire de son temps et une œuvre littéraire avant-gardiste, productrice de renouveau. On y retrouve, en effet, la culture lettrée d’une époque où les canons littéraires apocalyptiques de la tradition juive post-exilique, bien que n’étant pas théoriquement formalisés, existaient comme praxis spécifiques et spécifiées par des prophètes visionnaires exiliques. L’apocalypse préfigure aussi toute la littérature fantastique médiévale occidentale dont les réminiscences baignent les films d’horreur hollywoodiens.
La portée perlocutoire pathémique de la menace eschatologique se vérifie encore aujourd’hui, près de deux mille ans après, par l’audience que le récit apocalyptique continue d’avoir dans le monde. En effet, depuis que le christianisme est devenu une religion mondiale, la base des destinataires de l’apocalypse s’est considérablement élargie. Et d’autant plus que le récit a bénéficié, de siècle en siècle, d’interprétations neuves et éclairantes adaptées aux réalités du moment : l’histoire toujours renouvelée des rapports conflictuels entre le Bien et le Mal, emblématisés, à chaque époque, par des personnages différents. Cela est dû non seulement au statut de récit symbolique et de récit atemporel prophétique de l’apocalypse mais aussi au fait qu’elle se construit autour de préoccupations éternelles. En effet, le texte johannique reste empreint des questions philosophiques auxquelles l’homme n’a pas encore pu trouver de solution. La destiné de l’humanité reste une préoccupation constante parce que le Bien et le Mal continuent de se disputer le cœur de l’homme. Il en va de même du problème de la vie après la mort. Pendant longtemps encore, le souffle prophétique de l’apocalypse restera neuf. Pendant longtemps encore, elle suscitera, dans le cœur de l’homme, chrétien ou païen, la peur.
- 1Il est établi que Jean, l’apôtre bien aimé de Jésus-Christ, est l’auteur du récit apocalyptique écrit sur l’île de Patmos pendant son séjour exilique.
- 2Le texte apocalyptique est un récit des voix entendues par Jean. Il livre aussi les images perçues par lui dans le fond de la conscience ouverte sur le monde spirituelle.
- 3Pour Georges Molinié dont la théorie sémiostylistique se situe dans le prolongement des théories de la réception, l’objet littéraire n’est fixé que lors de sa réception, après avoir satisfait à des conditions sémio-linguistiques (Cf. Molinié 1998 : 89-132).
- 4La dimension argumentative est à différencier de la visée argumentative parce qu’elle concerne les textes (comme le texte littéraire) qui n’affichent pas intrinsèquement une entreprise de persuasion programmée et avouée (il s’agit bien plutôt d’ « une entreprise de persuasion indirecte et inavouée ») alors que la seconde est propre aux textes (discours politique, texte publicitaire, etc.) véhiculant une intention de persuader avec des stratégies programmées (Cf. Amossy 2008 : 2-4).
- 5Ainsi souligné dans le texte de référence.
- 6Selon la tradition kabbalistique hébraïque, les différents acteurs qui composent le récit apocalyptique se répartissent sur les différents séphiroth (branches) de l’Arbre de Vie et de l’Arbre de Mort. En leur appliquant les procédés de la combinatoire des lettres ou de la lecture numérologique (guématrite, notarikonne) – qui consistent à associer des nombres aux vingt-deux lettres hébraïques – l’herméneute kabbaliste chrétien peut déboucher sur une interprétation occulte des écrits bibliques qui lui permettra d’en avoir une approche plus éclairante.
- 7Nous excluons les autres modalités du discours rapporté pour ne nous intéresser qu’au discours direct.
- 8Sont exclues de ce décompte les paroles narrativisées ou présentées sous la forme du discours indirect.
- 9L’isotopie désigne l’itération sémique le long d’une chaîne syntagmatique (propositionnelle ou textuelle) pour assurer la cohésion sémantique et l’homogénéité du discours énoncé (Cf. Bertrand 2000 : 117).
- 10Elle est présentée, dans la forme, comme le compte rendu d’une vision destinée, tout simplement, à informer les hommes sur « ce qui doit arriver bientôt » (1 v. 1).
- 11On le retrouve, en général, dans les lignes inaugurales des textes prophétiques comme ceux d’Isaïe, de Jérémie, d’Osée, d’Amos, d’Abdias, de Sophonie et de Malachie.
- 12Par ce topos, le prophète décrit l’environnement qui a présidé à la vision. On le retrouve dans les textes bibliques déjà cités.
- 13Dans la tradition juive, les prophètes se nomment au début de leur récit pour en préciser l’auteur (Cf. Isaïe 1 v. 1, Jérémie 1 v. 1-3, Ezéchiel 1v. 3, Daniel 8v. 1-2, Osée 1 v. 1, Amos 1 v. 1, Michée 1 v. 1, etc.).
- 14Le mot « apocalypse », en hébreux, signifie « révélation ».
- 15Mais si le message apocalyptique ne s’adressait qu’à ceux-là, les chrétiens, comme tendent à le faire croire (au premier degré) certains exégètes de la Bible, on comprend mal toute l’enflure verbale qui est attachée à l’évocation de la destruction accompagnant le retour du Christ et toutes les stratégies argumentatives (éthiques et pathétiques) que Jean met en œuvre pour les séduire. En réalité, l’apocalypse johannique n’est pas expressément une adresse aux chrétiens déjà sauvés mais bien plutôt un message d’effarouchement et d’intimidation adressé aux païens qui peuvent encore se convertir pour être sauvés et aux chrétiens à la foi chancelante qui sont susceptibles de capituler face à l’oppression et aux séductions du monde.
- 16Les exégètes de l’apocalypse datent sa rédaction pendant le règne des rois romains Néron (54 à 68) et Dominitien (81 à 96).
- 17Nous ne visons pas à l’exhaustivité.
- 18Ces perspectives rétrospectives ne remettent, cependant, pas en cause la nature prédictive de l’énoncé apocalyptique indiquée dès le verset inaugural par la tournure finale « pour montrer à ses serviteurs ce qui doit arriver bientôt ». La scénographie « anamnestique » du révolu est donc celle du compte rendu narratif de la vision et non celle de la vision elle-même qui est, plutôt, de type prophétique.
- 19Le pacte scripturaire, chez G. Molinié, renvoie à la mesure, par le marché de la lecture et par le récepteur obvie, des attentes littéraires satisfaites ou non par une œuvre considérée. Il peut être de satisfaction molle, dans le cadre d’une attente prévisible par rapport à la culture littéraire du lectorat, ou, au contraire, aboutir à une attente déceptive qui définit un contexte littéraire de renouveau scriptorial (Molinié 1993 : 47-87).