L’apocalypse des systèmes de valeurs

Dilemmes moraux dans Au cœur des ténèbres et Apocalypse Now

Nulle part dans son film Apocalypse Now le réalisateur Francis Ford Coppola ne fait explicitement référence au livre de la Bible qui transmet la révélation de Jésus-Christ. Il semble que c’est plutôt dans son usage familier qu’il utilise le mot « apocalypse » dans le titre du film. Cependant, dans ce sens, le terme ne renvoie pas moins à des scénarios de destruction complète et sans issue. Prenant le titre du film comme point de départ, cet article se propose de décortiquer la structure apocalyptique du récit de ce film. À cette fin, Apocalypse Now sera comparé à son modèle littéraire, c’est-à-dire à la nouvelle Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad. Coppola transpose l’intrigue de la nouvelle de Conrad ainsi que certains leitmotivs dans le contexte de la guerre du Vietnam pour faire la critique de cette entreprise américaine. Aussi suggère-t-il que l’expérience traumatique des États-Unis peut être décrite à l’aide des mêmes stratégies narratives et des mêmes motifs qui sont utilisés dans Au cœur des ténèbres afin de peindre la déchéance morale du système de colonisation britannique. Pourtant, en proposant une lecture comparative de la structure narrative des deux œuvres, cet article vise les divergences d’Apocalypse Now par rapport à sa source littéraire davantage que les parallèles entre les deux œuvres. Ainsi verra-t-on que, par la structure même du récit, Conrad remet en question les convictions morales sous-tendant le colonialisme britannique à l’aide d’oppositions binaires. Par contre, dans la critique des aspirations impérialistes des Etats-Unis que propose Apocalypse Now, toute opposition binaire s’avère inadéquate à la compréhension de la guerre du Vietnam. Cette hypothèse sera vérifiée en regardant de plus près trois éléments et de la nouvelle et du film : la situation narrative, le motif du fleuve et le personnage de Kurtz. Ce procédé permettra de conclure : où il y a lumière et l’obscurité dans Au cœur des ténèbres, il n’y a que l’opacité dans Apocalypse Now ; tandis que l’équilibre moral est dans une certaine mesure récupéré dans la nouvelle de Conrad, dans le film de Coppola « c’est l’apocalypse » 1.

La situation narrative

Au cœur des ténèbres est célèbre pour sa narration fugace. S’il est difficile parfois de suivre le récit dans sa manière de déployer l’intrigue, cela est sans doute le résultat de la situation narrative très complexe et du langage imagé très dense de la nouvelle. Puisque la situation narrative du texte est centrale à la position politico-morale du texte, elle sert de point départ de cette analyse. Conrad conçoit son fameux personnage Marlow comme le narrateur d’une histoire de marin qui est elle-même portée par un récit encadrant (ou porteur). Et Marlow et le narrateur anonyme du récit encadrant sont parmi les cinq passagers de la Nellie, le « yawl de plaisance » sur lequel se trouvent par ailleurs l’« Administrateur », l’« Homme de loi » et le « Comptable » (Conrad 1985 : 45s.) 2. Ce qui est frappant dans ce récit, c’est le déséquilibre entre le récit porteur (celui du narrateur anonyme) et le récit porté (celui de Marlow) 3 : tandis que le narrateur anonyme remplit quelques-unes des fonctions typiques du narrateur des récits conventionnels qui convenaient tant aux habitudes des lecteurs du XIXe siècle 4, une partie considérable de l’autorité narrative est déléguée à un autre personnage dans la fiction, à savoir Marlow. Le narrateur homodiégétique reste sans nom, sans profession et sans âge à travers le texte. Ceci pose problème surtout dans un récit à la première personne puisque, dans ce type de narration, le Je-narrant ne peut pas garantir la véracité de son récit en réclamant l’omniscience. Selon les conventions, le Je-narrant d’un récit à la première personne se légitime en tant que narrateur en expliquant sa relation aux protagonistes 5 et, parfois, en donnant même des informations sur sa situation professionnelle/financière, qui lui permet de passer son temps à écrire un livre 6. Dans Au cœur des ténèbres, on ne trouve aucune information de ce genre concernant le narrateur du récit porteur. C’est plutôt Marlow qui remplit tous ces critères. Il informe ses interlocuteurs sur les circonstances de son voyage, sachant que « pour comprendre quel effet tout cela a eu sur moi, il faut bien que vous sachiez comment je suis allé là-bas, ce que j’y ai vu » (51). En outre, le déséquilibre entre les deux personnages/narrateurs repose sur le fait que le narrateur anonyme semble transmettre littéralement le récit de Marlow. Étant donné la dominance de Marlow dans le récit, le lecteur peut bien ne pas se rendre compte de ce problème narrato-logique. Regardé de plus près, la mémoire surhumaine du narrateur anonyme peut néanmoins ou bien causer de la méfiance (si l’on considère le narrateur comme un personnage dans la fiction) ou bien être lue comme une version dépersonnalisée, et donc déviante, du récit à la première personne traditionnel (si l’on considère le narrateur et sa mémoire comme des structures textuelles).

Ces stratégies narratives remettent en question la notion de l’objectivité. Conrad refuse d’adhérer aux traditions littéraires et démontre par là leur caractère tout à fait conventionnel. En choisissant une alternative aux formes narratives traditionnelles et en construisant une constellation curieuse de récits enchâssés, Conrad attire l’attention sur le caractère également arbitraire ou, du moins, construit des récits traditionnels à la première ou troisième personne. Ainsi la situation narrative de la nouvelle conteste la sorte de récit qui est habituellement considérée comme fiable. Elle suggère également le fait que certains récits paraissent plus fiables non pas parce qu’ils sont plus objectifs que d’autres mais parce qu’ils sont dominants. La situation narrative d’Au cœur des ténèbres est donc construite de sorte qu’elle dévie considérablement—et, par là, fait la critique—des récits sous-tendus par la notion d’objectivité. De surcroît, le texte semble affirmer la notion de subjectivité. Les faits de l’histoire sont transmis au lecteur à travers de nombreuses sources : le narrateur anonyme, Marlow, le Russe, les ouï-dire. Parmi ces récits enchâssés, on ne trouve aucun qui confirme les autres sans réserve. Tous les personnages de la nouvelle racontent ce qu’ils savent de Kurtz ; en même temps, leur rapports sont relativisés par ceux qui les transmettent 7. On apprend beaucoup sur Kurtz par le directeur du poste central (cf. 76s.) et par le Russe (cf. 120s.). Leurs jugements sont transmis et évalués par Marlow ; transmis, c’est-à-dire, au narrateur anonyme qui, de son côté, fait des commentaires sur le récit de Marlow. Ce mouvement, dans lequel chaque récit est interprété par celui qui l’encadre, renvoie directement à l’interprétation finale, celle qui doit être faite par le lecteur. Ce procédé se fonde sur un mode alternatif de narration ou, autrement dit, de représentation et donc d’accès au monde à travers le récit 8. Pour le moment, on peut donc conclure qu’Au cœur des ténèbres remet en question tout point de vue soi-disant universel ou objectif. La nouvelle délègue les évaluations et décisions morales à l’individu. Ceci présuppose évidemment un individu capable de faire ce genre de jugement moral.

Ces observations concernant le modèle littéraire d’Apocalypse Now serviront maintenant à relever la structure apocalyptique du film même. Cette dernière repose, entre autres, sur l’invalidation des standards moraux et généralement acceptés (objectifs) et individuels (subjectifs). En outre, Apocalypse Now montre l’incapacité de l’individu à établir un nouveau système de valeurs morales dans un environnement dépourvu de toute règle ou régularité. Pour Coppola, la dichotomie entre objectivité et subjectivité qui se manifeste dans Au cœur des ténèbres s’avère donc obsolète dans le contexte de la guerre du Vietnam.

L’équivalent de Marlow dans Apocalypse Now est Benjamin L. Willard. Willard, commandant de l’armée américaine, est à Saigon quand il reçoit l’ordre d’éliminer le colonel Kurtz. Ce dernier se serait installé comme chef d’une tribu dans la jungle cambodgienne et mènerait un régime de terreur qui représente une menace incontrôlable pour la mission américaine. La narration filmique « adopte le point de vue » 9 de Willard : le film commence par le fondu enchaîné d’une forêt vietnamienne enflammée par une attaque de napalm, d’une statue de Bouddha et de la tête de Willard 10. Finalement les pales de rotors d’un hélicoptère sont enchaînées avec un ventilateur dans la chambre d’hôtel de Willard. Ainsi le scénario de guerre au début du film s’avère-t-il être un souvenir du protagoniste. Ce n’est que lorsque ce dernier oublie pour un moment ses expériences traumatiques que la narration en voix-off commence. D’un point de vue narratologique, la nouvelle et le film se ressemblent donc dans la mesure où les narrations de Marlow et de Willard sont toutes les deux introduites par un récit porteur : celle de Marlow est transmise par le narrateur anonyme à la première personne, celle de Willard par la bande-son du film. Comme dans le cas de la nouvelle de Conrad, se pose la question de la fonction de cette stratégie narrative. Je voudrais montrer que, par rapport à Au cœur des ténèbres, la situation narrative d’Apocalypse Now est beaucoup plus ambivalente, surtout en ce qui concerne les destinataires du récit de Willard ainsi que la relation entre le Je-narrant et le Je-narré.

On a vu que, dans Au cœur des ténèbres, la méfiance de tout récit soi-disant objectif est inscrite dans le récit même à travers une suite de récits enchâssés qui se relativisent l’un l’autre. Ainsi l’individu et sa perspective subjective deviennent l’autorité morale primordiale. Dans Apocalypse Now, ce transfert n’a pas lieu. Au début de la narration en voix-off, le temps du récit est le présent : « Saigon, shit. I’m still only in Saigon. Every time I think I’m going to wake up back in the jungle » (Coppola/Milius 1979, je souligne). Willard semble commenter ses expériences in actu. Cet emploi de la narration en voix-off est fréquemment utilisé afin d’exprimer les pensées d’un personnage, comme c’est le cas ici : Willard ne rend pas compte de ses expériences dans la jungle ; la voix-off exprime les sentiments du protagoniste dans l’instant même. Au début de ce récit, le Je-narrant et le Je-narré sont donc identiques. Peu après, Willard commence à raconter comment on lui a confié la tâche d’éliminer Kurtz ; c’est à ce moment-là que le temps du récit change du présent au passé : « Everyone gets everything he wants. I wanted a mission, and for my sins they gave me one. Brought it up to me like room service » (Coppola/Milius 1979, je souligne). Il se creuse donc une distance temporelle entre le Je-narrant et le Je-narré. Willard semble « raconter l’histoire » d’un point de vue postérieur aux événements racontés. Cependant, cette distance temporelle reste indéfinie pendant tout le long-métrage. Le film se termine de nouveau sur un fondu enchaîné ; cette fois-ci, il s’agit d’images enchaînées de Willard en peinture de guerre, de son bateau qui s’éloigne du poste de Kurtz et d’une statue de Bouddha. En voix-off, Willard chuchote les célèbres paroles d’Au cœur des ténèbres : « The horror ! The horror ! » (cf. 139 : « L’horreur ! L’horreur ! »). Ce sont fort probablement les pensées de Willard qui sont exprimées ici, ce qui ne peut cependant pas être assuré étant donnés les deux usages différents du récit en voix-off employés dans le film. Par conséquent, le discours filmique ne donne pas une fonction univoque au récit en voix-off de Willard. Quand il sert à « raconter » l’histoire, la distance temporelle du Je-narrant au Je-narré est très vague ; il en est de même pour l’endroit où se trouve Willard le « narrateur ». On peut donc conclure que le récit de Willard reste obscur par rapport à celui de Marlow, qui est bien déterminé aux niveaux temporel et spatial.

Certes, les expériences de Marlow ne sont pas moins troublantes que celles de Willard et le font également remettre en question ses convictions. Mais, en tant que personnage fictif, il lui est permis de retourner en Angleterre et de comprendre sa rencontre avec Kurtz en rétrospective. En racontant son histoire à des gens non impliqués, Marlow est obligé de négocier entre les idées et convictions morales qui sont acceptées par la mère patrie et celles de Kurtz qui poussent les premières à l’extrême. « L’acte de narration [devient ainsi] l’acte de réconciliation avec une expérience extrême » (Conrad/Reitz (éd.) 1984 : 184 ; ma traduction). La situation narrative dans Apocalypse Now révèle que la réconciliation de l’individu avec son vécu personnel n’est plus une option pour Willard. L’instabilité de son récit reflète l’instabilité de l’individu même. L’expérience traumatique ne lui permet pas de se distancer de ses souvenirs de guerre. Pour Willard, il n’y a pas d’« après ». Or, dans la jungle même, la réflexion élaborée sur des idéaux et une morale propres est un luxe inabordable. Comme le démontre l’aventure de Willard, agir dans un environnement de guerre, cela revient très souvent à une décision de vie ou de mort. Si cela rend impossible toute ligne de conduite rationnelle, cela exclut toute approche émotionnelle dans la même mesure. Ce qui reste, c’est l’instinct de survie. Le film montre comment des hiérarchies brutes deviennent plus importantes que la raison. Cela se voit, par exemple, dans la scène où Willard fusille une jeune vietnamienne sur un bateau que ses camarades avaient arrêté pour le soumettre à un « contrôle de routine » (Coppola/Milius 1979 ; ma traduction). Après avoir abattu la jeune femme, Willard s’explique par un simple « I told you not to stop ». La narration en voix-off reprend et Willard déclare : « It was the way we had over here of living with ourselves. We’d cut them in half with a machine gun and give them a Band-Aid. It was a lie, and the more I saw of them, the more I hated lies » (Coppola/Milius 1979). Ici, Willard parle de nouveau au passé. Cependant, il ne révèle jamais comment, d’un point de vue postérieur aux événements, il évaluerait ses actes.

On peut alors tenter un premier résumé des analyses faites jusqu’ici. Et Au cœur des ténèbres et Apocalypse Now remettent en question la validité de discours généraux et objectifs. Ce qui est « vrai » ou « faux », « bon » ou « mauvais » dépend largement de la situation dans laquelle cette décision est prise ainsi que de l’individu qui la prend. La perception du monde dépend également de la capacité de l’individu à faire face à une situation spécifique. De toute façon, un grand récit qui revendique une validité générale ne peut guère s’appliquer. Cependant, cette idée a des conséquences assez différentes dans la nouvelle de Conrad et dans le film de Coppola. Chez Conrad, la responsabilité pour les principes moraux de l’individu est déléguée à l’individu même. Au niveau de la narration, cela s’exprime par le personnage de Marlow et ses rapports complexes aves les autres personnages du texte. Par contre, la narration dans Apocalypse Now sous-tend la notion centrale du film selon laquelle toute certitude morale est perdue dans un environnement de guerre. Willard ne sait plus évaluer ; il constate. Il n’offre pas non plus d’évaluation « après-coup » des événements, ce qui serait ou hypocrite ou peu pertinent à une compréhension de la catastrophe personnelle que représente la guerre pour l’individu.

Au cœur des ténèbres offre donc une alternative à un grand récit de moralité en adoptant l’opposition binaire objectivité/subjectivité ; des deux termes de cette opposition, la nouvelle affirme le deuxième au niveau de l’action et, comme on l’a vu, au niveau de la narration. Le film de Coppola, par contre, nie les deux termes de cette opposition puisqu’aucun des deux ne peut servir de base pour une approche des expériences violentes et grotesques de la guerre du Vietnam. Ainsi la situation narrative est-elle directement investie dans la construction de l’ambiance apocalyptique du film.

Le fleuve

Or, le problème de moralité dans les deux œuvres ne concerne pas seulement les protagonistes en tant qu’individus. Dans ce qui suit, seront analysées deux structures centrales du texte et du film, à savoir « le fleuve » et « Kurtz », afin de soutenir l’hypothèse selon laquelle la critique dans Au cœur des ténèbres repose sur des oppositions binaires qui, ensuite, s’avèrent obsolètes dans le contexte de la guerre honteuse que représente Apocalypse Now.

Comme on l’a mentionné ci-dessus, l’action du récit porteur d’Au cœur des ténèbres se déroule à Londres, plus exactement sur un yawl ancré sur la Tamise. Avant que Marlow commence son récit, le narrateur anonyme s’exprime sur la gloire de ce fleuve. Il parle du « cours vénérable » de la Tamise qu’auraient suivi des générations d’aventuriers afin d’explorer le monde et qui aurait permis à l’Empire britannique de prospérer par le commerce maritime (46). Le fleuve aurait fidèlement porté des « [c]hercheurs d’or », des « chasseurs de gloire », des « messagers de la puissance » ainsi que des « porteurs d’une étincelle du feu sacré » (47). Ainsi, dans les paroles du narrateur anonyme, la Tamise devient-elle un symbole de la supériorité culturelle et économique de l’Angleterre aux « terre[s] inconnue[s] » (47). C’est Marlow qui lui oppose sa perspective plus différenciée : « Ici aussi, dit soudain Marlow, ç’a été un des coins obscurs de la terre » (48). Ensuite, Marlow trace le développement historique de sa patrie en commençant par les envahisseurs romains. Marlow suggère donc une évolution à travers le temps partant d’un état ténébreux et non civilisé et se terminant dans un état illuminé et civilisé. Dans la téléologie de ce mouvement, Londres et la Tamise représentent « la plus vaste et […] la plus grande ville du monde » (45) ainsi que le « vénérable » fleuve (46). L’incipit d’Au cœur des ténèbres résume ainsi le parcours historique qui était nécessaire pour que la Grande Bretagne devienne l’empire aussi dominant aux niveaux politique et économique qu’elle était au XIXe siècle. Donc, la distance entre les ténèbres et la lumière est d’abord introduite dans le texte comme une distance temporelle. Un peu plus loin, Marlow se rappelle le temps de son enfance où il avait « une vraie passion pour les cartes géographiques » (51) ; c’est dans ce contexte qu’il parle du « fleuve énorme » qui deviendra le pendant obscur de la Tamise illuminée. Par conséquent, l’opposition entre les ténèbres et la lumière n’est plus une question de distance temporelle seulement, mais d’éloignement dans l’espace. Obscurité et lumière, sauvagerie et civilisation existent en même temps dans des endroits différents ; leurs représentants prototypiques dans le texte sont l’Angleterre et l’Afrique. Le récit d’Au cœur des ténèbres repose donc sur une autre opposition binaire qui concerne les structures spatiales du texte. Il est vrai que l’« épisode[…] indécis » de Marlow se déroule sur le Congo qui le mène à sa rencontre avec Kurtz (51). Cet épisode est cependant relié au fleuve « vénérable » à plus d’une manière. D’abord, c’est sur la Tamise que Marlow raconte son histoire ; son récit prend forme dans la civilisation et, par conséquent, doit s’accorder aux mœurs qui y règnent. Deuxièmement, Marlow commence son voyage sur ce fleuve pour y retourner évidemment, encadrant ainsi les « ténèbres » par la « lumière ». Exception faite de nombreux moments critiques dans la nouvelle de Conrad, son protagoniste regagne finalement la mère patrie et ses idéaux impérialistes. Comparé au film de Coppola, Au cœur des ténèbres semble plutôt critiquer l’application désastreuse de ces idéaux par Kurtz que les idéaux eux-mêmes. Il représente le mal produit par une interprétation fautive de l’idée colonialiste plutôt qu’un colonialisme essentiellement corrompu. Après tout, Marlow rassure ses interlocuteurs que « la seule chose qui la [i.e. la conquête de la planète] rachète, c’est l’idée » (50) 11.

Il n’en est pas ainsi d’Apocalypse Now où la perspective est de nouveau plus nihiliste, plus apocalyptique. La plupart des observations pertinentes ont déjà été faites ci-dessus : 1) le récit de Willard n’a pas de cadre spatio-temporel ; 2) l’intrigue commence à Saigon ; 3) le film termine sur des images de Willard partant du poste central de Kurtz. Ces aspects sont les résultats d’un changement significatif qu’a fait Coppola en adaptant Au cœur des ténèbres : il n’y a pas de fleuve « vénérable » dans Apocalypse Now. On voit Willard suivant le cours d’un fleuve au Vietnam et au Cambodge ; c’est évidemment l’équivalent du Congo de la nouvelle de Conrad. Les cinéastes ont toutefois décidé d’exclure du film tout équivalent de la Tamise et, par analogie, des États-Unis comme pendant illuminé du Vietnam. On ne trouve pas dans ce film les dichotomies qui sous-tendent la nouvelle de Conrad, comme celle de ténèbres/lumière ou Tamise/Congo. Dans Apocalypse Now, il n’y a pas d’état de perfection que l’on s’évertue à atteindre. Willard et ses camarades sont piégés dans l’environnement de guerre ; dans cette situation, leur pays d’origine est sans pertinence. Tout ce qui en reste, ce sont les souvenirs de leurs proches. En présentant cette autre vie et le pays d’origine exclusivement à travers les réminiscences des personnages, le film rétablit l’éloignement des États-Unis comme distance temporelle qui n’est plus complémentée par une distanciation relative au niveau spatial.

Ce changement fondamental par rapport à Au cœur des ténèbres aide à inscrire l’aspect apocalyptique dans la structure narrative d’Apocalypse Now. La présence de Londres et de la Tamise dans la nouvelle de Conrad recoupe l’expérience de Marlow avec le centre de l’Empire britannique ; cette présence détermine un point de vue éthique et moral qui sert et de point de départ et de point final pour le voyage (physique ainsi que spirituel) Au cœur des ténèbres. Un tel point d’ancrage n’existe pas pour Willard. La limitation des structures spatiales dans Apocalypse Now suggère que les expériences faites par les soldats pendant la guerre du Vietnam ne peuvent pas être référées à un système de valeurs extérieur à la guerre. Au contraire, l’adaptation forcée d’un code moral obsolète aboutit à l’hypocrisie. Cela se voit dans les paroles de Willard citées ci-dessus : « We’d cut them in half with a machine gun and give them a Band-Aid. It was a lie, and the more I saw of them, the more I hated lies » (Coppola/Milius 1979). L’« idée là-derrière » à laquelle Marlow fait appel pour « racheter la conquête de la planète » est ridiculisée dans Apocalypse Now puisqu’elle est sans la moindre pertinence. Il semble vain de se battre pour une cause quand on se bat en même temps pour survivre. Marlow retourne dans la métropole, donc à la « normalité ». La structure apocalyptique du récit filmique d’Apocalypse Now consiste, entre autres, dans le manque d’un tel point de fuite. Pour Willard et ses camarades, il n’y a pas d’issue. Ils sont pris dans les ténèbres sans moyen de regagner la lumière.

Kurtz

La notion de l’apocalypse est inscrite dans le récit d’Apocalypse Now non seulement au niveau de la narration et à travers le leitmotiv du fleuve. On peut également la détecter dans l’adaptation du personnage de Kurtz. Il est vrai que, dans les deux cas de la nouvelle et du film, ce personnage représente une déviation anormale du grand récit impérialiste. La différence entre les deux Kurtz est que Conrad fait de lui une exception qui, en quelque sorte, confirme la règle tandis que, dans le film de Coppola, l’écart entre les prétentions idéalistes de la politique américaine et la réalité cruelle est une partie intégrale de l’expérience de Willard au Vietnam. L’état d’exception est devenu la règle. Le Kurtz de Coppola fait l’exception seulement dans la mesure où il a perdu l’hypocrisie qui l’empêche d’admettre cette vérité 12.

Dans Au cœur des ténèbres, on apprend que Kurtz est un « agent de premier ordre » au poste central de la compagnie pour laquelle travaille Marlow (67). Selon le « chef comptable de la Compagnie » (66), Kurtz « sera quelqu’un dans l’Administration avant longtemps » (68). Quand Marlow est de plus en plus fasciné par cet « être doué », il doit se rappeler que ce même Kurtz a « collecté, troqué, escroqué ou volé plus d’ivoire à lui seul que tous les autres agents réunis » (108). Cependant, les motivations de Kurtz n’étaient pas exclusivement d’ordre matériel. Marlow a l’occasion de lire un rapport rédigé par Kurtz lorsqu’on lui avait demandé de s’exprimer sur la mission civilisatrice des colonisateurs. Dans ce pamphlet, Kurtz fait appel au « pouvoir pratiquement sans limites au service du bien » qu’auraient les pays européens ; Marlow perçoit dans ce texte une « auguste Bienveillance » (112). Kurtz prenait donc au sérieux sa mission civilisatrice, au moins en théorie. Or, il s’est imposé comme chef de tribu aux alentours de son poste et, dans son règne de terreur, a forcé les autochtones de l’aider à « razzi[er] le pays » (120). Cependant, si je ne me trompe pas dans ma lecture d’Au cœur des ténèbres, Kurtz n’est pas explicitement critiqué pour l’exploitation de l’ivoire, c’est-à-dire pour l’enrichissement injuste des européens justifié par une bienfaisance factice. Au contraire, on l’admire justement parce qu’il procure des quantités énormes d’ivoire. C’est en effet la raison pour laquelle on le tient pour « le meilleur agent », « un homme exceptionnel » (73). Du point de vue d’un lecteur contemporain et en termes plus généraux, on peut bien sûr considérer la nouvelle comme une critique du projet colonisateur puisqu’elle présente le va-et-vient, au sein du colonialisme même, entre la mission civilisatrice d’un côté et l’enrichissement ainsi que la soif de puissance du colonisateur de l’autre côté 13. Mais, comme je l’ai déjà soulevé, le protagoniste de cette nouvelle suggère qu’en principe les derniers peuvent être justifiés au nom de la première : L’idée rachète la conquête de la planète (cf. 50). Ce qui choque Marlow n’est par conséquent pas le fait que Kurtz pille les ressources naturelles de la jungle mais la manière dont il le fait. Lorsque Kurtz, un « homme exceptionnel », se trouve dans cet environnement également extraordinaire, il est accaparé et pénétré par les ténèbres au lieu d’y résister. Afin de faciliter la tâche visant à récolter de plus en plus d’ivoire, il manque d’imposer aux tribus autochtones l’ordre de la civilisation européenne ; au contraire, il s’intègre dans la culture indigène et se met à sa tête en tant que chef de tribu. Il devient « fou » (121). Pour un lecteur du début du XXe siècle, cet aspect a pu être plus choquant que ce qu’un lecteur d’aujourd’hui considérerait problématique. Il est important aussi de souligner que Marlow est « fasciné » par Kurtz et non « touché » (139). « C’est vers le monde sauvage, en réalité, que » se tourne Marlow « et non vers Kurtz » (129). Et, à la différence de Kurtz, Marlow échappe au monde sauvage et retourne à la mère patrie. C’est dans ce sens que Kurtz reste une exception. Le système de colonisation n’est pas immunisé contre les ténèbres ; Kurtz en est l’exemple. Mais, dans Au cœur des ténèbres, l’ordre est rétabli. La civilisation finit par prendre le dessus.

Dans Apocalypse Now, l’introduction du personnage de Kurtz ressemble beaucoup à celle que l’on trouve dans la nouvelle de Conrad 14. Cependant, il y a une différence décisive entre les deux Kurtz qui concerne leur motivation à changer d’idéaux et de convictions. Tandis que le Kurtz de Conrad s’adonnait à la jungle sauvage et laissait derrière lui le monde civilisé, l’horreur et la terreur dans Apocalypse Now sont justement produites par la civilisation, par les hommes. Voici le monologue final de Kurtz dans Apocalypse Now :

Horror and moral terror are your friends. If they are not then they are enemies to be feared. They are truly enemies. I remember when I was with Special Forces… Seems a thousand centuries ago… We went into a camp to inoculate the children. We left the camp after we had inoculated the children for Polio, and this old man came running after us and he was crying. He couldn’t see. We went back there and they had come and hacked off every inoculated arm. There they were in a pile… A pile of little arms. […] And I thought : My God… the genius of that. The genius. The will to do that. Perfect, genuine, complete, crystalline, pure. And then I realized they were stronger than we. Because they could stand that these were not monsters… […] If I had ten divisions of those men our troubles here would be over very quickly. You have to have men who are moral… and at the same time who are able to utilize their primordial instincts to kill without feeling… without passion… without judgement… without judgement. Because it’s judgement that defeats us. (Coppola/Milius 1979)

Les « méthodes douteuses » (Coppola/Milius 1979 ; ma traduction) de ce deuxième Kurtz ne sont donc pas les moyens de satisfaire la volonté de puissance d’un individu. Sa « folie » n’est pas non plus causée par l’obscurité bouleversante de la nature. Le Kurtz de Coppola arrive à ses convictions par une réflexion sur le comportement de ses ennemis. L’horreur qu’il affronte consiste dans ce dévouement unique et absolu à la cause de la guerre auquel toute autre considération morale est sujette. En adoptant cette mentalité, Kurtz évite la faiblesse de ses compatriotes américains : l’hypocrisie. Lorsqu’il apprend qu’on a envoyé Willard pour le tuer, Kurtz demande : « What do you call it when the assassins accuse the assassin ? They lie » (Coppola/Milius 1979). Les actes de Kurtz se basent sur des principes « moraux » qui ne choquent ses compatriotes que par leur sincérité profonde concernant la guerre.

De plus, le protagoniste d’Apocalypse Now est beaucoup plus proche de Kurtz que celui d’Au cœur des ténèbres. À la différence de Marlow, Willard « est attiré par Kurtz après que la société l’a identifié comme assassin » (Hellman 1982 : 434 ; ma traduction, je souligne). Le protagoniste est attiré et s’assimile au mal qu’il est censé éliminer. Ainsi trouve-t-il des règles de conduite qui sont tout à fait applicables à sa condition. Il apprend à tuer « sans sentiment », « sans passion » et « sans jugement » (Coppola/Milius 1979 ; ma traduction). Cela se voit surtout dans son exécution de Kurtz qui marque, une fois de plus, la différence entre Marlow et Willard 15. Ces changements du personnage de Kurtz ainsi que de la constellation des personnages suggèrent que la relation entre l’individu et sa morale est profondément changée. Kurtz et ses convictions ne représentent plus une exception singulière d’un système impérialiste qui, autrement, serait tenable. Le personnage de Willard établit un lien entre Kurtz et les soldats américains en général 16. Tous les camarades de Willard ou meurent ou deviennent fous puisqu’ils ne réussissent pas à confronter l’horreur de la guerre à l’aide d’une éthique civilisée et, donc, obsolète. La représentation de cet échec démasque l’hypocrisie de l’effort de guerre américain. Cette dernière consisterait dans la disparité criante entre, d’un côté, la prétention à la diffusion de la paix ainsi que de la démocratie et, de l’autre côté, l’expérience traumatique de l’individu qui prouve la fausseté des principes humanitaires de paix, liberté et bienfaisance. Au lieu de maintenir l’opposition entre le protagoniste et Kurtz, Coppola les identifie. Une fois de plus, Coppola dissout les dichotomies qui, auparavant, ont permis à Conrad de construire une contre-image positive du cœur des ténèbres.

Comme il a été démontré, l’« apocalypse » dans Apocalypse Now est inscrite dans la structure même du récit filmique. Cette structure apocalyptique consiste dans la suppression d’un certain nombre d’oppositions binaires. L’individu Willard, qui est aussi le protagoniste-narrateur dans Apocalypse Now, est ébranlé par le déracinement et l’ambivalence de son récit à la première personne. Contrairement à son modèle littéraire, le film de Coppola ne contient pas d’équivalent illuminé aux ténèbres de la guerre du Vietnam. Par conséquent, le récit exclut tout point de fuite pour l’aventure du protagoniste ; le voyage de Willard Au cœur des ténèbres est sans retour. C’est cette situation sans issue qui souligne—au niveau des structures spatiales du film—la vision apocalyptique de l’effort de guerre des États-Unis que propose ce film. Finalement, il a été démontré que le contraste entre le protagoniste et Kurtz n’est pas maintenu dans Apocalypse Now. Willard et Kurtz représentent un couple de guerriers qui s’adonnent à l’horreur et à la violence en laissant derrière eux une éthique qui s’avère hypocrite et impraticable. Outre les moments critiques plus évidents, c’est à travers ces structures narratives que le film de Coppola met en valeur sa vision de la guerre du Vietnam comme le symptôme d’une apocalypse contemporaine, celle de tout un système de valeurs politico-morales.

  1. 1Il est vrai que Conrad lui-même joue avec ces oppositions binaires et les brouille ainsi (cf. p. ex. Conrad 1985 : 97). Il ne s’agit pas ici de diminuer l’importance ni la complexité du texte conradien. L’« opposition » entre Conrad et Coppola que je propose moi-même vise avant tout une lecture plus adéquate d’Apocalypse Now et des liens avec son modèle littéraire.
  2. 2Désormais, les références à cette édition seront faites dans le corps même du texte en indiquant le numéro de page sans sigle ou abréviation.
  3. 3Dans ce qui suit, j’emprunte la plupart des termes narratologiques fondamentaux à Genette 1972. Je fais une exception dans le cas des termes désignant les différents « niveaux narratifs » qui—comme Genette l’avoue—vont à l’encontre du « modèle logico-linguistique » (Genette 1972 : 238s., cf. surtout p. 239, note 1). A leur place, j’utilise les termes « récit porteur » et « récit porté » dont la signification me semble être aussi évidente que suffisamment précise pour mon propos.
  4. 4Il crée l’ambiance pour le récit de Marlow (cf. 45-47, 109) ; il dirige les attentes du lecteur – du moins au début, avant de « disparaître » presque complètement – (cf. 48) ; il fait des commentaires (assez brefs) sur la narration de Marlow (cf. p. ex. 80) ; il relate occasionnellement les réactions des autres personnes présentes (cf. 89).
  5. 5Comme exemple peut servir le personnage de Watson qui est également le narrateur des Aventures de Sherlock Holmes.
  6. 6Je pense, par exemple, à David Copperfield qui, devenu écrivain, raconte sa vie.
  7. 7Voici deux exemples de relativisation du récit porté par le récit porteur : Le narrateur anonyme du récit porteur évalue l’étrange récit [tale] de Marlow en expliquant que pour ce dernier « le sens d’un épisode n’était pas à l’intérieur comme les cerneaux, mais à l’extérieur, enveloppant seulement le récit qui l’amenait au jour comme un éclat voilé fait ressortir une brume » (48) ; avant d’écouter le rapport du Russe, Marlow remarque qu’il ressemblait à un « arlequin » (116 passim) et qu’il représentait pour lui un « problème insoluble » (118s.).
  8. 8Cf. p. ex. Raschke 2006, 71s. et Schaffer 2006 pour la « crise épistémologique » et la multi-perspectivité dans Au cœur des ténèbres.
  9. 9Force est d’utiliser les guillemets puisque le statut du narrateur dans les médias audiovisuels est extrêmement controversé. Cf. p. ex. Rajewsky 2007.
  10. 10Pour les références à des Bouddhas dans Au cœur des ténèbres voir pp. 50 et 150. C’est Marlow qui est comparé à un Bouddha par le narrateur anonyme.
  11. 11Je cite le passage entier qui est pertinent dans ce contexte : « La conquête de la planète qui signifie pour l’essentiel qu’on l’arrache à ceux qui n’ont pas le même teint, ou bien ont le nez un peu plus camus que nous, n’est pas un joli spectacle, si l’on y regarde de trop près. La seule chose qui la rachète, c’est l’idée. Une idée qu’il y a là-derrière : non pas un faux-semblant sentimental, mais une idée ; et une foi désintéressée en cette idée – quelque chose que l’on puisse exalter, devant quoi s’incliner, à quoi offrir un sacrifice… » (50).
  12. 12Ces remarques rappellent le fameux passage dans les Thèses sur la philosophie de l’histoire de Walter Benjamin : « La tradition des opprimés nous enseigne que l’« état d’exception » dans lequel nous vivons est la règle. Nous devons parvenir à une conception de l’histoire qui rende compte de cette situation » (Benjamin 2000 : 433). Ce sont, si l’on veut, les changements faits lors de l’adaptation et soulevés ici qui font que Apocalypse Now permet d’identifier l’état d’exception comme la règle.
  13. 13Cf. aussi la remarque de Marlow : « Manifestement, la fringale d’ivoire l’avait emporté sur les – comment dirais-je ? – les aspirations moins matérielles » (Conrad 1985 : 122).
  14. 14L’un des supérieurs de Willard décrit Kurtz ainsi : « Walt Kurtz was one of the most outstanding officers this country has ever produced. He was brilliant and outstanding in every way and he was a good man too. Humanitarian man, man of wit, of humor. He joined the Special Forces. After that his ideas, methods have become unsound… Unsound » (Coppola/Milius 1979).
  15. 15Cf. aussi Stewart 1981, 459 : « Willard does not, as Marlow before him, simply watch Kurtz die but becomes his bloody executioner. »
  16. 16Cf. aussi Kinder 1979-80, 18 ; je souligne : « By identifying Kurtz so strongly with Willard – and by implication with the other American fighting men who were driven mad by the war – Coppola undermines the character’s dramatic power. In Conrad’s story, Kurtz was set much more apart. »