Toute la vie, la vie avec les morts

Je te lis au jour le jour depuis que je spire dans mes propres sillons, comme si tu m’étais naturel et fatal. J’ouvre au hasard et à volonté n’importe quel texte à n’importe quelle page, assurée que je suis d’y trouver de quoi. De quoi quoi ? Toujours au moins deux quoi. Quelque chose va arriver. Je te lis par besoin, désir, curiosité vitale, ensemble, de quelque glorieux événement d’écriture (par exemple leglorieux apaisement). Pourrespirer. Quand je te lis, je respire. (Cixous, 2006c : 17)

Au moment de commencer, avant même de commencer, en ralentissant,adagio, et mêmelento, lento, on sait, oui, on sait qu’il faudra toujours recommencer. C’est à dire déplier ou multiplier les commencements. Chaque fois uniques. (Derrida, 2002a : 9)

Selon Lévesque, « [l]a fin du deuil (à prendre ici dans les deux sens) coïnciderait, […] avec une sorte d’idéologie du progrès qui laisse miroiter l’utopie d’un au-delà du deuil, c’est-à-dire un lieu privilégié, non conflictuel, […] sous lequel on désigne cette tension vers une issue, vers un dernier mot, vers un achèvement. » (Lévesque 2005 : 26) Si la vie perd son souffle avec la mort, si le corps cesse de respirer, en est-il de même lorsqu’il s’agit du deuil1? Le deuil a-t-il un dernier souffle ? N’est-ce pas une fiction que de penser qu’il y a une fin à tout, qu’il faut finir de vivre avec les morts ? Plus encore, puisqu’il s’agit nécessairement de faire le deuil de quelqu’un, pouvons-nous nous départir (incorporer, effacer, avaler) de cette présence lorsqu’il s’agit de faire son deuil ? Il faudrait peut-être nuancer davantage, car le deuil s’inscrit-il nécessairement dans une structure d’appartenance ? Pouvons-nous vraiment dire que le deuil est le nôtre, qu’il est à nous, à l’exclusion de celui qui est mort ? En d’autres mots, est-ce juste de dire qu’on fait le deuil de quelqu’un sans lui ? Dès lors qu’il s’agit de vivre avec quelqu’un, d’écrire avec lui, à partir de lui, et toujours à partir de la vie, ne serait-il pas plus juste de dire que le deuil est ce lieu où le souffle demeure et résiste pour nous dire qu’on n’est pas seul, qu’il y a quelque chose qui ne peut être de l’ordre de la conclusion ? Cette idée du deuil infini (in-fini) inscrit au sein de l’écriture, de la relance perpétuelle de la figure du mort, est inscite au sein des livres de Cixous. En effet, c’est cette volonté d’écrire et de vivre, de respirer grâce à l’autre, même au-delà de la réalité de la mort, que l’auteure questionne au sein de son œuvre.

Depuis le début des années 2000, plus particulièrement, Cixous investit de façon remarquable la figure du mort en élaborant une dynamique de cohabitation et de partage où la vie et la mort « ne s’échangent ni se coïncident, mais coexistent, se supplémentent, se relancent. » (Calle-Gruber 2001/2 : 115) Qu’il s’agisse du couple de pigeons inséparables qui doit vivre et mourir ensemble2ou des rêves où elle se voit tantôt avec son père, tantôt avec des écrivains (Kafka, Joyce, par exemple)3, elle côtoie en binôme. Si l’imaginaire du couple traverse son œuvre, comment les apparitions passagères de Jacques Derrida (autant celles qui annoncent sa mort que celles qui parlent après celle-ci) réaménagent-elles l’idée du deuil infini ?

La survivance anticipée

C’est une scène de rêve datée « 16.02.99 » dont le titre en italiques, La tombe de J. D. (Cixous 2003 : 96-97) laisse entendre qu’il s’agit d’une visite au cimetière. Cependant, le début du rêve n’indique aucune trace de la mort de « J. D. ». En fait, Cixous parle du fantôme de son fils, et de revenants, de ces spectres qui la hantent depuis des années. Elle décide néanmoins de se confier, de révéler cette douleur de l’enfant mort à son ami :

La journée avait été douloureuse car il n’avait cessé d’être question de St., le fantôme de mon fils St. avait rôdé avec insistance, jusqu’à ce que je finisse par dire à J. que j’avais toute ma vie souffert du spectre, que j’avais dû m’accommoder de cette hantise pendant des dizaines d’années et sans jamais rien dire. (Cixous 2000 : 96)

Quelques lignes plus tard, elle nous révèle le cadre spatio-temporel de son rêve : Nice, été 1988. Aussitôt ces mots prononcés, elle se retrouve dans un jardin « qui était le cimetière ». (Cixous 2000 : 96) C’est là un moment révélateur du rêve puisqu’à cet instant se manifeste le lieu du passage. Ce passage est conçu à partir de quatre images qui se suppléent et se relancent – pour reprendre les mots de Calle-Gruber : la tombe (que Cixous ne voit jamais), « un haut meuble à petits casier en bois foncé » (96) où est indexé la tombe de Jacques Derrida, « le dernier petit casier tout en bas à droite » (97) de ce haut meuble sur lequel sont gravées ses initiales et, enfin, le morceau d’argile qui représente le matériau avec lequel la pierre tombale aurait été construite. Or, ces passages4d’un lieu à un autre sont autant de transformations impliquant la diminution, puisqu’on se retrouve à chaque fois avec un objet plus petit que celui qui le précède. Selon Sarah-Anaïs Crevier-Goulet, « Cixous pense le sujet à la fois sur le mode de la division, en rapport avec une inscription originaire – le sujet comme entamé par l’autre –, mais aussi sur le mode de la multiplication, avec ses métamorphoses possibles, avec ses “phénomènes de transformation” évoqués justement dans Hyperrêve […]. » (Crevier Goulet 2010 : 321) Cixous propose ici un modèle à deux vitesses dans lequel elle fait passer d’une part la figure de Derrida à travers la démultiplication métonymique de la tombe absente et, d’autre part, l’amplification des métamorphoses possibles. En d’autres mots, elle exige de nous un questionnement sur le partage et sur l’insistance de la vie. Elle nous pousse à nous demander : rêve-t-on nécessairement de façon solitaire, ou existe-t-il une façon de rêver pour quelqu’un comme il y a une façon de vivre avec lui ; ensemble ?

Ces passages, ces mouvements de diminution sont autant d’empreintes du corps mourant qui le ramènent et l’associent à l’idée du couple inséparable. Ainsi, quoique Cixous puisse être perçue comme une victime en ce qu’elle aurait passivement témoigné de la préparation anticipée de la tombe de son ami et donc de la mort, elle se meut étrangement en complice. En dérobant le secret de l’autre, en brisant une partie de ce qui aurait été sa tombe, elle va au-delà de la tentation de l’infraction en ce qu’elle participe au geste criminel qu’est le vol5. En effet, elle brise une infime partie du morceau d’argile et elle l’enveloppe dans un tissu blanc, pour le cacher dans sa poche, près de sa peau, de son corps. L’acte de dévoilement du secret de la tombe se jouerait ainsi en même temps que l’acte de dissimulation. Ce qui est dévoilé dans ce modèle, c’est le fait que Cixous s’élève face à la force dévastatrice de la mort, en dévoilant son geste de vol. Si

la trace est capable d’engendrer une surface, qu’une coupure (pour employer cet autre mot associé à la trace) peut en s’écartant et se reversant venir faire corps, que les bords d’une blessure, en étant raboutés vers l’extérieur, peuvent créer une contenance (Crevier Goulet 2010 : 321),

elle peut aussi participer à un crime. Tout se passe comme si l’auteure, afin de se rapprocher au plus près de Derrida, du secret de sa tombe absente, devient à la fois victime et complice de la mort. Car, pour reprendre un vocable cher à Jacques Derrida, « [d]iminuer l’infini, diminuer à l’infini, pourquoi pas ? voici la tâche ou la tentation, le rêve, depuis toujours. » (Cixous 1998 : 27) Au lieu de sertir la tombe, d’insérer une pierre, au lieu d’enterrer (et donc de cacher de la vue, de dissimuler le mort), Cixous retire la pierre, elle enlève et vole le secret de la tombe. Elle ne peut pas renoncer à ça, à ne pas retirer et garder cette infime partie, « cette miette grosse comme un ongle » (Cixous 2003 : 97) avec elle, en elle ; c’est sa façon d’insister et de faire insister la présence absente de Derrida. Ainsi la diminution et la démultiplication ne seraient pas « un produit, mais la trace, le dépôt de quelque chose qui s’est passé, qui est passé : le lieu d’un passage, un lieu de passages. » (Calle-Gruber 1994 : 140)

Si Cixous fait un deuil, elle le fait en tant qu’« associée-complice ». De fait, être complice de quelqu’un, cela ne veut pas seulement dire qu’on est de leur côté, qu’on les appuie dans leur décision, qu’on est d’accord avec eux et qu’on doit se taire ; à en croire son geste, cela veut aussi dire que le vivant peut s’impliquer, il peut s’infiltrer pour contaminer et violer un lieu supposément sacré. C’est en ce sens aussi que le deuil se fait ensemble, car « [i]l fallait alors que nous soyons deux pour tenir la voile de la promesse debout contre la rafale du destin. Il y allait alors d’un verdict. Il y allait déjalors d’un verdict. » (Cixous 2006c : 53) Tenue avec et contre lui, l’auteure prend ce qui ne lui a pas été donné pour garder le mort plus proche de la vie. À en croire ce geste, faire le deuil de Derrida implique anticiper sa mort pour le garder plus proche de la vie.

Le rêve est le lieu par où on peut tirer quelqu’un du tombeau avant même qu’il ne soit mort bien qu’il puisse être aussi un tombeau de secrets, un lieu onirique qui peut garder en toute sécurité le secret de l’autre. N’est-ce pas ce que Cixous fait lorsqu’elle retire et casse un morceau d’argile du tiroir tombal de « J. D. » ? Dans cet ordre d’idées, ne pouvons-nous pas dire qu’elle vie avec le fantôme à venir de « J. D. » afin d’appendre à mourir avec le vivant. Survivre à quelqu’un ce n’est pas seulement vivre après sa mort, mais plutôt vivre avec le mourant que nous sommes tous. Plus encore, l’œuvre de Cixous nous pousse à penser la question de la survivance au-delà de l’idée de l’alliance (être des alliés, ce n’est pas nécessairement être alliés à la même cause). Ainsi, la notion de la survivance, tout comme celle du deuil, n’est pas concernée par la sincérité6, par la pureté, voire la propriété. Ne dit-elle pas, à propos de la volonté d’être sincère :

Le mot sincèrement a toujours été le plus incroyablement inqualifiable des modalisateurs. On le dit pour jurer bonne foi, et le fait même de jurer bonne foi, et de qualifier la foi qui n’est ni bonne ni mauvaise a déjà empoisonné la protestation. Dès que quelqu’un est sincère il est le plus ferme des autotrompeurs ? (2010 : 26)

Si la figure du mort peut se muer et se transformer en plusieurs images, c’est que le deuil chez Cixous se tient incessamment au seuil des commencements et des fins : Cixous met en œuvre le deuil « dans la construction. » (Calle-Gruber 1994 : 140) Lové au sein d’une économie paradoxale du deuil en ceci qu’elle n’arrive pas à terme, qu’elle ne peut être contenue, l’écriture chez Cixous puise sa force dans sa capacité à projeter la mort inachevée7de « J. D » dans un monde rêvé où tout semble possible, même le vol d’une tombe.

À l’aune de cette idée du deuil imparfait, du deuil impossible mais nécessaire (Lévesque 2005), voire du deuil impropre – c’est-à-dire aussi du deuil qui ne s’appartient pas, qui ne se tient pas lui-même, en lui-même et pour lui-même, qui nécessite une désappropriation par l’entremise d’une infiltration, voire d’une contamination, par l’autre – ne serait-il pas possible de voir la figure de Jacques Derrida dans l’œuvre de Cixous comme cette empreinte, cette trace qui, prise entre les mains de cette dernière, se démultiplie d’œuvre en œuvre, afin de frayer un passage toujours à reconstruire et à rebâtir au sein d’une écriture soucieuse d’accueillir le mort au sein de sa demeure ? Tous les passages et transformations, toutes ces métamorphoses qui se déploient pour faire vivre, mourir, revivre et remourir la figure de Jacques Derrida, sont autant de façons d’éclairer la nuit de la vie, car s’il y a un travail de deuil chez Cixous, c’est bien celui d’un travail inlassable de vie.

L’entretien posthume

Si l’œuvre de Cixous dévoile ce concept particulier de la survivance anticipée, il révèle également une autre rive du deuil : celle de l’entretien posthume. C’est le cas dans Insister à Jacques Derrida8, mais aussi dans l’ouvrage plus récent, du Double Oubli de l’Orang-Outang (2010). Dans les deux cas, Cixous s’entretient avec le fantôme de « J. D. ». S’il s’agit plutôt dans Insister à Jacques Derrida (2006) d’un texte qui se veut explicitement, et de part en part, un entretien avec le fantôme de Jacques Derrida, Double Oubli de l’Orang-Outang expose plutôt un échange à deux qui s’infiltre par intermittence, et toujours sans préavis, au sein d’un récit premier portant sur la découverte d’un carton mystérieux et oublié dans lequel aurait été archivé le manuscrit du livre que Cixous ne saurait jamais avoir écrit. Cixous rapporte ainsi cette expérience étrange à son ami « J. D. » :

J’aurais tant voulu partager précipitamment cette brûlure avec mon ami. Je lui aurais dit : « je viens de retrouver…! » sans savoir où cacher le flux brouillon de mes émotions. Il aurait dit : . Alors j’aurais dit : . Il m’aurait dit : on trouvera. Par excellence. Et timidement et enhardie, j’aurais commencé à lui confier ce qu’à moi-même j’aurais eu bien du mal à avouer : Alors il m’aurait dit : par excellence. Et je l’aurais cru sans hésiter. Mais il venait de partir. (Cixous 2010 : 19)

L’entretien avec les morts est un procédé saillant dont elle se sert pour écrire et réécrire la venue ou le retour du fantôme de Derrida.

Les premiers mots de cet extrait sont inscrits sous une forme particulière de répétition, puisque Cixous écrit au conditionnel passé. Cette répétition dans un avenir déjà vécu modifie la structure temporelle traditionnelle (passé-présent-futur). D’après le schème classique, la position prédominante est celle du présent ; celui-ci est perçu comme étant un centre autour duquel les autres dimensions temporelles se déploient. Le présent possède ainsi une valeur ontologique et épistémologique supérieure : ontologique, car le présent est, tandis que le futur et le passé ne sont pas ; épistémologique, car le présent peut être donné directement à l’esprit, tandis que le futur et le passé ne sont accessibles qu’indirectement (par la mémoire ou la prédiction). Cette répétition qui semble recycler un énoncé du passé est d’autant plus énigmatique puisqu’elle est inscrite dans un mode temporel de l’indécision et de la confusion des temps. Or ce schème est esquissé autrement dans le récit, puisque c’est le conditionnel passé qui l’inaugure. Il faudrait donc envisager le commencement du deuil à partir de la fin. Le dialogue entre l’auteure et le fantôme de Derrida marque une temporalité ainsi qu’une parole qui se répète et qui, telle une scène primitive, se rejoue en n’ayant de devenir que dans sa réinscription. Ainsi, ce dialogue nous pousse à penser l’écriture d’Hélène Cixous tel un témoignage endeuillé. Si cette histoire de retrouvailles avec le fantôme de Jacques Derrida – mais nous pouvons dire la même chose des autres fantômes qui frayent un passage intermittent dans ses œuvres (Kafka, Joyce, le père) – s’apparente à un témoignage, c’est parce que la voix du témoin provient toujours d’un lieu in extremis où la voix du vivant résiste et persiste en écho à une voix silencieuse, celle du mort.

C’est à cette logique de la dernière limite, toujours inscrite dans le livre comme début, que les livres de Cixous9convient à penser. Par contre, ce travail de la limite et de la fin ne pourra être accompli de façon exhaustive (c’est-à-dire qu’il ne pourra jamais être effectif ; la fin ne pourra jamais arriver une fois pour toutes), car il est en quelque sorte esquissé dès le début comme le lieu tout indiqué (le lieu de la promesse ?) à partir duquel émerge la voix du fantôme pour faire insister ce désir foudroyant de « vivre ensemble » dont témoigne à maintes reprises l’auteure. Toutefois, si celui qui survit à la mort d’un être aimé est un visiteur qui perçoit le continent des fantômes comme un étranger, c’est peut-être parce qu’il demeure toujours aveugle face à ce lieu. En décrivant le placard dans lequel se retrouve le Carton, Cixous écrit : « C’est le seul placard qui échappe à tout éclairage. Ce placard a les sombres traits d’un carton. Bouche cousue. L’air renfermé. Il n’attire pas. Les deux serrures regardent neutres dans le vide. » (2010 : 41) Cixous exige d’elle-même un témoignage semblable à un voyage d’aveugle.

Orientation et désorientation, voilà peut-être le vrai chemin du voyage du deuil où le silence de la « bouche cousue » génère, paradoxalement, une promesse. Remarquons ces blancs inscrits au sein du dialogue qui laissent entendre une réponse silencieuse de la part du fantôme de Derrida. Cixous est aveugle face à ce carton mystérieux comme le fantôme demeure un être dont la parole émerge tel un silence. Ainsi, l’aveuglement du survivant devient par le mouvement propre du silence du mort, la possibilité spécifique de cet entretien post mortem. Cet excès de noirceur qui habite la demeure (intérieure et extérieure) du « Carton » n’est pas opposé à la clarté, mais en fait intrinsèquement partie. De même, si la parole du survivant introduit la noirceur dans la configuration perceptive de la clarté ou de la lumière, c’est pour mieux dire que la noirceur commande la possibilité de l’émergence du revenant. En ce sens, comme le souligne Hélène Cixous, dans Photos de racines (1994), l’entretien avec le fantôme est conçu à l’image de ces passages risqués qui nous mènent face à des portes de sortie vers la vie, même s’il faut savoir que « le risque nous attend toujours à la sortie. » (Cixous 2006b : 106)

Or comment appréhender la fonction de la mémoire et la possibilité du deuil dans ce travail soucieux de préserver la présence du mort, si ce n’est qu’à partir d’une filiation posthume de la parole ? En effet, cette prière faite au mort inscrit le deuil dans une filiation posthume (celle faite après la mort, depuis la mort, voire même avant la mort) faisant trembler, du même coup, toutes les concepts classiques de la temporalité du deuil. En souhaitant s’entretenir avec le fantôme de Derrida, Cixous procède à son exhumation pour le ramener au plus proche de la vie. Ainsi, tout en étant consciente du départ de son ami, Cixous refuse d’en faire le deuil (au sens classique) puisqu’elle amplifie sa présence par l’entremise d’un passé imminent (« Mais il venait de partir. » (Cixous 2010 : 19)) Ainsi, le survivant se situe toujours à la frontière entre la vie et la mort et c’est pour cette raison qu’elle ne pourra jamais se séparer de sa blessure. Chez Cixous, plus spécifiquement, cette notion d’entretien posthume transmet une écriture endeuillée par la mort de ses proches. On retrouve, dans ces espaces blancs porteurs de silence, un souffle scriptural qui dit la mort à l’œuvre. C’est bien cet entrelacement incessant entre absence, mémoire et deuil que Cixous met en scène, interrogeant ainsi l’expérience de la perte que l’écriture pourrait contribuer à apaiser. En exprimant un souhait de parole qui côtoie paradoxalement le silence, Cixous apprend « non pas à faire la conversation avec le fantôme mais à s’entretenir avec lui, avec elle, à lui laisser ou à lui rendre la parole, fût-ce en soi, en l’autre, à l’autre en soi : ils sont toujours , les spectres, même s’ils n’existent pas, même s’ils ne sont plus, même s’ils ne sont pas encore. » (Derrida 1993 : 279) Dès lors, le silence peut être conçu comme une promesse de parole. Cette dernière ne se dévoile pas pour autant dans la parole prononcée (et effectivement entendue) – Cixous précise à cet effet : « Or mon récit ne peut que se murmurer au long d’un silence » (2010 : 21) – mais plutôt dans le bruissement d’un murmure qui ouvre un espace autant typographique qu’imaginaire, comme si la parole du spectre introduisait ici une turbulence10venant de l’outre-tombe et, laissant une trace, un gouffre béant à partir duquel il est, certes, impossible d’accéder à l’intérieur du monde du mort (« Les deux serrures regardent neutres dans le vide. » (Cixous 2010 : 20)), mais un gouffre dont il est aussi impossible d’ignorer la blancheur de son émergence.

Chez Cixous nous sommes d’emblée transportés dans les lieux fermés et étouffants d’une demeure où la mémoire endeuillée est habitée au seuil de la vie. Toujours début et fin, le seuil surpasse les espaces censurés et oblige le côtoiement de la vie et de la mort par l’entremise d’une fin anticipée. Dans cette perspective, l’entretien avec le fantôme est une trace, et le seuil sa durée et sa demeure. En nous donnant à lire ce souhait fuyant, Cixous inscrit son écriture à la lisière d’un seuil instable et muable où se côtoient la vie et la mort, comme deux pigeons inséparables. Il faut insister aussi sur la nécessité de garder le secret du deuil inconnu. Cette construction double du deuil, qui instaure le doute et la crainte au sein de sa configuration, marque le désir de rompre avec toute sincérité mémorielle afin de dire sans le dire l’interdit qui hante toute forme de deuil. Ainsi, l’entretien posthume chez Cixous est une forme de crypte puisqu’elle permet la réémergence du mort qui restera insituable dans le temps ordinaire de la vie. Si la crypte rend possible le lieu de la sépulture, elle se donne à lire dans l’ambivalence temporelle en cela qu’elle tient les morts dans un entre-deux. Ni morts ni vivants, les morts de Cixous sont des êtres nomades qui peuvent voyager dans le continent étrange de l’écriture, et c’est là, dans ce lieu non-lieu, que le deuil devient possible. Ainsi, si « le deuil n’est pas un crime parfait : il laisse des marques et des empreintes » (Lévesque, 2005 : 32), la survivance serait alors cette autre figure gémellaire du deuil qui, grâce à l’entretien11(dans les deux sens du mot, c’est-à-dire s’entretenir dans une parole à deux, mais aussi se tenir ensemble), ne serait pas opposée à la vie, mais entretenue au seuil, sur la rive de celle-ci. Chez Cixous, il n’y a pas un deuil, il y a des deuils tout comme il n’y a pas une vie, mais des façons de vivre ensemble par-delà et au-delà de la mort. Le deuil serait donc palindromique : il ne peut pas commencer, car commencer serait déjà dévoiler sa fin 12.

Le deuil serait une scène primitive tombante et tombale. En tant que scène primitive, le deuil aurait été est là dès le début pour exposer (à la manière d’un cercueil exposant un cadavre) une image, un souvenir mortifère simultanément prophétique et posthume. Cette image double du deuil se donne à lire tel un événement, à la fois appartenant au passé et au futur, au souvenir et à la prophétie. C’est une scène orageuse et foudroyante dont on ne saura trop comment prévoir le coup de génie, cette force qui nous frappe et dont les voix – car il s’agit toujours de plus d’une voix13– portent et nous emportent vers les rives de rêves qui « tombent devant nous comme si nous avions manqué le commencement, le premier acte de parole qui se sera passé on ne sait comment et où, pendant notre sommeil peut-être, quelqu’un aura parlé et nous n’étions pas là. » C’est une scène d’absence qui arrive sans arriver vraiment, entièrement. Ainsi, « [i]l s’agit d’une ouverture folle, d’une violence divine […] en vue d’ouïr, et accompagner en voix ces récitatifs qui retiennent au secret les secrets qu’ils célèbrent. » (Cixous, 2006a : 838) Le deuil résiderait dans cette folie de l’ouverture, véritable puissance magique et effrayante qui commence à peine de prendre acte, qui a à peine fini de prendre acte et qui commence à peine à arriver. Ainsi, saura-t-on jamais par où commence le deuil ? Saura-t-on trouver son lieu de surgissement originaire ? Saura-t-on entendre le bruissement de sa voix qui nous murmure : « Je commence » ?

  1. 1Nicolas Lévesque s’est également interrogé sur l’idée d’une fin du deuil : « On supporte mal, en général, ce qui est sans fin, inabouti. Quel est ce désir d’en finir avec la fin, cette impatience d’en finir une fois pour toutes, sinon désir de la fin du désir, désir d’un ultime repos – désir de mort. » (2005 : 24).
  2. 2« […] les pigeons on ne peut pas les séparer. Ce sont des couples qui vivent ensemble et meurent ensemble. » (Cixous 2000 : 141)
  3. 3« Tu rêves pour deux dit mon frère. » (Cixous 2000 : 68) En ce qui concerne le caractère inséparable du vivant et du mort, il faudrait lire le travail remarquable de Ginette Michaud. Quelques textes viennent à l’esprit : « “Comme après la vie” : Derrida et Cixous, ou apprendre à lire enfin. (Jacques Derrida)(Hélène Cixous) », Mosaic, Winnipeg, vol. 39, n˚ 3, septembre 2006, pp. 133-150 ; « Circonfections. Les lire en secret », dans Marta Segarra (dir.), L’événement comme écriture. Cixous et Derrida se lisant, Paris, Éditions Campagne Première, « Recherche », 2007, pp. 231-258 ; « Derrida & Cixous : Scenes of Hyperreading …and something else) », Parallax (Leeds, G.-B.), vol. 13, n° 3, juillet-septembre 2007, coll. « Before the book – Hélène Cixous », pp. 61-82.
  4. 4Le passage est un lieu de transit ; il est aussi le fait de traverser, d’aller au-delà de quelque chose ; quelqu’un peut-être de passage et quelqu’un peut agir au passage de quelqu’un d’autre, donc il s’agit là toujours d’une question de temps, d’une traversée temporaire.
  5. 5La question n’est pas de déterminer la véridicité de l’acte étant donné qu’il est rêvé, ni de psychanalyser Cixous par l’entremise du récit de rêve, mais plutôt de prendre le rêve comme lieu où la vie et la mort se côtoient, où les extrémités se rejoignent afin de brouiller la ligne de frontière face à la loi qui nous dit qu’on est soit coupable ou innocent ; jamais les deux. Le rêve comme la littérature serait le lieu où tout est possible quoique non plausible.
  6. 6Notons que l’étymologie de sincérité est sinceritas, soit « pureté » et « intégrité ».
  7. 7Jacques Derrida est décédé le 8 octobre 2004.
  8. 8« Cependant ce tu qui insiste c’est bien lui, celui qui me parle dans le tuyau de l’oreille si intérieure qu’aussitôt je lui dis tu, je fais écho intérieurement, – Io ! – c’est le tu jeune et vert et perpétuel, que j’entends clairement, et oui, se lever d’entre les tu qui se sont tus ou ne savent pas qui tu est qui tait. » (Cixous 2006 : 41)
  9. 9Nous pensons, par exemple, à la première phrase de L’Ange au secret, lorsque Cixous écrit : « Nous y arrivons in extremis, lourde et vive et avec le nom sale, c’est dans cet état que toujours nous arrivons à la vieille maison. » (1991 : 9)
  10. 10En utilisant le substantif « turbulence » nous espérons mieux faire ressortir le champ lexical de la météorologie, de la géologie et de la topologie géographique dans Double Oubli de l’Orang-Outang.
  11. 11Il serait intéressant de se demander quels liens se tissent entre la stratégie herméneutique de l’hyperdialectique talmudiste (c’est-à-dire le malhoquèt) et la modalité particulière de l’entretien posthume chez Cixous. Le malhoquèt selon Ouaknin est « un enchevêtrement noué à l’intérieur d’un réseau infiniment complexe, toujours soumis au tournoiement. […] Le malhoquèt, c’est l’impossibilité de penser seul, ce qui évite de transformer une parole propositionnelle en parole impositionnelle, laquelle peut être source des pires violences. […] Le malhoquèt n’est pas une dialectique au sens courant du terme, où deux thèses opposées sont résorbées dans une synthèse ou quand l’une d’elles est effacée dans le choix de l’autre. » (Ouaknin 2008 : 101-165)
  12. 12Je m’inspire de cet phrase de Maurice Blanchot : « Si le livre pouvait pour une fois vraiment débuter, il aurait pour une dernière fois depuis longtemps pris fin (1980 : 62). »
  13. 13À ce sujet, nous nous référons à Cixous citant Jacques Derrida dans Politiques de l’amitié : « Il est vrai qu’au beau milieu de cette série de questions, entre celle de l’être ou l’être-tel de l’amitié et celle de la plurivocité possible d’un dire de l’amitié, il y a la question elle-même terriblement équivoque : kai tís o philos. Elle demande ce qu’est l’ami mais elle demande aussi qui est l’ami (1994 : 22-23). »