Spectralité et deuils sans fin dans Le Pays et Tom est mort de Marie Darrieussecq
L’imaginaire spectral chez Marie Darrieussecq
Dans son étude intitulée « Le Temps des spectres », Lionel Ruffel décrit une « modernité impure » de la littérature contemporaine, ainsi qu’un « retour de la modernité » ; un retour qui serait celui de son spectre. Il explique qu’un « imaginaire spectral » se serait développé ces dernières trois décennies, étendant son étude au-delà des références aux camps de concentration vers des réflexions concernant la subjectivité et le deuil. L. Ruffel étudie ainsi ces romans empreints de spectralité – il cite d’ailleurs les œuvres de Marie NDiaye et de Marie Darrieussecq – s’ouvrant sur la mort, et dans lesquels se crée une ouverture, dans « cette vie après la mort, après la fin », ces fins qui « sont des points de départ » (Ruffel 2004 : 112). On peut en effet avancer que dans les œuvres de Marie Darrieussecq, la fin n’est pas une finalité, mais entraîne toute une série d’ouvertures autres, tant au niveau de la subjectivité que du rapport au temps et à l’espace.
Une expérience de perte introduisant une rupture, couplée à une attention accrue des protagonistes au vide – liée également, dans l’imaginaire de l’auteur, à l’acte d’écrire – entraînent chez les protagonistes des œuvres de Marie Darrieussecq de profondes disruptions de leurs repères spatiaux et temporels, le tout favorisant une disponibilité aux fantômes.
Le développement d’un imaginaire spectral dans les œuvres de Marie Darrieussecq, principalement lié à la mort d’un enfant, se fait au cœur de narrations de perte, dans des rapports étroits entre spectres et enfants. Ces œuvres, si elles sont fictionnelles, n’en demeurent pas moins profondément empreintes d’une hantise personnelle de l’auteur, en rapport à sa propre histoire familiale. « L’imaginaire est toujours hanté par la vie » (Busnel et Gandillot 2001), note Marie Darrieussecq, expliquant la centralité de cette quête dans son écriture en rapport à son enfance, à cause du silence de ses parents au sujet de la mort de son frère aîné. Marie Darrieussecq cherche à travailler la langue, à aller au-delà des truismes – titre de sa célèbre première œuvre, publiée en 1996 – au-delà de l’indicible mais aussi du non-dit, ce dernier se concevant tout particulièrement du point de vue du secret, lié à une perte. Dans un entretien datant de 2002, elle s’était exprimée en ces termes au sujet de sa première approche de l’écriture :
Ce qui déclenche l’écriture chez quelqu’un peut être juste un événement ponctuel de sa vie. Je ne sais pas. C’était une époque de ma vie – et j’ai peut-être un peu changé d’avis – où l’écriture pour moi était liée à un sentiment de deuil, de manque. C’était un peu pour donner voix à ce que j’appelle les « fantômes », c’est-à-dire tout ce qui est passé sous silence, tout ce qui est lu, tout ce qui est non dit. De combler par l’écriture quelque chose qui avait été passé sous silence ou qui avait été tué d’une certaine façon […]. L’écriture c’était quelque chose qui luttait contre un manque. (Gaudet 2002 : 111)
On retrouve au cœur du travail d’écriture de Marie Darrieussecq le concept psychanalytique du fantôme tel qu’il a été plus particulièrement théorisé par Nicolas Abraham et Maria Törok. Dans L’Écorce et le Noyau, Nicolas Abraham résume ainsi que :
le « fantôme » – sous toutes ses formes – est bien l’invention des vivants. Une invention, oui, dans le sens où elle doit objectiver, fût-ce sur le mode hallucinatoire, individuel ou collectif, la lacune qu’a créée en nous l’occultation d’une partie de la vie d’un objet aimé. Le fantôme est donc, aussi, un fait métapsychologique. C’est dire que ce ne sont pas les trépassés qui viennent hanter, mais les lacunes laissées en nous par les secrets des autres. (Abraham et Törok 1987 : 427)1
Darrieussecq a affirmé « aime[r] la métaphore des fantômes qui agitent leurs chaînes lorsqu’une famille cache des secrets » (Frey 2001), car, pour elle, « [d]u non-dit naissent les fantômes » (Miller et Holmes 2001).
Chez Marie Darrieussecq, la fiction se fait donc espace de réflexion et de déplacement des hantises et traumatismes, face au décès de ce frère. Elle a expliqué dans son essai Rapport de police – Accusations de plagiat et autres modes de surveillance de la fiction (2010) que la fiction lui permettait de se positionner « de côté » (313-314). C’est ainsi que ses œuvres sont profondément empreintes de perte et d’absence. Il n’est pas tant question d’un travail du deuil vécu comme réparation mais bien plutôt d’une possibilité de survivance au travers de manifestations spectrales introduisant un trouble des frontières entre vie et mort, présence et absence, qui donnent bien à voir une impossibilité de fin dans le deuil si fortement exposée dans les œuvres de Marie Darrieussecq.
C’est dans cette optique que nous envisagerons ici une analyse de la spectralité et des deuils sans fin dans les deux derniers romans en date de Marie Darrieussecq que sont Le Pays (2005) et Tom est mort (2007).
Le Pays et la « mémoire des morts »
Le quatrième de couverture de Le Pays résume parfaitement l’œuvre : « Un pays natal, c’est une parcelle de sol, c’est aussi une muqueuse utérine, c’est une langue, c’est la mémoire des morts, c’est une histoire et une géographie. » Dans ce roman, le retour de la protagoniste et narratrice Marie Rivière dans le pays de son enfance, alors qu’elle est enceinte de son deuxième enfant, entraîne chez elle des considérations sur l’identité, la langue, l’appartenance à une terre, mais aussi, par ce rapport entretenu au passé, à son histoire familiale et à son propre positionnement généalogique face aux deux morts que sont ses frères : le premier, Paul, mort en bas-âge, et le deuxième, Pablo, adopté, et ayant sombré dans la folie, une mort symbolique que la sœur ne peut que relier au premier frère, puisqu’il « lui manquait comme s’il était mort sans enterrement » (Darrieussecq 2005 : 162). Cette absence d’enterrement renvoie à l’absence de tombe du premier frère ; les circonstances de sa mort, et les raisons de l’absence d’une tombe – cette dernière et ultime trace du défunt – demeurent dans l’ombre. Se développent chez Marie Rivière diverses élaborations fantasmatiques visant à palier l’absence totale de savoir. La « mort subite » (Darrieussecq 2005 : 104) de ce frère est pour elle une disparition soudaine, et totale, puisqu’il est une question d’une disparition sans aucune trace : « l’été l’avait pris, les arbres l’avaient pris, la lumière l’avait mangé… un bébé, trois fois rien, se dissolvant dans le soleil… ses molécules se dispersent comme des graines d’arbre… il s’éparpille, on voit à travers lui… S’il était resté une ombre… mais rien » (Darrieussecq 2005 : 107).
Malgré que leur souffrance soit commune, Marie Rivière n’a été confrontée depuis l’enfance qu’au silence de ses parents, un silence qui perdure jusqu’à aujourd’hui (Darrieussecq 2005 : 108-109). Alors que sa mère l’accompagne à une échographie, la question de prénoms possibles pour l’enfant à naître est l’occasion pour la narratrice de provoquer sa mère en lui lançant que si le bébé est un garçon, il porterait le prénom de son frère décédé, dans l’espoir qu’enfin cette dernière parle de ses deux frères, les fasse exister à nouveau ; mais, une fois encore, « la bouche [de la mère] était un tombeau » (Darrieussecq 2005 : 160) 2. Parce que rien n’est dit, le travail de deuil ne peut être partagé et ne peut prendre fin : « J’étais la sœur, eux les parents. J’étais orpheline d’un frère, eux d’un fils. Je ne pouvais pas davantage participer à leur histoire qu’eux à la mienne », ne peut-elle que noter (Darrieussecq 2005 : 214). Une autre généalogie aurait ainsi pris place, fondée sur la perte de ce frère, où parents et sœur seraient « tous nés de lui » (Darrieussecq 2005 : 106).
Marie Rivière ne peut se détacher de cette perte, au point d’avoir cru à l’« apparition » (Darrieussecq 2005 : 236) de son frère décédé lors d’un voyage en train, et qu’elle explique dans les termes suivants : « Quelque chose que je portais depuis longtemps, une impression profonde, la forme en creux d’un disparu, allait projeter dans l’espace une sorte de corps » (Darrieussecq 2005 : 236). Le manque se serait matérialisé devant elle. Mais elle ne parviendra à lier aucun contact avec lui, ne parvenant même pas à l’appeler par son prénom, ne l’ayant jamais appelé de son vivant (Darrieussecq 2005 : 243-244).
Cette forme de matérialisation de l’être disparu sera suivie, lors de son retour dans son pays natal, d’une autre, virtuelle, permise par un lieu de commémoration d’un nouveau genre, propre à ce pays : la création et le développement, par le biais d’un système informatique, d’hologrammes de personnes décédées dans des « caveau[x] virtuel[s] » (Darrieussecq 2005 : 212) au sein de Maisons des Morts, auxquelles Marie Darrieussecq a fait référence en tant qu’« un dispositif funéraire ultramoderne pour “faire le deuil” » (Darrieussecq 2007). Les hologrammes sont créés à partir d’informations recueillies du vivant de la personne : photographies, enregistrements audio, vidéo… plus la quantité d’informations est importante, plus l’hologramme est ressemblant, au point de pouvoir entretenir, au travers d’une base de données concernant l’histoire familiale, des conversations avec les défunts, tandis qu’un « programme de vieillissement » permet également de continuer virtuellement la vie des jeunes personnes décédées ; ainsi, « [l]e mort accompagnait la vie des endeuillés, devenait ce qu’il ne pouvait plus être » (Darrieussecq 2005 : 213).
Dans le développement exponentiel de ce nouveau rite funéraire, les vivants recueillent par avance à foison ce qui servira à ériger les « portraits funéraires », afin que les morts demeurent « dans l’éternité de la Maison des Morts » (Darrieussecq 2005 : 200). Le retour dans son pays natal – devenu indépendant depuis son départ – est pour la narratrice difficile, puisque son pays a changé, et qu’elle n’en parle pas la langue. Mais son rapport à cette terre demeure, et se développe à son retour au travers de son propre travail de commémoration dans une de ces Maisons des Morts, au travers de ces « traditions funèbres » propres à sa communauté (Darrieussecq 2005 : 213-214).
Dans un article concernant le fantastique à l’œuvre dans Le Pays, Gill Rye note que
the use of the fantastic in the guise of theMaison des MortsinLe Paysconstitutes an engagement with issues around loss and family memories and memorialisation, around death, mourning and commemoration, on the cultural as well as the personal level. On the one hand, the Maison des Morts represents the need for collective rituals of commemoration and mourning, emphasising, however, that such rituals are culturally contingent and sometimes lacking. […] Darrieussecq’s novel, then, reflects on – and leads us to reflect on – the trauma of loss, the process of mourning, and how we remember – or forget – the dead. (Rye 2009 : 39-40)
Ces Maisons des Morts sont à notre sens une exploration imaginaire qui n’est pas sans se faire l’écho de changements de nos rapports à la mort et au deuil, tel que l’on peut désormais le voir avec le développement de communautés virtuelles telles que Facebook, qui se fait également (non)lieu virtuel de la mort et du deuil, à travers des pages Facebook encore actives de personnes désormais décédées, ou de pages ouvertes après la mort d’individus, dans une visée commémorative3.
Marie Rivière tentera ainsi de (re)donner forme à son frère mort, de laisser une trace, de créer (pour lui, mais surtout pour elle) une tombe virtuelle. Elle sera confrontée non seulement à cette seule trace que son frère a existé – ses dates de naissance et de mort, inscrites à l’état civil – mais aussi à la place non-définie dans les programmes informatiques funéraires pour la mort d’un nourrisson et de son statut de sœur (Darrieussecq 2005 : 207-208). Elle essayera de développer l’« hologramme vide » (Darrieussecq 2005 : 207) de son frère, mais sans souvenir, sans photographies, les traits qu’elle prêtera à son frère mort seront ceux de son frère adoptif ainsi que de son propre fils, ce qui mettra fin à ses tentatives, par peur et superstition (Darrieussecq 2005 : 216-217).
À ce travail sur cette trace virtuelle s’en substituera un autre, par et dans l’écriture, puisque Marie Rivière est également écrivain, travaillant à un texte s’intitulant Le Pays, où cette figure du frère mort est, comme il vient d’être vu, centrale. Son écriture permet ainsi de former une trace qui jusqu’ici faisait défaut, une trace, comme l’expliquait Derrida, où « l’affirmation de la vie ne va pas sans la pensée de la mort » (Spire 2001). En parallèle à ce travail funéraire dans cette Maison des Morts, elle préparera sa propre maison à accueillir une nouvelle vie, une petite fille qu’elle prénommera Épiphanie – c’est-à-dire l’apparition au mondeLe mot « épiphanie » provient en effet du latin epiphania et du grec epiphaneia, signifiant « apparition » (Bloch et von Wartburg 2008 : 229).. Les œuvres de Marie Darrieussecq se construisent sur ces tensions, entre vie et mort, présence et absence, enfants et fantômes, apparitions et disparitions. On y retrouve des individus affectés par un deuil qui, malgré que la perte soit commune à une famille, sont dans l’incapacité de partager leur douleur, vivant ainsi leur deuil dans la solitude – ce qui sera à nouveau au cœur de Tom est mort, publié deux ans après Le Pays.
Deuil et survivance dans Tom est mort
Après Le Pays, où le point de vue de la personne endeuillée était celui de la sœur, Tom est mort est entièrement dédié au point de vue maternel. Dans Tom est mort, une mère entreprend le récit de la mort accidentelle de son fils de quatre ans et demi dix ans après sa mort, après « un moment d’oubli » (Darrieussecq 2007 : 119). Malgré cet oubli momentané d’une heure lors d’une sortie en famille sur une plage, la mère affirme tout de même être « restée dans le caveau » (Darrieussecq 2007 : 119). Déterminée à vouloir essayer « de tout écrire » (Darrieussecq 2007 : 89), la mère ressasse à nouveau ses souvenirs, elle qui se considère « être désormais le mausolée de Tom » (Darrieussecq 2007 : 19). Chaque souvenir de son fils renvoie à la désormais absence de celui-ci, entretenant la souffrance, d’autant que la mère se sent coupable de la mort de son fils, décédé d’une chute de plusieurs étages du fait d’une fenêtre laissée ouverte. Mais, si « la mémoire était un lieu intenable, non visitable », pour la mère, « c’était le seul lieu où [s]e tenir avec Tom » (Darrieussecq 2007 : 110). Là encore, le deuil, pourtant commun, n’arrive pas à être partagé par les membres de cette famille, même si le père de l’enfant lit ce qu’écrit la mère. Celui-ci comprend le besoin d’écrire de sa femme, mais considère que cela entraîne un ressassement malsain difficilement supportable pour lui.
Ce qui ressort est clairement l’immobilisation dans le temps de la perte pour la mère dans ce récit dont la première phrase, reprenant le titre, envoie de plein fouet le lecteur dans sa perte : « Tom est mort. J’écris cette phrase. » (Darrieussecq 2007 : 7). Alors que la mère a été confrontée à la matérialité du corps de son enfant à la morgue, son choix – incompris en rétrospective – de faire incinérer son enfant lui est d’autant plus difficile qu’il s’oppose à cet imaginaire de l’atomisation auquel elle se raccroche, puisqu’elle se met rapidement à penser à son enfant comme étant « pulvérisé » (Darrieussecq 2007 : 23), éparpillé en atomes dans l’air, une idée lui venant d’un imaginaire fantastique (Darrieussecq 2007 : 78-79). Comme elle l’explique si clairement : « Je manquais d’un lieu où parler à Tom. Je lui parlais partout, il débordait » (Darrieussecq 2007 : 187-188). Il est ainsi question pour la mère de croire, au travers de cette idée de la diffusion de son enfant quelque part, à sa survivance au sens derridien du terme. Malgré l’urne funéraire, la crémation est pour elle une « si complète disparition » (Darrieussecq 2007 : 99), la mère ressentant une absence de tombe, puisque son enfant n’est pas dans une terre. Ce sera son propre corps, en tant que mère, qui, après avoir porté cet enfant dans sa conception, le porte désormais sans sa mort : « l’enterrer dans mon ventre aurait été la seule évidence. Sa terre natale, moi. Moi, en tombe. Je me serais enterrée, lui lové dans mes bras, moi morte ou vive, quelle différence ? », écrit-elle (Darrieussecq 2007 : 73). C’est ainsi que se donne à lire avec force dans Tom est mort le récit d’une mère qui, en termes psychanalytiques, serait considérée comme mélancolique4 –, une mère prise dans un « deuil traumatique », un « deuil impossible », tel que l’entend Laurie Laufer, qui « serait manifesté par le fait de servir de tombe au disparu » (Laufer 2005 : 99).
La perte de son enfant est pour la mère tout d’abord impossible à partager, ni même à exprimer, puisqu’elle est pour elle « [u]ne chose impensable, qui n’entre dans aucun système, une chose qui n’a pas de sens, tapie au fond des cavernes, et qui surgit, hurlante, dévorante » (Darrieussecq 2007 : 18). D’autant qu’elle est violement confrontée aux limitations du langage :
C’est ça. Un instant d’emballement, d’inattention, et je sens que je pourrais perdre pied, souffle, terre, ne plus jamais retrouver le fil. Peut-être cet état s’appelle-t-il le deuil. On m’a souvent servi le mot, mais je ne m’en contente pas. Que ça soit contenu dans un mot qui entre dans le dictionnaire, un mot que chacun peut utiliser… Je voudrais un mot à moi, un mot pour moi seule. […] Ce n’est pas tant qu’il faudrait un nouveau mot (bien qu’un mot spécifique pour ce deuil-là serait déjà un peu de soulagement). Je veux bien ne pas en demander plus que ceux qui se contentent des mots perte, chagrin, épouvante ou deuil. Mais qu’il nous soit permis, à nous les endeuillés, de les réserver à notre seul usage. (Darrieussecq 2007 : 67-68)
La mère endeuillée résume ainsi, revenant sur la période immédiatement après la mort de son fils, que « [l]a torture n’avait pas de fin et le langage était frappé de nullité » (Darrieussecq 2007 : 124) – au point qu’elle s’emmurera dans une longue période de mutisme, et cherchera des formes de contact avec son fils.
Mais, à la différence d’une œuvre telle que Naissance des fantômes (1998), Marie Darrieussecq a expliqué avoir décidé de ne pas faire apparaître de fantôme dans Tom est mort, expliquant au sujet de la mère que « [c]’est une femme qui tient à sa raison, c’est-à-dire elle est vraiment en bordure de folie parce que le choc qu’elle subit était insoutenable et à un moment aussi elle essaie d’entendre la voix de son fils, elle se met presque à croire aux fantômes » (Lehut et Gandillot 2007). Ce qui n’empêche pas de parler toutefois de motifs de spectralité dans Tom est mort. Ginette Rimbault a analysé dans Lorsque l’Enfant disparaît que « [l]a mort de l’enfant provoque une lacune dans la réalité psychique du parent » ; certains « s’évadent du réalisme quotidien par un glissement dans l’imaginaire qui rétablit – pour eux – une continuité entre les vivants et les disparus », tel cet imaginaire de l’atomisation chez la mère dans Tom est mort. G. Rimbault explique ainsi que « [m]algré tous les efforts des uns et des autres pour mettre des mots et un nouvel ordre symbolique en place, il reste que le disparu peut ré-apparaître dans la réalité sous forme de pseudo-hallucinations ou de phénomènes paranormaux » (Raimbault 1996 : 241-242).
Dans sa recherche d’une apparition spectrale de son fils, et des suites d’une déconstruction de ses repères spatiaux et temporels, la mère s’imagine son fils « à [s]es côtés » (Darrieussecq 2007 : 130). Dans sa quête de la survivance de son fils quelque part, elle en vient à entendre la voix de son fils l’appelant. Afin de ne manquer aucun de ces appels, elle tente de capter la voix de son fils sur des magnétophones placés dans chaque pièce de sa maison – enregistrements sans interruptions et qu’elle ne parvient donc bien sûr pas à tous réécouter – et au travers desquels elle explique qu’elle « entendai[t] l’abîme, le bruit que rend l’intérieur du temps […] Et tout à coup, dans l’ennui, le vide, sur les cassettes, […] Tom » (Darrieussecq 2007 : 145). Elle s’invente ainsi une temporalité autre, mais aussi une autre langue, exclusive à son fils mort et elle, alors qu’elle ne communique plus avec personne. On peut ainsi parler de fantômisation concernant la voix de l’enfant, sans lieu ni corps assignables5.
Si le lecteur sait, dès le titre présent sur la couverture, que l’enfant est mort, les circonstances de sa mort ne seront données que dans les toutes dernières lignes du récit. Tout le récit tend vers l’énonciation de ce moment précis, celui de la mort de cet enfant ; le récit ne peut ensuite plus s’énoncer au-delà. Dans l’acte d’écrire de la mère est énoncé le désir non pas d’oublier, non pas de ne plus souffrir, mais de souffrir un peu moins : « pas souffler, pas me reposer ni oublier, mais desserrer un peu les mâchoires, les griffes et les serres entre lesquelles je reste immobile, sans me débattre, tendue par la souffrance » (Darrieussecq 2007 : 78).
Est également abordé de plein fouet dans Tom est mort la médicalisation du deuil. L’auteur affirmait déjà fortement sa position face à cette question dans un entretien faisant suite à la publication de son quatrième roman, Bref Séjour chez les vivants (2001) : « Il existe une expression horrible : “faire le deuil”. C’est absurde ! On ne fait jamais le deuil. Dès qu’il y a une catastrophe, on dépêche un pool de psychologues pour faire le deuil, mais merde, et si on ne veut pas le faire, le deuil ! » (Busnel et Gandillot 2001). La mère narratrice de Tom est mort refuse l’assignation d’une durée à son deuil, d’une période « raisonnable » dans le deuil. En plus d’avoir perdu un enfant, la mère doit subir l’incompréhension des autres face à sa souffrance. La distinction qu’établit Freud entre un deuil normal et un deuil pathologique (Freud 2000 : 158 et 165) est explicitement rejetée par la narratrice : « Ça fait trop longtemps, aux yeux de tous. Quand la souffrance dure trop. Quand on exagère. Les psychologues ont un nom pour ça : le deuil pathologique. Tous, avec leurs grandes pattes, à juger ma peine, sa durée » (Darrieussecq 2007 : 215).
Aujourd’hui encore, je me dis qu’il est quelque part. Je ne peux pas renoncer. Si je cesse de m’occuper de lui, que deviendra-t-il ? Il disparaîtra totalement. Il est mort, je le sais, mais il n’est pas mort pour moi. Les inspecteurs du deuil diraient que je n’ai pas fini mon travail. Comment veulent-ils que ça finisse ? » (Darrieussecq 2007 : 186)
…questionne ainsi la mère. Donner une fin au travail du deuil signifie pour cette mère la mort définitive de son enfant, qui serait expulsé hors de ses pensées quotidiennes. C’est ainsi que son écriture tente de se faire trace de cet enfant. Il n’est ainsi donc pas question pour elle d’une fin dans son travail de deuil. La seule fin aura lieu d’un point de vue de la survivance de cet enfant dans la mémoire de ses proches : « Nous morts, Tom finirait de disparaître avec la minuscule mémoire de Stella, Stella la petite sœur, l’aïeule, la dernière à l’avoir vu vivant. Et puis, plus rien » (Darrieussecq 2007 : 227). L’écriture se fait ainsi donc trace de cet enfant et accompagnement dans le deuil, mais n’en sonne clairement pas la fin, refusée en bloc.
Seule la mémoire de ceux ayant connu son fils lui assure une forme de survie : « Non que je croie qu’il soit quelque part ; sauf dans ma tête, celle de Stuart et des enfants, et de nos parents. Un foyer de survivance, qui nous déborde, qui nous dépasse. Il surgit, et je pense à lui. Il n’est nulle part, il surgit. Je le vois. Je lève doucement la main, et je caresse l’air » (Darrieussecq 2007 : 79), explique-t-elle. Cette idée de survivance énoncée par la mère rejoint ainsi bien celle de Derrida selon laquelle « la vie est survie. Survivre au sens courant veut dire continuer à vivre, mais aussi vivre après la mort » (Derrida 2005 : 26). La mère de Tom doit en effet continuer à vivre, vivre après la mort, mais aussi vivre avec elle.
Les deux narratrices de Le Pays et Tom est mort ont finalement recours à l’écriture, qui tente de nommer, de se faire trace du frère / fils décédé. Leurs écritures sont des écritures (fictionnelles) de la perte permettant de penser le deuil, un deuil se lisant également à un niveau autobiographique dans toute l’œuvre de Marie Darrieussecq.
- 1Voir aussi Didier Dumas dans L’Ange et le Fantôme, qui établit un rapport entre le manque de représentation d’un traumatisme dû à un défaut de parole à la figure du fantôme.
- 2Nous respectons ici la typographie du texte : le texte alterne entre des passages à la première personne en caractères romains et des passages à la troisième personne en caractères gras.
- 3Voir Guillemette Faure, « Qu’est-ce qui arrive aux comptes Facebook après la mort ? ». On pensera aussi par exemple à l’utilisation d’Internet à visée commémorative pour les soldats des forces britanniques morts en Afghanistan sur le site Internet de Sky News.
- 4On peut en effet considérer l’attitude de la mère dans la perspective du mélancolique, tel que le résume Judith Butler dans Gender Trouble – Feminism and the Subversion of Identity : « The melancholic refuses the loss of the object, and internalization becomes a strategy of magically resuscitating the lost object, not only because the loss is painful, but because the ambivalence felt toward the object requires that the object be retained until differences are settled. » (Butler 2007 : 83-84). Voir aussi Sigmund Freud, Deuil et mélancolie ; Mélanie Klein, Deuil et dépression et Julia Kristeva, Soleil noir – Dépression et mélancolie.
- 5Voir l’entretien d’Anne Berger avec Jacques Derrida intitulé « Dialangues » dans Élisabeth Weber (éd), Points de suspension – Entretiens avec Jacques Derrida.