Le Deuil et la « Permission » d’écrire dans les fictions d’Hélène Cixous
Le rapport à la mort et au deuil dans les textes d’Hélène Cixous, qui ont été publiés depuis le début du vingt-et-unième siècle, est à placer dans un travail d’écriture en prolongement de tous ses textes antérieurs, aussi nombreux qu’ils soient. Bien que les critiques aient remarqué un changement de ton dans ses écrits depuis quelques années, ce changement semblant mener à une plus grande lisibilité de ses textes, ils notent néanmoins que « l’écrivaine insiste [toujours] sur la double face des phénomènes, sur le paradis comme étant l’enfer, sur la souffrance contenant la joie. C’est au fond permettre à l’altérité d’habiter le livre » (Zupančič 2007 : 3). Ainsi, l’œuvre de l’écrivaine, si souvent associée à la théorie féministe des années 1970 et 1980, s’impose-t-elle aujourd’hui par une évolution subtile, mais sensible, dans laquelle la fiction autobiographique se présente de manière moins métaphorique, mais où la relation à la mort et au deuil de l’Autre continue de prédominer. Cixous elle-même le déclare dans un discours datant de 2003, prononcé lors du colloque tenu en son honneur au moment du transfert de ses manuscrits à la Bibliothèque Nationale de France : « Pour moi, tout vient de mourir. Je l’ai toujours su » (Ceccatty, 14 juin 2003). C’est donc le dynamisme d’une telle singularité qui demande à être analysé, dans ses glissements fictionnels, alors qu’entre l’écriture se glissent non seulement le deuil originel, soit celui du père, provoqué par la mort est advenue lorsque l’auteure avait dix ans, mais aussi le deuil d’une mère, suite à la mort de son fils trisomique, et enfin le deuil imminent de la mère.
Comme nous le montre Dominique Rabaté, l’écriture du deuil, qu’il s’agisse de celle de Cixous, à la charnière entre la fin du vingtième siècle et la première décennie du vingt-et-unième siècle, ou d’autres, est loin d’être une nouveauté. Cependant, selon lui, cette vérité banale qui est celle du deuil, frappe la littérature moderne et contemporaine de l’après-Proust d’une dimension paradoxale :
Le vingtième siècle se pose, plus frontalement qu’avant aucun autre siècle, la question générale du langage ou de l’écriture comme chance de survie. Cette question, dans sa généralité, est celle même, paradoxale et douloureuse, du deuil […]. Faire son deuil, c’est à la fois admettre la perte, la signifier à toutes les parties qui composent notre Moi […]. Mais c’est, dans le même geste, garder en soi vivant celui qui a disparu, faire œuvre de mémoire vive, hériter et prolonger. (Rabaté, « Introduction » 2005 : 11)
Chez Cixous, l’admission de la perte advient dès ses premiers textes, sans pour autant s’établir comme discours transparent ; la figure du père, présente dans le travail de deuil, se fait sentir alors par allusions plutôt qu’évidences. Dans Dedans, son deuxième texte de fiction, publié en 1969, la narratrice fait part d’une « Présence, ampleur du père », si l’on peut reprendre et modifier l’expression « Présence, ampleur de la mère » de Roland Barthes (Barthes 2009 : 183). Malgré l’ampleur que prennent la figure paternelle et son souvenir, ceux-ci sont perpétuellement pris à l’intérieur d’un texte qui avance par homonymie, dans des livres qui se posent clairement comme autant d’invitations à tout décrypter, dans ce « grand mouvement de langue aux lisières indécises » (Cixous, « Grand Entretien » 2008 : 91) qu’est l’écriture d’Hélène Cixous, à la limite entre l’autobiographie, le romanesque et l’autofiction. Lisières indécises ou non, il n’en reste pas moins que Dedans annonce, comme l’indique Rabaté, l’envahissement et la construction du texte fictionnel par la perpétuité du souvenir : « il ne pourra plus aller hors ma mémoire, un jour je le suivis au-delà de nos jours, un jour de deuil » (Cixous 1969 : 33). Dans un parcours à la frontière entre le fantastique et le fantasmatique, Dedans mélange passé et avenir, pendant que la narratrice tente de faire coïncider souvenirs et rêves nocturnes dans l’espoir d’une reconnaissance de « lui » avec et par « elle ». De fait, on y observe un phénomène de compensation similaire à celui analysé en 1920 par Sigmund Freud et reconnu sous le nom de « théorie du ‘ Fort/da’ ». En effet, le texte fictionnel chez Cixous peut être assimilé à cette bobine de bois, entourée d’une ficelle, que le jeune enfant, observé par Freud, fait disparaître et réapparaître en répétant les adverbes allemands « fort » (là-bas) ou « da » (ici). Selon Freud, ces éloignements et retours symboliques de l’objet sont un moyen pour l’enfant de répéter la situation désagréable que créait le départ de sa mère et de se rassurer et se convaincre du retour de la mère en faisant revenir la bobine vers lui (Freud 1968 : 24). Nous suivons, chez Cixous, un jeu verbal identique, soit une pulsion qui, par définition, tend à répéter un état ancien que le sujet a été contraint d’abandonner, une pulsion finalement très proche de la pulsion du désir : « Je veux qu’il vienne, […] je hais […] l’entêtement dans la mort, le silence, […] et je me réjouis de pouvoir parler, que j’aie dix ans, trente ans ou soixante, et de pouvoir dire merde merde merde à la mort » (Cixous 1969 : 208).
Le journal de deuil à la Cixous s’installe, de cette façon, dans une temporalité, portée par les tensions entre rupture et désir de continuité et par le désir d’un affranchissement vis-à-vis de l’Autre ou, du moins, d’un affranchissement de l’obsession envers l’absence de l’Autre. Dans Illa, texte publié onze ans après Dedans, la narratrice tente de trouver un troisième terme, une troisième personne (« illa », soit « celle-là » en latin), apparentée à Arachné, capable d’assurer un monde féminin solidaire qui soit à même de tisser une toile de mots, loin de la dualité du masculin/féminin que le discours logocentrique essaie d’instaurer. En ce qui concerne le deuil, ce troisième terme permet une échappatoire loin des limites imposées par la dichotomie absolue de la mort et du vivant, d’où l’envolée suivante :
Pour en revenir à la triple personnalité de celle que nous filons dans ce chapitre, qu’Arachné notre tisseuse d’obscure naissance, […] qui, ayant eu la chance, la malchance, d’être la fille d’un père […], effacé de son vivant, de n’avoir été eue pour fille que par un père à peine présent, de plus en plus absent, […] jusqu’à l’absence parfaite, […] pour se retirer au faîte de la jeunesse parmi les dieux qui n’existent pas, la malchance, la chance d’avoir été élevée hors père […] s’emploie à tisser une toile […] qui lui tient lieu de bouclier, […] de caverne qui ne laisse pas filtrer la lumière de l’absence » (Cixous 1980 : 80-81).
Ici s’installe l’oscillation entre trois mouvements : dans un premier temps, l’ancrage de la fiction dans la scène originale de la mort du père, dans un deuxième temps, le deuil, qui a, dès l’enfance, structuré l’imaginaire et, avec lui, la tentative d’échapper, grâce à l’écriture, à ce principe de réalité qu’est cette référence absolue à la mort. Il semblerait donc impossible de pouvoir nier le souvenir obsessionnel du père, puisqu’il est un point de référence évident et inévitable. Cependant, dans les fictions cixousiennes, la narratrice ne cesse de « démet(t)re » et de se « démet(t)re », pour faire allusion à Demeter, la déesse de la mythologie grecque. Ce personnage d’Illa prête en effet à un jeu de mots car l’héroïne entend « se dépister, déméter, ni vieillir, ni rajeunir » (Cixous 1980 : 22). C’est cet espace d’abandon identitaire et de transgression orthographiques et identitaires qui permettent à l’écriture de « se servir de la fente du texte » (Cixous 1973 : 67) afin de faire son deuil de la figure du Père.
En 2000, Cixous change de maison d’édition et passe des Editions des femmes, chez qui elle a publié maintes fictions et pièces de théâtre depuis le milieu des années 70, aux éditions Galilée, où elle a déjà publié Voiles, écrit en collaboration avec Jacques Derrida. Ce changement paraît coïncider avec la publication de Le Jour où je n’étais pas là, récit dédié à la lutte contre « une mort de mort » (Cixous 2000 : 180) et, de manière intéressante, avec une écriture plus facile à déchiffrer. Ce texte élargit le thème du deuil dans le sens où, pour la première fois, il est question d’une autre mort, celle du fils trisomique de l’auteure, alors qu’il avait à peine un an. Ici paraît une nouvelle situation, soit celle de la notion de devoir de deuil. On apprend effectivement que ce dernier n’aurait pas été accompli au moment de la mort et de l’enterrement du petit garçon : « Comment enfouir le souvenir d’une faute qui revient d’un lointain passé ? […] il faut absolument l’enfouir. Je l’enfermai dans un pot de terre. […] Je me lavai les mains […] Mes crimes, pensé-je […]. Celui-ci, c’est une faute, et ce n’est pas la mienne. » (Cixous 2000 : 9) Le texte sera dès lors un texte de déterrement, où le but de « fouiller à la bêche la scène du secret » (Cixous 2000 : 178) investit la narratrice. Contrairement à l’idée communément reçue selon laquelle le deuil « est le temps à (se) donner pour que le temps se remette à passer, ou encore pour accepter l’intolérable réalité que le temps puisse encore s’écouler » (Rabaté « Maintenant sans ressemblance » 2005 : 321), il s’agit là de « hante[r] les mémoires » (Cixous 2000 : 178). Le trajet de la narratrice va à l’encontre de la réalité du titre et de ce jour funeste : il lui faut réinvestir le jour où elle n’était pas là et où elle sera dorénavant. De manière intéressante, cette quête donne corps à une unité narrative rare chez Cixous, car la narration n’essaie surtout pas d’évacuer le corps mort, mais de « renoue[r] mongolien » (Cixous 2000 : 178). En conséquence, la conception du temps impartie ici évacue l’idée habituelle du deuil comme avènement d’un temps douloureusement dilaté. Au contraire, l’écriture travaille à un retour et orchestre une réapparition qui s’impose en réponse au refoulement collectif familial. Apparaissent alors des liens complexes entre la narratrice et ceux accusés de refoulement – le frère et surtout la mère de la narratrice qui déclare : « Mais pourquoi reviens-tu sur ces trucs ? » (Cixous 2000 : 188) Du coup, en butte à l’effacement passé, la voix narratrice s’érige contre la dissolution de « la miette de mon fils, […] d’un silence étouffant un silence étouffant mon silence » (Cixous 2000 : 178). Ce texte tente de restituer la mort, le chagrin, donc le deuil. C’est cette remontée en aval contre le silence des autres autour de soi et, d’une certaine façon, de son propre silence, qui s’articule, encore une fois, chose toujours essentielle chez Cixous, sur la question de la nomination, car pour entamer le deuil de l’enfant mort encore faut-il qu’il ait un nom ou un prénom. A la place, il n’a que le surnom de « niais », à comprendre bien entendu comme toujours chez Cixous dans tous les sens du mot, comme adjectif, nom et comme verbe, en référence à la première personne de l’imparfait du verbe « nier ». Il est parfois représenté par le pronom « Il » (Cixous 2000 : 11) et, finalement, par « Georges le Petit » (Cixous 2000 : 70), l’autre Georges étant le père de la narratrice. En vérité, le deuil de cet enfant n’est pas encore arrivé car le récit de sa mort reste à découvrir. Vu que la narratrice n’était pas là au moment de la mort de l’enfant, le titre, Le Jour où je n’étais pas là, annonce que le récit brave l’omertà familiale. L’explication, donnée par la mère de la narratrice, soit l’évocation de la fièvre qui entraîne la fin du jeune enfant et, par conséquent, la décision qui a dû être prise, se présente en pointillé, sur plusieurs pages. A chaque pause de la narration maternelle, le deuil scriptural de la narratrice risque de flancher et d’échouer, de se fragmenter et de ne pas restituer la mort au défunt : « Je vois qu[e ma mère] ne peut rien me dire de plus. J’ai soif. Je ne peux pas demander plus. Je pense que le récit va s’éteindre. L’enfant mal écrit – que j’avais mal écrit. » (Cixous 2000 : 99) Si le récit n’est pas arme de mort, il est néanmoins comme un radeau lancé à la rencontre du deuil et en proie au doute et à une dissolution possible :
Il [l’enfant] remonte maintenant, c’est son heure de retour […].
Que vont dire mes amis, que va dire mon éternel ami, à qui je ne parlai jamais de mon fils l’enfreint le premier ? Vont-ils croire que je l’ai caché, dissimulé, gardé pour moi dans un tiroir, égaré, renié comme un dieu, abjuré comme une foi, inventé pour un livre ? Ai-je des photos de lui ? N’importe quelle photo de mongolien ce sera aussi bien. (Cixous 2000 : 150)
Le deuil s’impose ainsi à reculons. Le refus d’entrer dans la phase normale du deuil est à imputer aux proches de la narratrice, son frère et plus spécialement, sa mère. Le livre, lui, provoque « la bataille » (Cixous 2000 : 151) entre narratrice et mère, celle qui, il semblerait, était là le jour où la première n’était pas là. Il provoque le respect de la narratrice envers le non-dit maternel, la conjuration maternelle du silence :
Elle croit que je ne sais pas qu’elle est héroïque.
Mais je ne peux pas lui dire que je sais.
Il s’agit de secrets. Totalement défendus. Ce qu’elle n’a jamais dit concernant la mort de Georges et la mort d’Omi, ou plutôt ce qu’elle a toujours dissimulé d’une mort par l’autre, ou plutôt concernant la vie dans la mort. Secrets jurés à personne d’autre qu’à elle-même. C’est son trésor. C’est son regret. C’est le don caché qu’elle n’a absolument pas donné. C’est l’heure de sa grandeur, l’heure douleur, heure sans mère sans fille sans sœur. (Cixous 2000 : 175)
Le deuil, qui souvent suppose un « travail » et peut-être un progrès, se voit reléguer au désir de transcription des faits menant à la mort, à « la fin » (Cixous 2000 : 87). Dans un mouvement similaire à celui de la narratrice de Tom est mort de Marie Darrieussecq, il s’agit ici aussi d’essayer « de donner le droit de sa mort » (Darrieussecq 2007 : 247) à l’enfant disparu, chose qui arrive en fin de récit dans Tom est mort et dans Le Jour où je n’étais pas là, lorsque la narratrice admet, elle aussi à la dernière page : « Il faut que je m’arrête me dis-je. Je fermai le livre. Je les contemplais. Ma mère mon frère les parents de mon fils le mort. Mon frère pleurant ma mère ne pleurant pas mon fils. » (Cixous 2000 : 190) Par suite, il n’y a pas eu et il n’y aura pas, chez Cixous, de chagrin où habiter, de consolation à chercher ou de vie à supporter dorénavant avec grande difficulté et grand désarroi, comme il en est le cas pour Roland Barthes, après le décès de sa mère, vécu comme désastre intime. Toutefois, dans les écrits de Cixous comme dans ceux de Barthes, l’écriture du texte devient une construction indispensable. Comme le note Barthes dans un de ses fragments : « Ecrire pour se souvenir ? Non pour me souvenir mais pour combattre le déchirement de l’oubli en tant qu’il s’annonce absolu. Le –bientôt – ‘plus aucune trace’, nulle part, en personne. » (Barthes, Journal de deuil 2009 : 79) Contrairement au journal de Barthes, la fiction de Cixous suggère qu’il existe une sorte de clé du deuil, du moins du deuil de « mon fils le mort » (Cixous 2000 : 47), et qu’elle ne réside pas uniquement dans la construction de la trace mais aussi dans l’ouverture du dialogue avec la mère, devenue personnage de plus en plus présent dans les écrits de Cixous du début du vingt-et-unième siècle.
Il apparaîtrait donc qu’il n’y ait pas d’interruption du dialogue sur le deuil, la survivance et le langage dans les textes cixousiens de la dernière décennie, mais qu’il y ait plutôt un glissement vers la mère, élargissement qui n’exclut pas nécessairement les figures du père, du fils et de l’ami de toujours (Jacques Derrida) dans les textes plus récents. Il ne faudrait pas omettre la figure de la fille, personnage intégral, comme nous venons de le voir dans Le Jour où je n’étais pas là, puisque le travail de deuil ou, devrait-on dire plutôt, de non-deuil s’opère essentiellement dans la relation entre mère et fille, la narratrice, mère de l’enfant mort, s’identifiant tout autant comme mère que comme fille (sa mère étant la seule en mesure de pouvoir témoigner de la fin, de la mort de l’enfant).
Si la mort et le deuil sont omniprésents dans l’œuvre de Cixous, la mère est pourtant la seule personne pour qui le deuil précède la mort. Dans L’Amour du loup et autres remords, le pressentiment de la mort de la mère, âgée de presque cent ans, de la narratrice se présente sous la forme d’un questionnement tabou : « Comment vivre cet après qui viendra à la fin ? » (Cixous 2003 : 196) En effet, ses écrits plus récents diffèrent dans le sens où le deuil qui figure, spécialement au centre de Ciguë : vieilles femmes en fleurs, de L’Amour du loup et autres remords et d’Hyperrêve, représente le deuil d’avant la mort de la mère, qui tente d’anticiper, voire de nier, le deuil d’après la mort de la mère. Un tel mouvement interpelle, par opposition, le deuil d’après la mort du père, thème jusque-là prédominant dans une immense partie de ses œuvres. Dans Ciguë : vieilles femmes en fleurs, les vieilles terreurs sont toujours présentes mais elles sont plus aisément identifiables et contrôlées : « J’ai commencé à détacher les terreurs dont les six pattes s’agrippaient à mes manches » (Cixous, Ciguë 2008 : 10). Finalement, la narratrice fait du ménage dans la narration du deuil : « J’avais tant de morts à pleurer pour lesquelles il n’y a pas assez de larmes » (Cixous, Ciguë 2008 : 49). Le début du vingt-et-unième siècle et l’appréhension de la mort de la mère par la narratrice semblent en fait valider un renforcement dans l’expression du maternel et du féminin et dans l’expression de la nécessité de sa survie. Dès lors, la présence paternelle, devenue plus ouvertement lisible et moins disséminée, et le deuil du fils trisomique s’estompent quelque peu. Avec le deuil imminent de la Mère, Cixous paraît pouvoir enfin dépasser la place sacralisée du Père disparu dans l’enfance de la narratrice. De suite, la narratrice indique clairement : « J’avais vaincu en moi la fille de mon père » (Cixous 2003 : 129) et, enfin, « ma mère est celle que je défends » (Cixous 2003 : 185).
Mais, qu’on ne s’y trompe pas, cette écriture de la perte fait toujours part d’une interaction subtile entre la mémoire du masculin et du féminin en ce qu’elle permet, quoiqu’en biais, de faire une sorte de parcours accompagnateur vers la mort (donc les morts), dans l’anticipation même de l’événement. L’anticipation du deuil de la mère se fait en forme de rêve éveillé et passe d’abord par l’obsession envers le corps maternel, ravagé par une maladie de peau innommable où un réalisme fantastique règne suprême, si bien que « tout exercice » de l’écrit se transforme en « un langage de la peur » (Kristeva 1983 : 49) :
On peut toujours perdre plus pensais-je, je tournais ma pensée autour de cette pensée, j’oignais ma mère par gestes circulaires, par pressions rapides légères exactes, sans plus hésiter désormais à tamponner les bulles et cratères qui au début l’an passé m’avaient comme interdite, lorsque je tentai de les approcher de mes doigts enduits de pommade, en me lançant de larges regards cyclopéens, je n’osai pas le dire à ma mère alors, l’année dernière, que se menait matin et soir un bref combat intérieur entre ma raison et mon instinct égarant de répulsion, c’était l’idée, une illusion, que ces crevasses rondes bordées de liserés de peau cramée me regardaient (Cixous 2006 : 20).
De ce sentiment de répulsion de la narratrice-fille envers le corps de la mère naît un phénomène paradoxalement positif : la libération du corps maternel qui, par le fait, « accède au rang de corps propre, c’est-à-dire inassimilable, immangeable, abject » (Kristeva 1983 : 94). Si l’écriture de Cixous refuse le corps de la mère comme abject, cette écriture prend l’apparence d’une écriture qui « se fait le gardien » (Sartre 1976 : 113) d’une scène de deuil pas encore advenue : « En même temps je veux tenir, je veux entendre chacun des mots de ma mère que j’aime plus que moi-même je veux retenir chaque instant, […] je veux me souvenir tout de suite […] et pour les temps des temps, de chaque intonation de ma mère, […] chaque picotement intolérable de mon-être-avec-maman » (Cixous 2006 : 83). Une perception éthique du monde en découle qui tient à un jeu entre l’extrême proximité du corps de la mère, ultime image du commencement et de la distance avec la mort, une distance à couches et renvois multiples, à la façon d’un hypertexte. C’est ainsi que Jacques Derrida, qui meurt deux ans avant la publication de ce livre, apparaît dans sa dispute avec la narratrice, lui qui insistait « ‘qu’on meurt à la fin, trop vite’ » (Cixous 2006 : 131). Si bien que la pré-mort et le pré-deuil de la mère donnent forme à une distorsion lente des derniers moments. Le temps, en fait, commence à tout envahir et un petit fascicule de deux pages, intitulé « Prière d’insérer » renforce ce concept de la fusion possible entre le pré-deuil et le deuil, car pourquoi insérer ces pages, si ce n’est pour déstabiliser encore plus la narration dans son expression temporelle. On y trouve un texte clairement écrit avant la mort de la mère, tandis que l’acte d’insérer un texte après publication semble imposer une idée de réaction au fait accompli de l’événement. La narratrice y définit d’ailleurs son statut comme étant dans un état de mouvance temporelle : « Je suis avant après et après après je suis en retard et en avance je suis déjaprès et déjavant » (Cixous, « Prière d’insérer » 2006 : 2). Alors intervient une phrase répétée de multiples fois par la narratrice, en référence à l’état de la peau de sa mère : « Je serai cette peau demain » (Cixous 2006 : 4), car dans ce chaos temporel qui lui seul peut se jouer de la mort et du deuil, Cixous s’inscrit, en fin de compte, comme Fille de la Mère. Grâce à l’hyperrêve, la mère pourra renaître de ses cendres – en vérité, si la narratrice pourra, un jour, être la peau de sa mère, c’est parce qu’elle saura faire (re)vivre sa mère dans son texte. Comme Cixous l’a déclaré dans un entretien immédiatement après la parution du livre, le travail de deuil, tel qu’il a été décrit par la psychanalyse, ne la concerne pas : « On ne doit pas enterrer, on doit retenir l’être qui est parti. […] On ne peut pas vaincre la mort, mais on peut en déjouer la version terminale, d’effacement total. […] C’est comme si les morts avaient des permissions brèves à l’intérieur de nous. […] Il faut rester réceptif aux signes, puissamment vouloir. » (Cixous 2007 : 13) De cette manière, le non-deuil, soit le deuil à la Cixous, s’établit dans la mouvance, « dans un éternel recommencement de la perte » (Cixous 2007 : 210), « avec ce laissez-passer magique » (Cixous 2007 : 210) du rêve et de l’écriture, auquel elle donne le nom de « Permission », titre de la troisième partie d’Hyperrêve (Cixous 2007 : 181).
C’est ainsi que les lecteurs de Cixous se retrouvent ballottés dans le temps au bon gré de la narration, de ses errements, de ses hésitations, de ses retrouvailles et de ses obsessions, bref de tout ce qui a toujours constitué la matière de ses récits. Depuis le début, ses récits ont été des récits de deuil, travail ininterrompu autour d’un événement déchirant, à commencer par celui de la mort du père. Les lecteurs peuvent tout de même y apercevoir de nouvelles pistes de fiction depuis une dizaine d’années, ce qui semblerait coïncider avec le tout début du vingt-et-unième siècle et le fait que quelques êtres chers disparus ou sur le point de disparaître représentent le siècle qui vient de se terminer. Il est vrai que l’entrée en fiction de nouveaux morts, tels le fils trisomique et « mon ami » (Cixous 2007 : 64) Jacques Derrida, ne change rien d’essentiel à la donne, comme le reconnaît la narratrice d’Hyperrêve : « Qui meurt me tue, je me tue à la mort » (Cixous 2007 : 60). Lorsque la mère malade rentre dans le récit comme la future recrue de la mort, le ton de la narratrice ne change pas non plus : « je ne sais rien dis-je je suis pressée entre encore et plus jamais. » (Cixous 2007 : 113) Toutefois, l’éternel recommencement de la perte amorce ici et là une substitution, jamais vue auparavant, de la focalisation du texte sur la mère, plutôt que sur la figure paternelle, et cela, avant même le fait accompli qu’est la mort. De fait, devant nous se trouve une narration du deuil-d’avant-la-mort, de cette « permission » dont la narratrice nous dit qu’elle exorcise la douleur du deuil en s’assurant qu’elle pourra toujours tisser la narration des êtres perdus. Ainsi entrent l’écriture comme anticipation et tentative de maîtrise du deuil et l’hyperrêve comme outil à la fois de réception de la mort et de résistance contre la mort : « -Tu reviendras ? dis-je à ma mère. […] Et ça recommence. » (Cixous 2007 : 212)