L’ombre portée du disparu dans le roman policier

La mort, dans le roman policier, est placée comme l’objet même de l’énigme, constituant le roman, récit d’une enquête. Malgré cette apparence de franchise, de scandale dévoilé par le spectacle de la mort et l’affrontement de la question qu’elle pose, le roman policier illustre parfaitement « qu’écrire revient précisément et d’une certaine manière à se taire » (2010 : 111), comme le dit Philippe Forest de la littérature en général : dans sa forme classique parce qu’exhibition y vaut évitement et refoulement, et dans sa version contemporaine, où se lit une inévitable souffrance. D’Agatha Christie à Craig Johnson, les modifications du genre policier attestent la remise en question du pouvoir de la parole à circonscrire l’infini de la question de la finitude.

Dès l’abord, l’aspect générique du texte policier, exigeant la répétition de ce surgissement de la mort dans chaque roman, révèle par le retour du même que la clôture classique, en donnant le nom du coupable, ne lève pas l’aporie de la mort, ne satisfait pas vraiment le lecteur. Car la fin classique résout superficiellement la question, répond à côté : on ne sait pas pourquoi on meurt mais de quoi1on est mort. De nombreux romans policiers dénoncent la supercherie depuis la fin du XXe siècle, effectuant une révolution profonde, substituant à une consolation le sentiment de l’irrémédiable : « Nous ne saurions jamais. De toutes façons, il était mort, fantôme lui-même. Telle était la seule réalité » (Belletto 1986 : 261). Le silence de la victime, « emblème du récit authentique à jamais absent » (Eisenzweig 1986 : 111), figure l’absolue contingence.

Offrir un mort pour lancer le jeu

On s’est souvent étonné de ce choix thématique de l’incipit policier, posé par les théoriciens comme constitutif d’un genre particulièrement fécond et soumis à plus de contraintes génériques qu’un autre : dans ses règles canoniques, Van Dine2exigeait dès 1928 la présence d’un cadavre, sans laquelle, prétendait-il, le lecteur serait volé et la lecture superflue.

Un genre dédié à la mort, donc, et pas seulement parce qu’il se conforme à la réalité, en bon roman populaire : contre l’illusion romanesque qui ferait échapper le lecteur à sa condition existentielle par l’éternité de ses héros, le roman policier serait le roman réaliste intégrant la finitude humaine. Soit ; mais ce qui n’est pas réaliste, c’est que là où le roman sans étiquette peut mimer une existence humaine, du début à la fin, cet anti-roman place la mort au commencement, inversant l’expérience humaine. Mais il rejoint alors quantité de livres depuis l’antiquité, où le poids d’un crime antérieur pèse sur le récit, inspirant de nombreux courants psychanalytiques3et philosophiques4.

A la suite de Bataille, Philippe Forest pose précisément le sacrifice comme fondement de la littérature ; or s’il est dans la grande famille romanesque un genre posant une immolation de manière rituelle et explicite, c’est bien le roman policier. Le mot grec pharmakon, désignant ce que René Girard5appelle la « victime émissaire », a le sens de poison et de remède ; ce qui explique la double réaction au meurtre sacrificiel, douleur et soulagement mêlés : « Depuis qu’il est parti, j’ai pu respirer à mon aise » (Montalbán 1988 : 26), avoue la veuve des Mers du Sud, un polar de Montalbán. Le roman policier est un roman bavard, qui parle d’un mort ; l’ensemble de la communauté peut faire connaître à voix haute ses sentiments sur un « il » définitivement hors de la scène, qui, présent, obligeait au silence. Ce discours autour du pharmakos souligne la parenté entre le roman à énigme et la tragédie, dont l’origine se trouve peut-être, pour Pierre Vidal-Naquet, dans le « chant déclamé à l’occasion du sacrifice du bouc (tragos) » (Vernant et Vidal-Naquet, 1988 : 91).

Cet acte ritualisé achève un processus, commuant les pulsions impures en un seul geste sacré qui a vocation à purger la communauté avant qu’elle ne se livre à sa propre logique de destruction :

Quand elle n’est pas satisfaite, la violence continue à s’emmagasiner jusqu’au moment où elle déborde et se répand aux alentours avec les effets les plus désastreux. Le sacrifice cherche à maîtriser et à canaliser dans la « bonne » direction les déplacements et substitutions qui s’opèrent alors. (Girard 1972 : 21)

Cependant, le roman policier classique ne montre pas directement le cheminement qui mène au sacrifice : il commence par ce qui n’est même pas une mise à mort, mais un mort déjà froid, pour dissimuler la montée de la violence communautaire qui a abouti à la mise à mort – ce que rétablira le thriller par le déplacement structurel de la mise à mort. Le discours de l’enquêteur, reconstituant les faits, ne fera qu’en montrer le processus, sans en restituer la tension, aseptisant le sacrifice.

Mettre en scène la mort pour ne plus la craindre

Lire le crime fondant le roman policier comme un sacrifice permet de comprendre cette étrange absence de répercussion affective face à la disparition qui inaugure le texte, autrement dit de deuil. Tout se passe comme si ce deuil était renvoyé dans l’avant-texte, précédant ainsi le décès lui-même, et même plus loin encore, dans un hors-texte qui le tient muselé, hors d’état de nuire6.

C’est d’autant plus frappant que la mort est brutale et criminelle, la règle 18 de Van Dine proscrivant accident et suicide. Dans une nouvelle de Doyle, Six pépins d’orange (Doyle 2009), un jeune homme, John Openshaw, vient désespérément requérir l’aide de Sherlock Holmes, se sentant menacé après plusieurs décès violents dans son entourage. Or, le détective, privilégiant la réflexion sur l’action, s’avère décalé par rapport à la réalité : on retrouve le jeune homme noyé dans la Tamise alors qu’Holmes en est encore aux supputations. Cela blesse son orgueil et fouette son intelligence, dès lors, il boucle l’enquête en deux pages, avec la rapidité que la sauvegarde de John Openshaw eût exigée précédemment. Mais nul ne se lamente sur la disparition prématurée d’un tout jeune homme, Watson se contentant d’exalter le fait qu’il a été vengé.

Si nous citons cet exemple, c’est qu’il illustre la case vide du deuil dans le roman policier classique, et ce, bien qu’il échappe à la forme traditionnelle du roman d’énigme de type anglais, où le cadavre gît en première page. Ici le mort n’est pas encore mort : comme dans le thriller, il est en sursis, et il parle, il supplie, ce qui devrait provoquer l’attachement du lecteur à sa cause, donc une souffrance face à la mort qui survient, un deuil à faire ; mais celui-ci est recouvert par le texte de l’enquête, escamoté dans une fin précipitée. On en arrive peu ou prou au même résultat que dans la forme orthodoxe : le mort ne fait pas naître une émotion – celle de Holmes, notée par Watson, résulte de son orgueil blessé, mais une enquête, c’est-à-dire un texte, par un tour de passe-passe habile, une complaisante « substitution7».

Rien de hasardeux dans l’entreprise littéraire qu’est le premier roman policier. Dans le contexte de progrès scientifique de la deuxième moitié du XIXe siècle, la mort, Philippe Ariès le souligne, ne pouvait constituer qu’un « scandale8». Le genre policier qui apparaît alors va se charger de liquider ce désordre. Car commencer par la mort, c’est l’affronter, en inversant le déroulement inexorable de la chronologie. En ouvrant un roman policier, le lecteur sait qu’il va être invité à remonter le temps, à rétablir ce qui a été oblitéré, à faire resurgir le disparu. Le roman policier fait donc à l’évidence partie de ces « fictions de la fin » dont Paul Ricœur (1984 : 45) dit qu’elles « ont à faire avec la mort sur le mode de la consolation9». Dans de nombreuses enquêtes, on a le sentiment, par le fait d’une curieuse ellipse, qu’en triomphant du criminel, le détective a vaincu la mort. Elles se soumettent en cela aux préceptes religieux et mythiques, qui encouragent la marche vers l’avant et la lutte contre ce qui pour Freud est la plus primitive des pulsions : la pulsion de mort 10.

D’où une discipline générique particulièrement rigide, des exhortations, comme celle de Marjorie Nicholson dans les années 1930, réclamant toujours plus d’objectivité, contre l’irruption de l’émotion 11. Il s’agit, comme l’exigeait Van Dine, que le jeu proposé soit purement intellectuel : la règle n° 2 bannit les intrigues amoureuses, qui pourraient perturber la mécanique des opérations proposées. D’ailleurs, Borges attribuait à Poe l’invention d’une nouvelle conception de la littérature comme « fait intellectuel », « comme une opération de l’esprit et non de l’âme » (Borges 1983 : 292). L’auteur doit s’appliquer dès le départ à ce que le mort ne soit pas mortifiant : les règles prescrivent que la victime ne soit pas spécialement sympathique, afin de ne pas susciter la moindre identification. Pas la moindre compassion, pas la moindre révolte – ce qui explique que le cadavre découvert ne soit pas celui d’un enfant. Il convient aussi de jouer habilement du point de vue, pour que l’absent reste bien absent et que le lecteur ne s’intéresse qu’aux vivants.

De cette façon est escamoté le sentiment de culpabilité, qui pour Freud est justement responsable de la peur face à la mort personnelle, primitivement inconnue de l’inconscient, alors même que cet inconscient souhaite la mort d’autrui. Ainsi le deuil est-il posé comme accompli, car le détachement du lecteur vis-à-vis du mort, partant le rabaissement ou la minimisation de la tache originelle, est une des conditions de la consolation que le roman procure, par sa texture même : le langage. Le discours du détective classique intervient finalement comme une remise à l’heure nécessaire socialement pour que soient renvoyés dans l’oubli les instincts de mort et que la vie reprenne son cours, vers l’avant.

Les mots recouvrent donc la culpabilité, ce qui constitue pour Edmund Wilson l’unique ressort de l’intérêt narratif policier entre les deux guerres mondiales : ce roman fournit la résolution imaginaire en un temps limité d’un seul problème, renvoyant à l’infinité des problèmes réels, liés au sentiment d’une faute12. Selon le degré d’ouverture ou de fermeture de l’œuvre, l’auteur laissait plus ou moins en suspens la suspicion généralisée précédant l’identification du criminel, stade où chacun pouvait reconnaître sa propre implication dans la faute. Pour W. H. Auden (1983 : 120), cette façon de faire envisager au lecteur son propre péché détermine l’intérêt du roman policier anglais, équivalent à la confession pour une société protestante ne pratiquant pas cette catharsis.

Cette caractéristique policière persiste dans le polar : « Le mort n’intéresse la société que dans la mesure où elle peut trouver l’assassin et lui administrer un châtiment « exemplaire » », médite le détective des Mers du Sud. « Avec tout ça je dois reconstituer un an de la vie d’un mort, ça semble grotesque. Qu’est-ce que ça peut lui faire au mort cette année-là ? Mais du mort tout le monde s’en moque. Chaque mort révèle l’inexistence de l’humanisme » (Montalbán 1988 : 85). Le cadavre, incipit obligé, devient totalement accessoire, selon le constat de Theodor Adorno :

Depuis la décadence du roman policier telle qu’elle se manifeste dans les livres d’Edgar Wallace, qui semblaient se moquer des lecteurs par le peu de rationalité, de construction, les énigmes non résolues et les exagérations grossières, et qui en cela anticipaient de façon grandiose la représentation collective de la terreur totalitaire, le genre de la comédie macabre s’est développé. Alors qu’elle continue à prétendre se moquer de la fausse horreur, elle détruit les images de la mort. Elle présente le cadavre en ce qu’il est devenu, un accessoire. (Adorno 1980 : 216-217)

Néanmoins le sacrifice originel a eu lieu, indéniablement. De nombreuses formes policières, hard-boiled, polar, roman noir, s’en emparent même avec ostentation : là où le roman anglais posait le cadavre sobrement, comme simple condition sine qua non du jeu logique ainsi proposé, ces romans compensent l’avant-texte absent qu’est la montée de la tension ayant abouti au meurtre par l’exhibition d’une dépouille dès les premières pages. Le cadavre par son état atroce résume la violence, la suggère, laisse l’imagination du lecteur supposer le déchaînement qui a fait de ce corps un tas de chair :

Bordel de merde de vérole de cul ! balbutia Lituma en sentant qu’il allait vomir. Dans quel état ils t’ont mis, petit. Le gars était à la fois pendu et embroché sur le vieux caroubier, dans une position si absurde qu’il ressemblait davantage à un épouvantail ou à un pantin de carnaval démantibulé qu’à un cadavre. Avant ou après avoir été tué on l’avait réduit en charpie, avec un acharnement sans bornes : il avait le nez et la bouche tailladés, des caillots de sang séché, des ecchymoses et des plaies, des brûlures de cigarette sur tout le corps et, comme si ce n’était pas assez, Lituma comprit qu’on avait aussi tenté de la châtrer, parce que ses testicules pendaient jusqu’à mi-jambe. (Vargas LLosa 1989 : 9)

L’incipit du roman devient alors le lieu d’une description appliquée ; la mise en scène du cadavre fait partie du contrat de lecture, suscitant une émulation entre les écrivains, jusqu’à l’excès observable dans un succès de librairie comme L’Homme aux lèvres de saphir d’Hervé le Corre. Le corps martyrisé que le héros découvre n’est pas encore froid, et le voyeur malgré lui se retrouve face au criminel : « Il sait qu’il n’oubliera pas de sitôt ce masque-là, surgi d’un carnaval funèbre ou d’une danse macabre » (Le Corre, 2004 :11). La surenchère est frappante, visant à capturer le lecteur, comme dans Le Chien d’Ulysse de Jim Nisbet, dont l’incipit, digne du Nouveau Roman, détaille la progression d’une tarentule sur un homme dont on comprendra qu’il s’agit du cadavre programmé. Dans le roman policier, la mort n’est donc finalement ni inattendue ni scandaleuse, au contraire, c’est son absence qui le serait !

Garantie supplémentaire contre l’affect, l’aspect générique du roman policier, parce qu’il induit la répétition, va encore affaiblir le pouvoir de la mort, tellement privée de la sidération qu’elle provoque dans la réalité qu’elle en devient un cliché. L’auteur pourra donc en rajouter dans l’horreur, la jouissance ressentie face à la mort d’autrui s’exprimera sans complexe, sans culpabilité. Par ce jeu de « cacher-montrer », l’écrivain assure au lecteur une « prime de séduction », un plaisir sans culpabilité et la levée des résistances (Bellemin-Noël 1978 : 27-35). Montalbán joue à la multiplier dans Les Thermes, puisqu’il s’agit là de mettre en scène plusieurs morts consécutives dans le même roman, avec des variations délectables.

Car progressivement, la distance a pris la forme inévitable de l’ironie, et Julia Kristeva, théoricienne de l’intertextualité, l’a bien compris, dans Possessions, un policier empreint de psychanalyse, qui commence par la découverte à Santa Barbara du corps d’une femme décapitée. Si la parodie est, comme le dit Roland Barthes (1970 : 52), « l’ironie au travail », rien d’étonnant dès lors que le roman policier parodique ait amplifié ce jeu avec l’horrible, s’appliquant à des descriptions détaillées du mort, ou à des mises en scène grotesques, tel le cadavre mis en conserve dans du marc de verjus, dans L’Air d’un crime, de Juan Benet.

En prenant une distance critique avec l’hypotexte, la parodie éloigne la cruauté du sens propre, c’est-à-dire la dure réalité de notre mort personnelle. Philippe Forest le rappelle, les textes qui nous confrontent à la mort d’autrui servent au lecteur d’« expérience première » pour sa propre disparition. Au contraire, le jeu parodique avec l’intertextualité éloigne le lecteur de la réalité, l’enfonçant dans une littérarité épaisse où s’enfouissent ses peurs, plusieurs couches de fiction le protégeant hermétiquement des réalités mortifères, du sentiment de sa propre finitude. La reproduction fictive vaut mithridatisme. Le deuil n’a pas de fin, puisqu’il n’a pas même de début.

Retrouver le poids du mort

Le roman policier classique comme le polar constituent donc une réponse organisée et efficace à la question de la mort, prétexte à un jeu intellectuel où la jouissance prend innocemment place, le deuil se trouvant ainsi hors sujet. Cependant, d’autres ancêtres du genre policier, qu’on remonte à Œdipe-Roi ou qu’on pense à Crime et Châtiment, ont laissé persister çà et là dans le champ générique la culpabilité, qui donne à la disparition d’autrui un écho et un poids qui se renforcent aujourd’hui. Depuis le roman noir, le crime n’est que le symptôme d’un phénomène plus large, l’Autre est en nous et hors de nous. Ce phénomène s’est amplifié dès la fin du XXe siècle. Whodunit ? Qui a tué ? On le sait, ou on l’ignore à la clôture du roman, mais on sait que le « qui » ne pourra se borner à un individu. Le « je » éclaté de la postmodernité, hanté par le dédoublement, s’exhibe dans la figure de l’enquêteur, dans la recherche du criminel ou du disparu, dans l’identification qu’ils provoquent. Par ailleurs, la fixation sur le meurtre, qui fonde le genre, satisfait un besoin de regard en arrière, un mouvement régressif vers les pulsions meurtrières refoulées, donc un retrait complaisant dans les instincts de mort, à l’œuvre dans les polars les plus sombres de l’époque actuelle13.

Dès lors, dans le camp des victimes, à rebours des précautions prises par le premier roman policier, apparaît de façon symptomatique l’enfant. « Plus la crise est aiguë, plus la victime doit être précieuse », affirme René Girard (1972 : 33). L’œuvre de René Belletto en constitue l’illustration parfaite. Dans L’Enfer, l’enfant-victime, Simon, est énucléé, et la portée sacrificielle de ce crime est explicite : la Cantate 82 de Bach, Cantate de la Purification, ponctue le roman ; se rendant sur les lieux du sacrifice, le narrateur rappelle la signification de cette œuvre : « […] et je sifflais le thème de la dernière aria de la Cantate n° 82, pour la Fête de la Purification, tandis que le monde s’apprêtait à sa grimace la plus hideuse […] » (Belletto, 1986 : 372). Simon est symboliquement immolé et la tension violente retombe.

Néanmoins chacun des personnages endosse sa part de responsabilité, et le narrateur/enquêteur le premier, coupable d’avoir joué mentalement avec cette idée d’énucléation, « complice occasionnel et vierge de tout forfait réel » (251). Le criminel Lichem agit après le narrateur Michel, donc, dirait-on, selon son plan, parce que Lichem est une projection du narrateur lui-même, de ses pulsions sadiques et de sa culpabilité ; Michel ne se fait pas le double de Lichem, c’est Lichem qui est le fruit d’une opération de dédoublement, d’accroissement vers le mal de la part de Michel14.

De surcroît, en nous séduisant par le rire ou les larmes, le narrateur/enquêteur de L’Enfer s’assure de notre complicité, fait de nous ses doubles. Si les indices textuels comme le jeu de noms inversés (Michel/Lichem) sont si nombreux, tissant une toile d’araignée obsédante, c’est que nous devons absolument accéder à la vérité avant même que le narrateur ne nous la dévoile, pour le soulager d’une part de sa culpabilité à avoir imaginé un tel crime, si odieux15.

Le crime est présenté ainsi dans les trois romans du cycle lyonnais de Belletto. Dans Le Revenant, l’auteur met tout en œuvre pour nous convaincre que le fils du narrateur va mourir ; il meurt effectivement, brutalement, quelques jours après une chute, son père l’ayant curieusement exposé au danger. Même si une autorité médicale est déléguée dans le récit afin de convaincre le lecteur que ce décès est sans lien avec l’accident, lorsque le narrateur finit par avouer qu’il se sent coupable, ayant au fond désiré cette mort, il communique cette culpabilité au lecteur, par la prescience qu’il lui a imposée.

Il n’y a alors dans les romans de Belletto nulle compensation permise, nul rachat envisageable. Son dernier roman, Hors la loi, impose encore ce deuil impossible, dans une accumulation de morts. La petite Lucie voit ses parents se faire assassiner d’une balle en pleine tête, et reste longtemps à se « repaître » (Belletto 2010 : 79) de quelques vers mystérieux que son père lui a transmis le jour de sa mort. Puis Cathy, 12 ans, « la plus intelligente », « la plus charmante » (55) des élèves du narrateur – déjà inconsolé depuis la perte de sa compagne –, est enlevée, « pure épouvante, [qui] dépassait [s]es pires appréhensions » (95). Le même mécanisme de prescience/prolepse observable dans le cycle lyonnais fonctionne, avec par conséquent la même charge de culpabilité, d’autant plus que le narrateur est effectivement suspect n°1 à cause des relations qu’il entretient avec ses élèves préférées en dehors de la classe – en tout bien tout honneur, le style candide utilisé ne permet pas de soupçons ! Cathy est retrouvée, le corps martyrisé. L’effacement de la faute est ici assuré par la victime elle-même, qui ne s’éveille du coma que pour innocenter son professeur, et le texte la fait alors mourir pour de bon.

L’enfance suppliciée ou tuée n’offre pas d’issue, sauf textuelle : d’abord le dédoublement, la réduplication ; un autre personnage naît du personnage défunt, toujours selon l’esthétique du double. Lucie devenue grande est tuée brutalement elle aussi par le texte, au motif fallacieux d’une « septicémie » à partir d’un « foyer infectieux, traîtreusement dissimulé » (120) ; mais elle a accouché de Clara, créature sans père, qui sera heureuse grâce à la seconde issue textuelle : un saut générique permet de superposer au roman policier et à ses morts bien morts les solutions du roman de science-fiction, une échappée hors du principe de réalité via une soucoupe volante antidote à la mort.

C’est dire s’il n’y a pas d’issue si l’on en reste au genre policier, parce que la perception moderne du polar surexpose au deuil, ce que le cortège des morts dans les œuvres de Belletto démontre largement, substituant à la logique progressive, une logique concaténatoire, les morts se succédant comme de cause à effet, alternant mort violente d’origine criminelle et mort subite d’origine naturelle. La conjugaison de ces deux types de décès révèle leur mystère commun, leur insondable nature. En effet, dans Hors la loi, ni la mort des parents de Lucie ni celle de Cathy ne seront élucidées. La déception du lecteur est diégétisée par le personnage du père de Cathy, inconsolable au point de vouloir se venger sur celui qu’il pense coupable (le narrateur !), puis, convaincu de son erreur, de se suicider en se tirant une balle… dans la bouche.

Ainsi, la modernité défait ce que le roman classique avait ficelé, suivant l’analyse de Philippe Forest (2010 : 48) : « Là où l’épopée et la tragédies antiques […] existaient afin d’exprimer l’ordre unanime et retrouvé de la Cité, le roman moderne laisse toute parole de réconciliation béante, abandonnant cette parole à l’aporie d’un déchirement qui la rend perpétuellement inquiète. » Le premier roman policier, parfait « ne-pas-vouloir-dire » (Derrida), avait la même vocation cathartique que l’épopée et la tragédie, amplifiée par l’élision de la souffrance exprimée largement par ceux-ci et la simplification de la question du mal. L’effet produit dans les romans dont nous parlons est donc encore plus frappant que la dynamite a été posée à l’intérieur du même genre, élaboré précisément pour sa solidité, et dont la structure rigide se trouve alors retournée.

Le deuil impossible est alors exprimé par ces enquêtes interminables, et si on joint à cela la présence des enfants dans le carré herméneutique, on est assuré d’un surcroît de souffrance. C’est le cas dans le dernier roman de Belletto, comme dans Disparitions de Natsuo Kirino : là aussi, le drame n’intervient pas tout de suite, on a le temps de s’attacher à l’enfant qui va disparaître, Yuka, laissant sa mère, Kasumi, le personnage central du roman, dans un désespoir absolu, des questions sans fin, une incapacité totale à faire son deuil, un exil intérieur qui lui fait lâcher prise et agir contre les codes sociaux.

Des années après, la mère croit toujours sa fille vivante et elle laisse dériver sa vie, cherchant des traces. « On ne peut faire l’économie du désespoir » (Kirino 2002 :138), lui dit son mari, qui restera du côté de la vie en s’occupant de leur seconde fille, tandis que Kasumi se noie – les images aquatiques et morbides abondent dans le texte –, prise dans un intense sentiment de culpabilité qui s’exprime à chaque page : elle-même s’est enfuie toute jeune, sans « même donn[er] de signe de vie » (12) à ses parents, alors qu’elle vivait près du lieu où a disparu sa fille, aux abords du même lac. De plus, Yuka s’est évaporée alors que sa mère, occupée avec son amant, ne veillait pas sur elle. L’enfant semble le prix à payer pour les péchés du passé et pour ceux du présent. Kasumi quitte son amant et finira par revenir vers sa propre mère, sans s’en trouver pour autant purifiée. La douleur qu’elle ressent indéfiniment ne rachète rien de ses fautes passées.

Sur sa voie incertaine, ces courants aquatiques signifiant l’exact contraire des pistes balisées de l’enquêteur classique, elle rencontre un « inspecteur atypique » (193) ; la disponibilité de ce dernier s’avère à la fois totale et limitée : il est en arrêt maladie pour un cancer en phase terminale ! S’il a choisi de mener l’enquête, c’est par orgueil, avec la certitude de savoir raisonner, mener l’enquête froidement. Mais avant de mourir, il se mue en une créature fragile, qui trouve des scénarios expliquant cette disparition dans ses propres rêves. Il meurt en pleurant, sortant d’un de ces songes divinatoires : « C’était comme si c’était lui qui avait tué Yuka. C’était son vrai visage, il venait de le comprendre » (499). Devant la dépouille de l’inspecteur, Kasumi admet enfin la mort de sa fille, et, au-delà, sa solitude absolue. « Elle allait survivre » (504), conclut le texte, avant de donner au lecteur la vraie version de cette disparition, inespérée, et par Yuka elle-même. Mais le roman se clôt sur une phrase tout aussi mystérieuse : « Il va me tuer », phrase au sujet anonyme, couperet aux espoirs du lecteur, lequel doit encore affronter la mort en face : « Elle tend son cou menu comme pour lui dire : « Tue-moi vite ». »

On pourrait alors reprendre le roman à son début, par la page « fait divers » reproduite telle quelle : le roman n’a pas progressé, la disparue a disparu, rien n’est déjoué. L’absence de clôture policière (l’enquête n’aboutit pas, l’enquêteur cancéreux meurt) manifeste non seulement l’aporie de la mort, irréductible à un jeu logique, mais aussi l’impossibilité de clore ce qu’une disparition a ouvert, l’impuissance face au scandale de la mort d’un enfant innocent, sacrifié à ce « temps du nihilisme » évoqué par Philippe Forest (2010 : 40).

Ree, dans un Hiver de glace, de Daniel Woodrell, une enfant femme de 16 ans, illustre parfaitement cette expression : abusée sexuellement, elle éduque ses frères pour qu’ils affrontent ce monde gelé sans y perdre leur âme. Elle s’occupe de tout, car dans cette glace sa mère est redevenue enfant, in-fans, et que son père hors la loi a disparu. Elle l’attend. Le roman, étiqueté « thriller », est l’épopée de cette jeune fille qui va peu à peu se confronter à la réalité de la mort de son père : comme dans le roman de Kirino, « disparition » vaut « mort », euphémisme qui rend nécessaire un récit qui figure le trajet de l’euphémisme à la réalité brutale, dépouillement de l’écran du langage qui protège de la prise de conscience de la finitude. Comme Kasumi, Ree chemine, petite fille au « capuchon vert » (Woodrell 2007 : 65) et le décor choisi par Woodrell, cet hiver glacial, symbolise parfaitement cette épreuve qu’est la vérité.

Le corps manque à l’incipit, comme dans Disparitions, vide impossible à combler. Symboliquement, le roman de Woodrell montre l’impossibilité du deuil sans corps : Ree se trouve dans l’obligation absolue de retrouver ce corps, parce que sans lui elle perdra sa maison, hypothéquée par son père : attester la mort du père par l’exhibition de son corps, c’est se libérer d’une obligation susceptible de compromettre son propre accomplissement. Le chemin vers ce cadavre est long et périlleux, jusqu’au sacrifice : Ree se fait passer à tabac par sa communauté. Elle vit des jours durant dans une douleur atroce ; une femme lui donne ses propres médicaments pour la soulager – un traitement pour hystérectomie. Cette castration symbolique faite, les mêmes sorcières qui l’avaient brutalisée vont l’acheminer vers le mort ; mais il est pris dans les glaces d’un marécage, et l’ultime épreuve consistera pour Ree, après avoir vainement tenté d’arracher le corps aimé à l’eau gelée, à couper les mains de son père, dont elle ne devra pas connaître l’assassin, sous peine de mort. Elle paie ainsi une ultime dette, son père ayant été tué pour avoir enfreint les règles de sa communauté. À travers le motif de la dette et de la castration se perçoit ce que la mort d’un proche requiert. Le chemin vers le deuil n’amène pas une libération (l’excipit décrit l’étreinte finale entre Ree en larmes et son oncle) ni une révélation (savoir serait mourir) ; peut-être simplement, à défaut d’une renaissance, une reconnaissance : « T’es quelqu’un, petite » (181). Mais il faudra alors avoir tout affronté, y compris l’ignorance.

À travers ces exemples, une évidence s’impose : le poids du mort provient d’un carré herméneutique déterminé par les liens familiaux. La composante autobiographique brouille définitivement le jeu et promet l’inconnu dans l’équation policière, comme le démontre à l’envie l’œuvre de James Ellroy, qui s’est emparé du genre pour manifester le deuil impossible de sa mère assassinée, son Dahlia noir.

La question du deuil constitue donc un prisme éclairant pour observer les modifications génériques du roman policier ; il est clair que cette mise en texte de la mort a d’abord eu pour mission de la nier en tant que telle et dans ses implications affectives. La raison menait l’enquête, garantissant au principe de plaisir un jeu plus ou moins cruel avec la mort d’autrui. Sur la même partition, l’interprétation moderne va bousculer le genre : exit la raison, exit l’enquête, exit l’enquêteur. La structure en boucle laisse la place au non-dit du deuil infini, à l’ambiguïté de la mort. Pour reprendre les mots de Philippe Forest, l’écrivain « fossoyeur » est devenu « nécromancier » (2010 : 121). Car le roman moderne veut se souvenir de ce que le roman policier classique renvoyait dans l’oubli, il dresse des individus contre le groupe, leur faisant affronter leurs responsabilités et la brutalité de leur condition humaine.

  1. 1« Les armes utilisées dans le roman noir (colt, fusil, poignard, couteau) n’ont pas d’action différée mais parlent un langage direct et immédiat. Ils deviennent les instruments mythiques de la fatalité qui frappe les mortels. » (Evrard 1996 : 121)
  2. 2Le romancier S.S. Van Dine publia en septembre 1928 dans L’American magazine vingt règles censées garantir la loyauté du combat entre auteur et lecteur et la pureté intellectuelle du jeu proposé.
  3. 3« L’obscur sentiment de culpabilité qui écrase l’humanité depuis les origines et qui dans maintes religions s’est condensé en l’hypothèse d’une faute originelle, d’un péché héréditaire, est vraisemblablement l’expression d’un crime de sang, dont s’est chargée l’humanité originaire. » Ce crime consisterait en un « parricide, le meurtre du père originaire de la horde humaine primitive, père dont l’image mnésique a été transfigurée en divinité. » (Freud 1981 : 30-31)
  4. 4« Mais ce qui est vrai dans toutes les métaphysiques œdipiennes, au-delà de leurs mythologèmes, c’est que, même si elles ne reflètent pas quelque crime produit par l’imagination, elles reflètent pourtant un point sombre, un incognito du commencement. De ce point de vue toute recherche de causes reste apparentée à la forme œdipienne qui ne se contente d’ailleurs pas de traiter d’une simple inconnue de nature logique, mais aussi de quelque chose de suspect qui inquiète, qui peut même s’ignorer soi-même. » (Bloch 1983 : 278)
  5. 5« La victime émissaire meurt, semble-t-il, pour que la communauté, menacée tout entière de mourir avec elle, renaisse à la fécondité d’un ordre culturel nouveau ou renouvelé. » (Girard 1972 : 381)
  6. 6« L’en-deçà des mots par rapport aux choses, stéréotype populaire, trouve ici son accomplissement dans le retard normal du récit par rapport à l’antériorité fulgurante du déjà fait, du mort bien mort, donc d’une action essentiellement et largement préexistante à tout texte consommé ou publié. » (Colin 1989 : 55-56)
  7. 7« Déclenchant le mouvement de la substitution, la mort ou le meurtre figure la case vide qui fait fonctionner le système du récit : le récit n’est dès lors lui-même qu’une dynamique de la substitution qui essaie de comprendre – au sens spatial, c’est-à-dire d’arrêter, de totaliser, de dire le mouvement de la substitution. » (Felman 1983 : 34)
  8. 8Ariès (1977 : 58) évoque le « malaise provoqué par la persistance de la mort dans un monde qui élimine le mal : le mal moral, l’enfer et le péché au XIXe siècle, le mal physique, la souffrance et la maladie, au XXe [ou XXIe] siècle. La mort devrait suivre le mal auquel elle avait toujours été liée dans les croyances, et disparaître à son tour : or elle persiste, et même ne recule plus. »
  9. 9« Peut-être l’art exige-t-il de jouer avec la mort, peut-être introduit-il un jeu, un peu de jeu, là où il n’y a plus de recours ni de maîtrise. » (Blanchot 1955 : 109)
  10. 10« S’il nous est permis d’admettre comme un fait d’expérience ne souffrant pas d’exception que tout être vivant meurt, fait retour à l’anorganique pour des raisons internes, alors nous ne pouvons que dire : le but de toute vie est la mort et, en remontant en arrière, le non-vivant était là avant le vivant. » (Freud 1981 : 82)
  11. 11« Nous nous sommes révoltés devant une littérature subjective et nous souhaitons la bienvenue à une littérature objective ; nous fuyons devant l’émotion pour écouter l’appel de l’intellect. » (Nicholson, in Narcejac 1975 : 242)
  12. 12« Pendant ces années, le monde a été traversé par un sentiment omniprésent de culpabilité et par la peur d’un désastre menaçant qu’il semblait inutile de vouloir écarter, parce qu’il ne paraissait jamais vraiment possible d’en fixer les responsabilités. Qui avait commis le crime originel, qui allait commettre le prochain ? » (Wilson 1983 : 89)
  13. 13L’instinct de mort est responsable de la structure même d’un certain roman noir. « On appelle cette fascination et cette fuite devant l’inéluctable le suspense. » (Demure 1997 : 163)
  14. 14En parlant des personnages de Dickens, Belletto (1994 : 86) a cette phrase qui semble faite pour son œuvre : « L’illusion consiste à se persuader, à force de fausseté et de mauvaise foi, que l’autre existe, à se dissimuler qu’il est une projection de soi et de ses désirs coupables. […] la chaîne des doubles est sans fin, le bien et le mal sont constamment interchangeables, tout est illusion d’optique, ce qu’on croyait être le motif diabolique d’une tapisserie est aussi le fond d’une autre tapisserie, ou de la même […] ».
  15. 15« Le livre, par l’envoûtement de ses répétitions obsédantes, de ses ondes de sonorités et de sens sans cesse prolongées, des visions suscitées de diverses manières, et parfois par l’aspect même des mots et des lettres, nous “embobine” littéralement, nous ligote et nous endort, et fait surgir en nous l’idée et les mots du meurtre, un meurtre dont Dickens nous fait les complices et même se décharge sur nous. » (Belletto 1994 : 88-89)