L’éclipse de la morte-sans-cadavre

L’Éclipse explore la « mort-vivante », la mort alors qu’on est encore vivant. Cette expression désigne pour Serge Rezvani les quinze années pendant lesquelles sa femme a été frappée d’Alzheimer. Quinze années de dégénérescence pour elle, de douloureuse survie pour lui. Le texte pose ainsi la question du deuil de la « mort sans cadavre », du deuil de la vivante départie de son « âme neuronale ». Peut-être l’écriture est-elle d’ailleurs l’un des mécanismes qui permettent de faire le deuil de la femme aimée : lettres adressées à celle qui ne peut plus lire, remontée le long de la mémoire et du bonheur passé, copie de belles pages d’amour écrites autrefois par une femme aujourd’hui incapable de graphier son prénom, invention de mots nouveaux et poésie de la langue dans une quête pour dire l’indicible et retrouver l’envie d’écrire, autant d’artifices pour tromper la mort-vivante, en attendant l’arrêt des fonctions biologiques et la disparition totale d’un enfin-cadavre.

Alors qu’on attendrait les images topiques du zombie et du fantôme, ce sont celles obsessionnelles du parasite et du corps démembré qui envahissent les pages. La peur de la décomposition hante l’auteur. Le texte, écrit notamment pour payer les frais occasionnés par la maladie, semble jouer bien plus que le rôle prosaïque de source de revenus. Il est également davantage qu’un simple ancrage dans le bonheur de jadis ou dans un possible espoir de régression de la maladie. Il apparaît en réalité avant tout comme une propédeutique au désespoir et au travail du deuil et comme un travail de composition littéraire capable de recomposer un être brisé.

À des années-lumière de L’Éclipse

Pour comprendre un texte autobiographique comme L’Éclipse, si empreint d’amour et de souffrance, un détour par la vie de l’auteur s’impose. Serge Rezvani naît en 1928 en Iran, d’une mère incestueuse au corps cancéreux amputé et traumatisant et d’un père magicien itinérant. Rezvani, qui se définit lui-même comme un artiste « pluri-indisciplinaire », est un peintre, écrivain et auteur-compositeur de chansons. Il a ainsi composé plusieurs chansons célèbres comme « Le Tourbillon de la vie » (interprétée par Jeanne Moreau dans le film Jules et Jim) et « J’ai la mémoire qui flanche » (chansons signées sous le pseudonyme de Cyrus Bassiak).

En 1950, après une enfance et une adolescence tourmentées, Serge rencontre Danièle, qui devient dans son œuvre Lula, muse solaire envoûtante dont il retombe amoureux chaque jour pendant plusieurs décennies. Serge Rezvani raconte : « son amour tomba sur moi, son amour m’enleva à la mort. Son amour effaça la maladie et la mort pendant toutes ces années… oui pendant ces cinquante années !.. » (192). Les deux premiers écrits de Serge Rezvani, Les Années-lumière (1967), puis Les Années Lula (1968), deux autobiographies, le consacrent en tant qu’écrivain et lui valent la reconnaissance du milieu littéraire et du public. Serge et Lula (les appeler par leur prénom s’impose une fois qu’on a lu L’Éclipse tant on a l’impression de les connaître) vivent ensemble cinquante années de vie parfaite à La Béate, la maison varoise bien nommée abritant leur symbiose. Rezvani évoque ce bonheur au fil de L’Éclipse, en se remémorant les échanges qui l’ont uni à sa femme : conversations, regards, sensualité, sexualité, partage esthétique par la littérature, la peinture et la musique. Bertrand Py, directeur littéraire aux éditions Actes Sud, admirateur du travail de Rezvani, affirme que Lula « fut l’inspiratrice et la destinataire de toute une vie vécue pour la séduire un peu plus chaque jour. […] Il aimait qu’elle lise par-dessus son épaule, qu’elle soit là. Et plus que tout, qu’elle soit heureuse » (Py).

L’éclipse de la muse solaire

Pourtant, une maladie terrible va progressivement happer Lula et l’éloigner de Serge, va annihiler « la perfection sereine » de la Béate et la remplacer par l’enfer d’une demi-vie. En effet, le 11 août 1999, à midi trente, Serge Rezvani a rendez-vous chez un neuropsychiatre avec sa femme qui souffre de troubles de la mémoire. L’événement astronomique hors-norme que constitue l’éclipse solaire observée en France ce jour-là devient pour Serge Rezvani le symbole de la disparition de sa femme derrière le trou noir du diagnostic confirmé ce même jour à cette même heure fatidique : Alzheimer. Mais dans le cas de Danièle Rezvani, l’éclipse sera définitive. Aucune chance de guérison, de retour à la lumière n’est envisageable. La douce harmonie du couple bascule alors de la lumière à l’ombre. Lula autrefois « elle-moi » devient « la Nouvelle » ou encore « l’Autre ». Entre ces deux extrêmes surgissent parfois, brièvement, quelques fulgurances de l’« âme neuronale » de Danièle, des lueurs de lucidité, des restes de lumières stellaires.

Le deuil paradoxal de la morte-sans-cadavre

Il ne s’agit donc pas d’une mort physique mais de la disparition de ce que Serge Rezvani nomme « l’âme neuronale » : il s’agit pour lui du noyau intime qui constitue la personnalité, l’esthétique et la pensée d’un individu, qui fonde l’unicité de son être. L’âme neuronale de Lula, évoquée de manière récurrente et nostalgique, est lentement dissoute par la maladie. « Physiquement elle était toujours la même » (12). Ce n’est pas le corps qui va être rongé et décomposé par la mort. C’est l’âme neuronale qui est diluée, grignotée, parasitée ; autant de leitmotiv, de menaces de « dégradation » qui mangent parallèlement l’envie de vivre et de créer de Serge Rezvani. Lula devient « cet être intérieur touché d’absence en train de se rassembler autour du grain compact de l’informe maladie qui pren[d] place en elle » (12). La belle lumière de l’âme neuronale est remplacée par de l’antimatière, sombre et vorace. C’est un nouveau « noyau personnel » (51), dur, égoïste, prétentieux, auquel est confronté chaque jour, et de plus en plus, un homme désespéré et seul. Lui pleure alors qu’elle rit de ses oublis et de ses maladresses. L’antithèse de « pleurs » et de « riait » (13) marque stylistiquement une rupture profonde et totale. Serge et Lula, même s’ils habitent encore ensemble à la Béate, vivent séparés. Elle est « ailleurs ». Le couple fait d’ailleurs à présent chambre à part. Le plus-que-parfait est utilisé pour parler de la période pré-Alzheimer. « Moi qui avais toujours adoré […] Maintenant ». De telles phrases binaires indiquent une scission entre le passé heureux et le présent maudit. Le plus-que-parfait revêt ainsi pleinement ses deux valeurs ; celle d’antériorité mais aussi et surtout celle d’action achevée. Fini le bonheur. Le présent devient un temps verbal frappé de peur et de douleur.

Le deuil est-il possible dans ces conditions ? Est-il souhaitable ? Et si oui, de quel deuil s’agit-il exactement ? S’il semble impossible de faire le deuil de l’être aimé alors qu’il n’est pas encore mort, comment aimer un corps vidé de son âme neuronale et dont même la ressemblance physique avec la femme d’avant semble progressivement s’estomper ? Le deuil, on le voit, ne peut être que paradoxal. Le texte est ainsi pétri de réseaux antonymiques : éclipse / fulgurances passagères, intérieur / extérieur, absence / présence, indicible / nécessité de célébrer le souvenir de l’Amour. L’expression logique de l’opposition structure une bipartition du temps en un avant et un après ; elle tente également de réconcilier le corps et l’âme de Danièle, de rapprocher les deux amants qui vivent maintenant dans deux réalités différentes. Le monde reste déchiré ainsi pendant de nombreuses années, baigné dans une demi-vie, basculant de plus en plus dans l’ombre. Le poète, peintre et compositeur, lié pendant quarante ans d’un amour total à sa femme et muse Lula, livre alors un texte autobiographique qui explore les conditions de sa survie auprès de sa « morte sans cadavre ». Cette expression, livrée un jour à Serge par une neuropsychiatre, structure le texte qui la reprend très souvent. En effet, l’auteur doit renoncer à faire son deuil de la femme aimée (pourtant bel et bien disparue) : pas d’enterrement, pas de condoléances, pas de vêtements noirs, pas de pleurs, pas de séparation physique radicale. Pas non plus de lente plongée dans l’oubli car le corps de l’être aimé continue d’errer aux côtés des vivants. Pas de coupure définitive non plus : le droit au désespoir absolu est refusé à l’auteur, car Lula est traversée de brefs instants de lucidité qui font réapparaître sous le masque de La Nouvelle la beauté, la souplesse et l’intelligence de la complice de toujours. Toutes les marques extérieures et toutes les étapes intérieures du deuil semblent donc repoussées à un instant ultérieur où le cadavre inhumé sera, étrangement, celui d’une quasi-inconnue dont la personnalité ne laisse plus affleurer que le pire de l’originale.

Présence de l’autre, absence de Lula. Solitude malgré l’omniprésence de la malade qui requiert des soins et de l’attention. Grande est la solitude de l’amant demeuré « seul, oui seul » (33), « seul avec elle » (54) et qui « parle en dedans avec celle d’avant » (60). Le caractère paradoxal de la situation est très sensible stylistiquement. De même, Serge dit de Lula : « sa présence déjà si remplie d’absence » (60), sa « présence vidée » (53) font que « c’est donc fini sans être vraiment fini » (57). Plus que le deuil de la femme aimée, c’est une acceptation de l’intruse qui est ici en jeu. Cette autre porte des « maquillages » « caricaturaux » (30), prémisses de masque mortuaire ou sourire tragique du clown. « Celle qu’elle est en train de devenir » (50) est une « étrangère greffée à » Serge (104). La « machine physiologique » est certes « en survie » (66) mais le sentiment qui domine est celui de la dilution, de la perte de repères et d’identité. Cette « perte vivante » (24) est vécue comme un « drame » (64). Une fois Lula « précipitée encore vive dans cet enfer » (169) se pose la question : « Qui est-elle maintenant » (27) ? Ce « elle », dont l’éloignement est mis en valeur par l’italique, désigne bien entendu la nouvelle femme qui a remplacé Lula. Une belle métaphore vient relayer celle de l’éclipse, entérinant cette fois le caractère irrémédiable de la disparition et traduisant le paradoxe de la morte-sans-cadavre. La nouvelle femme est « comme la lumière fossile d’une étoile, qui vous parviendrait alors que cette étoile est depuis longtemps éteinte » (77).

On peut se demander si ce n’est pas le deuil de lui-même tel qu’il s’est construit au fil de quarante années de vie commune que doit faire l’auteur. Ce sont en effet les marques personnelles de la première personne qui désertent le texte, au profit d’un « elle » résolument coupé de la situation d’énonciation du texte. « Mon-notre parcours » (21) devient le récit de la maladie d’« elle ». La disparition de Lula signe nécessairement la fin conjointe d’une certaine manière d’être au monde de Serge. Le trait d’union, trait de fusion, s’éclipse et laisse la place au démonstratif « celle ». « Et voilà qu’aujourd’hui cette entrée dans la mort-vivante de la femme tant aimée, sa lente et irréversible dégradation ne peuvent que rendre encore plus indicible le regard émerveillé que je porte sur nos si belles « années-lumière » » (105). Serge aimerait pouvoir partager une fois encore avec Lula le récit quasi-mythologique de leur vie d’amour. Ce récit, que seule Lula peut réellement goûter, transforme le prosaïque en une révélation mystique par le biais d’un accord sensuel et esthétique parfait. Le texte glisse ainsi parfois vers l’adresse directe à Lula, qu’il apostrophe, à qui il crie « tu me manques » (53). Serge insère d’ailleurs dans L’Éclipse des morceaux de texte écrits pendant les premières années où progressait la maladie ; il s’agit notamment de lettres adressées à Lula mais jamais lues puisqu’elle n’en était de toute façon plus capable. Les pages 40 à 43 apparaissent ainsi comme un cri d’amour et de douleur adressé à l’être aimé par delà le silence de la mort, comme une prière à l’âme neuronale de Lula. Dans un entretien, Serge Rezvani explique : « Je ne crois pas que Narcisse soit seul à se regarder ; au fond de l’eau, Ondine le voit. On ne peut s’aimer qu’à travers l’autre. C’est ce renvoi continuel de l’un à l’autre qui fait que l’amour et la vie s’enrichissent. Comme un point de couture qui revient en arrière pour aller en avant, cette boucle continuelle sur le passé enrichit le présent » (Moreau et Rezvani). Ondine ayant quitté le lac, Narcisse a perdu son reflet. Pour le retrouver il faut s’inscrire dans un nouveau rapport au temps. En chemin vers cette nouvelle construction de lui-même, Serge Rezvani va débiter un arbre en bûches pour la Béate. Mais il s’agit d’un arbre très particulier, d’un « pin maritime » qui a vécu pendant quarante ans avec Serge et Lula, ombrageant la Béate. À l’image de Lula, l’arbre est malade à l’intérieur mais avec une écorce encore vigoureuse. Il doit finalement être coupé afin d’éviter qu’il ne s’abatte sur la maison. C’est Serge qui, à l’aide d’une tronçonneuse, tranche les différentes couches de l’arbre, remontant en même temps le fil de sa mémoire. Chaque épaisseur correspond en effet symboliquement à une année de bonheur avec Lula. Se produit, au fil de cinq longues pages, un « retour en arrière du film de [leur] vie » (77). Ce processus de destruction me semble correspondre à une étape d’introspection, de convocation des souvenirs et de début d’acceptation de la séparation souvent enclenchée lorsqu’on trie les affaires d’un proche venant de mourir. Les yeux de Serge se « brouillent de larmes » au moment où il évoque cet épisode en suivant le flux de ses émotions qui trouble le souffle des phrases et déplace les marques de ponctuation.

Triple deuil, donc : deuil de l’âme neuronale de Lula, deuil de lui-même je-nous, deuil de leur vie à deux et de leur bonheur parfait.

Un chant orphique schizophrène

L’écriture de L’Éclipse est « schizophrène » (27) à plus d’un titre : son auteur est brisé, son objet absent-présent. Pourtant, l’un des buts de cette écriture semble précisément de retrouver une forme d’unité. Elle mène au recentrement de l’auteur sur lui-même et sur son écriture. Le titre lui-même, dont la symbolique est révélée dès la première page du texte, prouve de la part de l’auteur une tentative pour créer du sens, pour remettre de l’ordre dans un univers bouleversé de fond en comble, pour continuer à se pro-jeter. De même, le choix de l’illustration de couverture, intitulée « Lula », indique une aptitude à mettre en image la douleur : Rezvani y montre sa femme de dos, belle certes, mais cachant obstinément son visage, sa lumière. Enfin, la prose puissante et poétique de Rezvani indique le travail sur les mots, concurrençant pour ainsi dire le travail intérieur du désespoir qui le ravage.

Ce travail sur les mots, cette composition semblent lutter contre une pétrifiante tendance à la fragmentation. Serge ne parvient plus à se concentrer que sur des « détails » de sa vie, terme répété en italique à la page 60. Le monde est fragmenté, en morceaux. La nouvelle femme qui a remplacé Lula est attaquée par un « parasite » (p. 51 entre autres) tout en étant elle-même « greffée » à Serge. Celui-ci a l’impression d’être « enchaîné à un cadavre », « macabre métaphore » (65). Deux situations prises dans la vie animale constituent un reflet métaphorique affreux que redoute plus que tout l’auteur. Tout d’abord les crapauds, motif délétère, lui rappellent sa propre situation : lycéen, Serge a vu, après l’accouplement, de « petits mâles, toujours crispés sur ce qui restait de leurs femelles [mortes après avoir lâché leurs œufs], [qui] commençaient eux aussi à être gagnés par la pourriture… bien qu’encore vivants… » (69). L’autre animal qui évoque, pour Serge, sa femme est le sphex. Cet « insecte dépose son œuf dans la vivante provision » qu’est sa proie. En « morte-vie », celle-ci se fait lentement dévorer par la larve de sphex (169). Dans sa Phénoménologie des corps monstrueux, le philosophe Pierre Ancet recense trois principaux « types d’angoisse étrangement familière », que l’on peut rapprocher de « types tératologiques précis » : l’angoisse de la peau commune, mais aussi l’angoisse « de la rupture de l’enveloppe corporelle et la transmutation de la chair en viande », et enfin, l’angoisse de voir son propre corps retourné et ses organes dévoilés (Ancet 2006 : 157-158)1. Dans L’Éclipse, les images du crapaud, du sphex et plus généralement du parasite greffé sur son hôte semblent incarner deux de ces angoisses fondamentales : celle du délitement de l’enveloppe corporelle et celle de la peau commune. Plane ainsi sur le couple le risque de la contagion de la pourriture.

Selon moi, en plus de la situation invivable au quotidien que connaît l’auteur, celui-ci se laisse rattraper par la hantise du démembrement et de la pourriture. Ancrée dans les traumatismes de l’enfance, cette peur de la fragmentation trouve ses racines dans le corps coupé de la mère incestueuse dans lequel il s’est noyé. D’ailleurs, lorsque Serge découpe le pin maritime de la Béate, ses souvenirs le ramènent vers l’enfance, vers une époque de solitude et de malheur. Le « retour en arrière » le transporte vers ses « tristes années » (76). Les motifs obsessionnels du parasite et de la décomposition, ainsi que la figure maternelle néfaste, ne peuvent être combattus que par la (re)composition artistique. « Je ne dois pas mourir vivant », affirme Serge (97). Pour survivre, il écrit. « La vie n’est qu’une suite de minuscules détails que l’intelligence de l’homme, son astuce, son humour ou son obstination réussissent à annuler, à fondre dans l’illusion de projets plus vastes » (51-52). Pour rassembler les détails et obtenir un tableau un tant soit peu homogène, le projet d’écriture s’impose. « Tout plutôt que le silence » (104). Même si, par moments, l’auteur pense que « l’écrit n’est même pas un soulagement » (46), les mots offrent « une sorte de paix » (81). Or, l’apaisement n’est-il pas une forme d’aboutissement du processus de deuil ? L’Éclipse surgit « par un besoin de création, de dérivation par la création. Analyser par l’écriture mon-notre parcours jette hors de moi de l’obscur, de l’informe » (21-22). « Créer un objet écrit » jette, étymologiquement, devant soi la douleur. L’écriture, poétique, étymologiquement là encore, invente une langue qui puisse traduire l’indicible. La démarche réflexive métatextuelle indique que Serge Rezvani en est d’ailleurs conscient.

Le projet d’écriture revêt ainsi de multiples fonctions. On y découvre le cheminement d’un mari impuissant face à la maladie ; le « journal » intime (57) est constitué de bribes d’émotions et de constats d’ordre médical et pratique notés dans un « agenda vénitien ». Ce dernier, offert à Lula pour qu’elle s’entraîne à former des lettres chaque jour sur le papier, ne lui servira jamais. La maladie a déjà volé sa belle écriture. C’est l’auteur de ce cadeau à vertu médicale qui s’en servira lui-même pour y noter sa souffrance. Faute de sauver la graphie d’elle-moi, ce carnet permet de conserver l’écriture et la créativité du poète. Intertexte mythique récurrent, Serge-Orphée (35, 39 ou encore 81) cherche donc en vain à sauver Lula-Eurydice qui est « perdue », « égarée », dans un « effort de résurrection pour l’aider à rester vivante » (109). Ici Orphée ne sauve pas Eurydice mais lui-même de la descente aux enfers. L’écriture de Lula est à tout jamais perdue, comme le prouvent les derniers textes qu’elle a écrits, illisibles, scannés et reproduits dans le livre. En revanche, Serge prend la plume et recommence à écrire. L’Éclipse permet donc le passage d’une écriture en deuil à l’écriture du deuil.

Le texte prend également la forme de chroniques d’un accompagnant (qui renvoie d’ailleurs à d’autres témoignages rédigés par des conjoints de malades d’Alzheimer – intertexte morbide) et revendique le droit à la plainte, à la non-sublimation, au découragement mais aussi à la révolte, au désir de continuer à vivre-créer. Cependant ce texte reste avant tout à mes yeux une indéniable déclaration d’amour. Il traduit la volonté farouche de garder un lien, pas forcément avec la femme aimée (encore présente mais qui n’est déjà plus elle-même), mais avec le souvenir d’Elle, celle tant aimée, tant adorée, amante parfaite, source d’inspiration et d’échanges intarissable. Journal intime partagé entre chronique, éloge, plainte et oraison funèbre, lettres à une disparue, « texte-limite » et composite, « pages-poèmes » (77), L’Éclipse constitue un ultime hommage à Lula. « Ce que nous avons vécu ensemble était si fort que si elle était morte subitement je me serais suicidé. Mais pendant plus de dix ans, elle a eu l’extraordinaire élégance de me permettre de m’habituer à son absence », affirme Serge après la mort de sa femme en 2004. Il la remercie ainsi en quelque sorte de lui avoir donné dix ans pour se préparer à faire son deuil (188)2.

Les derniers mots

Le mot « éclipse » est parfois employé comme un terme médical désignant une perte momentanée du contrôle de la pensée. La maladie d’Alzheimer a causé, chez Lula, une perte progressive mais définitive de son âme neuronale. La maladie a donc causé l’éclipse de la muse solaire qui abandonne son Orphée dans le monde des vivants. Étymologiquement, l’éclipse désigne précisément un abandon ; « elle m’a abandonné », écrit ainsi Serge après la mort de Lula. « Elle est morte » (188). « Voilà qu’elles sont écrites ces dernières pages, que, Lula vivante, je ne pouvais évidemment pas écrire » (189). Le présentatif marque la fin d’un trajet. Le verbe « pouvoir » à la forme négative est à l’imparfait ; implicitement, l’auteur « peut » donc à présent écrire les dernières pages d’une œuvre consacrée à Lula. La boucle est bouclée, des années-lumière jusqu’à l’éclipse. Serge peut achever de composer cet ensemble dont Lula garantit l’unité. La création littéraire surmonte l’éclatement et la fragmentation.

Les derniers mots de L’Éclipse sont ceux de Lula. Serge explique en effet : « après la mort de Lula, j’ai découvert, dissimulé dans la bibliothèque, un carnet à couverture verte rempli de la belle écriture de ma femme ». Voici un extrait de l’entrée du 23 mars 1988 :

Comment l’amour – ce qu’il y a entre nous – est-il si puissant, si occupant et vivant ? Comme si on courait – dansait – d’un jour à l’autre dans notre propre lumière, sans se retourner, sans nostalgie, trop occupés par le présent – si ce n’est pour trouver dans le passé un socle, et dans les souvenirs un surcroît de complicité et d’émotion. Ce qui n’exclut pas la […] hantise […] du danger de n’importe quel désastre imminent possible (193).
  1. 1« Chez le monstre omphalocéphale […], les tissus de l’intestin et le cœur sont extérieurs » (Ancet 2006 : 153). Chez le monstre double parasitaire, « l’un des jumeaux est régressé et greffé en parasite sur son frère ou sa sœur » (157). Enfin, l’épignathe possède une tête accessoire très incomplète, attachée au palais ou à la mâchoire supérieure de la tête principale, donnant l’impression d’un « double mouvement d’avalage et de régurgitation » (151).
  2. 2Notons que l’auteur spécifie à la fin du texte qu’il a choisi la crémation pour sa femme et qu’il n’aurait pas pu supporter l’idée de son pourrissement sous terre.