Corps médial et géographicité

Le deuil chez Mario Rigoni Stern

Deux temps sont à discerner dans le parcours d’homme et d’écrivain de Mario Rigoni Stern (1921-2008) pour ce qui est de son approche du deuil : un premier temps où le deuil a été le principal déclencheur de son écriture, puis, un second temps, où la littérature n’est plus pour lui un « espace consolant », la mort devenant partie intégrante de la vie.

« Déclencheur », car Rigoni Stern a vécu la seconde guerre mondiale corps et âme. À son retour en Italie, il a vécu l’urgence de l’écriture, il a répondu à une véritable injonction intérieure et a produit son chef-d’œuvre : Il sergente nella neve (Le sergent dans la neige – 1953). Il avait pressenti un besoin irréfrénable de témoigner, de rendre hommage à ses compagnons qui laissèrent leur vie dans ce tragique fléau universel. L’écriture a été partie intégrante de son deuil. Toutefois, il ne sera pas exclusivement narrateur de guerre comme son silence l’avait laissé entendre : neuf années après sa première publication, un nouveau pas est franchi avec Il bosco degli urogalli (La chasse aux coqs de bruyère – 1962). À partir de ce livre, il conquiert également des espaces de paix, il traite de nature, d’animaux, il se démontre écrivain et surtout prosateur voire poète de son environnement natal en particulier : le Plateau d’Asiago en Vénétie, nœud principal où se cristallise son existence.

C’est sur ce second moment que nous aimerions nous arrêter pour lors. De façon générale, le thème de la perte est central dans son œuvre. Même si le deuil n’est jamais principalement le thème de ses écrits, il nous semble intéressant d’observer ce rapport particulier qui ressort à chaque fois qu’il est question de mort. Le deuil est pour lui conjugué au présent, il est sans fin car la mort est prolongation de la vie, il n’est plus souffrance, pour lui, comme pour ses personnages. Nous verrons comment Rigoni Stern considère cette notion à travers la littérature, mais aussi la géographie.

L’écriture épurée rigonienne, qui apprivoise et embellit l’humble et le journalier, nous permet de croire en un mariage heureux entre géographie et littérature. Ce mariage est d’autre part suggéré par de nombreux géographes qui se sont de plus en plus intéressés à la phénoménologie1. Dès la fin du XIXe siècle, une attention croissante fut portée à l’« humanisation » de l’environnement, une fracture s’est opérée et l’on obtint d’une part, la « géographie physique » et de l’autre, la « géographie humaine ». Cette dernière a justement d’abord pour but de mettre en avant les rapports de sens entre les hommes et les lieux, les valeurs et les objectifs des actions humaines.

Plus précisément, nous aimerions nous baser sur une notion que nous avons empruntée à cette science, celle de géographicité. La géographicité concerne avant tout la relation d’ordre phénoménologique et existentiel établie entre l’Homme et son habitat : la Terre2. C’est une relation primitive et affective qui concerne surtout la conscience géographique éprouvée par chaque individu ou chaque groupe. Éric Dardel (1899-1967) développera cette idée dans son ouvrage novateur intitulé L’homme et la terre (1952), où il rappelle ainsi que la géographie est l’affaire de tous3. Partant de l’essence même de la géographie, il nous soumet une réflexion qui est toujours des plus actuelles4, évoquant les bases épistémologiques et ontologiques de cette discipline.

La géographicité perce des espaces souverains ; elle reproduit une idée de cyclicité et concerne une forme d’intimité avec la Terre. C’est une « expérience concrète et immédiate où nous éprouvons l’intimité matérielle de l’ “écorce terrestre”, un enracinement, une sorte de fondation de la réalité géographique » (Dardel 1990 : 20).

Nous avons le sentiment que cette notion constitue un éclairage pertinent pour les écrits de Rigoni Stern ; en effet, nous avons été frappée par l’intensité du rapport qu’il entretient avec la géographicité qu’il tente de faire émerger dans tous ses écrits. Beaucoup de ses œuvres dévoilent un amour pour sa terre, toujours choyée, mais aussi, de façon générale, pour la Terre. Rigoni Stern s’affirme à la fois asiaghese et terrien. Il incarne le Da-sein (da « là » et sein « être ») de Martin Heidegger5 (1889-1976) ; « être » dans ce sol terrestre, mais fondamentalement dans un «  », base concrète de l’existence. Il s’agit d’un « exister » qui n’est pas passif. Il signifie plutôt « s’écrire » et « s’inscrire » dans le tissu du monde. Le savoir géographique est tourné vers l’interprétation de la présence originaire du sujet sur la terre. Ce qui nous intéresse à présent concerne une inscription indélébile, une inscription posthume.

Le titre de l’ouvrage de Dardel : « L’homme et la terre », synthétisait déjà parfaitement, grâce à des mots simples, le souci de modernité dont faisait preuve la géographie, sa recherche d’un statut qui ne soit pas borné à la science, son ambition de valoriser ces deux entités. À elle seule, la conjonction de coordination « et » doit être entendue de façon pleinement structurante, elle porte en elle l’objet principal des études géographiques. L’approfondissement de la corrélation connaît depuis quelques années un intérêt qui devient assurément transdisciplinaire.

La géographicité de l’être, alors enraciné dans la réalité géographique, est conçue comme un « mode de son existence et de son destin » (Dardel 1990 : 2). L’espace est concrètement vécu. Une dimension véritablement pragmatique met en lumière un lien qui sous-entend une forme de pacte primitif. L’étymologie nous rappelle déjà ce rapport biunivoque entre l’Homme et la Terre : le latin Homo (littéralement « né de la terre ») venant probablement d’une racine indo-européenne *ghyom– qui signifie « terre », donnera aussi humus : l’homme est avant tout terrien. Et ce rapport se perpétue bien à l’infini puisqu’il est question de destin. D’autre part, Adam, l’homme par antonomase, le premier selon la Genèse, est, en quelque sorte, terre par synecdoque : « Le Seigneur Dieu modela l’homme avec de la poussière prise du sol ». Le terme « Adam » viendrait de l’hébreu adamah signifiant « argile », « sol », « terre ». Le lien est inscrit dès la naissance de l’humanité. Et, celle-ci retournera justement à la terre, comme l’énonce aussi l’Ancien testament.

Remarquons aussi, par exemple, que selon la tradition coranique, l’« in-humation » doit se faire à même le sol, sans cercueil. Le contact avec la terre se veut le plus direct possible, le corps du défunt est simplement enveloppé d’un linceul blanc. Le lien qui rattache l’homme au sol est aussi celui qui le rattache à une nature cosmo-vitale. La Terre, de son côté, parmi toutes les projections qu’elle offre, met en scène et participe aux cycles vitaux. Nous en venons à considérer une relation originaire, qui vient du fond même de l’être. Être, qui doit alors à son tour prendre conscience, reconnaître, le caractère ontologique de sa géographicité.

Géographicité et finitude

La géographicité est aussi l’expression de la finitude. Le cycle de la vie passe par la mort, cette dernière faisant partie de la nature, de ses lois. La conscience du monde, c’est aussi la conscience de la mort, de cette limite de la chronologie de tout être humain, mais en même temps, la mort fait partie d’un cycle.

La mort intègre cette confiance que l’Homme peut avoir en la Terre. « Dans une sagesse laconique toute chargée d’expériences, l’homme manifeste qu’il croit à la Terre, qu’il se confie en elle » (Dardel 1990 : 128) affirmait Éric Dardel. Mario Rigoni Stern conserve en lui cette assurance et c’est ce qui semble aussi lui permettre de dédaigner l’idée ou la peur de la mort, de connaître une certaine intimité avec elle et de ne pas vivre douloureusement le deuil. La mort n’est pas un fatal accident de parcours mais une inéluctable étape de l’existence de l’être vivant.

Relevons déjà à travers ce simple exemple : Rigoni Stern narre dans une nouvelle, que lors d’une promenade dans les bois, il repère un pinson mort : « il n’a eu le temps ni de voler, ni de chanter »6 (Rigoni Stern 2003 : 1602). La désolation n’est que relative, la Terre, gigantesque écosystème, ne connaît pas de pause ; ce maigre corps mort participe activement au cycle végétal : « Je le dépose dans le sous-bois : il deviendra humus lui-aussi. Il revivra en une fleur » (Rigoni Stern 2003 : 1602). La mort fait partie de la manifestation de la vie, au même titre que la naissance ; la vie est par nature immortelle. Dès lors, la mort ne constitue pas une négation de la vie, mais un moment d’un processus : ce que la mort abolit, la naissance le régénère, le temps le transforme.

De façon générale, petits et grands moments de son existence, de son monde intime, ne tombent jamais dans l’oubli car il en fait aussi l’humus de son écriture.

À propos d’oiseaux encore, figurants plus ou moins furtifs dans de nombreuses nouvelles, nous pouvons noter que, pour lui, ils contribuent fréquemment à garantir ou confirmer cette ferme confiance cyclique en la Terre. Il conclut par exemple deux autres nouvelles par ses convictions appuyées par l’emploi de l’indicatif futur : « Oui, demain matin à l’aube la grive chantera de nouveau » (Rigoni Stern 2003 : 1595) ; « Il viendra, il viendra le cher troglodyte sur le stère de bois pour m’annoncer la première neige comme lorsque j’étais enfant. » (Rigoni Stern 2003 : 1663).

La « belle mort » de Tönle
Pour ce qui est des humains, pensons à Tönle Bintarn, personnage éponyme de La storia di Tönle. Ce roman publié en 1978 reste le « plus beau » aux yeux de l’auteur lui-même. Porteur d’une culture, Rigoni Stern se charge de puiser au fond d’un temps lointain, un temps où le Plateau était fraîchement marqué par l’année 1866, date à laquelle la Vénétie se sépare de l’Empire austro-hongrois. Régulièrement, Tönle Bintarn, contrebandier au début du récit, franchit impunément cette nouvelle frontière jusqu’au jour où des gabelous tentent de le freiner. Il frappe alors l’un d’eux et prend la fuite, et s’exile pendant plusieurs années. Grâce à une amnistie, il est enfin libre sur sa terre, mais, quelques années plus tard, la première guerre mondiale en fera le théâtre de combats acharnés.

Rigoni Stern semble mythifier conjointement homme et lieu ; or, la conscience mythique démontre une solidarité avec cette Terre, une vive collaboration, le discernement d’un sens. Tönle Bintarn est l’emblème d’une minorité dont la mémoire culturelle a peine à se conserver7. Défiant les bombardements qui sévissaient sur son Plateau, le personnage décide tout de même de tenter de s’y rendre. Il meurt à son pied, le jour de Noël, entouré d’oliviers. Ainsi, il reste malgré tout lié à ses chères montagnes. La relation est médiatisée par son cadavre. Son corps mort, pour le lieutenant qui le découvre, semble vivant : preuve de sa figure de symbole, décédé dans un monde de symboles :

Il s’avançait songeur quand aux environs de San Michele où les bénédictins, il y a des siècles, avaient planté ces oliviers, il vit un vieillard appuyé contre un tronc, l’air tranquille, sa pipe à la main : “Bonjour !” lui dit-il. Mais il n’eut pas de réponse. Il est peut-être sourd pensa-t-il, et il lui fit un signe de la main. Il n’eut pas de réponse à son signe non plus, et quand il fut à côté de lui il s’aperçut qu’il était mort (Rigoni Stern 2003 : 102-103).

Tönle représente un mythe de la géographicité. Cette incarnation du sujet avec ce lieu, symbiose d’un homme et de l’élément géographique, contribue à créér une image unique dans et à travers la mort. Jean-Marc Besse dans sa postface de L’homme et la terre de Dardel propose :

Lorsqu’il s’agit, pour l’être humain, de retrouver dans un langage l’émotion native que suscite en lui l’expérience du lieu, la parole mythique d’emblée s’impose, qui prolonge l’émotion en mots et en images. Le géographe doit apprendre auprès de l’ethnologue, de l’historien des religions et des civilisations une manière de se rapporter à la terre… (Dardel 1990 : 170).

Pourquoi le « géographe » « n’apprendrait-il » pas auprès de l’écrivain ? Le nôtre est d’autant mieux placé que son « expérience du lieu » suscite une forte « émotion native ». Il part justement du « langage », il le fixe en retranscrivant sur papier des faits. Tönle Bintarn restera dans les mémoires des gens du Plateau, puisqu’il sera évoqué par les autres protagonistes, que ce soit dans L’anno della vittoria (L’année de la victoire – 1985) ou dans Le stagioni di Giacomo (Les saisons de Giacomo – 1994). Tönle fait partie d’un héritage social. Il existe une sorte de parenté qui fait que la terre et la mémoire culturelle se préservent réciproquement.

Retournons quelques années en arrière, une fois achevée sa période de vagabondage, Tönle s’était retrouvé berger à Asiago. Il était alors plus que jamais au cœur de son milieu fondateur, partie intégrante de ce paysage. Un « paysage sonore » le fit un jour songer à la mort :

il regardait ses moutons et le paysage avec une attention obstinée et inhabituelle, il entendit sonner le glas des hommes lentement et longuement. Avec obstination, les coups détachés les uns des autres à intervalles réguliers se répandaient dans l’air au-dessus des prés et des hauteurs boisées, se superposant au chant des oiseaux et au bruit désormais habituel de la canonnade lointaine du côté de la frontière. La douceur de notre paysage, le son solitaire et prolongé de la cloche lui serraient le cœur et il se demandait qui pouvait bien être mort au village (Rigoni Stern 2003 : 62).

Le champ lexical de l’ouïe scande une fin, étouffe et opprime l’espace. Il confère aussi un sens au temps, un temps de l’ « espace vécu ». Bruit de mort, bruit de guerre. « Mort » de l’une des dernières allégories culturelles du Plateau : nous apprendrons qu’il s’agit en fait du décès de l’avocat Bischofar, l’ami de Tönle ; « guerre » qui se prépare à assaillir son Plateau, à l’aube de la tristement fameuse « expédition punitive », la Strafexpedition. Quelques pages plus loin, Tönle confirmera cette fin unanime : « “Alle inzòart ! ”. Tout est fini. » (Rigoni Stern 2003 : 69).

Ces bruits funestes imprégnant l’espace de mânes avaient suggéré à Tönle la pensée de sa propre mort qui surviendra en réalité quelques mois plus tard :

Il alluma sa pipe et se surprit ce soir-là à penser lui aussi à la mort, mais il n’éprouvait ni peur ni angoisse, il y pensait comme à un repos, une halte sans fin dans un paysage comme celui-ci, à regarder (Rigoni Stern 2003 : 62).

Le personnage se fond complètement dans le paysage qui vit en lui et qui investit toute sa sensibilité ; paysage qui le fait « ex-ister », qui le fait « être en-dehors de lui », dans une réalité transcendante. Martin Heidegger a d’ailleurs beaucoup réfléchi sur « l’être-au-monde », et qui évoque aussi « l’être au-dehors de soi » (Ausser-sich-sein), dans les choses de la contrée8.

Cet environnement rappelle à Tönle sa présence sur Terre tout en contribuant à spatialiser sa mort. Sa sérénité face à l’idée de la mort pourrait aussi être engendrée par un sentiment d’osmose retrouvée après tant d’années d’absence avec cette entité relationnelle que peut constituer le paysage et en l’occurrence, son paysage.

« Naturelle », tel est l’adjectif couramment employé pour qualifier dans certains cas « heureux » la mort et qui permet d’atténuer la virulence souvent inspirée par le terme. La mort de Tönle sera des plus « naturelles », c’est la fameuse « belle mort », inconsciente et sans douleur. Elle s’oppose à celle advenant en guerre, notamment à celle qui faisait rage précisément à cette époque-là et à celle dont sera témoin Rigoni Stern. Les hommes sont alors violemment arrachés à la vie mais aussi et surtout au milieu.

La survie de la part sociale de l’être
Il nous semble intéressant d’évoquer les théories du géographe orientaliste Augustin Berque (1942), théoricien d’une géographie culturelle, qui introduira également une notion nouvelle qu’il définit grâce au néologisme de médiance9 et qui s’avère sur certains points assez proche de la géographicité dardelienne10. Augustin Berque se joint au philosophe japonais Tetsurô Watsuji (1889-1960)11et conçoit que l’existence humaine est celle d’un « être-vers-la-vie ». Tous deux s’accordent sur un point qui correspond tout à fait à notre problématique dans la mesure où il renvoie à une idée de « deuil sans fin ». Selon eux, la « part sociale » de l’existence survit à la mort de l’individu12.

D’ailleurs, nous constatons que l’homme qui « vit » intensément une géographicité éprouve de façon moins prononcée la crainte de « vivre » la mort. La mort est alors un espace de paix. Elle est envisagée par Tönle comme une « halte sans fin », un « repos », comme « se poser de nouveau » sur cette Terre, et, en un sens, comme continuer à se trajecter « pour toujours » pensait Tönle, ce qui confère bien une dimension infinie. En employant le terme « trajecter », nous pensons là à l’idée de trajection paysagère chère à Augustin Berque13. Celle-ci définit un jeu continu qui rattache l’homme à l’écoumène, et ce rattachement peut être infini.

Dans L’histoire de Tönle, le personnage éponyme a été témoin de la mort de son épouse. L’auteur avait également employé le verbe « reposer » lorsqu’il était question de ce décès : « tout le hameau et les hameaux voisins, l’accompagnèrent sur la colline derrière l’église où ils allaient tous depuis trois siècles reposer en paix. » (Rigoni Stern 2003 : 51).

La mort prend une forme euphémique, le sommeil est d’ailleurs la première apparence empirique de la mort. Le terme « cimetière » recèle cette idée dans son origine grecque puisque koimêtêrion signifie « lieu où l’on dort ». Étymologiquement, la mort n’est pas rupture absolue mais elle a bel et bien été imaginée comme un prolongement : « reposer » renferme l’idée de temporaire, de pause, et est ici à prendre dans un sens actif. Du reste, il est précédé du verbe « aller », verbe de mouvement. Puis, remarquons aussi l’emploi du verbe « accompagner », les villageois s’unissent à la femme de Tönle dans cette mobilité. Sa sépulture concourt à fonder ces lieux et en retour une appropriation s’opère et est légitimée : ce bout de terre accueille « tous depuis trois siècles ». L’unité de cette communauté va au-delà de la mort, la dissout quelque peu, les défunts nourrissent la force d’un lien.

Une valeur archétypale est donnée à la Terre, la mort pourrait même symboliquement représenter une forme de renaissance. Augustin Berque explique, au moyen de la partition du corps, corps animal/corps médial :

La médiance de l’être humain n’est jamais plus sensible qu’au moment où la mort nous ramène à la terre. Alors en effet la vie du corps médial est exaltée par l’extinction de celle du corps animal. Par l’ensevelissement de celui-ci, la terre est pénétrée, fécondée par la symbolicité du corps médial (Berque 1990 : 131-132).

Sémiosphère (lieu des représentations) et biosphère (lieu concret du « corps animal ») s’unissent et s’enrichissent métaphoriquement. La médiance (terme qui scelle cette idée de « moitié » puisque Berque le forge à partir du latin mediatas : « moitié, milieu »), face à la mort, reconduit ainsi vers un engagement, un rapport nouveau, celui-ci est d’autant plus symbolique dans un lieu d’élection.

Notons que l’anthropologie s’est également penchée sur cette distinction des « corps », les travaux de André Leroi-Gourhan (1911-1986) en témoignent notamment. Ce dernier, dans son ouvrage intitulé Le geste et la parole (1964), établit que la constitution physiologique même de l’être humain lui permet d’extérioriser son « corps animal » en un corps indissociable, un « corps social ».

Cet usage commun à diverses cultures, traversant l’espace et le temps, de se faire enterrer, « in-humer », dans le sol natal indique la manifestation d’un lien affectif et effectif de l’homme avec la Terre14.

Le philosophe des religions, Mircea Eliade (1907-1986), teintant, il nous semble, ses propos de géographicité, déclare à ce sujet :

La vie n’est rien d’autre que le détachement des entrailles de la terre, la mort se réduit à un retour chez soi… le désir si fréquent d’être enterré dans le sol de la patrie n’est qu’une forme profane de l’autochtonisme mystique, du besoin de rentrer dans sa propre maison (Eliade 1970 : 220).

Nous retrouvons une idée similaire chez Éric Dardel : « la mort ramène l’homme à son “chez soi”, au sein maternel » (Dardel 1990 : 65). C’est ainsi un retour à la « terre-mère », la Tellus mater qui donne et reprend la vie, et plus précisément au lieu du sommeil originaire. Ce « chez soi » implique donc une idée d’infini. La métaphore littéraire s’allie à ces visions pour faire de la mort, et donc du deuil, un état indéfini, et non pas un drame.

L’imaginaire va aussi en ce sens. Gilbert Durand (1921) insiste sur « l’isomorphisme “sépulcre-berceau” » et sa symbolique du « repos », il remarque notamment :

[…] bien des peuples ensevelissent les morts dans la posture du blotissement fœtal, marquant ainsi nettement leur volonté de voir dans la mort une inversion de la terreur naturellement éprouvée et un symbole du repos primordial (Durand 1992 : 269).

Revenons-en à la défunte épouse de Tönle Bintarn, ce dernier :

[…] Parfois il croyait la voir en train de ranimer le feu dans l’âtre ou faisant le tri des pommes de terre, dans la réserve : il l’appelait, mais alors la silhouette disparaissait et il se sentait seul (Rigoni Stern 2003 : 51).

Ces hallucinations de Tönle font parfaitement écho à la relation avec le monde pressentie par Augustin Berque. Ainsi, selon lui, tout comme pour Tetsurô Watsuji, l’homme ne cesse d’exister après sa mort puisqu’une part de lui se situe hors de son propre corps, dans un environnement chargé de symbolique. Par conséquent, l’homme vit aussi à travers les autres, dans et avec son entourage. « L’entre-lien » (aida), pour Watsuji est justement ce qui nous lie à autrui, un lien entre la dimension individuelle et sociale. De fait, le milieu est constitutif de l’être, il contribue à le faire survivre dans le temps.

La finitude évoque dans une certaine mesure l’inaccompli, et, en définitive, aussi l’infini, l’éternel. Le « corps médial » dans sa nature « socio-environnementale » peut se charger de surnaturel, il devient « métaphore ». La corporéité de la femme de Tönle se « trajecte », quoique de manière évanescente, dans la quotidienneté de son espace à tel point qu’elle se réincarne fugitivement en « corps animal » aux yeux de ce veuf. Et ce, de façon si réelle qu’il s’adresse à elle : « il l’appelait ». C’est précisément par cette trajection que notre corporéité serait déployée dans un corps médial, partagé avec nos semblables.

« Entre lien » rompu

Par ailleurs, cet « entre-lien » de Watsuji peut dans certains cas être rompu. C’est par exemple le cas d’un personnage d’une nouvelle de Rigoni Stern. L’ultimo viaggio di un emigrante, « le dernier voyage d’un émigré » en Amérique (l’oncle Angelo), fut, de son vivant, à destination de son Plateau d’origine, le Plateau d’Asiago. « Dernier », car il y meurt ; toutefois, ce ne sera pas le dernier dans l’absolu : son corps est renvoyé, (et non pas, « rapatrié ») dans ce lointain continent où il passa cinquante années de sa vie. Sa pulsion de retour vers sa terre natale qui s’impose souvent comme loi de la condition humaine15, et surtout le désir, que nous avons déjà évoqué, d’y être enseveli, sont ici annulés contre sa volonté. Mario Rigoni Stern, narrateur homodiégétique, ami du vieil homme, songe alors :

Mais moi, je pensais alors, qu’il aurait été beau et juste de l’enterrer ici avec nous, avec tous les villageois et avec, autour du cimetière, les sapins, les prés, les montagnes, les hameaux, avec cette vie de toujours. Par contre, ses enfants imposèrent son retour à Chicago, en jet (Rigoni Stern 2003 : 1548).

L’oncle Angelo, pourtant réellement heureux de se réinstaller dans son village, a vite pu restaurer une identité en mal de repères, lui qui s’était retrouvé entre deux mémoires sociales très distinctes.

Ah, il aimait vraiment revoir les anciens lieux de sa jeunesse, entendre parler le dialecte et non pas des sons mastiqués, retrouver ses vieux compagnons avec lesquels il pouvait jouer une véritable partie de cartes et se souvenir de l’époque où ils draguaient les filles au cours des rencontres hivernales dans les étables. En Amérique, des choses de ce genre ne pouvaient jamais arriver : travail et maison, travail et voiture, travail et réfrigérateur, travail et télévision, travail et retraite, retraite et résidence pour personnes âgées (Rigoni Stern 2003 : 1546).

L’émigration, solution extrême d’un rapport conflictuel, l’a conduit à démanteler son centre du monde et à l’aménager dans un univers confus et fragmentaire. À son retour au Plateau, le vieil homme a repris possession du « sens du lieu », ce sens essentiel à l’identification humaine, et : « Pour lui, le monde se résumait désormais à son village retrouvé » (Rigoni Stern 2003 : 1547).

L’émigré subit souvent un bouleversement de son processus identitaire, sa géographicité est forcément affaiblie et il vit déjà une « fêlure » ; posthume, pour l’oncle Angelo, elle se transforme en « fracture ». Celle-ci est exprimée ne serait-ce que par le rythme narratif de la citation précédemment mentionnée : l’auteur économise subitement les mots après ce « par contre », qui le contrarie. Cela représente encore pour lui une triste preuve de la perte de géographicité de la société actuelle.

La « symbolicité » est imparfaite puisque les deux moitiés d’une authentique médiance, enfin solidement reconstituées, se dissocient à nouveau ; la trajection dans les choses du milieu ne peut plus vraiment s’effectuer et par conséquent, « l’entre-lien » dont parle Tetsurô Watsuji se rompt. Dans la communauté natale de ce défunt, la vie intersubjective continue et aurait pu continuer pour son « être-pas », (« avec nous », « avec tous les villageois », « avec, autour du cimetière… ») pour qu’il puisse « être » encore dans un milieu commun. Dans ce cas, en revanche, sa dépouille, son « corps animal » est brusquement propulsée « en jet » loin de son « corps médial », corps « éminemment social » nous dirait Berque.

Elle se dirige vers une société de consommation poussée à l’extrême, que même la mort ne stoppe pas :

De la plus proche base des États-Unis, l’embaumeur arriva dans une longue voiture équipée et avec un échantillonnage. Il montra les photos des différentes sortes de cercueils, par douzaines, en tout type de bois et avec toutes les décorations possibles (Rigoni Stern 2003 : 1548).

Corps médial de Rigoni Stern

Mario Rigoni Stern a personnellement ressenti cette dichotomie du corps humain. Victime d’une crise cardiaque (1968), il a effleuré la mort. Il relate, dans la nouvelle La scure (La hâche), que l’effervescence qui l’entourait pour tenter de le réanimer ne lui importait guère : « C’étaient des choses qui ne me concernaient pas car elles étaient faites pour cette partie de moi-même qui avait décidé de m’abandonner » (Rigoni Stern 2003 : 1014). Rigoni Stern semble exprimer avec ses propres mots ce qui pourrait être traduit en langage berquien par le « corps animal ».

De fait, il considère la mort en toute quiétude puisque la destinée de son autre « parte » (part), « l’essence qui était en moi » (Rigoni Stern 2003 : 1014), « son corps médial », est imaginée vers un milieu paradisiaque. Celui-ci regroupe des éléments d’une nature luxuriante, sa faune et sa flore idéalisées, un espace de paix absolue : « des collines boisées avec des ruisseaux », « des prairies avec des fleuves », « des montagnes bleues avec des torrents », « des nuits limpides », « des aubes », « des animaux et des oiseaux à chasser sans faire mourir » (Rigoni Stern 2003 : 1014).

Par conséquent, il laisse percevoir que sa géographicité, elle-même idéalisée, ne peut que permettre à son milieu « éco-techno-symbolique », comme dirait Berque, de rester, même après son décès, largement investi par sa corporéité.

La géographicité de Mario Rigoni Stern, intensément éprouvée de son vivant, le fait survivre, et lui survit.

Ainsi, grâce à la littérature de cet écrivain italien contemporain et grâce à une géographie moins académique et plus diversifiée, une géographie qui n’a pas honte de sa subjectivité et qui comporte dans son expression individuelle, savoir et mythe, nous avons pu observer une vision de la mort et du deuil. Ce dernier ne se « travaille » pas, il concerne donc un état infini dans la mesure où il est question d’une forme de continuation de la vie. La forte géographicité de Rigoni Stern en est une illustration. Pourtant, à l’heure actuelle, des répercussions sociétales et territoriales interfèrent largement sur l’être-ensemble et l’être-au-monde. Victime en premier lieu de la modernité et de l’urbanisation qui creusent un abîme entre l’être humain et la nature, la relation en question est en train de s’effriter. Mario Rigoni Stern, avec sa capacité de s’ancrer dans un imaginaire, observe la triste métamorphose et prouve sa propre intelligence des lieux.

  1. 1Citons par exemple Paul Claval (Épistémologie de la géographie, 2001), Bernard Debarbieux (Le Lieu, fragment et symbole du territoire, 1995), Guy Di Méo (Géographie sociale et territoire, 1998).
  2. 2Cette notion répond en réalité à celle d’historicité (empruntée à une tradition philosophique illustrée en particulier par Martin Heidegger), elle représente pour l’espace ce que l’historicité représente pour le rapport de l’homme au temps (soit la conscience de sa situation irrémédiablement temporelle).
  3. 3« La géographie est, véritable lieu commun, une science de synthèse ; c’est peut-être pour certains une raison de la disqualifier comme science […] ; mais c’est aussi la manifestation, sur le terrain même de la science objective, de ce fait que la géographie demeure une “vue d’ensemble” c’est-à-dire une vue humaine sur la Terre. » (Dardel 1990 : 121).
  4. 4La preuve en est qu’une quarantaine d’années plus tard, il connaît un nouveau succès, une réédition voit le jour (Paris, CTHS, 1990). Les Italiens aussi en reconnaissent la portée puisqu’une traduction paraît en 1986 : L’Uomo e la Terra, sous la direction de C. Copeta, Milan, Unicopli.
  5. 5Éric Dardel s’inspire abondamment du philosophe allemand. Remarquons d’ailleurs que Henry Corbin, premier traducteur français de Martin Heidegger, n’est autre que le beau-frère de Dardel.
  6. 6Les traductions de cet article sont de nous.
  7. 7Tönle porte en lui l’héritage des « cimbres », peuple mythique dont la langue était aussi appelée « cimbre » et était parlée dans les « Sept Communes de Vicence » et les « Treize Communes de Vérone ».
  8. 8Notamment dans Être et temps (1927).
  9. 9La médiance est surtout traitée dans son ouvrage éponyme. Elle représente le « sens d’un milieu ; à la fois tendance objective, sensation/perception et signification de cette relation médiale » (Berque 1990 : 48).
  10. 10Il est toutefois à noter que Berque conçoit un rapport entre l’Homme et la Terre qui se veut plus axé vers le côté social de l’être et par contre moins empreint de phénoménal.
  11. 11C’est d’ailleurs lui qui inspirera Berque avec son concept de « fûdosei », très proche de celui de médiance. Fûdo. Ningengakuteki kôsatsu (Milieux. Étude humanologique), Tokyo, Iwanami, 1979 [1935].
  12. 12Remarquons que pour Heidegger par contre, la mort marque la limite : « La mort comme fin du Dasein est la possibilité la plus propre, non relative, certaine et comme telle indéterminée, indépassable du Dasein ». (Heidegger 1993 : 258-259)
  13. 13Le terme « trajection » provient du latin trajectio, « traversée ». « Du point de vue de la médiance, le monde fait sens et les choses nous émeuvent parce que nous les existons : notre être y est trajecté, les intégrant avec notre chair dans une même structure ontologique » (Berque 2000 : 134).
  14. 14Dans L’homme et la mort (1970), le philosophe et anthropo-sociologue Edgar Morin écrit : « Avec cette fixation au sol s’imposera la magie de la terre natale […]. Tous les ans, une formidable cargaison de cercueils entre dans le port de Shangaï. Elle apporte les corps des chinois émigrés dans le vaste monde (en Amérique notamment) qui veulent être enterrés dans leur terre mère. Certains cimetières sacrés, comme la lamasserie des Cinq Tours en Mongolie, reçoivent des cercueils qui ont effectué jusqu’à un an de voyage » (Morin 1970 : 137).
  15. 15Edgar Morin remarque justement : « la force attractive de la terre natale se fait de plus en plus insistante à mesure que l’on approche de la mort. Le vieillard répugne à quitter ses horizons de toujours et celui qui a émigré dans sa jeunesse ressent l’appel des lieux de sa naissance. » (Morin 1970 : 137).