Le rôle de la laideur dans Bye Bye Blondie de Virginie Despentes
Entre rappel à l’ordre et potentiel libérateur
« J’écris de chez les moches, pour les moches » (Despentes, 2006 : 9) : c’est avec ces mots que Virginie Despentes commence son essai féministe King Kong Théorie. En précisant d’emblée sa position et les destinataires de son texte, Despentes s’inscrit en marge de la féminité standard, avec « toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf » (Ibid.; je souligne) qui formeraient une multitude face à la norme évoquée au singulier. Ce positionnement extérieur permet, entre autres, de produire un discours critique sur la norme, sur ce qui est censé être, pour reprendre les mots de l’autrice, de « la bonne meuf ». L’adjectif « moche » peut alors être entendu de deux façons. Il constitue l’insulte que l’on adresse aux femmes ne correspondant pas aux canons de beauté d’une société à un moment donné et, en ce sens, il est une assignation extérieure; mais il est aussi l’insulte que Despentes se réapproprie de façon contestataire, dans une opération qualifiée de retournement de stigmate pour rendre inefficace sa portée injurieuse. Ainsi, « moche » devient un positionnement à revendiquer au même titre que « les vieilles, les camionneuses, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, les hystériques, les tarées » (Ibid.).
Depuis son premier roman Baise-moi, Despentes n’a eu de cesse de mettre en scène des personnages féminins à l’encontre de la féminité traditionnelle : certaines d’entre elles se prostituent (Baise-moi, Les chiennes savantes), d’autres refusent de suivre les diktats de la beauté (Les jolies choses, Bye Bye Blondie), d’autres encore sont pauvres et font preuve de violence (Bye Bye Blondie, Apocalypse Bébé). Dans tous les cas, il s’agit de questionner et de subvertir les stéréotypes de la féminité liés à la vulnérabilité et à la passivité, à travers des personnages féminins excessifs et marginalisés par le monde littéraire.
Dans Bye Bye Blondie, cinquième roman de Despentes paru en 2004, la laideur est un attribut qui accompagne la protagoniste à son adolescence et qui la poursuit à l’âge adulte. Gloria est une jeune femme punk qui vit à Nancy et qui, à la suite d’une dispute violente avec son père, est internée en psychiatrie pendant quelques mois. Ce séjour à l’hôpital d’une violence inouïe la marquera pour toujours, mais c’est là-bas qu’elle rencontre Éric, son premier amour. Vingt ans plus tard, les deux se retrouvent : Gloria est au chômage et alcoolique, Éric est présentateur télé blasé de son succès. Que ce soit à l’adolescence ou à l’âge adulte, Gloria ne correspond jamais aux canons de beauté traditionnelle, et l’on ne cesse pas de le lui rappeler : on lui dit qu’elle s’enlaidit, qu’elle refuse d’être féminine, puis on regarde avec mépris les ravages que la pauvreté et l’alcool ont fait sur son corps. De plus, Gloria a des accès de violence envers les autres et envers elle-même, sa colère est susceptible d’exploser à tout moment, ce qui rend toutes interactions presque impossibles. Tout fait d’elle une grande exclue « du grand marché à la bonne meuf », et pourtant Gloria demeure désirante et désirée : Éric est profondément amoureux d’elle et de sa posture que le regard psychiatrique qualifie de non féminine, et Gloria elle-même exprime activement son désir.
Cet article montrera que Gloria est renvoyée à sa laideur dès lors qu’elle franchit les limites du genre, faisant preuve de conduites dites masculines, dont l’agentivité sexuelle (Lang, 2011 : 191) est un élément fondateur. Si la fréquentation des milieux punk va constituer en ce sens une échappatoire aux rôles genrés, sa trajectoire met également au jour le rôle des femmes dans le circuit hétérosexuel : la laideur est dès lors revendiquée comme une identité en dehors des normes riche en potentialités. Il s’agira donc aussi d’analyser le rôle de la laideur dans la construction de genre de Gloria, son évolution au fil des années et les enjeux qu’elle sous-tend1. Pour ce faire, il convient d’abord d’évoquer le rapport entre beauté et féminité dans la théorie féministe, ainsi que les transgressions possibles au sein du système binaire de genre.
Approches féministes de la beauté et de la laideur
Le rôle potentiellement subversif de la laideur se laisse appréhender à travers son antonyme, la beauté. Dans le langage courant, celle-ci est généralement associée à la féminité : l’adjectif « féminine » est parfois synonyme de « belle » ou, du moins, il sous-entend toujours la beauté2. Au contraire, « masculin » n’équivaut pas forcément à « beau », mais traduit plutôt une idée de virilité et de force. La beauté est intrinsèquement relationnelle; on est belle aux yeux de quelqu’un, c’est-à-dire que sans le regard extérieur cette caractéristique perdrait de son sens, mais aussi par rapport à quelqu’un d’autre ou à un certain modèle3. De plus, il s’agit d’un concept qui, loin d’être naturel, est historique et susceptible de changer selon les lieux et les époques (voir Butler, 2005) : on parle volontiers de normes de beauté justement pour souligner le caractère socialement construit et arbitraire de cet attribut. Bien que ces normes puissent varier d’un territoire à l’autre, celles dites occidentales dominent l’industrie de la mode, des produits de beauté, mais aussi l’industrie cinématographique : la blanchité et la minceur sont souvent présentées comme des traits universels, excluant ainsi toute personne non conforme à cet idéal4.
Comme le rappellent Julie Lavigne et Chiara Piazzesi (2019 : 3-4), on peut distinguer trois approches féministes différentes en ce qui concerne la beauté. Celle-ci peut tout d’abord être envisagée comme une injonction liée au système d’oppression patriarcal, comme « une entrave à la réalisation de soi, à l’expression de soi » (Ibid. : 4), dans la mesure où « [l]es femmes dont l’apparence ne correspond pas aux standards de désirabilité sont sanctionnées socialement, humiliées, marginalisées » (Ibid.). Dans The Beauty Myth: How Images of Beauty Are Used Against Women, Naomi Wolf défend l’idée que les standards de beauté féminine sont devenus de plus en plus stricts et irréalistes au moment où les femmes ont acquis davantage de reconnaissance politique et de place dans le monde du travail; l’injonction à la féminité et, par conséquent, à la beauté, serait alors une manière de les contrôler autrement dans un contexte néolibéral (1991 : 9-19). Ce positionnement, qui s’appuie sur la notion de backlash (Faludi, 1991) en réponse aux avancées féministes, a été repris plus récemment dans le monde francophone par Mona Chollet (2012) qui, dans son essai Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, envisage la féminité ou, du moins, certains éléments censés être consubstantiels à la féminité, comme une forme de subordination.
La beauté féminine peut également être considérée comme une forme de pouvoir, un espace d’agentivité et une forme d’émancipation de l’oppression patriarcale : cette posture « circule plutôt dans les médias de masse et dans le discours généralisé » (Lavigne, Piazzesi, 2019 : 4) et sous-entend que toute technique de production de beauté peut être réappropriée par les femmes en dehors du regard masculin et des injonctions patriarcales. Cette posture a été amplement critiquée dans le monde anglophone (Attwood, 2009; McRobbie, 2009; Gill & Scharff, 2011) et est souvent qualifiée de post-féminisme néolibéral ou mainstream. Enfin, une troisième posture vise « à produire des approches théoriques moins monolithiques par rapport à la beauté et à la capacité de séduction des femmes » (Lavigne, Piazzesi, 2019 : 5), tout en approfondissant les mécanismes d’oppression à l’œuvre dans le « travail » de la beauté. Dans les trois postures, il apparaît clairement que la beauté est un attribut spécifiquement féminin, qu’elle soit conçue comme une forme d’oppression ou de pouvoir.
À la lumière de ces apports, il est possible d’esquisser un lien entre laideur et absence de féminité. Tout comme la beauté, la laideur est relationnelle et son attribution dépend du regard extérieur; dans le cas des femmes, la théorie féministe a démontré que c’est le regard masculin qui prime et qui définit ce qui est beau et ce qui ne l’est pas. Être laide signifie alors ne pas correspondre aux attentes de ce regard et peut impliquer l’exclusion de la féminité standard. La remise en question de la catégorie « femme » et la recomposition du sujet du féminisme qui en résulte ont été au cœur de la troisième vague féministe dans les années 90 (Koechlin, 2019 : 54) que l’on qualifie d’intersectionnelle à partir des approches du black feminism et de l’afro-féminisme (Bilge, 2009; Hill Collins, 2016; hooks, 2015). Il est cependant intéressant de remarquer que Monique Wittig (2001 [1990]), féministe matérialiste française de la deuxième vague, avait déjà interrogé la catégorie « femme » par rapport aux femmes lesbiennes et à leur existence en dehors du circuit hétérosexuel. Étant donné que l’idée même de femme n’existe que par rapport à celle d’homme, la femme lesbienne se situe en dehors de cette définition, d’où le fait, selon Wittig, que les lesbiennes ne sont pas des femmes (Ibid. : 76). Dès lors, le sens même de féminité et de masculinité peut être interrogé.
Dans son ouvrage pionnier de 1995, la sociologue australienne Raewyn Connell (2014) théorise plusieurs types de masculinités (hégémonique, complice, subordonnée et marginalisée) qui sont situés socialement. Elle insiste sur le fait que la découverte de son propre corps comme étant masculin ou féminin se fait avant tout dans l’interaction et que le concept de masculinité est donc « fondamentalement relationnel », n’existant que « par contraste avec la “féminité” » (Connell, 2014 : 51). Afin de mieux comprendre ce qu’est la masculinité, elle évoque plusieurs approches possibles : si dans une approche positiviste la masculinité est ce que les hommes sont, dans une approche plus normative elle représente ce que les hommes doivent incarner, et ce sont précisément ces définitions que Connell conteste dans son ouvrage (Ibid. : 65). Les personnages féminins de Despentes, dont celui de Gloria, incarnent quant à eux des formes de masculinité qui sont généralement propres à des hommes; c’est justement cette présence d’attributs considérés comme masculins chez des femmes qui permet de questionner le lien entre identité de genre et masculinité.
À l’instar de Connell, Jack Halberstam reprend la notion de masculinités plurielles pour théoriser ce qu’il appelle « masculinité féminine » : la masculinité hégémonique se serait construite à travers d’autres formes de masculinités plus marginales, en reprenant à son compte certaines de leurs caractéristiques et en finissant par les effacer (1998 : 9). Parmi ces groupes à la marge, les femmes auraient largement contribué à la masculinité « moderne » (Ibid. : 475); par ailleurs, cette masculinité féminine constitue une « multiplicité » et une « prolifération » (Ibid.) des masculinités possibles. En s’appuyant donc sur certaines notions de Connell, Halberstam propose un véritable déplacement de ces attributs masculins vers des corps dits féminins, en étudiant notamment leurs histoires à partir du XIXe siècle. L’idée phare de Female Masculinity est que la masculinité devient visible du moment où on la déplace du corps de « l’homme blanc de classe moyenne » (Ibid. : 2) vers d’autres corps, dont celui féminin. Si Halberstam propose donc, comme son introduction l’indique, de penser « la masculinité sans les hommes » (Ibid. : 1), il se concentre sur des femmes lesbiennes, sur la figure de la butch et sur les performances drag king. En ce qui concerne Bye Bye Blondie, il est important de préciser que Gloria est hétérosexuelle, mais il semble que son hétérosexualité permet d’insister davantage sur le caractère inattendu et initialement incongru du déplacement de la masculinité sur des corps féminins qui interagissent avec des hommes. En effet et de façon plus générale, les masculinités féminines chez Despentes apparaissent avant tout dans les comportements sexuels des personnages féminins et sont donc en lien avec les hommes : délocaliser ce qui relève du masculin n’est pas seulement un moyen de réappropriation pour les personnages féminins, mais aussi une manière de mettre les personnages masculins face à leur propre conduite genrée afin qu’ils puissent percevoir, comme dans le reflet d’un miroir, ce qu’ils sont.
S’enlaidir : adolescence, punk-rock et désir
Nancy, vacances de Noël, 1985 : Gloria est adolescente, elle a une bande d’amis et elle aime aller voir des concerts. La narration insiste d’emblée sur l’effet que son apparence physique fait sur les autres, avant même de la décrire dans le détail : une connaissance l’invite à une soirée après l’avoir croisée dans le bus, « [s]ans doute impressionné par son look » (Despentes, 2004 : 42). Ici, le participe passé « impressionné » ne renvoie pas tant à l’effet que la beauté féminine peut faire, mais au positionnement actif, donc impressionnant, de Gloria. À cette soirée, elle perçoit Léo, un adolescent qui est de passage à Nancy. Il est intéressant de remarquer que Léo est décrit à travers le regard désirant6 de Gloria : « elle n’avait jamais rien vu de tel. Un rêve de punkette, pétard blond et beauté androgyne, comportement très masculin, dans un registre “elphique farceur” […]. Même en rêve, elle n’aurait pas osé imaginer un garçon pareil. Aussi parfaitement parfait » (Ibid. : 43). Le personnage de Léo combine plusieurs éléments en apparence contradictoires : il possède une beauté ambiguë par rapport à son genre, il est associé à la figure de l’elfe, légère et délicate, mais il fait montre d’une attitude virile. La narration le qualifie de « petit prince » (Ibid.) et explique qu’il séduit une petite assemblée dans la pièce où il se trouve; « il minaudait, se déhanchait un peu » (Ibid.), ces verbes étant généralement associés aux postures de séduction féminine. Malgré son succès, c’est avec Gloria qu’il décide de quitter la soirée en quête d’autres aventures. « Léo n’était pas très entreprenant avec elle, mais se laissait caresser et embrasser, complaisamment. Gloria le regardait, de côté, difficile de croire que c’était bien elle qui rigolait avec ce mec-là » (Ibid. : 44). Ici aussi, le personnage masculin adopte un positionnement passif, en renversant les rôles genrés dans une scène de séduction entre un homme et une femme. Étant donné que la narration se situe du côté de Gloria, l’apparence de Léo prime sur celle de la protagoniste : la beauté du garçon l’attire. Dans cette scène, le concept d’agentivité sexuelle permet de comprendre la position de Gloria. Pour citer Marie-Ève Lang, l’agentivité sexuelle
fait référence à la prise d’initiative, à la conscience du désir de même qu’au sentiment de confiance et de liberté dans l’expression de sa sexualité […]. Cette prise en charge de son propre corps et de son propre plaisir donnerait l’occasion d’apprécier une sensation de pouvoir (to feel empowered) sur la situation de même que sur son corps (body ownership), et ce, sans sentiment de honte ni impression de devoir s’excuser.
L’idylle est brutalement interrompue par l’arrivée du père qui, ayant découvert qu’elle avait quitté la maison sans le prévenir, la cherche partout dans la ville de Nancy : « La portière avait claqué et son père s’était déployé, un géant fou de rage qui venait de tourner presque une heure en ville à sa recherche […]. Il l’avait arrachée – au sens propre et très brutal – d’entre les bras du prince » (Despentes, 2004 : 45). En détournant les codes des contes de fées (bien que le prince puisse également se référer au « petit prince »), le père, figure autoritaire, intervient pour brider son désir et son agentivité. Deux jours plus tard, Gloria essaie de convaincre ses parents de la laisser aller à Paris pour le soir du Réveillon, où elle est censée rencontrer Léo. Le père, qui a déjà entraperçu le garçon en question, refuse en bloc :
Elle avait insisté. Impossible de leur parler de son odeur ni de son cuir, essayer de leur faire réaliser l’opportunité érotique que ça constituait pour elle […] brusquement, son père s’était levé et avait piqué sa crise. Elle a ce qu’on appelle de qui tenir cette faculté de hurler comme une possédée qui veut écraser l’adversaire, l’annuler, le foutre en l’air. Il avait commencé son cirque, vociférant qu’ils n’en pouvaient plus, et sa mère faisait le refrain « non mais tu te rends pas compte », première baffe, pour lui apprendre à insister, puis une deuxième, pour lui apprendre à se coucher par terre quand on commence à la frapper.
Gloria, sujet désirant, essaie de s’imposer mais la seule réponse possible est la violence physique. Dans ce passage, Despentes montre à quel point il s’agit d’un apprentissage à faire et d’un combat pour le contrôle. La fille s’érige comme ennemi commun, mais seul le père la frappe; la mère va assister à la scène sans intervenir, elle aussi tétanisée par la peur. Gloria, quant à elle, va réagir :
Sauf que, pour la première fois, en face de lui, elle avait pris une chaise et l’avait levée pour se défendre. Elle aurait mieux fait de s’abstenir. Ça avait rendu son père fou de rage. Elle avait pourtant pris quelques raclées notoires, mais celle-là était fulgurante et d’ailleurs, ce fut la dernière. Qu’il soit violent était une chose, qu’il veuille la dresser en était une autre, mais en aucun cas il n’avait l’intention de la tuer. Le père aimait Gloria. […] Ce soir-là, elle avait cherché à se défendre jusqu’au bout, refusant de se rouler en boule dans un coin en se protégeant des bras, comme elle le faisait toujours. Cette fois-ci, elle voulait qu’il la laisse passer, elle voulait partir en courant et se démerder ensuite pour rejoindre Léo à Paris.
Gloria conçoit la violence du père comme un obstacle à dépasser pour obtenir ce qu’elle veut, alors que c’est précisément son insistance et sa réaction qui la conduiront aux urgences psychiatriques, à la demande de ses parents. Dans ce passage, Gloria exerce ce que l’on pourrait appeler une violence-miroir, une réponse à la hauteur des coups que son père lui donne. En réagissant, elle espère pouvoir s’ériger au même niveau que lui, comme dans une forme de dialogue, et refuse de se laisser réduire à un statut d’infériorité. Cette violence-miroir ne fait que montrer au père son propre geste violent, qu’il conçoit uniquement comme un instrument d’éducation; face à la colère de Gloria, la violence paternelle est révélée et exposée au grand jour. Encore une fois, la tentative de Gloria souligne que la violence paternelle est légitime et justifiée, tandis que celle de la fille excède la norme et doit être immédiatement arrêtée. Ici, ce n’est pas seulement la hiérarchie familiale qui est à l’œuvre; c’est aussi la réponse d’une femme contre un homme qui relève presque de l’impensable, dans un système où les femmes reçoivent des coups et se taisent, forcées au silence.
Le séjour de quelques mois à l’hôpital psychiatrique représente pour Gloria un prolongement de l’autorité paternelle, qui vise à invalider sa réaction et à la brider, à la fois psychiquement et physiquement. Après ce séjour, le père de Gloria ne la touchera plus jamais, comme si l’intervention de l’institution médicale l’avait finalement dépossédé du corps de sa fille ainsi que de sa fonction autoritaire. Lors de son arrivée à l’hôpital, Gloria est reçue par le médecin-psychiatre qui décide de son internement et qui la considère comme une jeune femme refusant sa féminité par des gestes de violence et son apparence physique : « Il n’aimait pas ses cheveux rouges. D’emblée […] il avait décrété qu’elle s’enlaidissait et lui demandait pourquoi. Pourquoi elle faisait ça, est-ce qu’elle ignorait qu’elle pouvait être assez jolie ? » (Ibid. : 52). Son attitude avec les hommes ainsi que son aspect physique sont perçus comme un rejet d’être femme, et c’est bien ce rejet qui la conduira à passer quelques mois en psychiatrie. La beauté étant ici un attribut féminin, la laideur s’impose comme une manière de défier la féminité; autrement dit, le regard masculin (du médecin) est déçu par l’apparence physique de Gloria, qui, selon ses standards, n’appelle pas à la séduction masculine. « Gloria ne trouvait pas ça très sympa, comme entrée en matière. Pas l’impression d’être si moche que ça. Ni repoussante, en fait. Par contre c’était vrai qu’elle ne se destinait pas à attraper des vieux psychiatres à cheveux blancs » (Ibid. : 52-53). Il convient de s’attarder sur la même scène autobiographique que Despentes va évoquer dans King Kong Théorie deux ans plus tard : « Quand je suis internée, à 15 ans, le psychiatre me demande pourquoi je m’enlaidis à ce point […]. Il insiste : est-ce que j’ai peur d’être laide ? Il dit que j’ai pourtant de beaux yeux. Je ne comprends même pas de quoi il me parle » (2004 : 115). On retrouve l’emploi du verbe « s’enlaidir » : il ne s’agit pas d’un état de fait involontaire, mais d’un processus qui est en cours et qui est volontaire, et c’est peut-être l’intentionnalité de la démarche qui mérite une punition aussi importante aux yeux du médecin-psychiatre dans la diégèse.
D’autres exemples que Despentes cite dans son essai permettent d’éclairer la situation de Gloria : « Avec la police, c’est pareil qu’avec le psychiatre, garde à vue, un inspecteur compatissant, je suis plus jolie que je ne le crois, pourquoi je mène la vie que je mène. On me la fera souvent, celle-là. Alors que je ne me plains de rien, auprès de personne » (Ibid. : 116). Ici, la figure masculine est aussi le signe d’une institution du pouvoir qui signifie à la jeune fille sa possibilité de se rattraper, de rentrer à nouveau dans la bonne case. En tant qu’hommes, le psychiatre et le policier ont « le droit de [lui] donner des leçons de féminité » (Ibid. : 119).
À travers le personnage de Gloria, Despentes illustre à quel point des attitudes et des comportements dits masculins sont perçus de manière anormale et dangereuse chez un sujet féminin, mais aussi à quel point la réappropriation de ces attributs revient à nier toute féminité, devenant ainsi une rivale des hommes. La masculinité que Gloria incarne correspond à ce que la société et son entourage identifient comme « non-féminin », et donc à une forme de rébellion de genre; cette masculinité est dangereuse, dans la mesure où elle mérite un internement psychiatrique, non pas en tant que telle, mais du moment où elle se manifeste chez un sujet féminin.
La masculinité que l’on lui reproche s’appuie sur deux éléments : son adhésion au mouvement punk, qui s’exprime principalement dans ses choix vestimentaires, et sa propension à se battre avec d’autres personnes. Or Gloria elle-même vit le punk comme « son truc d’ado à elle » (Despentes, 2006 : 54), une phase sans doute passagère et une occasion de se sentir libre, mais elle ne semble en aucun cas avoir renoncé à sa féminité :
Elle avait des seins à tourner dans des Russ Meyer, un pétard rouge et quand on la laissait s’habiller, elle mettait volontiers des jupes, avec des collants déchirés, OK, et sur ses rangers, elle avait mis des lacets roses, ne sortait jamais sans maquillage, les yeux bien rouges les lèvres très noires, et les ongles vernis en vert… elle était aussi la seule fille de sa connaissance à savoir faire le mur en talons aiguilles…
Ce que Gloria présente dans ce passage est sa manière d’être féminine au sein du mouvement punk, qui ne correspond pas à une féminité « traditionnelle » mais qui n’est pas pour autant une posture masculine; c’est pourtant de cette manière qu’elle est perçue par son père ou par le médecin. Comme le rappelle Despentes dans King Kong Théorie, « [l]e punk-rock est un exercice d’éclatement des codes établis, notamment concernant les genres. Ne serait-ce que parce qu’on s’éloigne, physiquement, des critères de beauté classique » (2006 : 115), et encore, « [ê]tre keupone, c’est forcément réinventer la féminité puisqu’il s’agit de traîner dehors, taper la manche, vomir de la bière, sniffer de la colle jusqu’à rester les bras en croix, se faire embarquer, pogoter, tenir l’alcool […]. Et tout le monde te fout la paix » (Ibid. : 115-116). Dans sa thèse consacrée à la sous-culture punk féministe américaine, Manon Labry affirme que dans le punk,
les canons de beauté, notamment, volent en éclat en même temps que les conventions vestimentaires. Les punks pratiquent un certain culte sinon de la laideur, au moins du mauvais goût et du second degré. Pour une population féminine dont il était tacitement attendu, dans le domaine de la culture populaire au moins, en tout premier lieu qu’elle se conforme à un bataillon d’exigences plastiques et d’archétypes de la « féminité » pour pouvoir prétendre à quoi que ce soit, il s’agit là d’un bouleversement de taille7.
Accepter les codes punk revient à questionner la prétendue naturalité des traits genrés, dont le rapport à l’espace public et aux dangers qui en résultent : à l’encontre d’une féminité standard qui se construit à l’intérieur de la maison et qui s’alimente de la peur du dehors, l’identité punk permet aux femmes de s’approprier l’espace et de prendre des risques. Le rapport à son propre corps et à la violence n’est pas le même : Gloria sait se battre et n’a pas peur d’utiliser la force, comme c’est le cas dans la confrontation avec son père.
Quant à ses accès de violence, il est intéressant de remarquer que Gloria est internée principalement pour avoir réagi face à son père : tandis que la violence paternelle n’est pas remise en question par l’institution hospitalière, s’agissant d’une forme d’autorité, la réaction de Gloria pour se défendre est dangereuse et inappropriée : « Alors comme ça, accepter d’être une femme, c’était prendre des coups sans vouloir les rendre » (Despentes, 2004 : 54). Dans les deux cas, l’internement représente la conséquence de cette masculinité non autorisée par le monde des adultes; l’isolement est alors la seule solution possible pour éradiquer le problème. Privée de ses habits et immobilisée au moindre geste suspect, l’institution vise à anéantir la personnalité de Gloria, qui parlera de cette expérience comme d’une mort. Ce sont la violence et la colère qui vont l’accompagner jusqu’à l’âge adulte, où ce n’est plus le punk-rock mais la condition socio-économique qui façonne son identité féminine marginalisée.
Ratée de fond en comble : la laideur à l’âge adulte
C’est à l’hôpital psychiatrique que Gloria va faire la rencontre d’Éric, un adolescent lui aussi punk mais issu d’une famille très riche. Les parents de celui-ci, effrayés par l’influence négative de Gloria à la sortie de l’hôpital, vont faire en sorte de les séparer. Vingt ans après, Gloria et Éric se rencontrent par hasard à Nancy, mais leurs trajectoires de vie sont bien différentes. En effet, le récit de l’adolescence constitue une longue anamnèse du personnage de Gloria qui, désormais adulte, se remémore la rencontre avec Éric juste après l’avoir croisé dans la rue. La deuxième partie du roman, s’attarde sur leur relation à l’âge adulte et sur les difficultés à concilier deux mondes sociaux qui s’opposent. Il est intéressant de remarquer que le personnage adulte de Gloria est encore considéré comme laid, mais que la laideur ne joue plus le même rôle : si, à l’adolescence, le processus d’enlaidissement était vu comme une transgression à punir, à l’âge adulte ce processus semble achevé, Gloria étant définitivement exclue de la féminité standard et de la beauté féminine. Cette fois, la laideur est le signe d’une vie d’excès et de souffrance.
Dans l’incipit du roman, Gloria vient de se disputer avec son ami, elle marche dans la rue sous la pluie battante et sous les regards ébahis de la foule. Dans les toilettes d’un bar, elle se regarde dans le miroir :
Elle s’est tellement époumonée, tout à l’heure, tellement époumonée qu’elle s’est fait péter tous les vaisseaux sous les yeux et sur les joues, qui sont devenus rouge tomate. Ça souligne les yeux bouffis. Et la cerise sur la catastrophe, c’est que, dans l’élan, elle a mis quelques coups de tête dans un mur et son nez est plus rouge que si elle avait mis un faux nez rouge. Tout ça saupoudré d’air dément : elle aussi se serait regardée.
Face au miroir, Gloria perçoit enfin l’image que les passants et les gens du bar avaient d’elle : c’est la violence qui s’affiche sur son visage et qui la rend méconnaissable. La couleur rouge est omniprésente, et la mention du faux nez rouge insiste sur la caricature qu’elle représente. Contrairement à l’adolescence, où Gloria ne se sentait pas laide, cette fois c’est elle qui ne se sent plus désirable. Le soir même, elle rencontre son amie Véronique au bar, chez laquelle elle espère être hébergée pendant quelque temps :
Véronique sourit, quitte son manteau qu’elle plie soigneusement sur le dossier de sa chaise. Robe rose et noire, moulante. Elle est mince, remarquablement bien foutue, pas seulement pour ses quarante-cinq ans. C’est la seule raison qui pourrait faire que Gloria n’a pas envie d’habiter chez elle. Pas envie de la voir en nuisette, et encore moins en petite culotte. Elle se sent trop grosse pour supporter de voir des corps de meufs bien foutues.
Gloria semble avoir intégré le regard que les autres portent sur elle. Confrontée au corps d’une autre femme, elle éprouve de la honte. La violence qu’elle adresse aux autres finit par se retourner contre elle-même, jusqu’à marquer son corps :
Elle triture son ventre, comme elle a pris l’habitude de le faire. Si bien qu’à présent, il est couvert de demi-lunes bleues, marques d’ongles enfoncés dans la chair. Ou en longues traces rouges, qui mettent des mois à disparaître. Les fois où elle se griffe jusqu’au sang. Ce ventre imbécile, proéminent et vide.
Lorsqu’elle était adolescente, les accusations de laideur qu’on lui adressait portaient sur ses choix vestimentaires et sur son mode de vie excessif et dangereux : c’est pour cette raison qu’il était question de « s’enlaidir », où le processus était à l’œuvre. Vingt ans plus tard, c’est le corps lui-même qui est pris pour cible par le regard des autres et par Gloria, corps qui a intériorisé la violence et la pauvreté. En effet, Gloria ne travaille pas, n’a pas de logement, est alcoolique et ses parents sont morts peu d’années après son internement en psychiatrie. Au début du roman, la narration suggère que Gloria se sent en échec sur tous les plans, mais qu’elle ne parvient pas à changer les choses. Par ailleurs, cet échec est étroitement lié à son genre : « Elle a cet âge où les femmes qui n’ont pas eu d’enfants comprennent qu’elles n’en auront jamais. Naître femme, la pire des tares dans presque toutes les sociétés. Seul avantage : enfanter. Dans son cas, c’est raté. Comme le reste. Vraiment ratée, de fond en comble » (Ibid. : 36-37). Si à l’adolescence une jeune fille se doit d’être désirable et séduisante, à l’âge adulte elle se doit d’être mère pour se sentir vraiment femme : ce sont du moins ces deux idées qui traversent le récit de Gloria, deux chemins normatifs qu’elle n’emprunte pas et qui font d’elle un personnage à la marge.
Néanmoins, l’image de Gloria change lors de ses retrouvailles avec Éric. Il semble la désirer autant qu’auparavant, comme si rien n’avait changé. Cela éveille d’abord le soupçon de Gloria : « Pauvre menteur. J’ai grossi, j’ai une sale peau, j’ai perdu des dents, je suis bouffie par l’alcool, j’ai les doigts jaunes de nicotine et les cheveux qui menacent de tomber… T’avais dû garder une belle image de moi pour me trouver pas changée » (Ibid. : 153). En réponse, Éric dévoile « un large sourire [qui] découvre son impeccable dentition » (Ibid. : 154) : la différence de classe ne passe pas seulement par les vêtements et par la carrière professionnelle, mais par le soin accordé au corps. Tout les sépare, ce qui fait dire à Gloria : « hey ho, c’est vingt ans après, je ne fais plus cet effet à personne ! » (Ibid. : 156). Quand ils se retrouvent au restaurant de l’hôtel où Éric séjourne, elle est étonnée par la manière dont il la traite :
Il ne la quitte pas des yeux. Il se comporte avec elle en prétendant attentionné. Ça fait des années qu’un homme ne l’a pas traitée comme si elle était une créature magique. C’est étrange, pas désagréable, mais décalé, comme ambiance. Elle lui plaît, ça ne va pas en s’atténuant. Au contraire, plus ils se détendent et plus il est prévenant, séduit, joueur, séduisant.
Dans la deuxième partie du roman, Éric va être la seule personne qui va s’inscrire en opposition au regard des autres, qui perçoivent Gloria comme un élément étranger. En effet, elle décide d’emménager chez Éric à Paris peu de temps après leur rencontre à Nancy, et elle est amenée à côtoyer des personnes du monde du spectacle, très riches et quelque peu étonnées de sa présence parmi eux. Sa simple existence dans ce milieu fait tache et est perçue comme une excentricité temporaire d’Éric.
L’entourage d’Éric s’inquiète, le prend à part, mines ennuyées de devoir lui en parler. On le met en garde, en boîte, ou en demeure… Le groupe, comme un corps, réagit, et veut expulser l’élément étranger.
Qu’est-ce qu’il fout avec cette drôle de blonde ? Elle n’est même pas très jolie, à l’est, ils en font de bien mieux, si vraiment il veut de la pauvre fille. Elle ne parle à personne et, pire, elle est marquée, physiquement. Pourquoi ne pas aller avec une fille plus jeune ? Qui lui conviendrait mieux ? Le groupe, spontanément, prend la place des parents morts et cherche à recadrer.
Dans ce cas, l’apparence physique se mêle à la condition sociale et est une source de mépris. Gloria coche les deux cases, laide et pauvre, ce qui suscite l’incompréhension générale. Le groupe exprime les règles implicites qu’Éric brise en introduisant Gloria dans sa vie : une femme se doit d’être jeune et belle. La vieillesse de Gloria est elle aussi pointée du doigt, bien qu’elle n’ait que trente-cinq ans, car elle fait désormais partie d’un groupe non désirable, voué à devenir invisible. Comme Despentes le rappelle, « toutes les bonnes femmes qu’on voit [à la télé] se sentent obligées de jouer un petit décolleté, une paire de boucles d’oreilles, les cheveux bien coiffés, preuves de féminité, gages de docilité » (2006 : 123). La figure de la jeune femme, belle et rassurante, est effacée par l’arrivée de Gloria dans ce milieu hautement codifié : laide, marquée, pauvre et néanmoins hautement désirée par un homme. En ce sens, sa simple présence permet de questionner les normes implicites quant aux normes de beauté. Gloria fait partie de ce que Despentes qualifie de « marchandise endommagée, polluée. Putes ou enlaidies, qu’elles sortent spontanément du vivier des épousables » (Ibid. : 49, je souligne) : la force de son personnage réside précisément dans son refus de sortir et dans sa volonté de ne pas se cacher. Aussi, Despentes opère une séparation entre beauté et désir : Gloria n’est pas belle aux yeux des autres et à ses propres yeux, mais elle suscite le désir d’Éric et elle se permet à son tour de désirer activement.
Conclusion
En somme, la laideur joue un rôle différent selon l’âge de Gloria dans Bye Bye Blondie : à l’adolescence, elle est associée au parcours volontairement en dehors des normes de la protagoniste qui, à travers le punk-rock, interroge certains stéréotypes de genre ainsi que le canon de la féminité traditionnelle. Elle constitue une forme de transgression et est perçue par ses parents et par les autres adultes comme une rébellion qui mérite une punition exemplaire. Cette assignation à la laideur ou, pour mieux le dire, à l’enlaidissement, de la part du médecin-psychiatre garant de l’institution psychiatrique, cache une série d’attitudes excessives qui sont considérées comme masculines et qui sont inacceptables précisément car Gloria est une fille, dont la violence et l’agentivité sexuelle sont activement revendiquées. En ce sens, le séjour prolongé dans un service de psychiatrie se veut, entre autres, un moyen de dressage du caractère rebelle, ainsi qu’une pathologisation d’une féminité non conforme aux normes de genre.
À l’âge adulte, la laideur dont Gloria fait preuve résulte davantage de nombreuses années de souffrance : rongée par la colère et le désespoir, Gloria se sent elle-même moche et à l’écart des autres femmes, sans pour autant aspirer à leur ressembler. L’arrivée d’Éric dans sa vie va marquer un tournant, dans la mesure où elle retrouvera le désir et le plaisir dont son statut de femme marginalisée l’avait en quelque sorte privée. Cette relation aura également pour effet de la confronter à un nouveau milieu jusque-là inconnu par lequel elle sera jugée avec dureté; encore une fois, son aspect physique sera pointé du doigt et sa féminité sera questionnée, tout comme son droit à désirer et à être désirée.
Bien que la féminité de Gloria soit sans cesse remise en question par les autres personnages, tant à l’adolescence qu’à l’âge adulte, l’amour et l’attraction qu’Éric éprouve à son égard vont fonctionner comme un bouclier pour se protéger des jugements extérieurs. Leur relation est néanmoins loin d’être idyllique, les enjeux de pouvoir économiques et symboliques ne cessant pas d’apparaître et de créer des conflits. Dans tous les cas, la simple présence de Gloria fait désordre où qu’elle aille, mais elle fait aussi désordre dans le système binaire de genre et dans la définition de féminité. La beauté étant la condition sine qua non de la féminité, au point que les deux termes peuvent presque devenir des synonymes, Gloria transgresse activement les lois du genre : la laideur que l’on va lui renvoyer est à la fois un stigmate, une menace sous-jacente pour toutes les femmes hétérosexuelles et un rappel à l’ordre. Elle peut aussi être revendiquée comme une identité en dehors des normes riches en potentialités, mais qui n’empêche pas Gloria d’avoir des relations avec des hommes et de se penser en tant que sujet libre. Dans Bye Bye Blondie, le prix à payer est l’exclusion de la normalité, d’abord par l’internement et ensuite par la précarité et le rejet des autres; cependant, c’est à partir de cette place de « moche » que Despentes décide d’écrire, ce qui lui permet de porter un regard lucide sur les enjeux de domination que la beauté féminine dissimule.
- 1La question de la subversion des genres dans l’œuvre de Despentes a déjà été étudiée en dehors de Bye Bye Blondie. À ce sujet, Mercédès Baillargeon (2018) a analysé le personnage de Louise des Chiennes savantes, tandis que Nicole Fayard (2016) s’est intéressée au corps féminin rebelle comme une forme de parodie dans Baise-moi. De façon générale, la transgression et la violence des personnages féminins sont des thèmes prédominants dans la réception critique de l’œuvre des Despentes. Voir Shirley Jordan (2004), Natalie Edwards (2012) et Michèle A. Schaal (2013).
- 2Selon le Trésor de la Langue Française, l’adjectif « féminin » est souvent associé aux substantifs « grâce » et « charme ». Est également cité, à titre d’exemple, un passage des Bestiaires d’Henry de Montherlant concernant une femme : « Est-elle jolie? elle a une certaine perfection de l’espèce qui donne le même plaisir, qui donne le même bonheur qu’à rencontrer un chien parfait, un cheval parfait : elle est parfaitement féminine. Montherl., Bestiaires,1926, p. 444 » (2012 : en ligne).
- 3Toujours selon le Trésor de la Langue Française, être féminine revient à « Correspondre à l’image physique, sexuelle, psychologique […] que l’homme ou la société se fait de la femme et de la féminité » (2012 : en ligne).
- 4L’Association Pour la Santé Publique du Québec (APSQ) a récemment publié un guide pour « Porter plainte contre la promotion du modèle unique de beauté ». Entre autres, ce guide analyse plusieurs images diffusées par les médias en montrant à quel point la minceur constitue une norme de beauté unique (2014 : en ligne). Le rapport entre beauté, féminité et blanchité est analysé par Patricia Hill Collins dans La pensée féministe noire (Montréal, Remue-ménage, 2016), notamment dans le chapitre « La politique sexuelle de la féminité noire » (209-244).
- 5Pour toutes les citations tirées de Female Masculinity, je traduis.
- 6Pour en savoir plus sur la notion female gaze, voir Iris Brey (2020).
- 7Labry rappelle toutefois que « le punk ne constitue bien évidemment pas un îlot antisexiste et égalitaire, loin s’en faut. Même au sein du tout premier réseau américain, de nombreuses paroles de chansons peuvent, par exemple, témoigner d’un machisme encore fort prégnant. Néanmoins, par rapport aux formes de rock précédentes, cette tendance laisse davantage d’interstices aux femmes au moment où elle est encore en germination. Suite à la surexposition de la vague punk anglaise, notamment dans les années 1980, le genre prendra à son tour une forme ultra-codifiée, et à nouveau essentiellement masculine. Mais les courants musicaux épigones plus confidentiels que le punk aura initiés, et les quelques modèles féminins […] qui auront su s’imposer pendant les années précédentes, offrent à toute une nouvelle génération de jeunes femmes un tremplin et une source d’inspiration considérables » (2011 : 81).