Figures de terroristes = figures terroristes?
Le cas de Hanadi Jaradat dans les œuvres de Feiler & Sköld-Feiler et de Bleikh & Chak
Hanadi Jaradat est la sixième islamikaze palestinienne de la 2ème Intifada (2000-2006)1. Elle est donc l’autrice de l’attentat perpétré le 4 octobre 2003 dans un restaurant bondé de Haïfa, l’un des plus meurtriers de ce soulèvement. Or la femme de 28 ans qui s’y explosa un samedi après le shabbat de kippour n’était pas plus outillée ou sanguinaire que les cinq précédentes candidates au martyre. Elle a provoqué la mort de 21 personnes et fit plus de 50 blessés simplement parce que la détonation d’un explosif dans un endroit clos cause plus de dommages. En plus d’avoir fait couler beaucoup d’encre et de sang, à l’instar la première šhahīda2, Wafa Idriss3, elle attira l’attention du monde de l’art. Il faut dire que, dans la fleur de l’âge, elle était aussi – horreur – belle, comme le montre la photographie de son visage qui a circulé dans la presse internationale et dans diverses œuvres. Dans le présent article, je me concentrerai sur Blanche-Neige et la folie de la vérité4 de Dror Feiler et Gunilla Sköld-Feiler et sur un tableau pastiche de la Madone Bénois, peint par Léonard de Vinci entre 1478 et 1482, de Galina Bleikh et Lilia Chak. Même si ces créations méritent en soi l’attention, elles m’intéressent surtout en raison des étonnantes réactions qu’elles ont suscitées – vandalisme de l’installation créée pour l’exposition Making Difference par l’ambassadeur israélien en Suède (!) et censure partielle de l’exposition Une femme, une mère, une meurtrière : portraits de Ferror – et ce, parce qu’elles permettent autant de questionner la laideur et la beauté que l’étrange pouvoir des images. Est-ce que certaines images sont violentes au point de provoquer une certaine violence chez celleux qui regardent? Pour répondre, même partiellement, à cette difficile question, je présenterai dans l’ordre les œuvres et les réactions, tout en m’attardant sur le beau visage de la meurtrière suicidaire dont l’image a provoqué les tollés. Je traiterai ensuite des autres éléments présents dans les expositions momentanément visibles à Stockholm en 2004 et à Tel-Aviv en 2009, afin de mieux saisir le contexte des drames. J’interrogerai alors les références politiques derrières ces objets et les archétypes choisis par les deux duos d’artistes : Blanche-Neige et la Vierge Marie. En somme, j’espère pouvoir dire si des figures de terroriste peuvent s’avérer être des figures terroristes?
I. Les œuvres
Blanche-Neige et la folie de la vérité
Snövit och sanningens vansinne est une œuvre du musicien et compositeur suédois d’origine israélienne Dror Feiler et de l’artiste visuelle suédoise Gunilla Sköld-Feiler.
Cette installation, accompagnée d’un fond musical et d’un collage de textes documentaires et fictifs, a été exposée au début de l’année 2004 dans le cadre de l’exposition Making Differences au musée des antiquités de Stockholm qui se tenait du 26 au 28 janvier en marge du Forum International de Stockholm sur la prévention des génocides5. L’installation consiste en un bassin (700 cm x 300 cm) peu profond, rempli d’un liquide rouge, sur lequel flotte un petit bateau blanc (37 x 16 cm) baptisé Snövit (Blanche-Neige en suédois). Sur le mât de l’embarcation se trouve le portrait d’une femme souriante – les lèvres rouges comme le sang, le voile noir comme l’ébène et la peau blanche comme la neige : c’est Hanadi Jaradat (La Chance, 2004 : 36). Autour, outre le collage d’extraits traduits en suédois et/ou en anglais de rapports israéliens sur le déroulement des événements précédant l’attentat et des bribes de l’histoire de Blanche-Neige, on trouve des projecteurs qui donnent l’impression d’une scène de crime faisant l’objet d’une enquête, une échelle appuyée contre un arbre et un tuyau d’eau brisé accoté sur le remblai. S’ajoutent à ces divers éléments, la neige et le froid de l’hiver suédois puisque l’œuvre est à ciel ouvert dans le jardin des roses du musée. Quant au fond sonore, il provient de passages de la cantate pour soprano BWV 199 intitulée Mein Herze schwimmt im Blut (Mon cœur baigne dans le sang) de Bach mixés par Dror Feiler, dont les paroles vont comme suit : « Mon cœur baigne dans le sang car, aux yeux saints de Dieu, la multitude de mes péchés fait de moi un monstre. Mon cœur flétri ne sera plus à l’avenir qu’une moiteur sans consolation6 et je dois me cacher de Celui devant qui les anges eux-mêmes cachent leur visage. »
Une femme, une mère, une meurtrière : portraits de Ferror
Désignant le phénomène du XXIe siècle qu’est le terrorisme au féminin, Ferror est aussi une partie du titre de la quinzième exposition des artistes Galina Bleikh et Lilia Chak7, présentée à la galerie Beit Sokolov de Tel-Aviv à l’automne 2009. Celle-ci donne à voir les lettres du mot Ferror trouées au travers de papier journal, une vidéo d’une vingtaine de minutes montrant la collecte des matériaux qui recouvrent sept canevas, soit la terre, le sable, le gravier et les autres débris provenant des lieux où les attentats ont été commis par les femmes terroristes représentées sur sept tableaux, lesquels ont été censurés8.
Ces derniers sont tous réalisés à partir de Vierges à l’enfant peintes entre 1478 et 1530 par Giovanni Bellini, Sandro Botticelli, Raphael, Léonard de Vinci et Lucas Cranach sur lesquelles les plasticiennes ont en quelque sorte greffé les portraits de sept palestiniennes ayant commis un attentat entre 2002 et 2004. Dans l’ordre, on trouve donc, « dévoilées9», Wafa Idriss (Boticelli, 1483), Reem Raiyishi (Boticelli, peinture non identifiée), Andalib Suleimam Taktaka (Raphael, peinture non identifiée), Ayat Al-Akhras (Raphael, 1504), Hanadi Jaradat (de Vinci, 1478), Darine Abou Aïcha (Raphael, 1502-1504) et Zainab Abou Salem (Cranach, 1530). La toile de Leonard de Vinci dans laquelle on peut reconnaître le visage de Hanadi Jaradat est dite Benois Madonna ou la Madone Bénois.
II. Les réactions
Vandalisme
L’œuvre des deux Suédois a connu une renommée internationale10 lorsqu’elle a été saccagée le 16 janvier 2004 par l’ambassadeur d’Israël à Stockholm. Le scandale, du grec skandalon qui signifie « obstacle » ou « pierre d’achoppement », a éclaté après la saisissante action de Zvi Mazel, laquelle était, de surcroît, préméditée. L’ambassadeur israélien a arraché des fils électriques alimentant les projecteurs et, « au risque d’électrocuter les personnes présentes […, en a] jeté un dans le bassin, sur le visage de Jaradat, ce qui provoqua un court-circuit » (La Chance, 2004 : 38 et 36) et n’interrompit – heureusement – que le système de pompage faisant circuler le liquide, lequel gela, puis s’écailla.
L’agent diplomatique s’est soi-disant comporté ainsi afin de choquer l’opinion publique et de souligner la folie par laquelle une meurtrière de masse est représentée comme Blanche-Neige, soit dépeinte comme une héroïne11. « J’avais tous les droits d’agir comme je l’ai fait […] À mes yeux, ce n’est pas de l’art, c’est abominable », a-t-il déclaré à la presse. Selon ses dires, cette « pièce inférieure de provocation » s’avérait « une glorification monstrueuse des kamikazes et une incitation au génocide contre le peuple d’Israël12» (Melman, 2004). Pour lui, « l’holocauste recommençait juste là, à ce moment, à cet endroit, et c’était à lui de l’en empêcher » (La Chance, 2004 : 36), ce que le cabinet israélien a salué, considérant son « acte héroïque13» notamment parce que l’installation, en plus d’être une justification des attentats-suicides (!), violait un accord préalable stipulant que le conflit israélo-palestinien ne serait pas abordé pendant la conférence14 (Ibid. : 38).
Cela dit, il appert que le problème reposait sur un malentendu ou une mauvaise interprétation de l’œuvre, laquelle pouvait, certes, être considérée de mauvais goût15, mais n’en recelait pas pour autant un appel aux meurtres de masse… ni une incitation à la destruction. Il n’en demeure pas moins que la réaction de Zvi Mazel constitue un reflet et une amplification des éléments tragiques et violents de l’œuvre elle-même; œuvre qui était en fait destinée à réfléchir aux causes de la rage politique, à contextualiser et à condamner le terrorisme ainsi qu’à regarder les choses d’une nouvelle manière pour mettre en lumière nos lacunes conceptuelles (Sköld-Feiler, 2005), au même titre que les madones à Tel-Aviv.
Censure
Les sept tableaux de Madones au visage d’islamikazes palestiniennes furent censurés le 2 septembre 2009 et se firent alors paradoxalement voir sur toute la planète. Les médias, ayant fortement joué avec les mots, ont grandement contribué à soulever l’indignation, conditionnant leur censure par voie de conséquence. À cet effet, je souligne que certains ont suggéré qu’il y avait de la sainteté dans ces toiles16 et qu’il valait mieux les cacher pour éviter qu’elles ne soient vénérées.
Par le biais de divers articles (voir médiagraphie), on a appris que plusieurs plaintes avaient été déposées à la police par quelques familles de victimes et diverses organisations qui les représentaient. On a également pu prendre connaissance de réactions de politiciens centristes et conservateurs ayant demandé le démontage de l’exposition, comme certains membres du Kadima et du Likoud17. Enfin, on a pu lire les propos de Yossi Tzur18, un père ayant perdu un fils dans l’explosion d’un autobus en 2003, et ceux de Yossi Bar-Moha19, le secrétaire général de l’association des journalistes de Tel-Aviv, et comprendre alors que la censure s’est faite suite aux pressions de l’union des journalistes israéliens et en réponse aux familles des victimes des attentats. Elle n’a évidemment pas permis aux artistes d’atteindre leur objectif de montrer « la transformation de l’amour et du désir d’engendrer en volonté de destruction à travers la confusion produite par la terreur. » (Chak, 2009 : en ligne). C’est tout autre chose qui a été perçue, soit la glorification ou la justification d’un islam violent apparaissant comme une attaque envers ceux et celles qui en furent et en seraient les victimes.
La belle figure de la terroriste
Si « toute compréhension d’œuvre est essentiellement un processus » (Adorno, 2004 : 481), il semble que, dans les deux cas qui nous intéressent, il y eut une sorte d’arrêt sur image, une fixation sur le visage, sans prise en compte ni du contexte ni des nombreux éléments esthétiques chargés de connotations. Pourtant, chacun à sa façon recelait une puissance symbolique qui aurait pu ébrécher celle un peu trop inentamée du portrait de la terroriste; un portrait devenu, par cette soudaine toute-puissance, terroriste, conditionnant un pareil comportement, violent, pour ne pas dire attentiste, et ce, par un aberrant jeu de miroir. Or, avant de présenter les diverses composantes des expositions – échappatoires potentielles à la fureur – il importe de s’attarder davantage sur la photographie du beau monstre au cœur des œuvres et des tempêtes diplomatiques et médiatiques produites par celles-ci.
C’est la même photographie de graduation, prise nécessairement avant l’événement, que les duos artistiques ont, de part et d’autre, choisi d’utiliser. Hanadi Jaradat, à l’instar de plusieurs islamikazes palestiniennes, est jeune et belle, caractéristiques sur lesquelles les médias ne se sont jamais privés pour mettre l’accent20. De plus, sur ce cliché en couleur, elle n’exprime ni colère ni hostilité.
Comme le souligne La Chance, « elle renvoie une image de calme et d’intelligence qui rehausse fâcheusement l’image des terroristes suicidaires. » En effet, « pour qui veut nier une justification politique des attentats21 et ne considérer que le mobile de la haine » , Hanadi donne un trop beau visage à la rébellion palestinienne (La Chance, 2004 : 36). Son visage apparaît d’autant plus comme un affront que ses doux yeux noirs nous regardent et que ses lèvres parfaitement rouges nous sourient. D’ailleurs, ce sourire participe au trouble suscité par les œuvres car il illumine son visage blanc comme neige, comme un linceul ou comme si elle avait vu la mort, d’une « vie surnaturelle » (Ibid : 34); vie de šhahīdat sur laquelle je reviendrai. Pour l’instant, il faut s’en tenir à l’outrage et au fait que c’est aussi la beauté de l’ennemie qui provoqua la rage de Stockholm à Tel-Aviv. En effet, que ledit monstre ait été une femme attirante est bouleversant du point de vue du genre et de l’épistémologie (Sköld-Feiler, 2004), d’autant plus s’il est associé à l’innocence et à la pureté, qualités dont sont dotées à la fois Blanche-Neige et la Vierge Marie22. À cet effet, Mazel a également justifié son geste en disant : « Il y avait la terroriste portant un maquillage parfait naviguant tranquillement sur les rivières de sang de mes frères et des familles qui ont été assassinés » (Ibid.), ce qui indique, certes, que « l’horreur fait toujours son lit dans la banalité » (Ibid.), mais pose quelques problèmes loin d’être anodins.
D’une part, on sait que la photographie accrochée au mât précède bien évidemment le moment de la mort – l’attentat-suicide est toujours hors du temps dans la mesure où il n’est jamais vu puisqu’il se dissolve dans un flash – et présente donc l’expression triomphante d’une finissante en droit et non d’une meurtrière de masse. D’autre part, le bain de sang sur lequel flotte le cliché de la réussite de ladite « fiancée de Haïfa » est peut-être plus rempli du sang de son fiancé, de son frère et de son cousin23, sinon de tous les Palestiniens innocents décédés aux mains des Israéliens et dont le sol regorge24, incluant le sien. Enfin, il convient de préciser que personne ne flotte soi-disant paisiblement sur les fruits d’innombrables carnages. C’est seulement l’image d’une tête unidimensionnelle qui surnage au-dessus de la mêlée, sur la bouillie ayant inondé, submergé, fait disparaître la femme – son corps tout autant que son idée – peut-être au moment même où la juriste en devenir se faisait tirer le portrait, soit bien avant sa visite au restaurant où on ne retrouva d’ailleurs intacte que sa pomme. On peut également préciser que, dans le cas présent et/ou aux yeux de l’Israélien outré, la beauté est bel et bien une laideur maquillée précisément parce qu’elle inspire une vive désapprobation. Le fait que ce ne soit qu’une image ne semble pas réduire l’outrage, bien au contraire, puisque « [l]’image peut […] être considérée dangereuse, moins d’ailleurs parce qu’elle est déroutante et vulnérable que parce qu’elle nous échappe et nous multiplie, sans oublier qu’elle nous met à nu » (Dagonet, 1984 : 21). En fait, selon La Chance, la transgression majeure des Feiler a été de transfigurer le visage de Jaradat en icône artistique (2004 : 33), ce qui constitue une importante transformation semblant impliquer, automatiquement et/ou invariablement, un embellissement de la réalité. Sans prise en compte des paroles de la cantate, lesquelles ne disent pas le contentement mais bien la honte et l’horreur, il n’est alors pas étonnant que l’œuvre soit apparue comme la glorification de ce que fit l’avocate le 4 octobre de l’année précédente et même de toustes celleux qui se comportèrent pareillement en différents lieux. Il en a été de même avec l’exposition à Tel-Aviv, où le même portrait apparaissait parmi tant d’autres visages déjà vus dans le monde entier, parce que publiés plus d’une fois dans la presse et placardés aux murs des territoires occupés, de Gaza et de Jénine.
En effet, là aussi, il a été question d’une « terreur embellie » (Doneson, 2012) par le travail de Bleikh et Chak, lesquelles ont été conséquemment accusées de louanger les femmes terroristes, toutes dangereusement belles. La greffe de leurs visages au corps vierge et saint de Marie a même représenté aux yeux de plusieurs un véritable blasphème25. Pourtant, il faut garder à l’esprit que si, en fusionnant l’image d’une mère et d’une meurtrière, les artistes purifiaient la terroriste, comme si les représentations de la Vierge étaient de véritables sources de sainteté pouvant racheter le méfait – cette dernière étant « la substance même de la sainteté originelle » (Rüzbehan cité par Hirt, 2004 : 16) – elles pouvaient tout autant de la sorte souiller la sainte. Cela dit, la sainteté manque toujours à l’image26 et un collage ne détient pas un tel pouvoir de transmutation. Or l’œil voit ce qu’il veut regarder et, dans le cas présent, il n’a manifestement pas voulu s’attarder au fait que, pour certain·e·s, la terroriste, telle la Vierge, instaure un nouvel ordre, que le terrorisme met au monde un être glorifié uniquement au-delà de la mort et que la censure produit un surplus de visibilité. Quoi qu’il en soit, là aussi, le visage a été le principal point de litige, l’élément qui a tout fait capoter.
Il faut dire, comme le fait par deux fois La Chance dans son article, qu’il est tabou dans la société israélienne de contempler le visage d’un ou d’une kamikaze27, dans la mesure où « cela force à ‘l’envisager’ sur le plan éthique […], à reconnaître son humanité » (2004 : 33), ce qui est hautement problématique lorsque la barbarie est, sur ce sujet, si fréquemment évoquée. N’empêche qu’avec les deux expositions, cet interdit a été levé et toustes ont été obligé·e·s de regarder. Il n’en demeure pas moins que le visage de Hanadi a, semble-t-il, été moins perçu comme un appel ou une invitation à ne pas tuer, ainsi que l’a écrit Levinas dans Altérité et Transcendance (1995), que comme une pure et simple monstration (Salmon, 2012 : 107). Par conséquent, les Israélien-ne-s concerné-e-s ont persisté dans le refus de reconnaître l’humanité d’autrui dans la face palestinienne et, dans les deux cas, cette (non)réponse a surgit sans attendre, peut-être même sans entendre ni comprendre que ce joli visage disait bien plus « la précarité présente de chaque visage humain » (Chalier, 2007 : 8) qu’une quelconque violence, malgré celle de son implicite exigence. L’ennemi ne pouvant qu’être laid, l’affront résidait donc dans la beauté du visage montré, laquelle ne s’avérait qu’un bref moment de sa laideur ou un mensonge, c’est-à-dire l’embellissement artistique ou l’esthétisation décriée par Doneson (2004). La vulnérabilité intrinsèque à son humanité a ainsi été complètement gommée, masquée par l’idée de l’agressivité à laquelle elle a dû puiser pour tuer et qui l’a sortie de l’humanité. Ainsi, à Stockholm et à Tel-Aviv, les regards se sont détournés ou se sont tournés, étrangement, vers ce qui n’était pas là. Refusant de reconnaître l’altérité et l’humanité dans le visage, ils se sont rapidement libérés de leur responsabilité. Et, qu’on le veuille ou non, le vrai scandale réside là, étant donné que « la représentation du visage ne soustrait pas à la responsabilité envers le vivant, [mais] lui donne au contraire une nouvelle vigueur » (Chalier, 2007 : 8). Voir le laid derrière ce qui paraissait beau s’est fait en un clin d’œil, demandait moins de temps, d’attention et d’efforts que de regarder pour percevoir un autre au-delà du visible, dont « la violence [parfois] n’a d’autre fonction que l’abolition, intentionnelle ou non, de la pensée et du jugement » (Mondzain, 2010 : 54). Sans recueillement, cette vue aveugla celleux qui considérèrent dès lors que les œuvres, dangereuses, ne devaient pas être montrées.
Afin d’expliquer autrement ces réactions intempestives, il faut rappeler que la représentation a une limite dans le judaïsme talmudique, qui est justement le visage humain (Ibid. : 1-2). En fait, les visages ne devraient pas être représentés dans leur entièreté28 pour éviter qu’ils n’absorbent le regard et fassent prendre pour vrai ce qui est faux, ce qu’est l’idolâtrie, laquelle est considérée comme un crime de sang (Biale, 2009 : 44). Cette croyance d’être quelque chose par soi-même est le nœud du second commandement, lequel ne concerne toutefois pas l’image en soi, mais plutôt un certain type de relation à celle-ci. Autrement dit, ce n’est pas l’image qui est condamnable, mais le regard qu’on porte sur elle. Confondre l’être et son image ou penser que voir la photographie du visage de quiconque nous place en sa présence, même si « un visage ne s’anime qu’au regard d’une altérité » (Chalier, 2007 : 3), est donc idolâtre. Peu surpris des lectures subjectives, nécessairement biaisées, face au visage de la terroriste, on est cependant en droit de l’être des réactions suscitées par la difficulté, voire l’impossibilité de le regarder en face jusqu’à vouloir supprimer cette face. En fait, les actions – vandalisme prémédité et censure immédiate – étonnent, pas parce qu’elles questionnent le pouvoir des images, mais parce qu’elles font triompher une violence qui y était interrogée, sinon dénoncée, parce qu’elles ont retourné une violence symbolique en violence réelle (Lachance, 2004 : 38). Une violence qui était chaque fois plus présente dans le contexte de défi et de confrontation (Sköld-Feiler, 2005) de la représentation que dans l’objet représenté. À nos yeux, le scandale réside dans le refus de voir que « [l]es images sont de l’espace fulgurant, des synthèses à lire lentement [pour contrer] leur pouvoir de persuasion […] plus rapide que le verbe » (Boespflung, 2006 : 160) et pour comprendre les expositions, mais aussi les raisons sous-jacentes aux explosions.
III. Comprendre les œuvres : contextualisation artistique et politique
Les éléments éclipsés
La prémisse de l’exposition Making difference est une question posée aux artistes sélectionnés, à savoir s’ils pouvaient faire une différence dans la prévention des génocides (Chalk, 2004). Feiler, membre de l’association Juifs pour la paix et fervent pro-palestinien, devait probablement y croire, son art, tout comme celui de sa partenaire, se voulant éminemment politique. Or, selon les dires de Zvi Mazel, son attention s’est principalement concentrée sur le beau visage de la terroriste. Cette figure de proue, bien que moralement répulsive, le fascina au point de l’aveugler et d’éclipser les autres composantes de l’installation, « le pouvoir de fascination de l’image [ayant] arrêté le sujet avant même qu’il soit en mesure de les voir » (Lacan cité par Wigoder, 2004 : 98). Pourtant, le mélange de textes contextualisant l’événement fatidique, présentant les victimes et ramenant aux questions de la culpabilité, de l’innocence, du désir, de l’abandon, du désespoir et de l’obsession qui traversent le conte des Frères Grimm29, le froid hivernal transformant toute la scène en un théâtre glacé, l’arbre stérile et le tuyau cassé devaient tous servir à la réflexion. Or, tous les objets, images et/ou symboles, considérés ensemble ou séparément, ont été complètement ignorés, tant par le représentant courroucé du gouvernement que par le grand public et par la presse. Tous se sont comportés devant l’œuvre comme si elle était la reconstitution de l’attentat (La Chance, 2004 : 34), sans voir que le projecteur marquait la frontière entre l’art et la réalité (Sköld-Feiler, 2005)30. Cette lumière n’éclairait pas une véritable scène de crime. Elle mettait plutôt en scène une interprétation du sanglant événement, laquelle devait permettre de saisir que les Feiler étaient loin de faire l’apologie du terrorisme. Chauffant le bassin, et manifestement certains esprits, le projecteur devint, par une cruelle ironie du sort, l’arme de l’agresseur. Par sa lecture littérale et complétement hallucinée, l’ambassadeur révéla tout à la fois son immense dédain à l’égard des frontières et son incapacité à « désapprouver sans mépris, ce que les Feiler – semble-t-il – tentaient de faire » (La Chance, 2004 : 33), voire à désapprouver sans faire usage de violence. Mazel, voyant le visage au mât du bateau à flot, se sentit attaqué et ce sentiment victimaire servit à justifier a posteriori sa violence, un peu à l’instar du gouvernement qu’il représentait alors en Suède. En effet, le discours officiel mettait (et met toujours) l’accent sur les souffrances « exclusives » des Juifs qui, pour cette raison ou déraison, n’auraient pas, eux, étrangement, de sang sur les mains. Mazel, comme Sharon, a affirmé reconnaître dans l’œuvre le (re)commencement d’un holocauste, sans toutefois voir le génocide palestinien en marche, sans voir que l’explosion de sa colère répliquait, à sa façon, à celle plus mortelle perpétrée à Haïfa, que sa pulsion destructive participait au déni du peuple palestinien, pérennisait le crime contre leur humanité. Le fait que les forces d’occupation israéliennes aient conduit nombre de proches de Jaradat à la mort (sans compter les civils qui tombaient jour après jour à cette époque dans les Territoires palestiniens occupés), ne pesa pas dans sa balance. C’est l’œuvre du pacifiste israélien qui fit voir rouge le diplomate (ce qui rendit son titre caduc) et a ainsi mis en lumière la partie si souvent tronquée du titre de l’installation en faisant voir ce que peut faire la folie de la vérité.
Dans l’exposition à Tel-Aviv, les lettres formant le mot Ferror, la vidéo et les sept canevas vierges ont aussi été oubliés, alors que tous éclairaient, en quelque sorte, les madones. Les sept lettres trouées à travers les publications journalistiques pouvaient rappeler l’importance qu’accorde le judaïsme à l’interprétation (voir Ouaknin, 1993), parce que la garantie de la vie réside aux brèches qui gardent les systèmes ouverts, dont aux orifices des femmes. Elles invitaient effectivement à chercher le sens au-delà de l’imprimé, à ne pas le prendre au pied « des lettres » pour éviter les dangers du fanatisme et de l’idolâtrie. Quant à la vidéo, elle contextualisait l’origine de la fabrication des canevas vierges, ces monuments qui rendent hommage aux victimes, lesquels incluent les sols31 où les drames advinrent puisque que Bleikh les perçoit comme des sujets avec une mémoire. Se voulant une réflexion sur le temps qui passe, la vidéo présentait ces espaces de Jérusalem, Afula, Haïfa et Modin autant comme des lieux de crimes et de morts dramatiques que des lieux d’intenses activités de toutes sortes. Quoi qu’il en soit, au-delà des victimes disparues ou sous leurs pieds, il y a le sol, seul présent qui ne se décompose pas, ne meurt pas lors de l’attentat. D’ailleurs, contrairement à ce qu’avance Bar-Moha (voir note 17), il est beaucoup plus chargé que n’importe quelle reproduction photographique. Non seulement le sol de la Terre Sainte contient le sang des victimes des attentats, mais, comme une base de données universelles emmagasinant le soleil et l’énergie divine depuis des millénaires, il est doté du halo de la promesse, laquelle provoque les débordements et les désordres, la soif de vengeance et les revendications territoriales. D’ailleurs, si le sol d’Israël n’était ainsi occupé, tant par le sacré que par le passé, il n’y aurait pas cette interminable guerre et il n’y aurait pas, de surcroit, tout ce sang qui l’irrigue. Le sol méritait donc de se trouver aux œuvres rectangulaires faites de vibrations, comme les tableaux de Rothko et de Malevitch, d’être transsubstantialisé en espaces purs pour libérer de la dépendance spéculaire ou, du moins, résister quelque peu à la tyrannie visuelle et permettre, comme tout visage et tout art religieux, l’élévation de la matière vers une fin spirituelle. Ces canevas, nouvelles icônes qui semblent encore vierges, étaient en quelque sorte déjà censurées, voilées comme les ornements des églises catholiques lors du carême ou encore les figures ottomanes de Mahomet, bref, comme toutes choses considérées sacrées32 qui doivent être cachées (Chak, 2009 : en ligne). Ces canevas, type d’écrans faisant autant obstacle au regard que supportant la projection, invitaient à utiliser d’autres sens que la vue, contrairement à ceux, cathodiques, par lesquels nous faisons habituellement connaissance avec la terreur et qui, par le foisonnement des images, nous habituent à la mort et nous en protègent peut-être d’une certaine manière. Autrement dit, ces toiles traitaient de l’aveuglement par les images, mais n’étant pas figuratives, elles n’ont pas été vues.
Les archétypes
Une image est la fusion de mille mots, lesquels demeurent parfois lettres mortes et s’avèrent, aussi, comme des lettres sans vie, telles celles des extraits au musée des antiquités de Stockholm ou celles découpées dans des journaux et formant la contraction (comme au ventre d’une femme prête à donner la vie) des mots Female Terror33. Par la force des choses, une image fusionne aussi souvent plusieurs images, comme c’est le cas dans les deux expositions. Les figures féminines avec lesquelles Hanadi Jaradat est tout à tour comparée et/ou amalgamée sont au cœur des scandales. En fait, ce qui pose problème ici, comme dans toutes œuvres voulues blasphématoires selon Plate (2006), c’est le mixte, nécessairement impur. C’est d’ailleurs en devenant un être composite dans les œuvres à l’étude que Hanadi peut être considérée un monstre34, mais pas avant, contrairement à ce qu’en pensent les réactionnaires.
Perçue préalablement de la sorte par Mazel, la jeune kamikaze ne peut donc être amalgamée à Blanche-Neige, qui serait une allégorie de la Vierge Marie selon notamment John-Joseph (2016) et Doneson (2004). Or, contrairement au parangon de beauté et de pureté, « l’archétype de Blanche-Neige n’est pas monochrome » (Sköld Feiler, 2005). D’ailleurs, le conte original publié par les frères Grimm en 1812 ne manque pas de cruauté. À l’instar du conflit israélo-palestinien pris dans une logique infernale de vendetta, il présente nombres de vengeances froidement savourées. Blanche-Neige et Hanadi Jaradat, hormis arborer les mêmes couleurs et une beauté à faire pâlir celleux qui croient qu’elle est équivalente à la vertu, sont toutes deux seulement apparemment innocentes. En effet, Hanadi n’a pas plus de traits qui laissent soupçonner un quelconque goût du sang que la blanche héroïne du conte contre la vanité, laquelle, lors de son mariage, force néanmoins sa belle-mère à danser dans des souliers d’airain chauffés à bloc jusqu’à mort s’en suive. Il est bien évident que l’immaculée fille de roi se délectant ainsi de sa revanche n’est manifestement pas présente à l’esprit de Mazel, quand il s’horrifie de la comparaison faite par le couple d’artistes. Par ailleurs, il ne pense certainement pas que la vindicative terroriste dite « la fiancée de Haïfa » est belle et bien comme « une princesse immaculée […] suspendue dans une semi-vie » (La Chance, 2004 : 34), ne reconnaissant pas son statut d’héroïne et de martyre. Pourtant, si Hanadi a bel et bien trouvé refuge dans la plaie sanglante qu’est le Dieu de la cantate de Bach, c’est en raison de cette dimension qui reste incontournable à la compréhension de son récit et des œuvres qui l’évoquent. Que Mazel le veuille ou non, les terroristes en tant que témoins de leur temps font partie prenante de la martyrologie musulmane contemporaine et sont aussi pertinents dans ce système que pouvaient l’être les Chrétiens des premiers siècles. De plus, iels ne meurent pas, ainsi que le stipule la sourate II, 14935, du Coran.
Il n’en demeure pas moins que les šhahīdat, ouvrant une brèche par où elles sombrent simultanément, sont aussi en rupture avec le système et plus particulièrement avec l’image stéréotypée que les femmes, palestiniennes de surcroit, sont, ou ne devraient être, que des mères. Anonymes de leur vivant, elles sont, certes, reconnues dans la mort et acquièrent alors un visage – celui-là même qui se trouve aux œuvres étudiées et dont les significations excèdent nécessairement les formes plastiques (Chalier, 2007 : 8) – mais, une fois devenues des images, elles sont figées dans ce qu’elles peuvent représenter, notamment, la maternité. Du moins, c’est ce que suggèrent les médias qui les dépeignent généralement en insistant sur des stéréotypes sexistes, s’attardant davantage sur les caractéristiques physiques et les identités familiales de ces individus plutôt que sur les problèmes sociopolitiques et idéologiques que leurs passages à l’acte révèlent indirectement36. Selon Sela-Shayovitz (2007), ces présentations clichées, en privilégiant un message qui ne résout rien, éclipsent l’importance et la nécessité de réfléchir à ce que l’autre voit comme bon et renforcent la norme genrée établie. D’ailleurs, même si Bleikh et Chak voulaient questionner cette norme – la pérennité des femmes sans progéniture autant que ce qu’il adviendra de l’avenir de l’humanité si les femmes se mettent à la guerre en devenant terroristes – leur choix d’archétype pouvait laisser entendre qu’il n’y avait pas vraiment d’autres options. En effet, la Madone, cette femme juive célébrée par les Chrétiens et honorée par les Musulmans, est un symbole universel de la maternité, de l’amour et de la responsabilité envers l’enfant. Aussi paradoxal que ce le soit, la Vierge est « l’idéalisation du féminin dans sa dimension maternelle » (Ibid) ou dudit « féminin créateur » (Corbin cité par Hirt, 2004 : 16). D’ailleurs, dans les œuvres censurées de Bleikh et Chak, la référence à la Vierge ne servait pas à critiquer ou à railler le monothéisme en multipliant les représentations37, mais bien à illustrer le lien mère-enfant brisé.
Sur la toile originale de Léonard de Vinci, le visage juvénile et gracieux de la Madone richement parée est souriant et contraste avec l’air grave de l’enfant joufflu, occupé ou préoccupé par la fleur, une plante crucifère annonciatrice de la Passion selon Zwingenberger (2019). Une fois métamorphosée par le travail des artistes, la toile présente toujours un visage souriant, celui de la juriste palestinienne, mais cette fois le contraste laisse penser que l’enfant sur les genoux de la femme est en danger, que ce dernier soit le proto-martyr messianique ou une analogie de l’avenir. En fusionnant l’image de ces femmes, l’une refusant la maternité pour embrasser la mort et l’autre l’acceptant même non choisie, les artistes voulaient mettre en lumière « le mode confus de l’extrémisme », dans lequel, « l’amour au cœur de la femme est remplacé par une telle haine que même le désir de destruction et de chaos se substitue à la maternité » (La Presse, 2009 : en ligne). Il se peut, toutefois, qu’en faisant des madones-kamikazes, les artistes suggèrent que ces dernières, même sans enfant38, mettent quand même quelque chose au monde, l’enfant devenant alors un symbole eschatologique, ce qui n’est pas antithétique avec la Vierge du christianisme qui, en donnant la vie, met au monde l’au-delà de la mort.
Cela dit, les archétypes de pureté et d’innocence utilisés n’ont toutefois pas empêché ces productions artistiques remuant un sujet difficile de s’adresser, peut-être inévitablement, aux pulsions destructrices et fusionnelles. En effet, en évoquant la mort causée par la violence aveugle, même de loin, c’est comme si elles avaient bel et bien exercé une pression mortifère (Mondzain, 2010 : 26).
Conclusion
« L’art ce n’est pas seulement des fleurs dans un vase, mais c’est un langage qui remue les sujets difficiles, douloureux, [qui] pose des questions sans offrir de réponses39». Or, pour Blanche-Neige et la folie de la vérité et Une femme, une mère, une meurtrière : portraits de Ferror, même les questions, potentiellement trop dérangeantes, semblaient devoir disparaitre, être effacées comme les victimes des ceintures d’explosifs, comme celles qui les portent sur leur ventre et celleux qui se trouvent en travers de leur trajectoire. Ainsi, au terme de cet article, peut-on affirmer que les figures de terroristes sont des figures terroristes? Est-ce que les deux tentatives rageuses de limiter la liberté d’expression qu’on a mis de l’avant permettent de confirmer qu’il y eut, chaque fois, « un effet de contamination par l’œuvre » (La Chance, 2004 : 39)? Est-ce parce que ça achoppe et dérape qu’il y a scandale? Est-ce parce que ce type d’œuvres visibles fait manifestement obstacle à l’invisible – les idées incarnées au cœur des images qui doivent être pensées – et l’éclipse complètement, comme il le fait avec le contexte même où se trouvait bel et bien la tête de Jaradat? Peut-on affirmer, avec sincérité ou sans mauvaise foi, que l’installation et les tableaux étudiés sont en quelque sorte responsables de la violence qu’ils ont subie?
Dans les deux cas, le vandalisme et la censure, peu importe leur forme, cherchent à masquer ce qui veut se faire voir et à taire ce qui veut se faire entendre. Au même titre que le terrorisme, ils éradiquent la présence d’une réalité perçue comme menaçante. Du moins, à nos yeux, le caractère brutal et passionné des réactions qui visaient la disparition des œuvres susmentionnés est de même acabit. En d’autres termes, les réactions de réprobation sont une mise en abyme des attentats, dans la mesure où, l’une comme l’autre, saisissent le regard, empêchent de poser des questions, paralysent la pensée; bref, attentent à la vie et amputent le corps social. Au même titre que le terrorisme, elles ont permis une médiatisation inespérée, donnant une visibilité aux œuvres qu’elles n’auraient autrement jamais eue. Aussi paradoxales qu’une Blanche-Neige palestinienne, une mère vierge, une sainte terroriste, elles ont fait fureur, en plus de créer de la peur et d’enfermer dans la répétition. Ces atteintes à l’intégrité ont accordé plus d’importance aux images qu’à la réalité et ont éclipsé l’urgente nécessité de critiquer la valeur de vérité des images. Elles ont toutefois permis de nous rappeler que, encore trop souvent abusés par ces dernières, nous oublions que ce qu’elles mettent à jour et les démons qu’elles libèrent sommeillent probablement davantage dans les regards que dans les œuvres d’art.
- 1Wafa Idriss, Dareen Abu Aisheh, Ayat Al-Akhras, Andalib Suleiman Al-Taqatiyah et Hiba Azem Daraghmeh la précèdent.
- 2C’est-à-dire « martyre » en arabe, qui donne šhahīdat au féminin pluriel, du masculin šhahīd.
- 3Cette infirmière de la Croix-Rouge âgée de 28 ans a déclenché une bombe sur la rue Jaffa de la ville trois fois sainte, faisant 150 blessés et d’elle la première bombe humaine de sexe féminin. Héroïne absolue du monde arabe, elle fut acclamée par diverses organisations palestiniennes, comparée au Christ par un universitaire égyptien (voir note 21), et devint un exemple à suivre. D’ailleurs, les attaques féminines commanditées par les Brigades Al-Aqsa (la branche armée du Fatah de Yasser Arafat) et par la brigade al-Quds du Jihad islamique se multiplièrent par la suite.
- 4Toutes les traductions de l’anglais sont celles de l’autrice de cet article.
- 5Le titre exact était « Preventing Genocide; Threats and Responsabilities » et a réuni les représentants de 58 gouvernements invités par le premier ministre Göran Persson.
- 6C’est l’autrice qui souligne et c’est chaque fois le cas quand des italiques apparaissent dans le corps du texte, à l’exception des citations en langues étrangères et des titres d’expositions, d’œuvres d’art et d’ouvrages.
- 7De Russie, ces deux artistes multidisciplinaires diplômées de Stieglitz St. Petersburg State Academy of Art and Industry vivent à Jérusalem depuis les années 1990.
- 8La série comprend huit tableaux (voir ci-dessus), mais le pastiche de la Madonna con Bambino de Bellini (1485), anonyme ou sans visage identifiable – un voile recouvrant l’entièreté de la tête de la madone – a, semble-t-il, pu rester aux murs de la galerie.
- 9Dévoilée, dans la mesure où le premier tableau de la série voile complétement la personne représentée, tandis que les sept autres tableaux laissent, eux, voir les visages.
- 10Au plus fort de la controverse, le scandale a donné lieu à 128 000 visites sur Google (http://www.tochnit-aleph.com/drorfeiler/).
- 11Il n’est pas clair si ce dernier utilise ce terme au sens de personnage principal d’une œuvre, d’un récit ou d’un événement ou encore d’une femme d’un grand courage et/ou faisant preuve d’une force d’âme exceptionnelle. Cependant, on peut imaginer aisément que le second sens du terme recouvre ici le premier, ce qui expliquerait que ce soit choquant.
- 12« Le vandalisme d’un ambassadeur israélien », Aujourd’hui Le Maroc, 19 janvier 2004 (https://aujourdhui.ma/actualite/le-vandalisme-dun-ambassadeur-israelien-6563). Par ailleurs, Gunilla rapporte que l’installation a été interprétée par Sharon s’exprimant dans la presse israélienne comme le signe d’une « nouvelle Kristallnacht imminente » (https://www.avantart.com/music/feiler/snowwhite.htm). Toutes les citations de Sköld-Feiler proviennent de ce site.
- 13Ici, l’usage du terme est sans ambigüité, l’ambassadeur est un homme courageux, bien qu’il puisse aussi être vu comme un terroriste, si cela consiste à « utiliser la violence pour atteindre un but politique » (Rey-Debove et Rey, 1993 : 2238).
- 14Maintes autorités israéliennes ont considéré que les activités culturelles associées à la conférence en faisaient partie.
- 15L’ambassadeur de Suède en Israël, Robert Rydberg, cité par Doneson, 2004.
- 16Voir la une du plus important quotidien israélien, Yediot Aharonot, où on pouvait lire en lettres majuscules : « Holy Terrorist » ou « Les Saintes Terroristes » (Agence France-Presse, 2009 : en ligne).
- 17Membre de l’Assemblée, Ofir Akunis, expliqua à la presse : « Pour des milliers d’Israéliens qui ont souffert des attaques terroristes, cette exposition est une gifle en plein visage. La liberté d’expression au nom de l’art a une limite et la démocratie doit prévenir ce genre d’exposition ». Cette citation provient de Der Standard, un quotidien autrichien consulté d’abord en 2009 sur le site Art Forum MOMA, mais qui n’est malheureusement plus disponible en 2020.
- 18« Il faut expliquer à ces artistes, qui pensent exploiter des kamikazes à des fins artistiques, qu’elles blessent les gens […] ce n’est pas un sujet qui devrait être traité de manière positive, il s’agit de monstres qui ont tué des dizaines de personnes », ce dernier ajoutant que « cette exposition est un incitatif à la violence » (Agence France Presse, Tel-Aviv, 3 septembre 2009).
- 19Dans une entrevue accordée à Ynet News, il affirme que les peintures, même au plan personnel, le dérangeaient : « Si je dois soupeser la liberté d’expression contre le tollé des familles, je préfère les victimes de la terreur. Elles sont plus importantes pour moi que la liberté d’expression dans ce cas-ci. Mais je ne peux déterminer ceci. Je me tourne vers mes collègues et leur demande leur avis, un à un. Jusqu’à maintenant, j’ai parlé avec quatre d’entre eux qui ont tous autorisé le démontage de l’exposition. Dans tous les cas, nous ne pouvons apparemment pas toute la cacher. Il y a des pièces qui ne le seront pas, comme celles avec de la terre amassée à l’emplacement de l’attentat-suicide du restaurant Maxim à Haïfa. Il y n’a pas des références ou de halo autour de cette terre, par opposition aux images des terroristes féminines ». (Edelson, 2009 : en ligne).
- 20On peut lire un extrait exemplaire de cette ‘manie’ dans « Kamikazes au féminin », un article publié le 13 septembre 2004 dans L’Express : « Avocate, Hanadi Taysser Darajat (ouf !), originaire de Jénine, en Cisjordanie, n’ira, quant à elle, jamais plaider la cause des siens devant un tribunal terrestre. Le 4 octobre 2003, son gracieux visage encadré de cheveux noirs gisait, loin de son corps déchiqueté, au milieu du restaurant Maxim, à Haïfa, jonché de lambeaux de chair ensanglantés ».
- 21Attentats qui sont considérés comme de la légitime défense par le Hamas, le Fatah, le Jihad islamique, etc.
- 22Je souligne que l’universitaire égyptien susmentionné a écrit : « Des entrailles de Marie naquit ce martyr qui triompha de l’oppression, tandis que le corps de Wafa devint une bombe qui mit fin à la désolation et ranima l’espoir (Kepel, 2008 : 122), la comparant donc plutôt au fruit béni de ses entrailles plutôt qu’à celle-ci.
- 23Selon le Jihad islamique qui commandita l’attentat, Hanadi aurait voulu venger la mort de son frère, Fadi, 23 ans, et de son cousin, Salah, 33 ans, tués devant ses yeux quatre mois plus tôt sous les balles de Tsahal (L’Express, 2004 : en ligne).
- 24Depuis 1948, le nombre de victimes palestiniennes demeure sans commune mesure avec les victimes israéliennes (voir notamment Malbrunot, 2009 : en ligne).
- 25Blasphème, soit une insulte à la divinité ou à ses représentants, une irrévérence à l’égard de ce qui est vénéré par les religions et/ou considéré sacré. Or, encore aujourd’hui, il ne faut pas l’oublier, le blasphème n’est pas une infraction en soi, mais uniquement en relation avec une croyance. À cet effet, je mentionne qu’en Allemagne, en Angleterre et en Amérique, jusqu’à la fin du XIXe siècle, le blasphème était poursuivi non pas comme crime spirituel, mais pour protéger l’ordre public et la décence (Boespflung, 2006 : 134).
- 26Par ailleurs, le visage de la Vierge ayant été en quelque sorte mutilé dans ces œuvres, c’est aussi son identité et sa présence qui y ont été en quelque sorte tronquées, faisant que, devant celles-ci, toustes auraient dû se demander qui était belle et bien représentée : Marie ou Wafa, Darine, Zeinab et Hanadi?
- 27Sköld-Feiler (2005) et Doneson (2004) le mentionnent aussi, mais, ils font, eux, explicitement référence à l’article « This Isn’t Sweden » du poète israélien Yitzhak Laor publié le 19 janvier 2004 dans l’édition anglaise du journal Ha’aretz. Par ailleurs, Chalier souligne que, depuis la Shoah, l’interdit de la représentation porte sur les visages assassinés (2007 : 12).
- 28Pourtant, il importe de le préciser, il y a toujours un manque dans l’image d’un visage, notamment en raison de l’absence de mouvement et de souffle. Certes, l’image se fait voir ‘comme’ la vie, mais elle ne ‘représente’ que cette vie. En elle, il y a toujours un germe de mort.
- 29Je reproduis ici le texte rapporté en français par La Chance en copiant, toutefois, les italiques du texte en anglais rapporté par Doneson (2004) : « Il était une fois au milieu de l’hiver Pour la mort, le 12 juin, de son frère et de son cousin Et trois gouttes de sang sont tombées Elle était aussi une femme Aussi blanche que la neige, aussi rouge que le sang, et ses cheveux étaient aussi noirs que l’ébène. Elle semblait innocente avec tous les dehors de la non-violence, elle ne paraissait aucunement avoir des intentions douteuses Et le rouge semblait si beau sur le blanc Le meurtrier devra payer le prix et nous ne serons pas les seuls à pleurer Comme une racine dans son cœur jusqu’à ce qu’elle n’ait plus de repos jour et nuit Hanadi JARADAT était une avocate de 29 ans Je m’enfuirai dans la forêt sauvage et jamais ne reviendrai chez moi Avant que les fiançailles aient lieu, il fut tué dans une expédition des forces de sécurité israéliennes Et elle courut sur des pierres acérées et parmi les épines Elle s’exclama : « Ton sang n’aura pas été répandu pour rien ! » Et allait percer le cœur innocent de Blanche-Neige Elle fut hospitalisée, effondrée de douleur, après avoir été témoin de leur mort Les bêtes sauvages t’auront bientôt dévorée Après sa mort, elle devint le gagne-pain et se voua tout entière à cette tâche « Oui », dit Blanche-Neige, « avec tout mon cœur » Pleurant amèrement, elle ajouta : « Si notre nation ne peut accomplir son rêve et les aspirations de ses victimes, et vivre dans la liberté et la dignité, alors que le monde entier soit effacé. » Alors, vite, sauve-toi, pauvre enfant Elle se rendit secrètement en Israël, se précipita dans un restaurant de Haïfa, tua le gardien de sécurité, se fit exploser et assassina 19 civils innocents (gulp!) Aussi blanche que neige, aussi rouge que le sang, et ses cheveux étaient noirs comme l’ébène Et de nombreuses familles pleurent en effet, la famille ZER AVIV, la famille ALMOG, et tous les parents et les amis des morts et des blessés Et le rouge semblait si beau sur le blanc » (2004 : 32).
- 30En fait, tout séparait de la réalité, dans la mesure où personne, avant l’attaque de Mazel, n’était en danger et encore moins en sang comme ce fut le cas chez Maxim un certain jour funeste d’octobre.
- 31En hébreu, le mot « sol » se dit adamah, soit adam (homme) et dam (sang).
- 32Comme le Saint des Saints n’était pas accessible à tous et que Dieu ne se montrait pas sans danger, les attentats et leur mémoire ne sont pas de l’ordre du visible, mais recèlent néanmoins du pouvoir. Ils sont manifestement pleins d’une folle dangerosité, et ce, même après-coup. Ils doivent donc rester dans l’abstraction, sinon dans l’absence, car c’est précisément du temps que personne ne peut et ne veut emmagasiner, du monumental qu’on ne peut et veut banaliser, pour prendre à rebours la démarche de Chak (2009 : en ligne).
- 33Mot qui peut être aussi traduit par terreur féminine et par Feminist Terrorist et Feminine Terrorist, tel qu’on le trouve dans la presse (Edelson, 2009 : en ligne).
- 34Pour plus d’information sur la terroriste en tant que monstre, voir Sjoberg & Gentry, 2015, sinon se rappeler les paroles de la cantate : Mon cœur baigne dans le sang […], la multitude de mes péchés fait de moi un monstre.
- 35« Ne dites pas que ceux qui sont tués dans la voie de Dieu sont morts. Non, ils sont vivants ; mais vous ne le comprenez pas » (cité par Aggoun, 2006 : 55)
- 36À ce sujet, voir, entre autres, Hasso 2005; Gardner 2007; Neaman 2007; Sjoberg & Gentry 2008 et Campana 2014.
- 37Il faut souligner que l’islam en a également produite, puisque Marie est la seule femme nommée dans le Coran, que la sourate 19 porte même son prénom, et que son image portant Jésus, outre celle d’Abraham, serait une des seules qui fut sauvées de la destruction des images de la Ka’aba, tel que rapporté par l’historien Al-Azraqi (Naef, 2004).
- 38Hanadi n’avait pas d’enfant, à l’instar des autres kamikazes qui l’accompagnaient aux murs de la galerie Beit Sokolov, sauf Reem Rayishi, la première mère kamikaze recrutée par le Hamas et qui, le 14 janvier 2004, commit un attentat-suicide au poste-frontière d’Erez situé entre la bande de Gaza et Israël, lequel fit quatre morts et dix blessés (Le Nouvel Observateur, 2004 : en ligne).
- 39Bleikh citée sur le site de Ynet News (Israël) (Edelson, 2009 : en ligne).