De l’indicible douleur

Le féminin fantomatique et cadavérique chez Matsui Fuyuko

Introduction

Matsui Fuyuko dit ne peindre que des femmes parce que les hommes lui sont étrangers, ce qui la conduit à affirmer qu’elle « ne pourrait pas les représenter de manière crédible »1(Hasegawa, 2009 : 36; nous traduisons), insistant ainsi sur son inaptitude à les comprendre. Cette limitation, volontairement imposée, se retrouve dans son œuvre, fortement inspirée des peintures traditionnelles japonaises ne représentant presque que des femmes, en tant que fantômes, avec le yūrei-ga, et des cadavres en décomposition, avec le kusōzu. Comme support de méditation ou comme talisman, bien que représentant des cadavres ou des monstres, ces genres se doivent d’être au service du bon goût, au risque de se détourner de leurs fonctions spirituelles. Le canon traditionnel, auquel adhèrent ces œuvres, correspond à une idée normative de la beauté, l’objectivation d’un concept, entendu comme idéal, et donc désindividualisé. Ces genres prennent racine dans une étude philosophique de l’équilibre harmonieux entre les différents éléments du quotidien, qu’ils doivent respecter dans le rendu formel. En effet, il s’agit toujours de la présentation d’un objet laid sous une belle forme artistique. Toutefois, ces genres ne tendent pas à enjoliver la mort et la décomposition, mais ont une fonction spirituelle et épistémologique. La représentation du cadavre qui y est dépeinte correspond à une opération intellectuelle, qui permet de rendre pensable le monde qui nous entoure. Elles sont divisées en différentes étapes, l’illustration de cet aspect analytique sondant la matérialité de la chair en putréfaction. Pour les genres que nous traitons, la beauté artistique ne résulte pas de la beauté des éléments, mais de la beauté de leur structure, de leur organisation et surtout de la force, entendue comme adéquation de la représentation à la réalité de la mort, pour en retirer le sentiment le plus limpide de dégoût et d’insignifiance de l’individualité humaine, en concordance avec la philosophie bouddhiste. Étrangement, ces œuvres qui pourtant visaient à enlever l’illusion de vie et de beauté glorieuse (notamment des femmes) et devaient fonctionner comme un désenchantement furent reprises par les institutions séculaires et détournées de leur visée spirituelle pour devenir objet de désir.

L’œuvre de Matsui reprend les éléments qui ont mené à cette perversion en les amplifiant, tout en donnant une interprétation féminine de l’exhibition de corps féminins et meurtris, qu’elle incarne, paradoxalement, en des femmes aux visages sereins. La perversion, au sens où nous l’entendons tout au long de cet article, n’est pas un enlaidissement formel du canon, mais une reprise à la racine de l’objet pour en corrompre le fondement et atteindre l’intégrité de l’œuvre originale. Que révèle cette perversion sur notre troublant rapport, à la fois fasciné et répugné, au corps en putréfaction ou monstrueux, et comment Matsui le retranscrit-elle formellement? Comment la douleur féminine est-elle traduite dans des œuvres suscitant le désir masculin?

Nous introduirons notre analyse avec une lecture des motifs et techniques qui fondent le canon traditionnel du yūreiga et du kusōzu, et comment ceux-ci furent repris par les institutions séculaires, pour, par la suite, développer le détournement opéré par Matsui Fuyuko, qui consiste en le dévoilement du manquement des œuvres originales à atteindre l’objectif souhaité, en faisant ressortir l’érotisme inhérent d’œuvres pourtant destinées au dégoût, ce qui nous permettra de sonder la nature du regard du spectateur, pris dans l’obscénité de son propre voyeurisme, face à la représentation d’une douleur peinte comme inexprimable.

Figures du seuil et traditions

En dépeignant des corps meurtris essayant d’échapper à une mort certaine, des figures précadavériques, voire des corps absurdes bloqués dans un monde sans temps ni douleur, en passant par les cadavres en décomposition pour aller jusqu’au fantomatique et l’au-delà, la question du seuil se place au cœur de l’œuvre de Matsui Fuyuko.

Ces figures de l’entre-deux, parfois déchirées entre deux logiques contradictoires cristallisent ce qui est insaisissable ou ce qu’il faut faire ressurgir. Toutes ces images sont chargées d’une vérité tensionnelle – le triste sort des femmes pour les fantômes, et l’impermanence des choses dans le kusōzu. Ces œuvres, Matsui les détourne, les pervertit, pour dévoiler ce qui se dissimule au sein même des œuvres, qui elles-mêmes veulent dévoiler. Cette perversion passe par l’incorporation de détails jurant avec les motifs traditionnels, donnant ainsi une lecture nouvelle et moderne aux événements dépeints, et mettant en lumière les codes sous-jacents de ces œuvres. L’interprétation de Matsui Fuyuko s’illustre ainsi, à son tour, comme une œuvre tournée vers la révélation de vérités tensionnelles. Cette tension est double : elle vise à montrer l’érotisme inhérent à ces représentations, ainsi qu’à montrer la douleur et son caractère indicible.

Selon le folklore japonais, le retour spectral résulte des liens forts qu’entretenait le défunt avec les vivants, ou vient d’affaires non terminées, comme la vengeance à cause d’une vie interrompue trop abruptement. Les esprits vengeurs, nommés onryō, ont donné lieu à toute une pratique artistique de productions horrifiques de ces spectres censés faire fuir les voleurs et les démons. Le yūrei-ga est l’art japonais de représenter des formes spectrales, des formes qui généralement ont de longs cheveux noirs en pagaille, des jambes inexistantes voire un corps absent, sont vêtues de « kimono blanc ou de couleur pâle semblable au simple katabira blanc ou kimono funéraire » (Soleil, 2016 : 26), et dont la silhouette est fine et fragile, leur donnant ainsi un aspect vaporeux. On suppose le « Fantôme d’Oyuki » de Maruyama Okyo d’être le plus ancien yūreiga, datant de la seconde moitié du XVIIIe siècle, dont le rouleau suspendu « Nyctalopia » (2005) de Matsui s’inspire ouvertement.

Nyctalopia, 2005 Rouleau suspendu, pigments colorés sur soie 138.2cm x 49.6cm © Matsui Fuyuko (avec sa permission)

En effet, dans « Nyctalopia » – qui est une des plus célèbres œuvres de fantômes parmi les nombreuses pièces de yūrei-ga faites par Matsui – s’élève, évanescent, un typique du genre. Dans sa main droite, la seule visible, le spectre tient par les pattes un coq mort. Annonciateur du début de la journée et de la fin de la nuit, le chant du coq étouffé par la main meurtrière du spectre – créature de la nuit – piège symboliquement le spectateur dans une nuit sans fin2. L’apparition crée une sorte de suspension dans la logique narrative, elle brise le sens oblige, dans la scandaleuse séduction qu’elle exerce sur nous, à une contemplation involontaire. Comme dans la J-Horror3, elle-même souvent inspirée des yūrei-ga, nouvelle source d’inspiration avouée par Matsui Fuyuko, dans le regard posé sur le fantôme, « [i]l s’agit de découvrir chaque fois un peu plus de la scène originaire, celle d’une représentation intégrale du face-à-face, plutôt que de suivre la trame du récit somme toute secondaire, dans la mesure où celui-ci sert de prétexte aux répétitions spectaculaires. » (Arnaud, 2010 : 128) Le fantôme apparait donc comme ce qui tétanise et anéantit ce qui se trouve autour de lui. Notre stupéfaction suite à la rencontre de la créature arrête le temps, car ce qui se présente à monopolise notre attention et dilue notre capacité à raisonner et à percevoir adéquatement ce qui nous entoure. Chez Matsui Fuyuko, cet aspect est renforcé par l’utilisation d’arrière-fonds neutres et pâles afin de souligner à la fois l’évanescence du spectre et le trouble du spectateur, seul face à lui. Faire des fantômes un sujet central de son œuvre n’est pas anodin, car cela révèle une attention particulière portée au féminin (les fantômes japonais étant presque exclusivement des femmes), attention signifiante quand on sait qu’à l’époque des œuvres dont elle s’inspire, les femmes sont cantonnées aux rôles de mères et d’épouses et réduites politiquement au silence (Wakita, Bouchy, 1999 : 29-53). Le fantôme apparait comme une figure féminine puissante, pouvant enfin venger sa vie et mort misérable, des exactions subies, mais toujours tues, car n’ayant pas moyen de s’y opposer ou même s’exprimer4. Cette importance du féminin est reprise dans un autre genre artistique qui est le kusōzu, qui lui aussi prend pour sujet des figures abjectes qui, le temps de la découverte horrifique, le suspendent.

Les kusōzu sont un genre artistique dont les œuvres représentent des cadavres en décomposition, produites entre le XIIIe et XVIe siècle. Les kusōzu se divisent en neuf scènes qui dépeignent, avec une violence explicite, toutes les étapes de la décomposition d’un corps – la mort récente, les ballonnements, la rupture, la putréfaction, la consommation par des animaux errants, la décoloration du corps, la disparition des chairs, la fragmentation des os et finalement la disparition du corps.

Le kusōzu tire son origine de la vie du Bouddha qui, contemplant les femmes de son harem, voit au travers des apparences éphémères de ces corps luxuriants les cadavres en devenir. Dans les textes canoniques du bouddhisme, les cadavres en décomposition sont présentés comme d’éloquents supports de méditation sur l’impermanence des choses. Les enjeux relatifs à une telle pratique sont pour leur part sans équivoques : la méditation de charnier permet de « développer le dégoût envers notre propre corps et celui des autres afin d’éteindre tout désir ou passion » (Boisvert, 1995 : 33). Si le sexe du corps en décomposition comme support de méditation n’est pas spécifié, il est remarquable qu’à de très rares exceptions près, les corps représentés soient féminins (Wilson, 1995 : 83)5.

Si l’impermanence des choses est gardée dans les kusōzu tel qu’ils sont repris par Matsui, il n’est plus question de dégoût pour ces corps, mais, au contraire, d’un érotisme vif. Selon Tinsley, cet érotisme est déjà sous-jacent dans les kusōzu originels, puisqu’avec un corps genré l’identification n’est pas possible et impose au spectateur un regard masculin hétérosexuel (2017 : 18). Les corps sont sexualisés : mis à part le sexe et l’exposition du corps nu, les parties révélées et consommées par les charognards sont les organes génitaux, souvent les seins et parfois le cou (exposé et érotisé culturellement). L’autrice propose une interprétation de la scène qu’elle considère comme la plus affectée émotionnellement, celle du déchiquetage du corps par les animaux errants, scène qui, selon elle, ne peut permettre la méditation puisqu’aucune identification n’est possible face à un corps aussi érotisé. Le corps en décomposition est lascif et ouvert sur le monde matériel, alors que le spectateur du kusōzu cherche à vivre le contraire – une vie frugale, simple, ouverte sur le nirvana – dans son propre corps. Ce régime scopique morbide touchant l’être charnel, au plus près, sondant scrupuleusement ses changements, se transforme et émerge comme regard désirant. Les deux donnent à voir une dissection par le regard qui n’est pas sans rappeler un dispositif pornographique, qui pénètre sous la peau, dans les fissures de la chair, comme s’il soulevait un pan du kimono et découvrait une nudité enfin dévoilée. Cela est surtout visible dans l’œuvre phare de Matsui, intitulée « Keeping Up the Pureness » (2004) et sur laquelle nous reviendrons, où le corps meurtri du sujet joue avec l’esthétique des Vénus anatomiques européennes du XIXe siècle, grâce à une représentation des dissections très précise, comme médicale. En somme, le désir de posséder par l’esprit et par le corps se retrouve dans le regard ambigu posé sur le cadavre.

La nature érotique de ce regard est corroborée par l’utilisation laïque de ces images et par leur diffusion dans le milieu bourgeois au XVIIe siècle. On doit cela à la popularité croissante du kaimami qui est un type particulier de visionnement – littéralement « qui lorgne à travers la barrière » – représenté par un homme caché (souvent incrusté dans l’art de cette époque), qui observe discrètement des femmes dans des moments intimes de leur vie. Le spectateur masculin au sein du kusōzu semble justement apparaitre dans des peintures et gravures de la période Edo, mais pas plus tôt. Ainsi, même si elles ont toujours été sexuées dans la culture japonaise, il semble que ces œuvres soient devenues de plus en plus érotisées à mesure qu’elles proliféraient dans les sphères de réception moins monastiques (Yamamoto, 2010 : 95). Le kusōzu est donc devenu un spectacle, ayant en son sein un dispositif visuel voyeuriste propre pouvant se prêter facilement à une contemplation érotique.

Perversion de la beauté

C’est au travers de l’histoire du regard posé sur le kusōzu, que Matsui dépeint dans son interprétation moderne, le parallèle entre la fascination morbide pour la violence et le voyeurisme érotique, qui fonctionne comme point central du pervertissement des thématiques traditionnelles. Ces thématiques sont celles du nihonga6, style de peinture créé en réponse à la crainte de la perdition de l’identité japonaise suite au contact avec les occidentaux, qui donc n’est pas sans comporter une part d’ambiguïté. En effet, « le nihonga au XXe siècle et au-delà est venu occuper une position théoriquement et historiquement ambiguë en tant que catégorie de production artistique située entre l’acte de création moderniste et l’impulsion vers la préservation ou la reconstitution des techniques, des formats et des fonctions sociales du passé de la peinture japonaise. »7 (Foxwell 2010 : 326; nous traduisons) Matsui repousse les limites de son médium, en combinant deux courants, le yōga – peinture japonaise d’inspiration occidentale – et le nihonga afin de donner à ses œuvres une esthétique unique, qui n’est reproductible par aucun autre artiste. Elle s’inscrit dans la tradition tout en la modernisant, avec l’incorporation d’éléments techniques et esthétiques étrangers, notamment le sujet individuel et singulier comme objet principal. Comme l’écrit Elizabeth Tinsley :

Son utilisation des techniques et matériaux venant du nihonga et des sujets japonais « traditionnels » est saluée par l’établissement artistique et les critiques populaires comme un renouveau de ces formes et contenus. Son art est également célébré pour la façon dont il mélange les techniques et les thèmes du nihonga et du yōga (« peinture occidentale »). La promotion continue de l’art qui réalise cette combinaison (de manière spécifique) témoigne du maintien de la politique exprimée dans le terme composé wakon yōsai (« esprit japonais, technologie occidentale ») employé à la fin du XIXe siècle8.
(2017 : 16; nous traduisons)

Dans toutes ses œuvres, Matsui reprend le concept de beauté qui fait la renommée du nihonga en le corrompant, créant ainsi une image qui, au premier abord, apparait comme conforme aux thèmes traditionnels, mais en laquelle se révèle bientôt l’ignoble événement qui se cache en dessous des apparences. Par exemple, ses peintures reprennent la relation idéalisée « mère-enfant », et remettent en question les capacités des spectateurs à regarder les femmes représentées au-delà de leur anatomie reproductive, rompant ainsi avec la représentation habituelle de la féminité du bijin-ga (genre artistique, prisé du nihonga, mettant en scène la beauté des femmes). Cette reprise est explicite dans « Insane Woman under a Cherry Tree » (2006), illustrant une femme débraillée, pieds nus, avec de longs cheveux noirs touchant terre.

Insane Woman under a Cherry Tree, 2006 Rouleau suspendu, pigment colorés sur soie 131cm x 50.8cm © Matsui Fuyuko (avec sa permission)

On la voit vomir ses entrailles ainsi qu’un fœtus dans la pénombre. Elle montre ainsi que l’enfant est étranger au corps de la femme, et que celle-ci ne peut se réduire à sa capacité reproductrice. La perversion s’opère aussi dans le basculement de l’innocence vers le morbide et l’humour noir. C’est aussi le cas de « Becoming Friend With All the Children in the World » (2002), qui représente une jeune fille, sur l’extrême gauche du tableau qui regarde à travers la glycine quelque chose que le spectateur ne peut pas voir. Ses mains sont couvertes de sang et un sourire timide se dessine sur son visage.

Becoming Friends With All the Children in the World, 2002 Pigments colorés sur soie monté sur papier renforcé d’une feuille métallique 181.8cm x 227.3cm © Matsui Fuyuko

Le malaise est instauré, il n’est plus possible de nier l’étrangeté et le sort funeste qui se prépare à être révélé. Le dernier élément est un landau vide, entre les feuilles tombantes des arbres, à l’extrême droite du tableau – dernier élément dont nous prenons conscience – et nous révèle l’ignoble événement derrière l’image. Comme l’indique Matsui : « Le berceau vide représente l’avortement. L’acte d’avortement est l’automutilation, l’expulsion consciente de son enfant. » (Matsui, 2008 : n.p.; nous traduisons) La peinture joue ensuite avec cette idée de l’automutilation comme forme de folie, représentée par le regard hagard de la jeune fille, les glycines déformées et, bien sûr, les frelons à bandes noires sur ses mains. L’automutilation est une représentation fréquente de la douleur chez Fuyuko Matsui, représentation qui illustre la conception que l’artiste en a.

Dans « Conception » (2009), une figure féminine s’étripant, assise sur sa chaise, regarde son corps comme une adolescente se découvrant jeune femme, complètement absorbée dans son examen à la fois enfantin et minutieux, arborant un air rieur, inspiré de l’énigmatique et indéfectible sourire de la Joconde (Yatsuyanagi, 2011 : 12).

Conception, 2009 Crayon sur papier 53.1cm x 46.6cm © Matsui Fuyuko

Corps nébuleux et lascif refusant le mouvement, mais épousant le geste et sa beauté. La figure dépeint aussi le dépassement du seppuku – suicide rituel – apothéose, acte unique et radical, comme niant la gravité des faits, de la douleur et du temps avec un geste raffiné, délicat et joueur. L’image n’est ni macabre ni morbide – elle ne touche ni à la mort ni à la souffrance – mais au contraire il en ressort un calme nébuleux. Aussi, ce n’est pas la présentation d’un corps enfermé dans sa souffrance, qui importe pour Matsui, mais celle d’un corps en changement perpétuel, en proie à l’évolution, la transformation voire à la déformation. Cela signifie que le corps souffrant n’est pas l’unique objet de Matsui, mais il est surtout le support qui amène à une jouissance de la malléabilité corporelle. Malléabilité dans laquelle on ne peut se retrouver, avec lequel on ne partage ni la souffrance ni la douleur. Le corps présenté apparait comme absurde, car dépassant le vraisemblable, ne pouvant faire écho à nos préhensions habituelles.

En effet, une analyse précise de ses tableaux, quand bien même la violence y est explicite avec une bordée de corps maltraités, nous révèle un fait surprenant : la représentation attendue de la souffrance physique n’est que très rarement dépeinte sur le visage du sujet censé souffrir. Elle laisse généralement place à une présentation taxinomique des malformations, des transgressions et autres déformations corporelles, sans donner lieu aux expressions faciales de la douleur. Cela parait paradoxal sachant que Matsui Fuyuko avoue, dans une interview datant de mai 2012 pour l’Asian Art Museum, être fascinée par ce qui n’est pas représenté au travers de moyens visuels – comme la douleur – qu’elle qualifie d’expérience solitaire que l’on ne peut partager avec les autres (Matsui, 2012 : 00 :00 : 16). Elle indique aussi que son projet d’artiste est de donner un support visuel à ce dont on ne peut faire l’expérience que physique. Face à une telle déclaration, comment comprendre la sérénité peinte sur ces corps meurtris? Que signifie-t-elle quant à la visée du kusōzu et l’utilisation de corps féminin dans le genre?

Douleur et voyeurisme

Le visage, zone privilégiée de la communication, pouvant le mieux cristalliser la souffrance, reste ici relativement neutre. Or, selon Ricœur, le visage est la partie la plus singularisée du corps ce qui, par conséquent, la marque comme le lieu de notre identité. Claire Marin, reprenant Ricœur, écrit : « Si la souffrance se lit sur nos visages, c’est qu’elle nous atteint profondément jusqu’à transparaître sur la scène privilégiée de notre subjectivité. Barrant notre visage de tensions et de crispations, le contractant, le figeant sous la douleur ou le noyant sous les larmes, la souffrance modifie nos traits, affecte notre image et notre identité » (2013 : en ligne. Ce visage est aussi la porte d’accès vers l’individualité d’autrui, il est l’endroit de la reconnaissance, la compréhension de qui est éminemment personnel. Il donne lieu à une herméneutique de la souffrance. Mais, chez les sujets meurtris de Matsui, la souffrance ne s’extériorise pas au travers du visage… Dans son œuvre, l’expression du visage est le vecteur de l’incommunicable douleur.

Et si le projet de l’artiste était justement de dévoiler cette incompréhension fondamentale entre les êtres humains qu’est celle de la douleur, et d’essayer de retranscrire ce qui, à son sens, correspond à une tache noire de l’intersubjectivité, en mettant cette opacité en grande lumière, en l’exhibant. Cette exhibition de l’indicible de la douleur dans les œuvres de Matsui se donne à voir par la fierté des sujets représentés à étaler leurs organes, dans un geste de grand masochisme plein de sérénité.

Exhiber est l’acte de montrer une chose à un public, mais tout ce qui est vu publiquement n’est pas de l’ordre de l’exhibition; c’est la dimension ostentatoire sur laquelle Matsui nous invite à nous pencher, sur le fait que l’exhibition, outre l’objet montré, met l’accent sur la visibilité elle-même. Dans l’œuvre de Matsui, c’est d’autant plus vrai que les blessures couvrant les corps peints ont été faites par les sujets eux-mêmes, ce qui redouble l’intensité de l’exhibition puisque celle-ci est volontaire et active. Le cadavre regarde le spectateur, devance même son regard et expose avec fierté son corps mort. Si le cadavre peut encore être sexualisé, sa décision de s’objectiver lui-même, n’annulant pas nécessairement l’objectivation réelle qui suivra, fournit néanmoins un sentiment d’agence et de pouvoir au sujet, que les figures féminines du kusōzu n’ont pas pu avoir.

Cette agence peut se voir, notamment, dans son œuvre la plus connue à ce jour, encore incomplète qui est « Keeping up the Pureness » (2004). Cette œuvre reprend les neuf étapes traditionnelles de représentation des corps en décomposition. Le premier tableau de la série met en scène le corps nu d’une femme au ventre ouvert, laissant apparaitre ses tripes et son utérus dans lequel est lové un embryon, rappelant au spectateur la capacité de son corps à se reproduire. Cette capacité, souvent interprétée comme impure, est glorifiée dans le tableau, notamment à travers le regard défiant et le sourire amusé lancés au spectateur. L’image se joue de la tradition du kusōzu; ici, la féminité est exhibée avec orgueil au regard voyeuriste masculin, comme le devançant.

Keeping up the Pureness, 2004 Rouleau suspendu, pigment colorés sur soie 29,5cm x 79,3cm © Matsui Fuyuko (avec sa permission)

Cette exhibition est à lire à la lumière du concept d’obscénité. Ce terme « obscène » ne doit pas être limité à sa signification sexuelle. En effet, « la dimension sexuelle, omniprésente, n’est qu’un aspect particulier de l’obscène. Car l’obscène renvoie aux relations de l’intérieur et de l’extérieur, au fait que ce qui se replie en soi, dans l’obscurité de sa substance, puisse aussi s’ouvrir, se défaire. » (Jourde, 2000 : 236) L’obscène se focalise donc sur ce qui est généralement caché pour l’exposer, à la manière dont on exposerait quelque chose qui est externe. À cela près qu’en faisant cela on pervertit la nature de l’objet exposé, c’est-à-dire en présentant l’interne comme un objet ordinairement externe, et cela sans se soucier du déplacement qu’opère le regard.

Cet aspect prend tout son sens dans les représentations du kusōzu, puisqu’habituellement ce type d’œuvres exposent les entrailles et fait apparaitre ce qui est interne, mais dans le cadre du processus naturel de décomposition. Ici, les kusōzu de Matsui pervertissent l’objectif du genre, puisqu’il s’agit d’un corps ayant pris la décision consciente d’exhiber ses entrailles, comme dans un acte de vanité. Cette perversion correspond à un retournement de l’intention initiale du kusōzu, et à l’incorporation de détails (comme le fœtus) venant briser la cohérence traditionnelle de l’image représentée.

L’obscène est donc la prise en compte du voyeurisme, qui le prend à son propre jeu. Il le devance. L’obscène est la deuxième étape, formelle, de l’exhibition, lorsque celle-ci veut avoir l’ascendant sur le regard voyeuriste qui la sonde. Le voyeurisme, comme nous l’avons vu, inhérent au kusōzu traditionnel, veut soumettre l’objet à sa curiosité, espérant percer l’objet jusqu’à son entière transparence. Mais l’obscène vient contrecarrer cette volonté de toute puissance du regard. Il lui montre que c’est lui qui est mis à nu. Il donne à voir en excès et le conduit jusqu’à l’aveuglement. Reichler décrit le fonctionnement de l’obscène en ces mots : « est obscène le corps qui répond à ces deux conditions : se faire le propre spectateur de sa manifestation; épuiser son pouvoir de réferentialité dans la représentation elle-même, puisqu’il ne se donne à voir que lui seul. » (1983 : 113). En fait, « l’obscénité ne dévoile sa puissance qu’en étant donnée pour elle-même, en toute majesté. » (Jeudy, 1998 : 101). Plus encore, « l’obscène, en tant qu’implication réciproque entre l’acte de voir et celui d’exhiber » (Ibid. : 107) signifie que l’exhibition obscène pense en amont le regard posé sur l’objet montré. Ici, le geste d’automutilation et l’air joueur sur le visage du sujet en sont les preuves. En anticipant la réaction, l’exhibition met en scène les mécanismes des moyens d’exposition, mais aussi de réception.

De plus, cette représentation mène à l’impossibilité de retrouver la douleur éprouvée par le sujet, puisque c’est l’opacité qui est mise en scène. Opacité entendue comme devancement du regard voyeuriste et érotique posé sur le corps, mais aussi comme impossibilité de comprendre la douleur pouvant être ressentie par autrui. L’obscène chez Matsui signe le parallèle entre voyeurisme et fascination morbide qui n’épouse pas la douleur de l’autre.

Plus encore puisqu’il s’agit de la douleur ressentie par un corps fantomatique ou par un cadavre, le ressenti dans sa propre chair est impossible. Ainsi, le détournement des images du kusōzu par Matsui illustre l’impossible communication de la douleur, à travers l’utilisation de l’obscène pour arriver à l’opacité. Nous nous voyons nous-mêmes incapables de comprendre la douleur des sujets représentés. Ainsi, la perversion opérée par Matsui est complète, elle signe l’impossibilité du kusōzu, en ce qu’il est l’échec à se voir soi-même dans un autre, ne pouvant que ramener le spectateur à son propre regard. Elle met à mal la prétention à l’universel du kusōzu en montrant que les voix féminines n’y sont pas représentées, confinées à être des objets de désirs. La douleur incommunicable exposée devient donc une réappropriation de l’intimité du corps.

Conclusion

Matsui Fuyuko reprend les genres traditionnels du kusōzu et du yūrei-ga pour en pervertir les codes, afin de mettre en lumière les éléments sous-jacents. En ce sens, les œuvres dont elle s’inspire portent déjà en elles les graines de leur propre perversion. À travers l’incorporation d’éléments visuels rompant avec la tradition et l’utilisation d’un dispositif d’obscénité, l’artiste met à nu à la fois le regard désirant et le désir, et transcrit le glissement inévitable de l’autopsie à l’autoscopie du kusōzu originel au sein de sa propre œuvre. Sous sa main, les figures cadavériques et fantomatiques sont éminemment érotiques – signe de l’échec du kusōzu – et sont l’expression d’une douleur incommunicable, comme retranscrivant le silence des femmes japonaises malgré une situation politique de plus en plus favorable (Sourisseau, 2016 : 82-99). Plus encore, cette douleur est le vecteur d’une vérité tensionnelle inhérente au genre. Selon Matsui, ses kusōzu seraient un moyen de révéler le manque de sensibilité de la société japonaise. Dans l’interview du 12 janvier 2012 pour The Japan Times, Matsui dit : « La culture japonaise est devenue trop propre. Nos cinq sens sont trop émoussés. Je pense que le Japon a besoin d’un peu de peur pour retrouver son sens de la douleur »9 (Wakeling, 2012 : en ligne; nous traduisons). Ainsi, en reprenant et amplifiant la violence sous-jacente des œuvres dont elle s’inspire, Matsui inscrit son œuvre dans une esthétique de la mort et une philosophie de la douleur indicible.

  1. 1Version originale : « Can’t depict them with any sense of reality ».
  2. 2Cette analyse doit beaucoup au 26ème épisode de la saison deux de « Japanology Plus » (2018) consacré au yūrei et au kusōzu. Voir : https://www.youtube.com/watch?v=OY3GYpi9Adc (consulté le 12.04.2020). L’analyse de l’œuvre en question débute à 00:03:10.
  3. 3La J-Horror désigne les films d’horreurs provenant du Japon. Dans ces films est souvent utilisée la figure du yūrei, de l’esprit vengeur, ainsi que d’autres éléments du folklore japonais. Voir à ce sujet McRoy 2007: 9.
  4. 4A ce sujet voir les légendes d’Oiwa ou Okiku, toutes deux victimes de leur mari ou maitre.
  5. 5Wilson y pose l’hypothèse selon laquelle le corps féminin, considéré comme plus tentateur et instigateur du désir représenté en cadavre, est plus persuasif (1995 : 83).
  6. 6Remarquable grâce à la méthode utilisée, faite à base de poudres minérales mélangées à de la colle organique puis diluées dans de l’eau, dont le mélange est ensuite déposé sur le support couche par couche, donnant ainsi à la matière et à la transparence un rôle primordial dans la composition des œuvres.
  7. 7Version originale : « nihonga in the twentieth century and beyond came to occupy a theoretically and historically ambiguous position as a category of artistic production located between the modernist act of creation and the impulse toward preservation or reenactment of the techniques, formats, and social functions of past Japanese painting ».
  8. 8Version originale : « On the one hand, her use of nihonga techniques and materials and of “traditional” Japanese subject matter is lauded by the art establishment and popular critics as a revival of these forms and contents. Her art is similarly celebrated for the way it mixes nihonga and yōga (“Western painting”) techniques and themes. The ongoing promotion of art that achieves this combination (in specific ways) is evidence of the sustainment of the policy expressed in the compound term wakon yōsai (“Japanese spirit, western technology”) employed during the late nineteenth century. »
  9. 9Version originale : « Japanese culture has become too clean. Our five senses are too blunt. I think Japan needs some fear to stimulate the sense of pain ».