Beauté et Laideur des avant-gardes

En 1855, Baudelaire ouvre la voie aux esthétiques modernes en déclarant : « Le beau est toujours bizarre. […] Je dis qu’il contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve, non voulue, inconsciente, et que c’est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement le Beau » (1998 : 77). Ces réflexions sur la nature du Beau admettent de la variabilité dans une catégorie esthétique auparavant plus ou moins stable et close. Ce genre de catégories est souvent analysé en dualité : à chaque contemplation d’un tableau, à chaque écoute d’une pièce musicale, à chaque lecture d’un poème ou d’un roman, nous sommes tentés de chercher un équilibre, un rapport qu’engagent le Beau et le Laid dans une œuvre d’art. La question que je voudrais soulever dans cet article concerne la présence de cette bizarrerie que décrit Baudelaire, et l’instinct qui nous fait considérer une œuvre comme belle ou laide; ou, plutôt, l’absence d’équilibre propre au Beau traditionnel qui perturbait les critiques et le public du début du XXème siècle. Si l’on considère la bizarrerie baudelairienne comme la présence d’un élément dérangeant la perception d’une œuvre, comme un composant troublant et ne laissant pas indifférent, il serait possible d’inscrire l’esthétique des premières avant-gardes dans la continuité de cet énoncé. Dans mon article, je voudrais soulever le rapport particulier qu’engagent les deux catégories esthétiques : pendant les années 1900-1910, nous observons leur croisement, écart, échange d’éléments. Parfois il est difficile de dire s’il s’agit d’une mutation du Beau ou de son passage, son effacement et sa transformation en Laid. Je tenterai de développer l’idée selon laquelle, au début des avant-gardes, l’artiste a entrepris une tâche gigantesque : celle de redéfinir le concept de beauté via les réalités de la modernité que l’entourait. En enfermant toute bizarrerie moderne dans son œuvre, il cherche à doter le Beau du caractère extrêmement subjectif afin d’affirmer sa volonté créatrice, de représenter ce qu’il trouve Beau lui-même. Par exemple, il cherche de l’inspiration dans la vie urbaine, la science contemporaine ou même la glorification de la guerre. Mais, face à la Première Guerre mondiale, cette modernité est devenue incontrôlable par une simple volonté artistique. Ainsi l’artiste se retrouve-t-il piégé dans l’incapacité d’affirmer son Beau face aux événements historiques et les réalités de sa modernité. La laideur commence à dominer dans l’œuvre artistique : il ne s’agit pas de sa revalorisation, mais de son invasion.

Beau traditionnel contre volonté artistique

Si l’on considère le Beau en diachronie, c’est-à-dire dans sa continuité, en prenant en compte la tradition qui précède l’art des avant-gardes, on ne pourra pas appliquer cette catégorie à leur création, puisque souvent cette dernière n’a aucun trait d’harmonie, de symétrie, de mesure. Dans leur modernité, les artistes cherchent consciemment ce qu’il y a de plus neuf, plus dérangeant, plus palpitant. Les avant-gardes abandonnent la nature et se tournent vers la vie urbaine. Par conséquent, on ne trouvera de paysages pastoraux ni dans la peinture, ni dans la poésie. Les futuristes italiens suppriment le nu comme genre pictural, en considérant que la femme, en tant que le seul sujet digne d’être glorifié, doit être méprisée. Le même sort subissent le clair de lune et l’amour. La conception du Beau comme représentation de l’idée absolue, proche de Dieu, est également abandonnée, les artistes ne tenant aucun discours théosophique et revendiquant souvent leur athéisme. Les avant-gardes cherchent d’autres sources d’inspiration, mais leurs trouvailles ne peuvent pas répondre aux demandes de l’esthétique traditionnelle. Par conséquent, leur Beau, tant recherché à l’aube de l’avant-garde, ne s’inscrit pas dans ces limites, puisqu’il est construit à partir d’éléments qui n’existaient pas auparavant. En janvier 1914, Duilio Remondino1 écrit son article « La futurisme ne peut pas être nationaliste » où il affirme :

Notre tâche consiste à élargir les concepts du beau, à démystifier, insulter, vomir toute convention visant à tenir les cerveaux en esclavage : notre tâche consiste à couper les liens des coteries affairistes, qui cherchent à perpétuer le crétinisme au milieu des miasmes de l’enseignement didactique ; notre tâche consiste à démolir l’aujourd’hui, tout comme l’aujourd’hui a démoli hier, pour aller vers un demain toujours différent, car nous savons que seul le demain continu contient la source vierge de la vie autant que la seule, l’unique et toujours nouvelle réalité.
(Lista, 2015 : 696)

Ici on lit une des particularités de la nouvelle esthétique qui est la négation de toute forme d’hérédité. Mais les tentatives de démolir tout afin de reconstruire une nouvelle notion de Beau ne sont pas toujours partagées par les autres avant-gardes. Par exemple, Franz Marc et Kandinsky vont plus loin que leurs contemporains futuristes italiens, et pressentent l’effacement du Beau, son écrasement par la modernité et ses réalités. Au seuil de la Première Guerre mondiale, Kandinsky écrit : « Une fois, maintes fois encore on essaiera ici de détourner le regard de l’homme nostalgique de la belle et bonne apparence de l’héritage de l’époque ancienne pour l’attirer vers l’Existence effrayante et vrombissante » (Brion-Guerry, 1973 : 146). Effectivement, on lit ici des appels à se révolter contre le passéisme, mais la modernité, récemment pleine d’espoir et de projets esthétiques pour les Italiens, devient effrayante sous le poids d’événements à venir. Pour cette raison il est parfois difficile de définir le rapport qu’engagent le Beau et le Laid dans une œuvre : s’agit-il d’un effacement ? Ou plutôt d’une mutation ? Ou d’un remplacement du premier par le deuxième ? Tandis que les uns glorifient la beauté de la guerre et de la ville, les autres semblent effrayés par les changements de l’époque et les événements à venir. En 1913, le monde est déjà « fissuré », si l’on reprend l’expression de Kandinsky, ce qui peut encore être analysé sous un autre angle : cette fêlure représente tout ce qu’il y a de subtil, raffiné, brillant dans notre monde, qui n’est pas beau, car il n’est pas agréable à regarder, mais magnifique dans toutes ses imperfections et contradictions. Ainsi, Kandinsky suit en partie la pensée de Baudelaire et propose d’accepter les réalités de ce monde, même les plus bizarres, puisque ce sont des particularités qui marqueront son époque. Cela nous montre que les avant-gardes ont été confrontées non seulement à l’esthétique traditionnelle, mais avait aussi de fortes divergences sur la question du Beau entre leurs mouvements. En partie cette particularité a poussé des philosophes à considérer les catégories esthétiques en général, y compris le Beau, comme mouvantes, changeantes, capables d’absorber d’autres éléments. Par exemple, Kendall Walton admet la variabilité de catégories en fonction de l’époque artistique et propose même d’en créer d’autres si c’est nécessaire pour la pensée philosophique :

Il serait tout à fait déplacé de protester en disant que ce que nous voulions dire auparavant, c’était simplement que ces œuvres étaient informes ou dérangeantes par rapport aux catégories dans lesquelles nous les percevions alors, tout en admettant qu’elles ne le sont pas par rapport aux catégories de la peinture cubiste, de la musique sérielle ou de la musique chinoise. Le conflit entre des jugements esthétiques apparemment incompatibles portés sur une œuvre alors qu’elle était perçue dans des catégories différentes ne disparaît pas automatiquement lorsque la différence catégorielle est mise en évidence.
(Genette, 1992 : 114)

Il faut appliquer un nouveau jugement esthétique non seulement en fonction de tout l’art des avant-gardes, mais également en fonction d’une œuvre concrète, puisque, en rédigeant des manifestes et en expliquant leur art, les artistes ont su transformer chaque création en une sorte d’univers clos, autonome, obéissant à ses propres lois intérieures.

Ce procédé ne s’est réalisé qu’à partir du moment où la volonté de l’artiste avait commencé à dominer celle du public. Désormais le peintre dicte ce qui doit être vu dans son tableau, le poète explique ce qu’il a voulu dire par son poème, le musicien attribue des significations à sa mélodie. L’affirmation de la volonté absolue de l’artiste lui a permis de quitter les limites de la tradition et de définir ce qui est beau dans son œuvre. Cela concerne non seulement la catégorie esthétique en question, mais aussi le rapport qu’établit l’art avec la vie en général : l’extension des sujets représentés provoque l’extension des genres. Par exemple, les avant-gardes ne veulent pas seulement se détourner de l’imitation de la nature, mais désirent même la surmonter : ce qui a donné le suprématisme de Malevitch comme résultat excluant le motif figuratif. L’art moderne réclame la possession de connaissances extra-artistiques, se trouvant en dehors d’une œuvre perçue : c’est la raison pour laquelle les artistes « manifestent », expliquent. Et cette particularité peut devenir à la fois une vertu et un défaut (de cet art).

Types du Beau à l’aube du XXe siècle

En 1907 Alexandre Blok affirme : « Le poète est absolument libre dans sa création et personne n’a le droit d’exiger qu’il aime les prairies vertes plus que les maisons publiques » (Guérasimov, Gontcharova, 2017 : 319). Leurs origines souvent provinciales et non nobles ont permis aux artistes d’apporter du désordre dans le monde raffiné de l’art du XIXème siècle. Ils optent pour deux « types » de beauté : la beauté intérieure (la position du Der Blaue Reiter2) ou la beauté « abaissée » (le cas des Russes et des Italiens). Le premier est difficile à analyser, puisque même dans le cas de l’expression-intuition ratée3, il serait impossible de vérifier l’adéquation d’une œuvre à son idée originale : la confrontation du goût du public et celui de l’artiste serait inévitable. Le deuxième type est explicitement manifesté dans certains poèmes – c’est une revendication volontaire qui ne choisit pas de paroles soutenues :

Eh bien, le destin est juste une moquerie amère
L’âme est un cabaret, le ciel – guenilles
LA POÉSIE EST UNE CHAUDASSE SOUILLÉE
et la beauté est une saleté sacrilège.
L’HIVER est la fleur au milieu de quais blancs,
Une parturiente avec le bide ouvert,
L’ensemble légitime de feux :
GEL POIGNARD CROTTE
L’hiver tremble en laisse lilas :
NOVICE RAT CLÉBARD
Glacée pleurant comme vache
Essuyant son nez dans les mottes
Elle encourage les jambes par l’abîme
La toux éteinte les tombeaux bossus
Maintenant chacun a la tempête à son seuil
VÉNALITÉ NÉANT MARECAGE
(Bourluk, 2002 [1914] : 170-171; je traduis)

Ou :

« Le ciel est un cadavre » !! pas plus !
Les étoiles – des asticots saouls de brouillard
Je les conquis de plus en plus – par mensonge par flatterie
Le ciel – un cadavre puant !
Pour des myopes (attentifs)
léchant une croupe dégoûtante
Par une (prise) avide d’éthiopiens.
Les étoiles – des asticots – une éruption (purulente et vive) !!
Je suis piégé dans leurs cordes
Le cri de butor.
Les hommes – des bêtes !
La vérité – un son !
Fermez alors les heures de commencement
Les appels de bras
Est une araignée.
(Ibid. : 96; je traduis)

Le caractère de la poésie de Bourluk est peut-être le plus militant. Ce chef du cubofuturisme russe luttait à plusieurs fronts : contre l’influence de l’Occident, contre ses contemporains, contre les valeurs traditionnelles devenues le synonyme de passéisme. Si d’autres poètes, comme Khlebnikov et Maïakovski, se préoccupaient plutôt de la création d’une nouvelle esthétique, cherchaient de la beauté dans leur modernité, Bourluk a choisi de tout détruire pour leur laisser le terrain. De ce point de vue, on peut facilement mettre en parallèle sa façon de diriger le mouvement avec celle de Marinetti appelant à tuer le clair de lune. Les poèmes de Bourluk ouvrent le plus souvent les recueils collectifs. Son œuvre n’a pas pu faire face aux talents d’autres membres du mouvement ; néanmoins, par son arrogance, elle visait à épater le lecteur : celui qui ouvre un livre futuriste ne doit jamais quitter un état de choc permanent. Pour cela, il faut abaisser tout ce qui était cher à son cœur : la beauté des saisons, le ciel, les étoiles, la lune, l’amour, le destin, la merveille de la naissance – l’humanité en général. Bourluk ne choisit pas encore de chanter la laideur de ce monde, mais il montre que la réalité véritablement laide réside dans ces valeurs traditionnelles. Et on peut se demander s’il avait poursuivi ce chemin ou non, si le mouvement avait vécu plus de deux décennies, puisqu’ « être d’avant-garde suppose un souci constant de promouvoir la nouveauté afin de préparer l’avenir et d’annoncer les lendemains meilleurs que préparent la science et la technique » (Jimenez, 1997 : 311) – c’est le problème que rencontreront les artistes du XXème siècle, qui n’auront plus de tradition à nier, mais engageront une poursuite constante de nouveautés. Mettre l’artiste au centre de la création est une des façons d’appliquer l’étrangisation dans le sens de Chklovski4 et de lutter contre des formes conventionnelles et usées. D’ailleurs, cette nécessité n’est pas propre à la Russie ni à Bourluk. Nous lisons cette volonté de se débarrasser de tout ce qui est habituel pour l’œil même dans un communiqué de presse italien, non signé, mais paru à la fin de 1910. Le texte vise à protéger le poème Grenouilles turquoises d’Enrico Cavacchioli ainsi : « Grenouilles turquoises. Pourquoi ? Mah ! Peut-être parce que les autres poètes ont l’habitude de chanter le rossignol. C’est un fait, au demeurant, que l’imagination de Cavacchioli est très sollicitée par la petite vie qui grouille dans les marais » (Lista (dir.), 2015 : 260). Ou qui grouille dans les villes – pourrait-on ajouter.

L’importance de la volonté de l’auteur a déclenché l’explosion d’un autre futurisme : égofuturisme. Moins connu que ses confrères cubofuturistes, il reste néanmoins le premier à apparaître en Russie. Son « égo » est absolument démesuré : Igor Sévérianine, son premier chef, se proclame le monde, le tout, l’univers. Ce mouvement a offert à la modernité russe l’image du poète-prophète, du poète démiurge qui crée le monde en pratiquant son art. Ils divulguent que rien n’est beau dans la nature, puisqu’il n’y a rien de véritablement libre. Seules les choses libres et naturellement inadmissibles sont belles. Ignatiev, deuxième chef de ce mouvement, donne une image assez pittoresque de cette libération : « Seule l’épée de la maîtrise et la haine créatrice brisent les fers de la nature. L’artiste appelle cette épée la Beauté ; le scientifique appelle son épée la Vérité. En créant, l’esprit humain ôte pour un moment le joug des lois naturelles de la nécessité. Ayant créé, ayant donné son œuvre à la foule, l’esprit la contamine » (Guérasimov, Gontcharova, 2017 : 842; je traduis) Cette affirmation de la volonté arbitraire et irrévocable est une conséquence logique de la longue période où l’artiste a été au service de l’art, au service du public. Ainsi tente-il de surpasser le concept de l’art pour l’art et de dévoiler un problème profond existant depuis un moment : l’art, à son origine appelé à représenter l’homme, son monde, sa vision, a oublié son sujet principal, selon les égo-futuristes. Nous lisons des poètes qui n’ont plus peur de dire « je veux » ou « moi, je trouve cette chose belle ». Ils abandonnent les derniers éléments du Beau lyrique ou de l’approbation publique.

De la volonté à la perception

Au début du XXème siècle, l’artiste a repris l’unique autorité dans les limites de son œuvre, avec le critique à côté. Sa logique propose la dénégation de tout jugement esthétique préétabli. Il veut se débarrasser des étiquettes évaluatives, valables pour tous : « N’importe quel peintre de sensibilité saine et d’intelligence convenable peut nous donner des tableaux bien peints ; mais il éveillera la beauté, celui-là seul que désigne le goût. Nous appelons ainsi la faculté grâce à laquelle nous prenons conscience de la qualité, nous écartons les notions de bon goût et de mauvais goût qui ne répondent à rien de positif : une faculté n’est ni bonne ni mauvaise, elle est plus ou moins développée » (Gleizes, Metzinger, 1980 [1912] : 70). En quelque sorte, ces deux peintres cubistes font appel implicitement aux affirmations de Delacroix, faites en 1854 dans ses Questions sur le Beau :

En présence d’un objet véritablement beau, un instinct secret nous avertit de sa valeur et nous force à l’admirer en dépit de nos préjugés ou de nos antipathies. Cet accord des personnes de bonne foi prouve que si tous les hommes sentent l’amour, la haine et toutes les passions de la même manière, s’ils sont enivrés des mêmes plaisirs ou déchirés par les mêmes douleurs, ils sont émus également en présence de la beauté, comme aussi ils se sentent blessés par la vue du laid, c’est-à-dire de l’imperfection.
(Delacroix, 1923 : 23)

Peut-être inconsciemment, puisque l’on ne peut être certain que les cubistes aient lu Delacroix, Gleizes et Metzinger tentent d’unifier la sensibilité humaine devant un tableau. L’élément qui persiste dans l’esthétique expliquée par les artistes est toujours cet indicible, cet intangible propre à chaque être humain. De la nécessité intérieure, terme de Kandinsky exprimant la seule loi de la création qui est la volonté de l’artiste, on passe à une sorte de perception « intérieure » obligée de se débarrasser de toutes les limites extérieures et imposées, de tous les préjugés concernant la manière dont il faut voir, lire ou écouter telle ou telle œuvre. Non seulement les artistes s’inspirent de l’art primitif ou enfantin, mais ils veulent que leur public soit capable de percevoir leur art comme quelqu’un sans expérience artistique ou esthétique, comme un enfant. En accord avec la philosophie nietzschéenne, ils abandonnent la plaisance, l’harmonie ou l’aisance et s’approchent d’un jugement esthétique qui « a son origine […] dans un sentiment de puissance, de plénitude et de force accumulée. Juger qu’une chose est belle revient donc à approuver le monde, dire oui à un danger (le sublime), à un obstacle » (Lacoste, 2014 [1981] : 87). De ce point de vue, le Beau entre en relation directe avec le monde réel qui restait en écart auparavant. Le public, qui jusque-là désirait échapper à la réalité ambiante, doit maintenant faire face à l’effet d’une œuvre en général. Et cette position autorise une palette très large d’émotions suite à une contemplation, une écoute ou une lecture qui dépasse le simple plaisir esthétique. Le public devient vulnérable, il risque d’éprouver des émotions inattendues : de la peur à l’exaltation religieuse. Certes, sous cet angle, il est facile de confondre le Beau avec le Sublime, autre catégorie esthétique. Mais les avant-gardes ont été fermes sur leur position : le Beau n’est pas ce qui ravit, mais ce qui dérange. Les travaux d’esthéticiens du XXème siècle nous montrent que ce point de vue préoccupe les philosophes et les pousse à revenir sur leurs positions concernant le goût en général. Par exemple, Georges Dickie propose de distinguer un sens évaluatif et un sens classificatoire pour la perception d’une œuvre d’art : le premier pourrait renfermer ce qui auparavant était appelé du bon ou du mauvais goût et consiste en jugement de la critique ou celui du public. Le deuxième sens propose de classer un objet comme œuvre d’art sans recourir aux opinions : il suffit que cet objet soit une sorte d’artefact et son exposition se déroule dans un lieu ayant un rapport avec l’institution de l’art (par exemple, musée ou galerie). La question de la présence du Beau dans une œuvre d’art est remplacée par des tentatives de définir ce que l’on peut appeler une œuvre d’art en général : « Deux conceptions s’opposent, dont l’une entend caractériser les œuvres uniquement par leur inscription dans un système donné (institutions, modes de représentation) et dont l’autre tente au contraire de considérer aussi l’œuvre comme un objet singulier, doué de qualités intrinsèques qu’il faut dégager » (Lenoir, 1999 : 16). Ces problèmes théoriques s’éloignent considérablement de la période analysée dans cet article, mais témoignent que les avant-gardes ont su ébranler la tradition esthétique. Depuis Duchamp, les spécialistes cherchent d’autres angles pour s’attaquer à la définition d’art en général et d’œuvre d’art en particulier :

La beauté ne se définit plus seulement par sa tension vers l’éternel ou vers l’immuable, elle surgit à tout instant de la réalité la plus prosaïque du monde présent. Si Charles Baudelaire est si souvent considéré comme le premier à avoir défini la modernité et à l’avoir expérimentée dans sa propre création poétique, cela tient précisément à son extrême sensibilité aux ruptures : rupture avec les conventions académiques, avec la grande bourgeoisie affairiste, avec le pouvoir économique et politique qui entent soumettre l’ordre esthétique à l’ordre établi.
(Jimenez, 1997 : 304)

Si Baudelaire a pressenti cette rupture, les premières avant-gardes tentent de la réaliser.

Sujets méconnus et revisités

Afin d’établir un autre type de dialogue avec leur public, les avant-gardes s’attaquent à des sujets de leur modernité : l’urbanisme, le dynamisme, la science et la guerre, bien évidemment. La vie urbaine occupe une place considérable dans leur poésie, leur littérature et même leur musique, mais elle est représentée sous des angles divers.

La ville et le rythme moderne

L’urbanisation a offert aux artistes un autre point de vue qui permet de regarder différemment les faits de la modernité. En 1913, Gino Severini écrit ces lignes : « La vitesse nous a donné une nouvelle notion de l’espace et du temps et par conséquent de la vie même. Il faut donc que l’art plastique de notre époque soit caractérisé par une stylisation de la vitesse, qui est la manifestation la plus immédiate et la plus expressive de la vie moderne » (Severini, 1987 : 43). Ainsi explique-t-il un des appels les plus importants du futurisme italien : ne pas représenter une automobile, mais représenter sa vitesse, par exemple. Il ne suffit pas seulement de mettre l’automobile, la ville, les trains, les paquebots, etc. au centre d’une œuvre, il faut montrer ce qu’apportent ces biens de la civilisation à un être humain. Une automobile est fascinante uniquement parce qu’elle permet de se déplacer d’un point A à un point B plus vite qu’un cheval. D’ailleurs, un cheval représenté en mouvement est doté d’une dizaine de pattes, tout comme un chien, juste pour transmettre la sensation de son mouvement. Une voiture n’est pas belle parce qu’elle représente le sommet d’une pensée ingénieuse, mais elle est magnifique par toutes ses qualités, par toutes les possibilités qu’elle offre à l’humanité – voici l’idée futuriste qui dépasse un simple changement de sujet. Si les peintres multiplient les jambes, mélangent les couleurs en un seul trait, les poètes et les musiciens trouvent leurs moyens dans le son. Depuis son premier manifeste, Marinetti n’arrête pas de répéter : « Nous déclarons que la splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse. […] A quoi bon regarder derrière nous, du moment qu’il faut défoncer les vantaux mystérieux de l’impossible ? Le Temps et l’Espace sont morts hier. Nous vivons déjà dans l’absolu, puisque nous avons déjà créé l’éternelle vitesse omniprésente » (Lista, 2015 : 89). Le développement de l’esthétique de la vitesse a contribué à celui de théorie de la quatrième dimension, présente chez plusieurs mouvements qui envisagent une sorte de fusion du temps et de l’espace, leur dissolution dans la vitesse, qui permet de surmonter les deux sur leur terrain de jeu préféré – la ville. Pour parvenir à cet effet, les poètes et les musiciens entreprennent de nombreuses tentatives d’influencer la perception directe, sans passer par le déchiffrement de signes que sont les mots ou les notes. Par exemple, les poètes utilisent des onomatopées, suppriment la ponctuation. Les musiciens utilisent des klaxons, des sirènes et d’autres signaux sonores. Luigi Russolo en développe une théorie sur l’art d’utiliser des bruits et construit des machines spéciales dédiées à la reproduction de l’ambiance de la ville moderne.

La strada entra nella casa, 1911 Huile sur toile 100 x 100, 6 cm © Umberto Boccioni Domaine public

Je voudrais m’arrêter ici sur le tableau d’Umberto Boccioni La strada entra nella casa5 (1911) que l’on peut mettre facilement à côté des Tours Eiffel de Delaunay. La rue mouvementée fait partie de l’esthétique futuriste et sa vie grouillante s’exprime par la multiplication d’éléments (jambes, bras, roues, etc.). La femme au premier plan est censée être un point de contemplation et devrait rester immobile, intacte. Pourtant Boccioni fusionne l’espace de la maison et celui de la rue : le dos de la femme est traversé par des chevaux (ou un cheval en mouvement). Tout se mélange dans cette ville qui s’invite dans les habitations, ce qui est expliqué par le titre du tableau. Néanmoins, cette invasion urbaine dans la vie de ses individus ne donne pas de sensation d’oppression : chez les futuristes italiens, les couleurs, les métaphores poétiques, les accords solennels ont un caractère positif, prometteur, plein d’espoir en un futur meilleur, tout comme la Tour Eiffel de Delaunay qui se décompose et « s’assoit » sur la ville à ses pieds sans l’écraser. Non seulement les sujets trouvés mènent l’humanité vers une vie plus confortable, mais ils rendent un service à l’art en général. Voici comment un Apollinaire fasciné décrit un des tableaux de Delaunay :

La Ville de Paris est un tableau en quoi se concentre tout l’effort de la peinture depuis peut-être les grands italiens. […]

La simplicité et la hardiesse de cette composition se combinent heureusement avec tout ce que les peintres français ont trouvé de neuf et de puissant depuis plusieurs générations. Aucune prétention, aucun désir d’étonner ou d’être obscur et voilà une œuvre importante qui marque une date dans la peinture moderne. Maintenant, les artistes des jeunes écoles oseront aborder des sujets et les interpréter plastiquement.
(Apollinaire, 1960 : 232)

En trouvant Delaunay encourageant dans sa démarche, Apollinaire place dans ce tableau non seulement toutes les acquisitions du passé, mais également le futur de la peinture en général. Mais, pour revenir aux futuristes italiens, ils ont un rapport difficile avec leur passé et sont loin de le flatter et de le placer au cœur de leurs œuvres : ils voient dans le progrès industriel le moyen de surpasser la stagnation culturelle et sociale. Les faits de la modernité composent leur nouvelle esthétique et sont, à leurs yeux, d’une beauté sans précédent. Par exemple, en collaborant avec Antonio Giulio et Arturo Bragaglia, Marinetti reste un des rares artistes à l’attitude favorable à l’égard de la photographie. Si pour les autres elle ne fait que copier, pour lui elle représente une façon de créer le dynamisme photographique (en plus des dynamismes poétique, pictural, musical, etc.). Après les expériences des trois Italiens, ce n’est qu’à l’époque du surréalisme que l’on verra de nouvelles tentatives de créer de l’art en utilisant la photographie comme support. Néanmoins, ce refus de la considérer comme un art digne de la peinture l’a libérée de l’obligation de copier la nature, lui a permis de refuser absolument la mimesis.

Les futuristes russes adoptent une autre attitude face à l’urbanisme. Pour eux, la ville est une sorte d’être vivant et hostile. Nous nous retrouvons loin de l’image optimiste et joyeuse donnée par les Italiens, mais il faut souligner que le contexte historique des deux peuples est différent : malgré leurs appels à nier toute la tradition, les Russes suivent plutôt Gogol ou Dostoïevski dans leur urbanisme et jouent avec des symboles et termes bibliques dans sa représentation. La ville est considérée comme une tentative de défier Dieu et, par conséquent, elle est condamnée à l’abolition. Si les Italiens glorifiaient la beauté de la vie urbaine, les Russes envisageraient cet espace comme dépourvu du Beau. Pour les poètes, plus précisément pour Khlebnikov, la beauté quitte la ville, ou elle ne l’a peut-être jamais habitée, puisque la ville représente le triomphe suprême sur la nature, sur Dieu, ce qui n’est pas envisageable dans la tradition russe : le destin humain est toujours soumis aux forces supérieures et toute tentative de les surpasser est toujours punie :

La ville où les gens se cachent de la folie
Qui hantent les villes comme visage d’une femme tuée
Avec ses pupilles grandes ouvertes,
Avec sa crinière légèrement relevée.
La ville où en échappant des chèvres voluptueuses,
En rêvant devenir immangeables,
Les âmes s’ornent d’épines
Et de poisons amères.
Une maison. Mais le beau, le beau, où est-il ?
(Khlebnikov, 2000 [1909] : 208; je traduis)

Dans cet extrait, Khlebnikov transforme la ville en un monstre dévorant les gens qui l’habitent. Ils sont piégés, même dans leurs tentatives d’échapper à ses représailles, ils sont obligés de s’empoisonner. Le poète appelle la ville « La Chose ». Ce monstre efface l’individualité humaine pour en créer une masse – tresser un panier. « La beauté sauvera le monde » dit le prince Mychkine dans L’Idiot de Dostoïevski en faisant référence à l’archétype du Beau dans la tradition russe : souvent confondu avec la bonté, de l’ordre intérieur, la morale. Ce n’est pas dans l’effacement de l’individuel et dans la course à la survie que l’on trouvera la beauté. Si les futuristes italiens se focalisent sur des côtés positifs de la vie urbaine, les Russes n’en révèlent que du négatif. L’exemple presque scolaire dans ce cas est un poème de Khlebnikov intitulé La Grue : Saint-Pétersbourg, ville maudite d’ailleurs dans la tradition littéraire russe, se transforme en grue. Les usines, les ponts, les bâtiments forment sa carcasse, les gens sa chair. L’oiseau gigantesque se construit sous les yeux d’un petit garçon, tellement effrayé par cette vision fantasmagorique qu’il ne peut ni bouger, ni crier, ni pleurer. Il reste seul dans ce monde et l’oiseau à la fin s’envole. Si l’on ne peut parler aisément de la présence du Laid dans la poétique de Khlebnikov, on tenterait au moins d’affirmer que la ville devient un nouvel élément du Sublime, comme la mer en tempête auparavant.

Cette vision de l’urbanisme est partagée par la peintre Olga Rozanova. Ses toiles urbaines représentent la ville comme un labyrinthe géométrique d’angles cassés et dépourvu de présence humaine. Le spectateur est amené loin de l’univers joyeux de Boccioni ou de Carrà, baigné dans des couleurs chaudes et présupposant l’égalité de l’homme et de son espace. Il ne faut pas oublier la différence des sujets mêmes : Milan, Florence ou Paris n’ont rien à voir avec Saint-Pétersbourg ou Moscou. Encore moins avec les centres régionaux. Chez Rozanova, on observe l’abondance du noir, du gris, et un peu de rouge ; le brouillard qui chasse tout l’air des toiles – les gens n’ont rien à respirer dans ces villes. Mais il n’y a d’habitude personne pour respirer. Une fois né grâce aux efforts humains, l’espace urbain devient autonome. Les bâtiments encombrent les rues cubistes, étranglent leur spectateur, créent une sensation d’incertitude et d’angoisse. Comme certains poèmes de Khlebnikov, les toiles de Rozanova deviennent des situations sans issue : les seuls peintres qui n’ont pas abandonné le genre du paysage optent pour le côté effrayant de l’urbanisme.

Mais tous les Russes ne sont pas d’humeur pessimiste. Tandis que Kamenski écrit un poème anti-urbain intitulé Le caveau, Maïakovski n’arrête pas de chercher l’image de sa ville. Dans les moments de détresse, de nostalgie de la famille, des mésaventures amoureuses, la ville reflète l’état de son âme : le plus souvent, elle étrangle le poète avec ses rues et boulevards. Pourtant, si l’on laisse de côté l’extériorisation de ses sentiments au compte de l’ambiance qui l’entoure, on voit que Maïakovski a aimé Moscou de toute son âme. Dans son poème Deux Moscous, il chante la vielle ville et la nouvelle : celle qui est imbibée de l’esprit de campagne, de marchands, mais en même temps une cité moderne qui « grouille » et « bouillonne » :

Il admire l’hétérogénéité de la nouvelle Moscou où les cathédrales côtoient les camions, où la vie « chassera la campagne », où le Kremlin ne dort jamais en pressant les gens à travailler. Ainsi chante-il sa ville en 1926, mais en 1912-1913 on ne lit pas encore cette fascination devant la science et la vie urbaine. D’ailleurs, l’espace citadin est souvent remplacé par celui de la rue nocturne :

Une lanterne chauve
voluptueuse
ôte un bas noir
de la rue.
(Maïakovski, 1955 [1913] : 39; je traduis)

En 1912-1913, la ville représente pour Maïakovski un être hostile, inconnu, non apprivoisé, tout comme pour Khlebnikov. Mais cette hostilité peut être surmontée si l’on développe une sensibilité appropriée à la vie dans de nouvelles conditions :

Alors quand, morne et pleurant,
il éteindra les signes de lanternes,
tombez amoureux sous de ciel de tavernes
du rouge de théières en porcelaine.
(Ibid. : 41; je traduis)

Régulièrement Maïakovski donnait des conférences futuristes où il affirmait que « la ville contemporaine a enrichi l’âme humaine avec de nouvelles émotions et impressions ignorées par les poètes du passé. Le monde entier devient une ville énorme et la nature se transformera en un bric-à-brac dont personne n’aura besoin, donc, la poésie sur la nature deviendra inutile » (Markov, 2000 : 119). Si auparavant les artistes chantaient la splendeur de la nature, désormais il leur faut apprendre à glorifier d’autres faits de leur vie. Sinon, la poésie disparaîtra. Vu le parcours de Maïakovski, on peut oser affirmer que vers les années 1920, il a réussi à développer sa sensibilité et apprivoiser la ville en se détournant de rues nocturnes où il se baladait en tant que poète malheureux et ivre.

À Paris, la vie est belle et n’écrase personne sans pitié. Certes, les Parisiens subissent leurs difficultés, mais sans se faire annihiler en masse par une volonté divine. D’ailleurs, ce ne sont pas les hommes qui ont été chassés de la ville, mais les dieux méritant désormais le deuil des saules et des chats :

Beaucoup de ces dieux ont péri
C’est sur eux que pleurent les saules
Le grand Pan l’amour Jésus-Christ
Sont bien morts et les chats miaulent
Dans la cour je pleure à Paris
[…]
L’amour est mort j’en suis tremblant
J’adore de belles idoles
Les souvenirs lui ressemblant
Comme la femme de Mausole
Je reste fidèle et dolent.
(Apollinaire, 1965 [1913] : 50)

Les dieux sont partis, l’amour est disparu, mais personne ne l’a remarqué sauf les chats, les saules et le personnage qui pleure dans la cour et se compare à une femme de Mausole, exemplaire par sa fidélité. On peut lire ses vers avec une touche d’ironie ou avec une tristesse profonde, puisque devant nous est le dernier homme capable d’amour éternel. De ce point de vue, le sujet de ce poème rejoint celui du Maïakovski de 1912-1913 et décrit la place du poète dans la ville moderne plutôt que sa beauté ou sa laideur. Nous retrouvons dans Zone d’Apollinaire ce même poète qui marche « dans Paris tout seul parmi la foule » et peine à trouver sa place dans le monde renouvelé. Pourtant, si l’on regarde l’image de la ville, elle est baignée dans les couleurs plutôt positives :

J’ai vu ce matin une jolie rue dont j’ai oublié le nom
Neuve et propre du soleil elle était le clairon
Les directeurs les ouvriers et les belles sténo-dactylographes
Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent
Le matin par trois fois la sirène y gémit
Une cloche rageuse y aboie vers midi
Les inscriptions des enseignes et des murailles
Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent
J’aime la grâce de cette rue industrielle
Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue desTernes.
(Apollinaire, 1965 [1913] : 39-40)

Encore une fois une ville vivante se dessine devant nous : elle vit sa vie avec ses bruits, mais cela n’a pas l’air de trop perturber notre spectateur – bien au contraire, il y trouve une grâce.

La guerre

Si l’urbanisation trouve un reflet si diversifié chez des artistes différents, puisqu’elle dépend d’un grand nombre de facteurs en commençant par la position géographique et la religion, si elle est un fait nouveau, propre à une modernité dans laquelle les poètes cherchent leur place, ce n’est pas le cas de la guerre. La plupart des artistes de l’avant-garde se revendiquent belliqueux, prêts à batailler, à tout détruire et à construire un nouveau monde sur le tombeau de l’ancien – telle est leur position avant la Première Guerre mondiale. La bataille contre le passéisme fait partie de l’esthétique italienne. Tout comme les Russes, ils ne cherchent pas à embellir les acquisitions du passé : « Que peut-on trouver dans un vieux tableau si ce n’est la contorsion pénible de l’artiste s’efforçant de briser les barrières infranchissables à son désir d’exprimer entièrement son rêve ? » (Lista, 2015 : 103). Marinetti exige de briser les limites de la tradition par un acte de violence : elles empêchent à l’artiste de s’exprimer amplement, elles deviennent une sorte de chaîne. Ainsi, la glorification de la guerre et celle des actes militaires entrent dans la poétique non seulement comme un des sujets, mais également comme une façon d’agir. Le genre du manifeste présuppose déjà une lutte, un adversaire, une bataille dont le protagoniste est la volonté artistique :

In fondo, è bello tirare a mitraglia sulle teste fitte
Noi siamo forti e vogliamo provare la forza.6
(Buzzi, dans Grisi, 1994: 250)

Dans son Manifeste du futurisme, Marinetti déclare : « Il n’y a plus de beauté que dans la lutte. Pas de chef-d’œuvre sans un caractère agressif. La poésie doit être un assaut violent contre les forces inconnues, pour les sommer de se coucher devant l’homme » (Lista, 2015 : 102). D’ailleurs, la majorité de son œuvre est consacrée aux guerres, batailles, mitrailles, luttes avec des onomatopées appropriées :

orecchie	                 occhi
         narici	                         aperti attenti
forza che gioia vedere udire fiutare tutto tuttotaratatatata
delle mitragliatrici strillare a perdifiato sotto morsi schiafff-
fitraak-traakfrustatepic-pac-pum-tumbbizzzzarie salti al-
tezza 200 m della fucileria.7
Grisi, 1994 : 326

Les artistes désirent la venue d’un événement qui libérera le monde de la « tyrannie de l’amour » qui obstrue toutes les forces créatrices, selon Marinetti. Et, comme avec l’automobile, le Beau de la guerre ne réside pas dans la guerre même, mais dans les aspects positifs qu’elle pourrait apporter. Par exemple, nettoyer le monde de tout l’ancien et libérer la place pour une nouvelle esthétique. Il faut dire que Marinetti n’a pratiquement jamais abandonné ce point de vue, même après avoir assisté à deux guerres, puisqu’il a transformé le futurisme en mouvement politiquement engagé. Pendant l’entre-deux-guerres, le futurisme italien dépasse les frontières de l’art et tente de devenir un phénomène mondial, présent dans tous les domaines de vie – tel était le projet de Marinetti. Pourtant, même avant la Première Guerre, certains artistes n’ont pas apprécié cette position et ont formé un autre groupe futuriste basé à Florence et artistiquement orienté. Gino Severini, le représentant du futurisme italien en France, ne partagera pas non plus les positions de Marinetti. Mais en 1908-1909, à l’aube du futurisme italien, les jeunes artistes militants ne voient pas d’autre solution que de déclarer la guerre au monde entier et à toutes les époques précédentes. Les attentes de la guerre des Italiens sont comparables à celle de la révolution en Russie : les deux événements auraient dû ouvrir les portes vers un futur meilleur, un monde meilleur. Bien que le sujet belliqueux n’occupe pas autant de place dans la création chez les Russes, on peut facilement le comparer à l’humeur révolutionnaire du jeune Maïakovski ou même de Blok, symboliste appartenant à une petite noblesse, mais très favorable à la révolution. D’ailleurs, c’était également le cas de Scriabine. Ce qui au début devait « arracher les mâles de vingt ans à la vaniteuse obsession de l’aventure galante et de l’adultère » (Lista, 2015 : 115), s’est métamorphosé en une catastrophe inouïe, et comme l’art de l’avant-garde est appelé à représenter le monde réel, tel qu’il est, ce sont la glorification et la présence même de la guerre à l’intérieur du concept du Beau qui, par la suite, le poussent au fur et à mesure à la limite du Laid. Déjà en 1914 Maïakovski s’exprime sur l’absurdité de la guerre et la disparition du Beau dans le monde. En s’indignant contre l’œuvre de Répine, Korovine et Vasnetsov8, à son avis, complètement détournés de la vie réelle, il écrit :

Aujourd’hui essayez d’approcher la beauté, chaussés en lapti de votre vérité. Même dans la vie il n’y a rien de vrai. […] Maintenant, avec votre palette sépulcrale et grise, bonne à peindre seulement les escargots et les cloportes, essayez de peindre la belle guerre avec sa gueule rouge, sa robe du rouge saignant comme envie de battre les allemands, ses yeux comme soleils-projecteurs.

[…] On peut ne pas écrire sur la guerre, mais il faut écrire avec la guerre.

[…] Maintenant sur les frontières dressées de baïonnettes on résout la question de notre nouvelle existence : la guerre changera non seulement les frontières géographiques d’états, mais elle tracera des traits puissants sur le visage de la psychologie humaine.
(Guérasimov, Gontcharova, 2017 : 766-767; je traduis)

Les futuristes ne voient plus de futur. Ils pressentent. Ils changent de ton. Dans les poèmes de Khlebnikov se font persistants des sujets comme l’angoisse, la mort, l’histoire, la nature du temps. S’écroule le rêve du véritable futuriste désirant un avenir concret où il règnera. Néanmoins, la guerre a enrichi les sujets des poètes russes, lesquels ont déjà épuisé la ville et ses bonheurs ou horreurs. Si auparavant les avant-gardes se contentaient de la révolution artistique et esthétique en puisant leur inspiration dans l’urbanisme, les découvertes scientifiques, la vitesse de la vie accélérée, le pressentiment d’une guerre capable de renouveler le monde et de lui apporter des changements positifs, l’année 1914 ne satisfait guère leurs espoirs : « À la veille de la Première Guerre mondiale, les avant-gardes ne se contentent plus d’affirmer la venue de l’art moderne. Elles manifestent l’angoisse de l’avenir, mélange de fascination et de révolte à une époque où les lustres de la Belle Époque s’éteignent un à un sous le souffles des révolutions sociales et politiques » (Jimenez, 1997 : 313). L’idée de Croce selon laquelle le Beau est l’expression-intuition réussie ne tient plus devant les nouveaux événements : les artistes ne peuvent plus eux-mêmes appeler leurs œuvres belles, puisque depuis deux décennies, ils essayent de mettre au centre de leur représentation le monde réel, l’homme réel, les sentiments réels – ils se sont retrouvés au piége, puisque maintenant c’est leur volonté qui le réclame. Comme ils ne peuvent pas se révolter contre son instinct, leur seul fil conducteur qui demeure après la négation et l’abolition de tout dans le temps et dans l’espace. Leur idée que le Beau ne soit pas forcement lié à la bonté ou à la plaisance n’a pas survécu dans un monde où il ne reste plus rien pour reposer l’œil. Mobilisés, la plupart des artistes ont eu l’occasion de contempler directement les horreurs des guerres et des révolutions. La laideur gagne le monde réel et se transpose dans l’art pour une longue période à venir. Si les premières expériences d’avant-gardes pouvaient provoquer une moquerie, un sourire, une incompréhension, désormais le spectateur tremblera devant un Kirchner ou en lisant un Céline. Puis, après l’époque du ready-made, la survie même de l’art est mise en question. Et Marinetti, Severini, Boccioni, Cendrars, Apollinaire, Khlebnikov, Maïakovski, Rozanova etc. – tous n’en voyaient que le début.

  1. 1Peintre et poète futuriste.
  2. 2Par exemple, Kandinsky et Marc dans L’almanach du Blaue Reiter, écrivent : « La correspondance des moyens d’expression avec la nécessité intérieure est l’essence de la beauté d’une œuvre » (1981 : 149).
  3. 3Terme de Benedetto Croce (Lories, 1988 : 226; je traduis)
  4. 4Le terme d’étrangéisation a été développé par un formaliste russe Victor Chklovski en 1917 dans son ouvrage L’Art comme procédé. Il s’agit de représenter un sujet connu et usé sous une nouvelle forme non-familière. L’étrangisation permet au public de se débarrasser d’images communes et transforme l’acte de perception en une forme de re-connaissance.
  5. 5La rue entre dans la maison.
  6. 6Poème Dalle caserme de Paolo Buzzi. « Au fond, il est beau de tirer à la mitraille sur les têtes denses / Nous sommes forts et voulons essayer cette force. » (je traduis).
  7. 7« oreilles yeux / narines ouverts attentifs / force qui joie voir entendre sentir tout tout taratatatata / des mitraillettes crier à pleine vitesse plus bas morsures gifff- / fles traak-traak coups pic-pac-pum-toumb bizzzzarres sauts / altitude 200 m de la fusillade » (je traduis).
  8. 8Ces peintres réalistes appartenant au groupe des Ambulants ont choisi comme source d’inspiration la vie campagnarde et folklore russe.