Les sentiments contradictoires des démones renardes dans la littérature chinoise

I. Le renard dans la culture chinoise : un animal à part

Sous la dynastie des Zhou (XIe siècle av. J.-C.) et jusque sous les premières dynasties impériales (IIe siècle av. J.-C.), le renard est perçu comme un simple animal. Il est tout d’abord admiré et recherché pour la beauté de sa fourrure, et sert d’offrande respectueuse aux souverains. Il couvre les épaules des princes et des rois, jusqu’à les désigner métaphoriquement en poésie. Des expressions sur l’aspect de la fourrure du renard, belle ou emmêlée, symbolisent même la situation politique du moment, stable ou agitée. On admire aussi son intelligence et sa malice : on raconte notamment comment un renard, sur le point d’être dévoré par un tigre, lui fait croire qu’il est le roi de la forêt. Pour le prouver, il invite le puissant animal à le suivre au milieu des autres, qui s’écartent tous sur leur passage. Le tigre ne comprend point que c’est lui qui effraie la faune environnante, et, impressionné par le prestige du renard, lui laisse la vie sauve. Ainsi, l’expression en quatre caractères (chengyu 成语) « le renard contrefait le prestige du tigre » (hu jia hu wei 狐假虎威) désigne toujours aujourd’hui le fait d’utiliser quelqu’un de plus fort que soi pour servir ses propres intérêts ou se sauver la mise. Le renard est également dans la Chine ancienne l’animal qui incarne la méfiance et la prudence. Mais c’est aussi un animal vertueux, qui tourne la tête vers son terrier avant de mourir : le signe qu’il n’oublie pas ses origines, tout comme l’homme vertueux n’oublie pas sa terre natale (hu si shou qiu 狐死首丘).

Les premiers pas du renard dans le domaine de l’étrange se font par son incorporation dans la divination et l’interprétation des augures : les apparitions de renards blancs sont perçues à l’origine comme le signe céleste du règne sage d’un souverain, tandis que les glapissements du renard commun, surtout la nuit, annoncent catastrophes naturelles et troubles politiques. Dès la dynastie des Qin (221-207 av. J.-C.) puis celle des Han (206 av. J.-C. – 220 de notre ère), on dote le renard d’une grande longévité, en partie due au fait qu’il vive dans des terriers, et donc se trouve proche de l’énergie terrestre, mais aussi parce qu’il s’active principalement à l’aube, entre la nuit et le jour, entre l’ombre et la lumière, entre le froid et la chaleur, entre le yin 阴 et le yang 阳. Les alchimistes propagent sur lui toutes sortes de croyances plus ou moins surnaturelles, notamment celle selon laquelle il est en quête d’immortalité, mais surtout celle qui le dote du don de métamorphose. Le renard errant dans les cimetières, occupant des tombes à l’abandon ou suçant des ossements humains, il acquiert en effet le pouvoir de se métamorphoser en humain, prenant à sa guise l’apparence d’un sorcier, d’un lettré, d’une vieille femme ou d’une jeune beauté. Le renard devient alors un démon, qui coupe les cheveux des humains pour s’approprier leur énergie vitale, rend ses victimes malades ou folles (« possessions de renard »), ou joue de son don de métamorphose pour tourner les hommes en dérision, les effrayer et profiter du confort d’une vie humaine. À partir de la dynastie des Tang (618-907), le renard donne lieu à un culte, rendu principalement dans les villages : on le vénère, on lui demande protection, richesse ou guérison. Voilà toute l’ambivalence du renard, dont la nature est ambigüe, puisque, pour reprendre les mots de Jean Levi, elle est à la fois « chtonienne et céleste, bénéfique et redoutable » (Levi, 1985 : 115). Ce « culte du renard » ou « culte en l’immortel renard » ne cessera de prendre de l’ampleur par la suite, incorporant dès les Song (960-1127) et les Ming (1368-1644) le milieu des commerçants, des tripots et des maisons closes.

Concernant la littérature, dès le IIIe siècle, les écrivains, influencés par les croyances populaires, reprennent ces éléments à leur compte et produisent toutes sortes de récits mettant en scène le renard, principalement le renard démon. Puis c’est le personnage du renard métamorphosé en humain, et surtout en belle femme, qui prend le dessus : on parle alors d’ « esprits-renards » et de « femmes-renardes ». Les renardes métamorphosées en humaines entretiennent avec les hommes des relations sexuelles pour voler leur énergie vitale, jusqu’à les faire dépérir. Les victimes, tout en perdant leur santé et leur vie, perdent aussi l’esprit, tels des amoureux aveuglés par la beauté de leur bourreau et ses qualités de prêtresse de l’amour. Force est de constater que dans la plupart des récits, le renard est présenté de manière péjorative : il reste un démon nuisible aux hommes. Ainsi, le Vaste recueil de l’ère de la Grande Paix (Taiping guangji 太平广记), compilation d’époque Song qui regroupe de nombreux récits de l’étrange des siècles passés, consacre neuf chapitres au renard, qui est présenté majoritairement comme un démon à éliminer. Cependant, un récit nous interpelle tout particulièrement : celui de « Dame Ren » de Shen Jiji (750-800) (André Lévy, 1992 : 26-53), dans lequel une renarde vertueuse et aimante trouve la mort en voulant suivre son époux. Au fil des siècles, si ce personnage littéraire reste toujours dangereux et démoniaque, il tend à s’humaniser : les relations qu’il entretient avec les hommes font naître en lui des sentiments, d’abord de vengeance ou de reconnaissance, ensuite d’amitié et d’amour. C’est ainsi que la dynastie des Qing (1644-1911) nous offre, grâce aux écrivains de contes de l’étrange comme Pu Songling 蒲松龄 (1640-1715) ou Ji Yun 纪韵 (1724-1805), des récits inspirés du passé qui présentent des personnages vulpins1 qui ne sont plus vraiment des animaux, plus tout à fait des démons, et pas encore des humains : la frontière se brouille entre les trois. Les personnages de renards sont alors mauvais ou bons, démoniaques ou bienveillants : les premiers s’en prennent toujours physiquement aux humains, ou bien jouent les tapageurs railleurs emplis d’incivilité, tandis que les seconds se révèlent des lettrés cultivés sages et responsables, bons buveurs, amis cordiaux et fidèles. Quant aux renardes, les démoniaques poursuivent leur quête d’immortalité aux dépens de leurs victimes humaines, tandis que les bienveillantes se révèlent amoureuses et vertueuses.

Le renard dans la culture chinoise est donc diversement perçu d’un point de vue positif ou négatif selon les périodes, mais aussi selon les domaines où il apparaît : monde naturel, monde des augures, ou contes de l’étrange. Le personnage de l’esprit-renard est quant à lui ambivalent dans le sens où il peut s’avérer bon ou mauvais selon les récits, selon les humains rencontrés, et selon les écrivains, même s’il reste à la base un animal devenu démon.

II. L’ambivalence de la femme-renarde démoniaque

Comme nous l’avons vu plus haut, dans les récits tardifs, la renarde démoniaque métamorphosée en beauté séduit les hommes (de préférence jeunes, beaux et forts) pour les épuiser sexuellement, renforçant ainsi sa propre énergie, ce qui lui permet d’accroître sa longévité, jusqu’à atteindre l’immortalité. Pour prendre une apparence humaine, la renarde traîne de nuit au milieu de tombes abandonnées, et part à la recherche de crânes humains. Comme l’explique le poème La renarde des vieux cimetières de Bai Juyi 白居易 (772-846), il lui faut poser plusieurs crânes sur sa tête avant d’en trouver un qui convienne et qui tienne bien en place. Puis elle se prosterne face à la Grande Ourse et se métamorphose en humaine. Elle s’aide ensuite de végétaux qui se transformeront en vêtements :

Esprit-renard devenu vieux, dans une tombe à l’abandon, se transforme en femme à la mine engageante. Son museau se fait visage poudré, son poil, chignon, sa longue queue se change en robe cramoisie et traînante2.

Après quoi elle part sur les chemins, à la recherche de victimes humaines, qu’elle séduit par son charme et son art à émouvoir : aucun homme ne lui résiste alors.

Mais la démone renarde n’est pas seulement une séductrice. Elle envoûte l’homme tout entier, dans le sens où elle ne se livre pas à des ébats amoureux à la manière d’une simple prostituée : elle éveille également en lui des sentiments amoureux, se faisant généralement passer pour une fille naïve et vertueuse en mal d’amour, jouant la carte de l’innocence et se faisant promettre le mariage. Les récits les plus célèbres mettent en scène des renardes qui s’en prennent à de jeunes lettrés inexpérimentés vivant en reclus dans des pavillons isolés. Prenant les traits de la jeune femme aimée ou désirée, la renarde rend visite au lettré dans la nuit, et trouve des prétextes divers pour ces rencontres peu convenables : elle nourrit pour lui un amour inavouable, sa famille vit dans une extrême misère, ou bien un rêve prémonitoire lui a annoncé qu’elle devait partager sa destinée avec l’être aimé. Elle qui est un être démoniaque se fait passer pour une personne innocente et aimante. Le lettré, à moitié plongé dans un univers onirique, ne peut résister à tant de beauté et cède facilement aux plaisirs des sens, promettant un amour infaillible et attendant fiévreusement les visites nocturnes de sa dulcinée. Il en oubliera jusqu’à se nourrir et dormir, coupera les liens avec famille et amis, s’épuisera le corps autant que l’esprit, jusqu’à la mort. La renarde ayant atteint son but s’en prendra alors à une autre victime. Cette femme-renarde démoniaque n’a donc rien à voir avec les personnages humanisés et enjolivés de renardes fidèles, vertueuses et amoureuses tels qu’on en trouve dans certains récits de Pu Songling. Son but est de tromper, de séduire, de tuer, sans aucun remords. Et pourtant, des renardes démoniaques restées célèbres vont déroger à cette règle de la malveillance absolue : sans que l’on comprenne vraiment pourquoi, certaines de ces diablesses se révèlent bienveillantes et amoureuses, voire même culpabilisent face à leur victime humaine. C’est notamment le cas dans deux célèbres récits de la fin des Ming.

Le premier conte se trouve dans la seconde collection du recueil Frapper sur la table de surprise émerveillée (Erke pai’an jingqi 二刻拍案警奇) de Ling Mengchu 凌蒙初 (1580-1644), au chapitre vingt-neuf. « L’amour de la renarde » expose les conséquences d’une liaison avec une créature de l’étrange, qu’elle soit revenante ou renarde3. Un certain Jiang, marchand itinérant du Zhejiang, descend un jour dans une auberge tenue par la famille mandarinale Ma. Il tombe vite amoureux de leur fille et souhaite l’épouser, malgré sa condition de marchand, et qui plus est étranger à la région. Plusieurs nuits consécutives, sa bien-aimée vient lui rendre visite en secret. Il dépérit de jour en jour et finit par avouer sa liaison à un ami qui le met en garde contre les renardes qui sévissent dans la région et lui donne alors un sac percé contenant des graines de sésame, à offrir à la mystérieuse maîtresse. Les graines ainsi semées mènent le marchand à la grotte d’une renarde qui avoue pratiquer le dao depuis presque mille ans pour fabriquer le cinabre interne et s’est unie à lui pour lui prendre son énergie yang. Mise à nu, elle procure à Jiang les herbes nécessaires à son rétablissement, d’autres pour rendre la vraie fille Ma malade, d’autres enfin pour la guérir et donc lui permettre de l’épouser. Ainsi, la renarde, à la base démoniaque, va se révéler en apparence bienveillante. Quant à son amant humain, loin de lui en vouloir, il lui sera reconnaissant de l’avoir guéri et de lui avoir permis d’épouser la femme aimée. Malgré le portrait final flatteur qui est fait de la démone renarde dans cette histoire, on notera qu’en ouverture du chapitre, Ling Mengchu commence d’abord par mettre en garde le lecteur contre les créatures démoniaques et lubriques que sont les renardes, tandis qu’en conclusion il insiste sur l’importance du destin dans la tournure positive qu’ont pris les événements : c’est le Ciel qui a bien voulu épargner Jiang, mais dans la majeure partie des cas, une relation avec une renarde se termine toujours tragiquement.

Le second conte se trouve au chapitre vingt-et-un de la Deuxième collection du Lac de l’Ouest (Xihu er ji 西湖二集) de Zhou Qingyuan 周清源 (fin des Ming), intitulé « La fausse renarde met au monde un véritable enfant » (Jia linnü dansheng zhenzi 假邻女诞生真子). L’histoire principale commence comme toute histoire classique de femme-renarde démoniaque : un jeune lettré nommé Luo Huisheng 罗慧生 passe son temps dans un pavillon isolé et s’éprend de sa belle voisine, la Demoiselle Fang. Une renarde s’en aperçoit et décide de se saisir de cette occasion pour se métamorphoser sous les traits de la femme aimée. Elle le séduit en rêve, puis se rend de nuit dans le pavillon et joue l’amour courtois avec le lettré, qui ne résiste pas à ses charmes et s’unit à elle après lui avoir promis le mariage. La renarde déploie alors tout son art durant les ébats. Mais très vite, elle ne se contient plus, ne maîtrise plus la situation, et tombe enceinte. Or, le fait d’être enceinte la condamne : elle mourra en donnant la vie, malgré plusieurs siècles de longs efforts au cours desquels elle aura épuisé nombre d’amants. Ses instincts primitifs et démoniaques pourraient prendre le dessus : il lui serait facile de tuer le lettré, et de se suicider après, pour ne pas accoucher. Elle pourrait également se retirer sans que personne ne soit au courant de ce qui lui arrive. Pourtant, contre toute attente, elle révèle toute la vérité à son amant : sa nature de renarde, sa quête d’immortalité, ses mauvais agissements, sa grossesse. Le lettré, loin de lui en vouloir, est fort attristé d’apprendre la mort prochaine de sa bien-aimée. La renarde lui propose alors de l’aider à épouser la vraie voisine, celle dont il était épris au départ. Puis elle lui demande de s’occuper de l’enfant qui naîtra, de le considérer comme un humain, et d’enterrer ses propres restes avec tout le respect qu’il se doit. Quelques mois plus tard, Luo Huisheng, à présent marié à sa voisine, à qui il a tout avoué, se rend à l’endroit indiqué par sa dulcinée, et trouve un bébé vagissant à côté du corps inanimé d’une renarde. Il récupère l’enfant et enterre la mère. Comme dans l’histoire de Ling Mengchu vue plus haut, la renarde, à l’origine démoniaque, paraît donc être devenue une créature bienveillante. Mais là encore, l’écrivain semble vouloir démontrer qu’il s’agit d’une exception. Zhou Qingyuan commence en effet dans ce chapitre par présenter les démones renardes : « La renarde n’a jamais pu se faire épouse, elle ne peut être qu’un esprit nuisible aux hommes. » Il sous-entend ainsi que rien de bon ne peut ressortir d’une relation amoureuse avec une renarde.

Faut-il alors considérer les renardes de ces deux contes comme des créatures démoniaques ou bien comme des êtres bienveillants et repentis ? Font-elles figure d’exceptions ou bien au contraire illustrent-elles l’ambivalence de la nature de toute femme-renarde ? Dans « L’Amour de la renarde », la démone s’intéresse au départ à Jiang uniquement pour son énergie, et elle n’hésite pas à poursuivre leur relation malgré le fait que sa santé décline. Aucun sentiment ne semble donc l’habiter, et ce jusqu’à ce qu’elle se fasse découvrir grâce aux graines de sésame. Malgré le portrait positif que Ling Mengchu fait de la renarde dans la suite du texte, elle reste ce qu’elle a toujours été depuis près de mille ans : un démon qui s’en prend physiquement aux hommes et provoque leur mort. Son apparente bienveillance est peut-être simplement due à une tentative de sauver sa vie, sans quoi le marchand l’aurait tuée. Malgré tout, elle affirme avoir de l’affection pour son amant et parle même d’amour : « Puisque pour moi tu es tombé malade, je te guérirai : puisque j’ai profité de ton amour pour la fille des Ma afin d’obtenir tes faveurs, je ne peux m’en désintéresser ; je te donnerai le moyen d’en faire ta femme et de satisfaire les vœux de ton cœur. C’est ainsi que je te remercierai ! » (Lévy, 1988 : 277). Ainsi, on ne sait pas vraiment si en jouant le rôle d’entremetteuse elle remercie Jiang de lui avoir accordé son amour (et aussi l’énergie nécessaire à la constitution de son cinabre interne), ou bien de l’avoir épargnée. Ling Mengchu prend pourtant le parti de la considérer comme une créature bienveillante lorsqu’il commente en marge : « La renarde a de loin meilleur cœur que les hommes ! » Pour lui, elle n’est donc pas un être foncièrement mauvais, et comme tous les êtres, elle a le pouvoir d’aimer.

Concernant le second conte, « La fausse renarde met au monde un véritable enfant », il faut également se demander ce qui a pu pousser la renarde à la base démoniaque à se montrer bienveillante et à ressentir des remords au moment où elle apprend sa mort prochaine. Nous pouvons émettre trois hypothèses : elle éprouve des sentiments pour le lettré à force de le séduire puis de s’unir charnellement à lui, ce qui expliquerait pourquoi elle n’a pas maîtrisé l’union, se laissant aller au plaisir et aux sentiments ; son rêve d’immortalité s’évanouit, et elle va rejoindre le cycle de la vie (selon les conceptions bouddhistes), et donc de la rétribution, or ses mauvaises actions passées vont lui valoir une mauvaise réincarnation, qu’elle cherche à éviter par un dernier sursaut de bonté ; elle porte la vie en elle, un petit être à moitié renard à moitié humain, qui lui fait peut-être voir la réalité sous un autre angle. L’important semble pour elle d’être enterrée selon les rites humains, pour pouvoir se réincarner comme il se doit, mais aussi que quelqu’un s’occupe de son enfant. Ce qui est certain, c’est que cette renarde, à priori démoniaque, ne reste pas fidèle à sa nature plusieurs fois centenaire. Une rencontre a suffi pour changer son caractère, une rencontre qui mêle trois événements : la découverte de l’amour, sa mort imminente, la naissance de son enfant. Ce qui pousse une démone renarde à se révéler bienveillante semble finalement être la relation particulière qu’elle entretient avec l’une de ses victimes, qui va l’épargner ou l’aimer sincèrement : la renarde détiendrait donc en elle cette capacité à ressentir des sentiments humains (peur de la mort, reconnaissance ou affection) qui se révélerait après une rencontre exceptionnelle.

Conclusion

Si le renard possède des facettes multiples dans la culture chinoise, se révélant tour à tour animal, démon, vampire sexuel ou maîtresse aimante, il a tendance au fil des siècles à s’humaniser, sous la plume des écrivains des dernières dynasties impériales. Les récits présentent alors des personnages de femmes-renardes démoniaques pleines de contradictions caractérielles, qui se montrent encore plus sentimentales et touchantes que de vraies humaines. C’est cette ambivalence que semblent vouloir mettre en avant certains auteurs de contes vulpins, comme Ling Mengchu ou Zhou Qingyuan, qui prennent le parti de montrer qu’en chaque être mauvais il y a du bon, qu’en chaque démon il y a de l’humain. Nous l’avons vu dans les deux histoires présentées plus haut, les démones renardes, au-delà de leur charme et de leur grande maîtrise des arts sexuels, peuvent en effet se révéler parfois plus aimantes que de véritables humaines. Comme l’écrit Pu Songling : « Cela nous apprend que les sentiments d’une créature surnaturelle sont bien plus profonds que ceux du monde vulgaire. » (Pu Songling, 2005 : 1122). On rejoint alors la théorie de Ling Mengchu qui écrit dans le poème d’introduction de son conte : « Tous les êtres ont le pouvoir d’aimer, qu’il s’agisse de fantômes ou de démons. » Ainsi, un être à priori démoniaque porte forcément en lui la capacité de ressentir des sentiments : même s’il faut s’en méfier, il faut également savoir lui donner une chance (celle de l’épargner ou de l’aimer), un déclic nécessaire à la manifestation de sa bienveillance et de sa part humaine.

Solange Cruveillé, doctorante en littérature chinoise, Université de Provence, Membre associé de l’équipe de recherche « Littérature d’Extrême-Orient : textes et traduction », Aix-en-Provence.

  1. 1Adjectif relatif au renard, utilisé notamment dans le domaine de la traduction de contes chinois sur le renard (voir les traductions de Jacques Dars et d’André Lévy)
  2. 2Pour une traduction similaire, voir Van Gulik, 2001 : 267-269.
  3. 3Pour une présentation de cette histoire, voir Chang Fu-Jui, 1981 : 1256-1260. Pour une traduction intégrale, voir Lévy, 1988 : 265-285.