Au-delà des ennemis publics, compte rendu de Ennemis publics de Michel Houellebecq et Bernard-Henri Lévy

HOUELLEBECQ, Michel et Bernard-Henri LÉVY. Ennemis publics, Paris, Flammarion/Grasset, 2008, 332 p.

Le livre s’ouvre sur un constat assez peu flatteur : « Tout, comme on dit, nous sépare – à l’exception d’un point fondamental : nous sommes l’un comme l’autre des individus assez méprisables » (Houellebecq 2008 : 7). S’ensuivent des centaines de pages visant à défaire cette affirmation et qui réussissent à rapprocher les deux hommes qui en sont l’origine. Ennemis publics est un livre qui suit une rencontre entre deux écrivains. Une rencontre principalement virtuelle, malgré quelques présences fortuites aux mêmes endroits. Les descriptions du livre disent qu’il s’agit de emails, bien que les auteurs parlent davantage de lettres ; mais d’une façon ou d’une autre, il y a eu un échange de propos. Michel Houellebecq et Bernard-Henri Lévy sont des hommes communément détestés ou méprisés, comme Houellebecq le souligne. Le projet était de les faire s’écrire l’un à l’autre et de publier après coup cette correspondance s’étendant de janvier à juillet 2008.

Un ennemi public est quelqu’un qui représente un danger pour les autres, pour la communauté. En quoi Houellebecq et Lévy sont-ils dangereux ? Principalement à cause de leurs idées, ou de celles que leurs livres véhiculent. Houellebecq pense que notre monde ne peut plus supporter les écrivains pessimistes et que c’est pour cette raison qu’il est aussi détesté. Lévy avance l’hypothèse voulant qu’au fond, l’écrivain serait un être voulant être détesté, déplaire, et ajoute qu’ils ont tous les deux recherché l’abjection. Houellebecq croit plutôt que ce qu’ils voudraient en fait, ce serait plaire et être admirés. Ils sont peu à peu devenus des ennemis publics pour différentes raisons. Houellebecq, principalement pour l’erreur d’octroi instantané qui transfère les idées et opinions des personnages à l’auteur, qui ne cherche pas toujours à les démentir. Il est également détesté pour ses propos concernant l’Islam, bien sûr, pour sa fascination pour le mouvement raëlien et enfin pour la sexualité alternative, douteuse et effrayante pour certains qui se trouve dépeinte dans ses livres. Lévy l’est, entre autres, parce qu’il a osé remettre au visage des Français le fait que leur peuple a été porteur d’une idéologie fasciste et parce qu’il semble mettre systématiquement son nez et ses commentaires là où beaucoup préfèreraient qu’il se taise. Il lui est également reproché de prendre certaines libertés avec ce qui est souvent nommé « la vérité et les faits ». Quelles que soient la ou les raisons les ayant placés dans la position d’ennemis publics, les deux hommes s’attardent dans ces pages à décortiquer cette haine qui les entoure et qu’ils avouent être surpris d’avoir réussi à si bien provoquer.

Il est facile d’identifier et de comprendre ce que certaines de leurs opinions peuvent avoir d’inadmissible, de choquant ou, du moins, de dérangeant. Il n’y a en ce sens qu’à citer que pour l’un d’eux : « Il faudrait me semble-t-il de temps en temps adopter, par rapport à l’humanité, le point de vue de la bactérie ; je cite la bactérie à dessein, car il en est de nocives, mais aussi d’utiles (celles qu’on trouve par exemple dans le yaourt) » (Houellebecq 2008 : 183). Cette affirmation implique qu’il faudrait par la suite « se demander, d’un point de vue autant que possible extérieur, si l’humanité est une expérience qui mérite d’être poursuivie ; recenser ses mérites, et ses fautes ; essayer, en fonction des résultats, de corriger le tir » (Houellebecq 2008 : 183). Cela implique bien sûr le changement forcé, voire l’élimination d’une partie des gens formant la communauté humaine, ce qui est, pour le moins, inacceptable. Bernard-Henri Lévy portera sur l’humanité un regard plus compatissant et plus moral que son correspondant. Au-delà de ces propositions arrogantes ou inquiétantes et provocatrices à dessein, il reste que ce sont des hommes qui parlent en essayant de comprendre un peu le monde qui les entoure et qui tentent, bien ou mal selon les points de vue, de dire ou d’analyser ce que beaucoup ne font à la limite qu’effleurer.

Ce qu’ils nomment la littérature de l’aveu, dont Montaigne et Rousseau sont les deux principaux représentants cités, et qui est d’abord écartée par Bernard-Henri Lévy, devient rapidement un des tons principaux de cet échange. Chacun s’attardera à décrire ses relations avec sa famille, particulièrement son père, même si Houellebecq en profite pour commenter la biographie injurieuse de sa mère et Lévy pour s’attendrir au sujet de la sienne. Il n’est cependant pas toujours facile de déterminer ce qui est vrai de ce qui ne l’est pas, malgré la mention du fait qu’il serait difficile de mentir dans un échange épistolaire. Cela n’a pas vraiment d’importance parce qu’à partir de ces révélations, ils parviennent à réfléchir et à bien divertir le lecteur. Ils y traitent cependant aussi de questions moins « intimes » comme le fait d’être juif, celui d’être un citoyen ou non. Ils discutent de politique, de philosophie, de religion, de leurs techniques d’écriture et de leurs expériences cinématographiques. Ils expliquent aussi pourquoi l’un a quitté la France et pourquoi l’autre en est/en serait incapable.

La littérature et la philosophie occupent une place centrale dans cet échange. Ils sont tous les deux des hommes de lettres passionnés. Ils jugent alors leurs vies passées à partir de leurs lectures et le partage d’idées devient parfois un partage ou une querelle de citations, chacun utilisant différentes figures de grands écrivains ou philosophes pour penser et affirmer. Il est intéressant de voir les réflexions qu’ils tirent de leurs lectures et comment ils arrivent à en discuter d’une façon théorique tout en se reportant à leur vie personnelle. Ils offrent une bonne réflexion à propos des médias, de la littérature, de la distinction entre ce qu’ils nomment le moi profond et le moi social et du rôle de la réputation dans leur vie.

Le lecteur apprend que Michel Houellebecq déteste le mépris et ne trouve à peu près rien ridicule, qu’il est incapable de voir la souffrance (encore moins chez les animaux que chez les hommes), qu’il a enfin penché un temps vers le christianisme dans sa jeunesse bien qu’il ne croit pas en Dieu. Bernard-Henri Lévy explique pourquoi il est devenu un intellectuel engagé. Houellebecq pourquoi il ne l’est pas. Lévy confie qu’il s’est créé une monadologie juive sans Dieu et sans Leibniz, qu’il a la passion des échecs à distance et qu’il a peur de passer pour un touriste du désastre. Il raconte enfin comment il a rencontré Louis Aragon et Romain Gary et l’influence qu’ils ont eue sur sa vie.

Ce livre laisse transparaître le fait qu’ils semblent tous les deux animés d’un sentiment d’injustice par rapport au sort qui leur est généralement réservé, ce qui fait croire à Houellebecq que l’adversaire est partout et qu’on veut l’abattre. Ils tentent, par l’intermédiaire de cette correspondance, de se défendre partiellement contre les accusations qui leur sont faites ou qualificatifs qui leur sont accolés. Ils se contentent parfois simplement d’expliquer – ce qui est une autre forme de justification – pourquoi ils ne réagissent pas. Houellebecq en profite pour répéter la sentence selon laquelle on plaint sans cesse le sort qu’ont connu de leur vivant les écrivains et artistes morts et encensés aujourd’hui, mais que l’on se soucie toujours très peu des vivants, qui ne sont pas ménagés. Il conclut qu’il n’a pas le cœur assez solide pour vivre cela.

Au-delà de ce qui les différencie, Lévy en arrive à la conclusion positive et pleine d’espoir que ce qui les rapproche est, entre autres, « l’animosité que nous inspirons, c’est vrai, le flair qui nous fait sentir, tout de suite, le mauvais parfum de la chasse à l’homme, de la battue. Mais aussi […] : la certitude que c’est nous qui, à la fin, l’emporterons » (Lévy 2008 : 307). Cela reste à voir.