Tout était déjà là

Lire la transcendance après la sécularisation

La page qui contient le texte ne parvient pas toujours à rendre tout ce que l’écriture comporte. On peut d’ailleurs penser que le post-scriptum cherche à pallier l’impossibilité de rendre la pensée de l’auteur dans son intégralité, parce que ce n’est qu’en fin de lettre que l’élément qu’il oubliait jusque-là est ramené à sa conscience pour qu’il l’inscrive sur la page. Et pourtant, on peut penser qu’avant même d’être révélé, l’objet du post-scriptum habitait la pensée de l’auteur sans que ce dernier en soit conscient. Cet objet se formait et se formulait au moment où la lettre était rédigée, il n’est donc pas véritablement postérieur à celle-ci, il ne fait que se manifester plus tard. Il n’est toutefois pas aisé de penser que les choses puissent exister en même temps alors qu’elles ne parviennent pas à notre connaissance simultanément, car nous sommes portés à ne reconnaître leur existence qu’à partir du moment où nous pouvons les apercevoir, lorsqu’elles s’inscrivent sur la page. De fait, nous nous en tenons à une conception immanente de la page et du texte, où nous ne reconnaissons ce qui existe que dans la mesure où il se donne clairement à lire.

Mais au fil des lectures, on est bien forcé de constater que bien des choses échappent à la page, que tout n’y tient pas. On peut notamment penser aux rencontres que l’on fait par le biais du texte, qui paraissent si vraies qu’elles semblent déborder des pages où elles se produisent. C’est d’ailleurs ce qu’a vécu Hélène Cixous lorsqu’elle a lu pour la première fois l’écrivaine brésilienne Clarice Lispector : elle a été transportée par cette voix qui lui parvenait d’outre-tombe, la voix de celle qu’elle appelle simplement Clarice. Cette rencontre, dont Cixous fait état dans son texte « Vivre l’orange », est percutante ; Cixous se sent habitée par la voix de Clarice au point où il n’est pas exagéré de dire que Clarice parle à travers elle, qu’elle lui dicte le texte qu’elle écrira par la suite. En guise d’exemple, Cixous affirme devoir s’en remettre à Clarice pour écrire une phrase difficile à formuler : « Et cette phrase, si je finis par l’énoncer, […] si je la laisse se découvrir, alors que j’ai si peur d’elle, […] c’est d’abord parce qu’elle m’est venue depuis cette femme d’une écriture héroïque » (Cixous, 1989 : 27). Cette femme est bien entendu Clarice, celle qui lui a donné la phrase et le courage de l’écrire. C’est ce que Cixous appelle la « traduction volontaire », ce qui semble vouloir dire que la phrase qu’elle a écrite lui est venue de Clarice, comme si cette dernière avait écrit à travers elle. Ce que d’aucuns ont qualifié d’appropriation de la voix de Lispector est envisagé dans une perspective différente par Cixous, qui affirme que ce qui vient à elle par le biais de sa propre écriture existait déjà, comme elle l’évoque ici en entrevue :

What is going to write itself comes from long before me, me [moi] being nothing but the bodily medium which formalizes and transcribes that which is dictated to me, that which express itself, that which vibrates in almost musical fashion in me and which I annotate with what is the musical note, which would of course be the ideal […]

(Cixous, citée dans Andermatt Conley, 1984 : 146).

Clarice à l’oreille de Cixous. Celle-ci suggère de fait que tout est toujours là ; seulement, le texte prend forme à travers elle et s’inscrit finalement sur la page : une façon complètement différente d’entrevoir le texte de celle qui prévaut à notre époque. On serait porté, de nos jours, à présenter ce type de relation qui unit les deux femmes sous le couvert de l’influence, dans une perspective linéaire unilatérale où le texte est perçu comme strictement immanent. Mais d’après ce que Cixous avance ici, on peut concevoir que l’écriture se déploie sur un axe vertical et que, dans toute sa pérennité, elle se révèle à certains moments à travers la plume de quelqu’un. Ainsi, pour reprendre l’exemple du post-scriptum, plutôt que de le voir comme ce qui vient simplement après la lettre, on l’envisage comme étant déjà présent en elle, sous la forme de germe ; il y participe avant même d’être formulé et il la réactive lorsqu’il s’inscrit en elle. Mais si on ne peut reconnaître la possibilité que le texte porte déjà en lui le germe de ce qui viendra, on lui refuse de facto d’être porteur de transcendance. C’est d’ailleurs pourquoi le fait d’envisager le lien qui unit Cixous et Lispector comme un simple rapport d’influence paraît si insatisfaisant ; en ne reconnaissant pas la transcendance qui s’y trouve par le biais du texte, on a l’impression d’un vide, comme si on omettait quelque chose qui est pourtant bien là. Cela revient à refuser de reconnaître l’apport du post-scriptum à la lettre, à s’assurer qu’il reste confiné au bas de la page, sans admettre qu’il y avait déjà un peu de sa présence (dans son absence) dans le corps de la lettre.

Est-il possible de faire état de cette absence ou de ce vide, qui révèle pourtant que la transcendance s’est déjà trouvée dans le texte ? Cette question en soulève d’autres ; certes, on peut reconnaître l’insuffisance de notre vision strictement immanente du texte à rendre compte des rapports qui le traversent dans toute leur profondeur, mais sommes-nous même capables, à notre époque laïque, de lire la transcendance qui se trouve dans le texte ? Car pour être en mesure de la lire, encore faut-il savoir comment elle se manifeste au sein du texte. Comment se révélait-elle dans les textes lorsqu’elle était reconnue ? Voilà les questions qui guideront cette réflexion en trois temps qui a pour objectif de mieux comprendre comment lire la transcendance dans le texte.

Nous nous transposerons d’abord à une époque où cette transcendance était reconnue, c’est-à-dire à l’époque monastique, afin de voir comment elle se présentait alors pour mieux cerner ce qui a été perdu dans la laïcisation. Ensuite, parce qu’il s’agit d’un exemple unique et récent de laïcisation, il sera question de l’impact de la sécularisation de la langue hébraïque sur le rapport à la transcendance, laquelle, selon Gershom Scholem, se manifeste d’abord et toujours dans le langage. Et puisque le langage est ce par quoi la transcendance se manifeste, nous irons voir du côté des poètes, que Martin Heidegger voyait comme les derniers porteurs d’une transcendance qui se dissipe. Enfin, sera posée la question à savoir si la poésie, tout comme la reconnaissance de la transcendance, est encore possible, aujourd’hui, après Auschwitz, en suivant la pensée de Philippe Lacoue-Labarthe. Voyons comment ces différents penseurs peuvent nous permettre d’envisager une lecture qui excède le rapport immanent que nous entretenons de nos jours avec le texte. Il nous sera par la suite possible de voir si la relation entre Cixous et Lispector peut être envisagée autrement que sous le couvert de l’influence et donc reconnue dans toute sa transcendance.

Accéder à ce qui est hors d’atteinte : le rapport transcendant au texte à l’époque monastique

Jamais ce qui est dit ne finit. On ne dit pas une chose après l’autre pour que tout soit dit. Mais tout est dit ensemble et pour toujours.

(Saint Augustin, 2008 : 314)

Bien que l’étude des textes sacrés ne se limite évidemment pas au Moyen Âge, elle prend à cette époque une ampleur inégalée à cause de l’essor de la culture monastique. On admettait alors sans peine que le texte était porteur de transcendance, ce qui se percevait notamment dans le rapport que l’on avait au temps ainsi que dans la manière dont était envisagée la relation du lecteur à Dieu, dont le message imprégnait chacune des pages de la Bible. À commencer par le rapport au temps, les textes de l’Ancien et du Nouveau Testaments étaient étudiés en fonction d’une conception verticale du temps, comme en témoigne l’importance de l’interprétation figurative à cette époque. La figura est une prophétie en acte (Auerbach, 2003 : 6), c’est-à-dire la prédiction d’un événement à venir qui prend racine dans un autre événement s’étant déjà produit ; de fait, elle implique toujours un rapprochement entre deux époques. Dans l’interprétation des textes sacrés, cela se traduit notamment dans le fait qu’à l’époque monastique, l’Ancien Testament et le Nouveau Testament étaient toujours étudiés conjointement, ils se répondaient ; le Nouveau rendait compte de la concrétisation de la prophétie faite dans l’Ancien (l’arrivée du Messie), alors que celui-ci était nécessaire à l’étude des écrits néotestamentaires (Leclercq, 1990 : 80). On reconnaissait que ces textes appartenaient à des époques différentes (Ibid. : 80), mais on considérait néanmoins qu’ils se complétaient l’un l’autre. C’est que, plutôt que de les percevoir comme des ensembles de livres séparés, on conçoit qu’ils racontent en fait une même histoire qui se produit en deux temps (Ibid. : 80). De fait, l’appartenance de chacun des testaments à une époque différente n’est pas perçue comme une antinomie1, car la lecture figurative qui en est faite met en lumière la cohésion de cette histoire bipartite :

La grandeur de cette exégèse est de mettre en pleine lumière l’unité de l’Écriture : c’est d’être une exégèse religieuse, mystique. Mais sa faiblesse est dans ce qu’on pourrait appeler, si paradoxal que cela soit, un excès de littéralisme. La Loi et l’Évangile sont comme deux interlocuteurs d’un même dialogue : ils se complètent et s’expliquent mutuellement, chacun d’eux approuvant, confirmant le témoignage de l’autre. À un texte de l’Ancien Testament, il y en a toujours un qui lui répond dans le Nouveau, qui est comme son écho. Et pour le percevoir, point n’est besoin de recourir à des procédés difficiles : il faut seulement être attentif à la similitude des mots, des phrases, des idées […].

(Ibid. : 83)

Si la lecture figurative des testaments permet d’en faire ressortir une unité, c’est entre autres que le canon qui constitue l’Écriture est clos, ce qui rend possible une certaine homogénéité entre les textes ; on peut concentrer sa lecture sur ce qui unit l’Ancien et le Nouveau Testaments sans que de nouveaux textes viennent contredire l’exégèse qui en a été faite. Mais au-delà de la question riche en implications du canon, il faut également retenir de cet extrait l’importance accordée aux mots employés et aux similitudes des sonorités, ce qui rappelle la réminiscence (dont il sera question sous peu), mais qui montre également que la transcendance s’infiltre en quelque sorte dans la texture même du texte sacré, par le biais des mots et des sons qu’on y trouve. Seule une lecture attentive permet donc de déceler les traces de la transcendance.

Ainsi, la perspective figurative nécessite de revoir notre rapport au temps, puisqu’elle sous-entend que les événements qui se produiront prennent racine dans le passé, qu’ils sont déjà prédéterminés, même s’ils ne prennent sens que dans leur concrétisation, ce qui n’est pas sans rappeler la vision de l’écriture de Cixous. Les événements sont envisagés sur le plan vertical, et « l’interprétation […] voit toujours les choses de haut » (Auerbach, 2003 : 66), contrairement à la vision du temps qui prévaut dans notre conception réaliste actuelle, où les différents événements sont imaginés sur un axe horizontal, se succédant les uns aux autres. La lecture figurative conçoit que tout est là en même temps, seulement les événements ne viennent à notre connaissance qu’à certains moments, lorsqu’ils se dévoilent sous nos yeux. Elle ne contredit pas pour autant une vision historique ni même une interprétation littérale du texte ; au contraire, elle se fonde sur l’historicité et la littéralité2, seul le rapport à celles-ci étant modifié. En effet, le passé demeure en quelque sorte présent tant qu’il continue à être revisité, comme c’est le cas dans la perspective figurative. Le rôle joué par le lecteur y est donc primordial, car c’est par son interprétation que le passé demeure ouvert, constamment réinvesti par la lecture qui en est faite :

[…] les figures ne sont pas seulement provisoires : elles sont aussi la forme provisoire de quelque chose d’éternel et d’intemporel. […] Elles désignent quelque chose qui demande à être interprété, qui sera vraiment accompli dans un avenir bien réel, mais qui est toujours déjà présent et accompli en la Providence divine pour qui n’existe aucune différence temporelle (Ibid. : 67).

Tant qu’un lecteur sera là pour tisser le lien entre les textes en les lisant figurativement, ils resteront vivants, et les figures, qui recèlent les traces de la transcendance tout en en étant la représentation, continueront alors de se révéler lors de l’interprétation. Cette manière de percevoir le texte comme s’il devait rester vivant est donc contraire à la tendance actuelle, qui est d’étudier les textes « comme des témoins du passé, comme des documents morts » (Leclercq, 1990 : 15).

Le rôle de la lecture est certes central à la perspective figurative parce que l’interprétation est ce qui dévoile les traces du sacré que porte en lui le texte. Mais la lecture est également fondamentale dans la quête de vie du moine, soit la quête de Dieu. En effet, c’est à travers leur lecture du texte que les moines entretiennent une relation avec Dieu ; leur quête de Dieu, soit le but de la vie monastique, repose entièrement sur le rapport au texte, aux lettres (Ibid. : 25, 28). Et même si les lettres et la recherche de Dieu étaient inévitablement liées dans la culture monastique, elles constituaient néanmoins les deux grandes caractéristiques, on pourrait même dire les deux pôles, de l’étude de l’Écriture. Il arrivait d’ailleurs, selon le type de lecture préconisé, que l’on mette plus l’accent sur l’une ou l’autre ; alors qu’une lecture (lectio) scolastique étudiait l’Écriture d’une manière plus objective pour nourrir le savoir, la lecture monastique y cherchait davantage une « leçon » (aussi lectio) qui permette d’avancer vers la sagesse, vers Dieu (Ibid. : 71). On voit déjà dans ces deux approches le germe de la division entre une lecture scientifique du texte et une lecture plus interprétative, voire spirituelle. Pourtant, malgré la distinction qui existe entre les lectures scolastique et monastique, elles sont à l’époque monastique indissociables et ne sont donc pas perçues comme irréconciliables, ainsi que nous serions portés à les concevoir aujourd’hui.

Au-delà de ces différentes approches de l’Écriture, il demeure que le moine y trouve toujours une parole qui lui est adressée directement par Dieu, ce qui fait que le texte s’avère un accès direct à la transcendance :

Chaque mot qu’elle [l’Écriture] contient est, pense-t-on, une parole adressée par Dieu à chaque lecteur pour son salut ; tout a donc une valeur personnelle actuelle, pour la vie présente et en vue de la vie éternelle. […] L’Écriture Sainte est un miroir : on y peut voir l’image qu’on devrait reproduire ; en la lisant, on peut se comparer à ce qu’on devrait être et tâcher d’acquérir ce qui manque au tableau pour qu’il soit conforme au modèle.

(Ibid. : 79)

Ainsi, pour tout moine lisant la Bible à cette époque, il s’agissait là d’une expérience tout à fait personnelle ; l’Écriture portait en elle tout ce dont il pouvait avoir besoin pour accéder à son salut. D’ailleurs, le caractère personnel de la relation que le moine entretient au texte sacré rappelle ce moment que mentionne Augustin dans ses Aveux où, en ouvrant l’Évangile au hasard, il sent que le texte lui parle directement : « Je n’ai pas voulu en lire davantage. Ce n’était pas nécessaire. À l’instant même où je finissais cette phrase, ce fut comme si une lumière réconfortante se déversait dans mon cœur. Et toutes les ombres du doute se sont évanouies3 » (Saint Augustin, 2008 : 227). En plus de lui être adressée personnellement et de mettre fin à ses doutes, cette réponse que reçoit Augustin n’est pas strictement intellectuelle, il en perçoit l’effet sur le plan physique, ce qui rend selon lui la parole vraie, incontestable4. C’est que l’Écriture, bien qu’elle guide le moine dans sa quête spirituelle de Dieu, est également une expérience physique, ce qui se perçoit déjà dans la manière dont les moines lisaient, laquelle sollicitait l’ensemble de leur corps, ou presque. D’abord, puisque la lecture est effectuée en prononçant les mots à voix basse au Moyen Âge, chaque mot du texte est associé à un mouvement ; c’est donc en s’ancrant dans la chair que le texte se loge dans la mémoire du moine : « Plus qu’une mémoire visuelle des mots écrits, il en résulte une mémoire musculaire des mots prononcés, une mémoire auditive des mots entendus. […] C’est elle [la meditatio] qui, pour ainsi dire, inscrit le texte sacré dans le corps et l’esprit » (Leclercq, 1990 : 72). Alors que l’on pourrait voir une opposition entre le caractère spirituel de l’Écriture et les sensations physiques, la lecture et la méditation telles que les pratiquent les moines montrent au contraire que le sacré des textes leur parvient aussi, sinon d’abord, par le corps5. Cette façon de mémoriser le texte a par ailleurs une incidence sur l’exégèse, puisqu’elle entraine le phénomène de réminiscence, soit « le rappel spontané de citations et d’allusions qui s’évoquent les unes les autres […] par le seul fait de la similitude des mots » (Ibid. : 73). De fait, un texte se trouve lié à un autre sans qu’il n’y ait de lien logique les unissant ; la similitude de leur sonorité prime, ce qui a également pour effet de rendre obscure la provenance des textes auxquels on fait référence. On peut aussi voir dans la réminiscence une autre forme d’incorporation du texte, mais inversée cette fois, en ce que c’est le moine qui, en ayant ingéré le texte, le modifie au gré de sa mémoire. Le texte agit sur le lecteur, tout comme ce dernier le modifie par sa lecture. Ce faisant, le texte est habité par ceux qui le récitent, il est maintenu vivant, réactivé au fil des lectures, similairement à ce qui se produit dans l’interprétation figurative. À travers ces différentes particularités du traitement de l’Écriture à l’époque monastique, on peut déjà constater que la transcendance, si elle s’avère toujours quelque chose d’insaisissable, est tout de même vécue physiquement, puisque le corps est constamment sollicité dans la lecture, laquelle est centrale à la quête monastique de Dieu.

Cette reconnaissance du rôle du corps de même que l’importance de la sonorité dans la mémorisation des textes sacrés à l’époque monastique doivent être prises en considération dans la réflexion qui nous occupe ici ; le rôle du corps, notamment, n’est que très peu reconnu dans l’étude de textes laïcs. De même, la relation personnelle que les moines entretenaient avec Dieu est une particularité de cette période qui s’est évidemment perdue, et le rapport au texte est aujourd’hui plus distant, parce que celui-ci est perçu comme immuable, figé. Un autre élément à retenir est la manière dont le rapport au temps et à l’histoire a été modifié par la laïcisation, ce qui a une incidence sur l’étude des textes. Contrairement à la perspective figurative qui relie l’Ancien Testament et le Nouveau, les analysant un à la lumière de l’autre, on ne conçoit plus les textes que dans une perspective linéaire unidirectionnelle (du passé vers le futur). En revanche, la logique sous-entendue par la lecture pratiquée par les moines, autant en ce qui a trait à la perspective figurative qu’à la réminiscence, évoque une spirale tournant autour d’un axe vertical et revenant constamment au point de départ pour l’amener plus loin, le transcender. C’est par ce mouvement continu que la lecture faite de l’Écriture durant la période monastique s’avère en quelque sorte la manifestation de la transcendance ; à chaque circumduction, celle-ci se révèle aux moines qui, en lisant, perpétuent ce mouvement de va-et-vient entre le passé et le présent vers le futur.

Percevoir l’écho de la transcendance dans l’immanence du monde6 : des effets de la laïcisation

Voici l’unique Révélation
D’un temps qui t’a rejeté :
Tout ce qu’il peut connaître de toi
Est l’expérience de ton néant7« Poème didactique », Gershom Scholem (cité dans Mosès, 1992 : 219)

En revoyant la manière dont la transcendance se manifestait dans le rapport au texte durant l’époque monastique, on peut être porté à penser que la sécularisation en a simplement effacé toutes les traces, que la transcendance a disparu. Pourtant, certains penseurs avancent au contraire qu’elle s’est retirée sans pour autant s’effacer tout à fait ; plutôt, elle se terre, restant silencieuse, mais elle est toujours là. Elle peut apparaître à travers différents procédés, comme la citation, qui, chez Benjamin, s’avère un moyen de faire dialoguer les générations au sein du texte. Ainsi, en donnant lieu à « un rendez-vous entre les écritures du passé et du présent, […] les citations sont pour ainsi dire les entremetteuses de leur rencontre » (Agamben, 2000 : 216). Ce faisant, rappelant la lecture figurative, la citation extrait le texte de son contexte original pour lui en faire habiter un nouveau8, ce qui s’avère une forme de transcendance du temps.

Mais même sans avoir recours à la citation, un texte laïque n’est pas pour autant dénué de transcendance, comme le soutient Gershom Scholem, c’est plutôt que celle-ci n’est pas reconnue ou entendue. Mettons d’abord la pensée de Scholem en contexte pour bien la saisir. Ardent défenseur du sionisme, Scholem se voit obligé, après un conflit avec Franz Rosenzweig, de revoir certaines de ses idées, notamment en ce qui a trait à la laïcisation de la langue hébraïque. Alors qu’il envisageait au départ la laïcisation de l’hébreu comme une réappropriation par le peuple juif de son histoire et de sa langue9, il a finalement adopté certaines idées défendues par Rosenzweig quant aux dangers que représente cette entreprise, ce qui se perçoit dans ce texte dédié à Rosenzweig et écrit en 1926. C’est que la langue hébraïque était alors considérée comme une langue sacrée puisqu’elle n’existait que dans les textes de la tradition juive ; elle n’était plus, avant le début du XXe siècle, une langue courante. Le fait de la séculariser revenait donc, selon certains, à la défaire tout à fait de son caractère sacré, car « sa manipulation négligente dans la pratique quotidienne équivaut à une véritable profanation, dans la mesure où les pouvoirs magiques ou symboliques qu’elle recèle s’y trouvent exposés, dénudés, livrés à un usage purement utilitaire » (Mosès, 1992 : 252). Mais ces « pouvoirs magiques ou symboliques », ou les « noms », pour reprendre l’expression de Scholem, ne disparaissent pas, ils continuent d’habiter la langue, bien qu’ils le fassent en silence, parce que personne désormais ne sait plus les comprendre dans toute leur signification. En ce sens, le caractère sacré de la langue hébraïque n’est pas disparu, il se trouve en dormance, ce qui a pour effet d’introduire dans la langue un silence, comme le relève Scholem (Ibid. : 256) ; les noms sont encore dans la langue, dénués de leur signification profonde. Là où la transcendance apparaissait se trouve maintenant un espace, en apparence du moins.

Mais encore faut-il rappeler que cette absence de transcendance n’implique pas son inexistence ; ce qui se donne à voir comme un vide n’en a peut-être que l’aspect. Empruntant à la pensée de Derrida, sur une tout autre question cela dit, Agamben traite de l’absence, en évoquant le « concept de “trace” [qui] nomme cette impossibilité du signe à s’éteindre », car il y a encore « une signification au-delà de la présence et de l’absence, […] d’une certaine manière la non-présence signifie encore, qu’elle soit une “architrace”, une sorte d’archiphonème entre la présence et l’absence » (Agamben, 2000 : 163). On ne peut évidemment pas restreindre le sacré à la phonologie, mais puisque la transcendance se révèle dans le langage, comme nous l’avons vu, le concept de trace permet de concevoir que l’absence n’est pas pour autant le vide absolu que l’on peut imaginer a priori. Il y a donc toujours dans la langue, même laïcisée, les traces du sacré, et même si elles sont oubliées, elles demeurent actives, comme l’ensemble des choses qui forment l’oubli. Dans une très belle réflexion sur l’inoubliable, Agamben avance que les effets de ce qui est oublié ne doivent pas être minimisés ; l’oublié siégeant en nous, il est au moins aussi important que ce qui vient à la conscience :

À chaque instant, la mesure de l’oubli et de la ruine, le gaspillage ontologique que nous portons inscrit en nous, excèdent largement la piété de nos souvenirs et de notre conscience. Mais le chaos informe de ce qui a été oublié n’est ni inerte ni inefficace – au contraire, il agit en nous comme une force tout aussi grande que celle de la masse des souvenirs conscients, même si c’est de manière différente. […] Ce que le perdu exige, c’est non pas d’être rappelé et commémoré, mais de rester en nous et parmi nous en tant qu’oublié, en tant que perdu – et seulement dans cette mesure, en tant qu’inoubliable.

(Ibid. : 68-69, je souligne)

Ainsi, l’oublié (ou le perdu) ne demande qu’à être reconnu comme tel ; il ne s’agit pas de le ramener à la mémoire, car il ne serait alors plus « oublié ». En fait, pour faire le lien avec ce que formulait Agamben à partir de la philosophie de Derrida, il s’agit de reconnaître qu’il y a un peu de présence, à tout le moins la trace, dans l’absence. Et tout comme il faut reconnaître la trace comme n’étant ni présence ni absence, il ne s’agit pas d’opposer l’oubli et le souvenir, mais plutôt de prendre le pari de garder ce qui a été oublié inoubliable, sans quoi la transmission sera compromise :

Ce qui rend chaque histoire historique et chaque tradition transmissible, c’est le noyau inoubliable qu’elles portent en leur sein. L’alternative n’est donc pas ici entre l’oubli et le souvenir, entre l’inconscience et la conscience : l’élément décisif est seulement la capacité de rester fidèle à ce qui, bien qu’il ait été sans cesse oublié, doit pourtant rester inoubliable et exige en quelque sorte de demeurer avec nous, d’être encore – pour nous –d’une certaine manière possible. […] [S]i nous refusons cette exigence, si – aussi bien de manière collective qu’individuelle – nous perdons toute relation avec la masse de l’oublié qui nous accompagne comme un golem silencieux, alors celle-ci se manifestera en nous de manière destructrice et perverse […].

(Ibid. : 69-70)

La mise en garde d’Agamben qui clôt ce passage indique le véritable danger ; le vrai péril n’est pas d’oublier, mais d’oublier que l’on a oublié. C’est alors que l’oubli risque de nous happer, ce à quoi fait référence Scholem par rapport au caractère sacré de l’hébreu. Selon lui, les mots et les noms hébreux qui n’ont pas été inventés lors des efforts de laïcisation de cette langue, donc les mots qui appartiennent à la langue ancestrale, sont tellement chargés de sens, d’une connotation sacrée, que de les prononcer est de faire appel à ce qu’ils évoquent. Ce faisant, tôt ou tard, la tradition et le mysticisme qu’ils portent en eux se révèleront à nouveau, comme Scholem le suggère ici dans sa lettre à Rosenzweig : « Car au cœur de cette langue où nous ne cessons pas d’évoquer Dieu de mille façons — le faisant revenir ainsi, en quelque sorte, dans la réalité de notre vie — Dieu lui-même, à son tour, ne restera pas silencieux » (Scholem, cité dans Mosès, 1992 : 241). Le fait d’évoquer constamment Dieu sans même en être conscient revient à ne pas respecter l’exigence de l’oublié à demeurer inoubliable. Chez Scholem, comme chez Agamben, l’incapacité à reconnaître l’oubli que l’on porte en nous et à travers la langue risque de se solder en une chose destructrice, voire apocalyptique. En effet, le danger réside principalement dans le fait que, la langue hébraïque portant en elle tant de significations, elle se prête à une « infinité des interprétations possibles » (Ibid. : 255). Mais puisque la sécularisation de la langue a entrainé avec elle une incapacité à interpréter tout ce qui relève de la transcendance, « nul ne peut dire comment ils [“les noms et les sigles de jadis” enfouis dans l’inconscient de la culture séculière] seront réinterprétés » (Ibid. : 255), ce qui fait craindre à Scholem, pour reprendre les mots de Mosès, « une explosion anarchique de forces religieuses incontrôlées » (Ibid. : 255).

Quelle est donc l’issue possible à une telle crise ? Y en a-t-il même une ? Scholem semble pessimiste, dans sa lettre à Rosenzweig, pessimisme qui est renforcé par le fait que déjà dans les années 1920 – soit à peine quelques décennies après les premiers efforts de laïcisation de la langue hébraïque et du sionisme –, il considère le peuple hébreu incapable de saisir le mystère que porte en elle la langue hébraïque. Pourtant, il ouvre la porte à une avenue tout autre, où la transcendance telle qu’elle se révèle dans le langage est prise en compte, comme il l’avance ici :

Quelle sera la dignité d’un langage dont Dieu se sera retiré ? Telle est la question que doivent se poser tous ceux qui croient encore percevoir dans l’immanence du monde l’écho de la parole créatrice disparue. C’est là une question à laquelle, à notre époque, seuls les poètes peuvent sans doute répondre, eux qui ne désespèrent pas du langage comme la plupart des mystiques (Ibid. : 259).

Et puisque la transcendance semble se terrer dans le langage, allons donc, à la suite de Scholem, voir du côté des poètes, voir ce qu’ils sont, pourquoi ils sont et en quoi ils peuvent faire avancer notre quête de la transcendance perdue.

Ceux qui risquent le plus : les poètes, derniers porteurs de la transcendance

Il incombe au poète d’accepter ce nouveau fondement et de ne pas
s’enfuir dans un monde lointain10(Böschenstein, 1972 : 187)

Martin Heidegger, dans une optique complètement différente de Scholem, traite également des implications de la sécularisation, ou plutôt de la perte de Dieu. Il ne le fait évidemment pas dans la perspective du peuple hébreu – rappelons son antisémitisme –, mais il aborde la question en lien avec la poésie, car les poètes sont ceux, comme l’avait insinué Scholem, qui continuent à croire au pouvoir du langage, ce qui leur permet de maintenir le lien avec la transcendance. C’est grossièrement la réponse à la question posée par Heidegger, formulée à partir d’un vers de Hölderlin, « Pourquoi des poètes ? », ou plus particulièrement, « Pourquoi des poètes en temps de détresse ? ». Quels sont donc ces temps de détresse auxquels il fait allusion ? Il s’agit de cette époque dénuée de tout rapport à la transcendance, celle dont Dieu a été complètement écarté, ce qui mène les hommes à une méconnaissance d’eux-mêmes :

L’époque est indigente non seulement parce que Dieu est mort, mais encore parce que les mortels connaissent à peine leur être-mortel, et qu’ils en sont à peine capables. Les mortels ne sont toujours pas en la propriété de leur essence. […] Mais les mortels sont. Ils sont, dans la mesure où il y a parole. Toujours plane un chant sur leur terre délaissée. La parole du chanteur retient encore la trace du sacré.

(Heidegger, 1962 : 329-330, je souligne)

La mort de Dieu rend encore plus difficile pour les hommes l’accès à leur essence, ce qui ne les empêche pas d’être, grâce à la parole. Notons d’ailleurs que la mort de Dieu dont il est ici question n’implique pas qu’il n’y ait plus de Dieu ou de dieux, car ils existent toujours, bien qu’enfuis et enfouis, mais aucun Dieu ne « rassemble […], visiblement et clairement, les hommes et les choses sur soi, ordonnant ainsi, à partir d’un tel rassemblement, l’histoire du monde et le séjour humain en cette histoire » (Ibid. : 323- 324). En l’absence de ce Dieu unificateur qui agit comme mesure, l’homme perd la notion de l’être, autant le sien que celui des choses. L’être des choses, toujours selon Heidegger, ne peut être révélé à l’homme que par « la parole que le langage lui adresse » (Heidegger, 1958b : 227). Lorsque l’homme détourne son attention de l’être du langage, il se refuse alors à ouïr cette parole qu’il porte, il a tendance à transformer les êtres (y compris le sien et celui des choses) en objets, à s’imaginer qu’il les maîtrise, qu’il est le maître du langage. Il se laisse berner par les « paroles, écrits, propos radiodiffusés, [qui] mènent une danse folle autour de la terre » (Ibid. : 227) et qui l’amènent à oublier que le véritable souverain, c’est le langage, et non l’homme. Or, sans cette reconnaissance du langage comme son maître, l’homme sombre dans le bavardage, vidé de toute transcendance. D’ailleurs, similairement à ce que relevait Scholem en lien avec la laïcisation de l’hébreu, Heidegger avance en d’autres termes que l’usage quotidien du langage éclipse ce qu’il contient de transcendant :

[…] ce que disent les paroles essentielles de la langue tombe facilement en oubli au profit des significations de premier plan. […] Le langage dérobe à l’homme son simple et haut parler. Mais son appel initial n’en est pas devenu muet pour cela, il se tait seulement. L’homme à vrai dire n’accorde à ce silence aucune attention.

(Heidegger, 1958a : 174)

Tout comme le silence qui a été introduit dans la langue hébraïque suivant sa sécularisation, le silence auquel fait référence ici Heidegger ne signifie pas un vide : c’est plutôt quelque chose qui ne vient pas à notre oreille parce que nous ne l’écoutons pas, quelque chose qui échappe à notre interprétation.

C’est ici que le poète entre en jeu, parce qu’il n’a pas peur de reconnaître le langage comme son maître. Il est de ceux « qui risquent le plus, d’un souffle, [qui] s’exposent au risque de la langue » (Heidegger, 1962 : 382). Ce faisant, il entend dans le langage la parole, il entrevoit l’être des choses, lequel n’apparaît toutefois jamais clairement, car il se dérobe à la vue. Il en est du Dieu comme de l’être, car l’être de ce Dieu doit rester inconnu (sans quoi ce n’est pas son être). Mais, « il lui faut, en même temps qu’il se montre comme celui qu’Il est, apparaître comme celui qui est inconnu. Ce qui est d’abord mystérieux, ce n’est pas Dieu lui-même, c’est sa manifestation » (Heidegger, 1958b : 236). Si le Dieu ne se montre pas, s’il ne vient pas à la connaissance de l’homme, alors ce dernier est incapable de connaître sa propre mesure et n’a pas accès à son être. Il faut donc, pour connaître Dieu, percevoir ses manifestations. C’est ce que fait le poète en étant attentif à la parole ; il peut capter non pas le Dieu, mais les traces qu’il a laissées derrière lui. La trace, conformément à la définition qui en a été faite plus tôt, n’est ni l’absence ni la présence, mais elle s’avère la preuve que l’être subsiste sous quelque forme que ce soit. Ainsi, entre les dieux, qui n’apparaissent que par les traces qu’ils laissent à leur suite, et l’homme, qui ne peut accéder à l’être parce qu’il est aveuglé par sa prétention d’être le maître du langage et qu’il est étourdi dans son bavardage, le poète se fait en quelque sorte l’intermédiaire : « Les poètes sont ceux des mortels, qui chantant gravement le dieu du vin, ressentent la trace des dieux enfuis, restent sur cette trace, et tracent ainsi aux mortels, leurs frères, le chemin du revirement » (Heidegger, 1962 : 326-327). Ainsi, être poète, c’est aller à rencontre de ce grand Autre, en en suivant les traces, et témoigner de cette rencontre aux autres mortels, les mettant en contact avec cet être qu’ils ne peuvent percevoir, leur donnant accès à cette transcendance qu’ils ont oubliée. À cet effet, Heidegger n’est pas très optimiste quant à la capacité des mortels de percevoir les traces, celles-ci se dissipant de plus en plus en l’absence de leur reconnaissance :

Non seulement le sacré, en tant que trace de la divinité, se perd, mais encore les traces de cette trace perdue sont presque effacées. Plus les traces s’effacent, moins un mortel ayant atteinte à l’abîme est-il encore capable d’être attentif à un signe et à une assignation.

(Ibid. : 327)

Doit-on alors penser que même les efforts des poètes sont vains et que les traces sont vouées à disparaître ? Ou y aura-t-il, comme le craignait Scholem, une explosion du sacré ? Dans les deux cas, on se retrouve devant une incapacité à interpréter le sacré, soit parce que les traces laissées ne sont pas perceptibles, soit parce qu’on a oublié leur signification.

Dans l’espoir de mieux répondre à ces interrogations, transportons-nous quelques décennies plus tard pour y considérer ce qu’avance Philippe Lacoue-Labarthe dans La poésie comme expérience, où il met en parallèle la pensée de Heidegger avec la poésie de Paul Celan. D’abord, pour Celan, comme le conçoit Lacoue-Labarthe, les temps de détresse dont il est question chez Heidegger n’évoquent plus seulement un oubli du Dieu, à moins qu’ils ne renvoient à la conséquence de cet oubli. Ils sont les temps de douleur, cette douleur qui provient de la solitude de l’homme, aggravée après Auschwitz. Toute l’interprétation faite ici par Lacoue-Labarthe doit d’ailleurs être lue à la lumière de la rencontre – sans véritable rencontre – qui a eu lieu à l’été 1967 entre Heidegger et Celan, moment où ce dernier espérait ardemment du philosophe des explications quant à son adhésion au national-socialisme :

Au-devant de Heidegger, le penseur – et le penseur allemand –, Celan, le poète – et le poète juif – venait avec une seule prière, mais précise : que le penseur qui écoutait la poésie, mais aussi le penseur qui s’était compromis […] avec cela même dont allait résulter Auschwitz […], que ce penseur dise un mot, un seul : un mot sur la douleur. À partir duquel, peut-être, tout soit encore possible. Non pas la « vie » (elle est toujours possible, elle l’était même à Auschwitz, on le sait bien), mais l’existence, la poésie, la parole. La langue. C’est-à-dire le rapport à autrui.

(Lacoue-Labarthe, 2004 : 57)

Ainsi, en l’absence de ce mot rédempteur qui aurait peut-être, si une telle chose est possible, pu colmater la brèche rendue béante par ce qui s’est passé à Auschwitz, le rapport à la poésie, au langage et à l’autre est en jeu ; il a été « ouvert à tout jamais un “temps de détresse” » (Ibid. : 47). Ces trois éléments – la poésie, le langage, et le rapport à l’autre – sont ici indissociables ; alors que le dialogue est l’essence du langage, le poème chante l’espoir de ce dialogue, l’espoir d’une rencontre avec l’autre. Et il faut lire cet autre autant comme l’Autre, l’Inconnu, le Dieu, que comme l’homme, parce que « la question de Dieu dépend de la question de l’homme » (Ibid. : 109), comme il le développe ici dans ce qu’il appelle plus loin une assomption-limite (Ibid. : 111) :

Si Dieu est l’autre de l’homme, une seule question, à son endroit, est possible – et c’est : « Qui est Dieu ? » Du reste à la question : « Qu’est-ce que l’homme ? », il est, aujourd’hui, toujours déjà répondu : l’homme est le sujet. Cette réponse indique tout simplement que l’homme est Dieu, ou l’inverse.

(Ibid. : 109)

Le rapport à la transcendance se joue donc ici autant dans le rapport à Dieu que dans le rapport à l’autre, la distinction n’importe pas. Si le rapport à l’autre, l’homme, n’est pas possible, il en est de même du rapport à Dieu, et ainsi est invalidée toute transcendance, à ce que l’on pourrait penser.

De fait, lorsque Celan attend ce mot de Heidegger, c’est que celui-ci lui confirmerait que le dialogue avec l’autre est possible, que toute transcendance n’a pas été évacuée et que le poème permet encore de la rendre. Mais cette réponse tant désirée ne s’est pas fait entendre : « Rien, le silence : personne. Inavènement du mot » (Ibid. : 57). Faut-il en déduire que la poésie n’est plus possible après Auschwitz, qu’elle ne permet plus d’accéder à la transcendance comme le formulait Heidegger et comme le suggérait Scholem ? Le silence, pourtant, n’est pas le vide, et bien qu’il n’ait pas eu de retour au dialogue et même si l’espoir a été déçu, le poème porte toujours en lui l’espoir, celui du dialogue. Que l’autre, Dieu ou l’homme, reste silencieux ne signifie pas qu’il n’est pas. Ainsi, malgré le silence, la possibilité du dialogue demeure tant qu’il y aura le poème :

Le mouvement du néant au toi est indissociablement le mouvement de la « rencontre » et le mouvement de devenir-anonyme de Dieu. Mais il faut également comprendre que c’est lui, et lui seul, qui rend possible l’adresse, ou l’appel. C’est-à-dire en effet la prière. Il faut un Dieu sans nom pour nommer : pour dire « toi », invoquer et peut-être ainsi sauver les noms.

(Ibid. : 116)

Ainsi, chez Celan, d’après Lacoue-Labarthe, Dieu reste présent, ou plutôt, il « n’est pas (absent)[,] Il s’absente » (Ibid. : 165). Tant que l’Autre sera invoqué ou prié, il sera, et ce, même dans son absence. Une prière à personne, ne signifie pas qu’il n’y a pas de destinataire, seulement il n’est pas présent (Ibid. : 106). Tout espoir n’est pas évacué, puisque le poème est.

Mais si la poésie demeure possible, tout comme le rapport à l’autre et à la transcendance à travers elle, elle est tout de même affaiblie, ce qui se perçoit dans le rapport au langage. Se référant au poème « Tübinger, Jänner » de Celan, Lacoue-Labarthe avance que pour dire l’époque, on est condamné à « bredouiller-bégayer : l’époque est au bredouillage, au bégaiement. Ou le bégaiement est le seul “langage” de l’époque. Fin du sens : hoquetante, saccadée » (Ibid. : 29-30). En l’absence de sens, d’intelligibilité, on peut se demander si le poème ne recevra jamais une réponse. Alors que le poème visait à adoucir la douleur de la solitude en chantant l’espoir, l’absence répétée de réponse risque d’accroître cette même solitude, ce qui fait écho aux constats dressés par Scholem et Heidegger quant à la difficulté grandissante de percevoir les traces de la transcendance et de savoir les interpréter.

En conclusion : lire pour que se révèle la transcendance

De la période monastique à nos jours, on ne peut que constater que le texte a été délesté de la transcendance qu’il portait, ce qui ne signifie pas qu’elle n’est plus, comme nous l’avons vu, mais plutôt que nous avons tranquillement cessé de la considérer, au point où nous avons du mal à en percevoir les traces aujourd’hui. D’ailleurs, si nous revenons à notre questionnement initial, à savoir s’il est possible aujourd’hui de lire la transcendance, il faudra accepter en guise de réponse que la lecture telle que nous la pratiquons nous en éloigne constamment. Tant que nous refuserons de voir le lien entre les choses en dehors de la linéarité ou de la causalité (ce qui n’implique pas pour autant de s’en défaire, mais plutôt de ne pas s’y limiter), la transcendance ne nous apparaîtra pas. Comme les différents textes étudiés ici l’ont montré, pour qu’elle se manifeste, il faut d’abord accepter de revoir notre rapport au temps pour admettre que tout est en même temps, que le présent est le réinvestissement perpétuel du passé en vue de son dépassement, à l’image de la spirale qui revient toujours sur son point de départ pour aller plus loin. Aussi, comme c’était le cas chez les moines de l’époque monastique et comme le requiert la poésie, le rôle du corps doit être pris en compte dans le rapport au texte, car c’est à travers lui que la transcendance se fait ressentir, par les vibrations et les sons que provoque sa lecture. Le rôle du corps est d’ailleurs intimement lié au fait que l’expérience du texte, qu’il soit sacré ou qu’il s’agisse de poésie, est toujours personnelle ; alors que les moines du Moyen Âge avaient un rapport personnel au texte (car ils y faisaient la rencontre de Dieu) et que le poète place dans le poème l’espoir d’un dialogue, nous ne lisons que rarement les textes dans l’optique d’y faire une rencontre, de saisir la perche qui nous est tendue. Et, bien sûr, le rapport au langage est de la plus grande importance dans la révélation de la transcendance dans le texte, car c’est en lui qu’elle se terre, tel que l’a suggéré Scholem. Les efforts de sécularisation, comme on l’a vu dans le cas de la laïcisation de la langue hébraïque, ont fait en sorte que la signification sacrée des mots nous est inconnue, de sorte que l’évoquons sans en être conscients, ce qui fait craindre à Scholem et à Agamben une crise d’interprétation qui pourrait s’avérer destructrice.

On peut donc bien voir par les différentes manifestations tout juste énumérées que la transcendance se caractérise par ce lien indéfectible qui joint les choses entre elles. Et c’est principalement ce lien qui a été mis à mal lors de la sécularisation de notre rapport au texte, parce que nous ne reconnaissons plus ce lien ; nous concevons toutes les choses comme distinctes et séparées les unes des autres. Là où il y avait le lien opéré par la transcendance se trouve maintenant un vide, un silence. Puisqu’un retour en arrière n’est ni possible ni souhaitable et que nous nous trouvons irrémédiablement en ces temps de détresse, il ne reste qu’à reconnaître le rôle fondamental du langage dans notre rapport à la transcendance, ce que font les poètes. À travers leurs poèmes, en bravant le langage, ils lancent des invitations au dialogue, ils cherchent à rétablir ce lien perdu avec l’Autre, autant le Dieu que l’homme. Ce faisant, les poètes montrent aux autres hommes les traces de la transcendance, leur révélant également, tout en gardant l’être caché, la mesure de leur être, comme l’avance Heidegger. Par leur usage du langage qui excède l’usage coutumier, ils s’écartent tout à fait de l’univocité ; ainsi, le texte poétique, à l’image du texte sacré ou de la signification des noms de la langue hébraïque, se prête toujours à une panoplie d’interprétations.

Enfin, comme le rappelle Lacoue-Labarthe, même lorsque l’on croit la poésie à l’article de la mort, parce que le rapport à l’autre semble impossible, le poème porte toujours en lui l’espoir du dialogue. De fait, les traces de la transcendance, même si elles s’amenuisent, sont toujours là, bien que le langage soit réduit au balbutiement, au bégaiement. La survie du poème sous la forme du bégaiement soulève d’ailleurs la question de l’inintelligibilité ; si le poème ne rend pas le sens, porte-t-il encore en lui l’espoir du dialogue ? Certes, et c’est même cette hésitation transmise par le biais du texte qui ramène un certain rapport à la transcendance. D’une part, il fait ressentir au lecteur le vide laissé par l’incapacité à reconnaître la transcendance. D’autre part, le lecteur est invité à remplir ce vide ; ce faisant, en comblant les silences du bégaiement, il rétablit une certaine transcendance dans le texte parce qu’il prend part à la conversation, il répond au dialogue, même si ce ne devait être qu’en bégayant à son tour. Le bégaiement, tout en montrant la rupture du lien transcendant, invite le lecteur à rétablir ce lien entre les choses et les époques. Si le lecteur accepte de se laisser habiter par le poème et par l’espoir du dialogue qu’il porte, s’il prend donc part au dialogue enclenché par le poète, il s’inscrira lui-même dans cette transcendance.

C’est d’ailleurs ce qu’a fait Cixous dans sa lecture de l’œuvre de Lispector, qu’elle a lu en y entendant une voix qui s’adressait à elle personnellement, comme l’aurait fait le moine qui lisait la Bible. Elle a donc fait à travers le texte la rencontre de cette autre, Clarice. On peut penser que, comme le moine qui aurait prononcé chacune des syllabes des mots qu’il retranscrivait, Cixous s’est laissé habiter par les sonorités du texte de Lispector11, acceptant que le texte se révèle à elle par le biais des sensations physiques qu’il génère12. Et parce que les deux femmes ne craignent pas le langage et reconnaissent plutôt son emprise sur le corps et sur la pensée, leur écriture s’apparente aussi à celle des poètes.

En ce qui a trait au rapport au temps, leur relation exemplifie la possibilité de faire communiquer les temporalités entre elles ; alors que Cixous affirme que ce qu’elle écrit lui est transmis par cette voix venue du passé, Lispector annonce déjà faire partie de ce futur qui est notre présent : « Je suis déjà dans le futur. Ce futur à moi qui sera pour vous le passé d’un mort » (Lispector, 1998 : 24). Déjà elle conviait sa lectrice à la lire de manière à investir ce qui serait son passé, le futur de Lispector, et à reprendre son travail où elle doit le laisser : « Tout finit mais ce que je t’écris continue. Ce qui est bon, très bon. Le meilleur n’a pas encore été écrit. Le meilleur est les entrelignes » (Lispector, 1981 : 257) Non seulement on peut voir ici une invitation à poursuivre son œuvre, la gardant ainsi vivante, mais on en trouve aussi une à lire ce qui se trouve entre les lignes, donc à lire ce vide laissé par la transcendance. Voilà l’invitation à laquelle a répondu Cixous en acceptant d’aller à la rencontre de Clarice à travers le texte.

Enfin, pour que la transcendance du texte se révèle, il faut déjà admettre qu’une rencontre est possible à travers le texte, car ce dernier est porteur de l’espoir de la rencontre avec l’Autre. Et même s’il n’est pas nécessaire d’ancrer la transcendance dans le sacré pour qu’elle se manifeste, il ne faut pas craindre celui-ci, « [c]ar écrire est une chose sacrée à laquelle les infidèles n’ont pas accès13 » (Lispector, 1998 : 24), comme l’indique ici Lispector, qui commande aux profanes de s’éloigner de son texte. En refusant au texte sa transcendance, qu’elle soit sacrée ou non, on ne fait qu’agrandir ce vide déjà présent et béant, on défait le texte de ses significations. Si on souhaite que la transcendance se révèle, il faut plutôt faire comme le moine et le poète : rester attentif aux sonorités du texte, jusqu’à ce que l’invisible se révèle à travers lui.

  1. 1Cela dit, rappelons qu’il n’est question ici que de la perspective chrétienne, la perspective juive sur cette même question différerait grandement. Si les chrétiens voient une cohésion dans cette histoire en deux parties, c’est qu’ils ont incorporé l’histoire juive à la leur. Comme le relève Leclercq, cette histoire relatée dans l’Ancien Testament n’est plus à l’époque monastique celle du peuple d’Israël, « c’est déjà celle de l’Église dont Israël est un commencement » (Leclercq, 1990 : 80).
  2. 2Cette vision réaliste et historique de la lecture figurative est notamment associée à Tertullien. Celui-ci refusait d’admettre toute interprétation de l’Écriture qui ne reposait pas sur des événements historiques véritables, ce qui n’empêchait pas d’en faire une lecture figurative : « […] la figure avait autant de réalité historique que ce qu’elle prophétisait. La figure prophétique est un fait historique concret et trouve son accomplissement dans des faits historiques concrets » (Auerbach, 2003 : 34).
  3. 3Je prends sciemment le risque ici de verser dans l’anachronisme en référant à Augustin, mais en tant que l’un des Pères de l’Église, il demeure une influence au Moyen Âge et bien au-delà. D’ailleurs, comme le relève Dom Leclercq, il n’y a pas de véritable rupture entre les âges monastique et patristique, car la culture monastique « est une culture patristique, c’est le prolongement de la culture patristique dans un autre âge, une autre civilisation » (Leclercq, 1990 : 105). Pour ce qui est de cet effet percutant qu’a provoqué sur Augustin la lecture du texte sacré, cet épisode est d’autant plus intéressant qu’il traite précédemment de l’effet que peut avoir la lecture d’un texte lu au hasard, lequel semblera inévitablement nous révéler quelque chose : « C’était dû à l’importance du hasard, répandu partout dans la nature. En effet, quelques pages de n’importe quel poète consultées au hasard – et dont l’intention poétique était tout autre – et on tombe sur un vers en consonance merveilleuse avec telle ou telle de nos préoccupations » (Saint Augustin, 2008 : 116). Ainsi, Augustin reconnaît le fait que l’on a tendance à interpréter les textes lus en fonction des questionnements qui nous habitent sur le moment. Néanmoins, la lecture de l’Évangile, comme en fait état le passage cité dans le corps du texte, semble avoir sur lui un effet beaucoup plus percutant que ne l’aurait eu la lecture d’un poème. Alors qu’il apparaît plutôt critique de l’émoi qu’aurait pu causer la lecture d’un texte laïc, la lecture de l’Évangile, au contraire, chasse tous ses doutes, ce qui n’est fort probablement pas étranger au fait que, pour le théologien, le poème ne possède pas le caractère transcendant du texte sacré.
  4. 4Il énonce d’ailleurs que sans cet effet de la parole, les mots ne seraient pas parvenus à éteindre ses doutes : « Ta parole ne m’aurait pas suffi si elle s’était limitée aux mots et n’avait pas agi la première » (Saint Augustin, 2008 : 264).
  5. 5Sans qu’il soit strictement question du rapport au texte, on appelait l’action de Dieu qui se faisait sentir corporellement la componction (compunctio), soit « une action de Dieu en nous, un acte par lequel Dieu nous réveille, un choc, un coup, une “piqûre”, une sorte de brûlure. Dieu nous excite comme par un aiguillon : il nous “point” avec insistance (cum-pungere), comme pour nous transpercer. L’amour du monde nous endort ; mais comme par un coup de tonnerre, l’âme est rappelée à l’attention de Dieu » (Leclercq, 1990 : 35).
  6. 6Titre inspiré d’une phrase de Gershom Scholem dans son texte « Le nom de Dieu ».
  7. 7Dans une lettre à Walter Benjamin rédigée en 1934, Gershom Scholem tente d’expliquer ces vers : « Tu me demandes ce que j’entends par le “néant de la Révélation”. J’entends par là un état dans lequel celle-ci se manifeste comme vide de toute signification, c’est-à-dire où elle continue à s’affirmer, où elle conserve sa validité, mais où elle ne signifie pas. Là où la richesse des significations s’évanouit, sans que disparaisse pour autant la manifestation elle-même, même si son contenu se trouve réduit, pour ainsi dire, au degré zéro […], c’est là qu’apparaît le néant de cette manifestation » (Mosès, 1992 : 223).
  8. 8Agamben cite cette phrase de Qu’est-ce que le théâtre épique ? de Benjamin : « Citer un texte signifie interrompre le contexte auquel il appartient » (Agamben, 2000 : 216).
  9. 9En lien avec l’étrangeté du grec employé par l’apôtre Paul (qui était pharisien avant sa conversion), Agamben avance une réflexion sur la question de la langue chez les Juifs en s’en remettant à la pensée de Rosenzweig : « Il n’y a rien de plus authentiquement juif que d’habiter une langue d’exil et de la travailler de l’intérieur jusqu’à en brouiller l’identité et à en faire autre chose qu’une simple langue grammaticale : une langue mineure, un jargon […] ou une langue poétique […] ; et pourtant, dans tous les cas, une langue maternelle, bien qu’elle témoigne, comme le dit Rosenzweig, “du fait que la vie linguistique du Juif se sent toujours en terre étrangère, et que sa vraie patrie linguistique personnelle se sait ailleurs, dans le domaine de la langue sainte, inaccessible au discours quotidien” » (Agamben, 2000 : 15 ; voir aussi Rosenzweig, 1982 : 357). Le peuple juif se trouvant donc en exil autant sur le plan territorial que linguistique, on comprend la position initiale de Scholem en faveur de la sécularisation de l’hébreu, qui allait de pair avec le sionisme. Plus tardivement, Scholem, quelque peu désillusionné par rapport aux implications du sionisme, nuance sa position, comme le relève ici Mosès : « C’est ainsi qu’en s’appuyant sur la corrélation, pour lui évidente, entre la permanence du peuple juif et sa fidélité à son essence religieuse, Scholem affirme que “si les juifs devaient devenir ‘un peuple comme les autres’ cela serait la fin du peuple juif” » (Mosès, 1992 : 257).
  10. 10Bernard Böschenstein au sujet du poème « Treckschutenzeit » du recueil Lichtzwang de Celan.
  11. 11Lispector invite d’ailleurs sa lectrice à « entendre » son écriture : « La musique ne se comprend pas : s’entend. Entends-moi alors avec ton corps entier » (Lispector, 1980 : 13).
  12. 12Dans l’entrevue citée précédemment, Cixous révèle ceci sur l’importance des sonorités dans son écriture : « There are various levels of relationship between body and language. I think that many people speak a language that has no rapport with the body. Instead of letting emerge from their body something that is carried by voice, by rhythm, and that would be truly inspired, they are before language as before an electric panel. They chose the hypercoded, where nothing traverses. But I think, and everybody knows, that there are other possibilities of language, that are precisely languages. That is why I always privilege the ear over the eye. I am always trying to write with my eyes closed. […] That is not to say that I am opposed to meaning, not at all, but I prefer to speak in terms of poetry. I prefer to say that I am a poet even if I do not write poems, because the phonic and oral dimensions of language are present in poetry, whereas in the banal, clichéd language, one is far removed from the oral language » (Cixous, citée dans Andermatt Conley, 1984 : 146-147). Bien que ce passage soit surtout évocateur en ce qui a trait à la pratique d’écriture, on peut penser que sa manière de lire accorde également une grande importance aux sonorités. Le parallèle qu’elle dresse entre la poésie et la manière dont elle écrit renforce l’idée que Cixous lit le texte en en reconnaissant la transcendance.
  13. 13L’extrait en entier va comme suit : « Si ce livre sort un jour, que les profanes s’en écartent. Car écrire est une chose sacrée à laquelle les infidèles n’ont pas accès. Faire exprès un livre bien mauvais pour éloigner les profanes qui veulent “se délecter”. Mais un petit groupe verra que cette “délectation” est superficielle et pénètreront dans ce que j’écris véritablement, et qui n’est ni “mauvais” ni “bon” » (Lispector, 1998 : 24).