Post-scriptum et autres impairs

Du non-respect des conventions épistolaires dans la correspondance diplomatique de la duchesse de Châtillon et de ses implications

Isabelle-Angélique de Montmorency-Bouteville, duchesse de Châtillon puis de Mecklembourg-Schwerin (1627-1695) fait partie des rares femmes qui ont su se frayer un chemin dans le milieu de la diplomatie sous Louis XIV, ses contemporaines étant alors tenues à l’écart des affaires politiques. Son talent, son habileté, la savante utilisation qu’elle fait de ses réseaux amicaux et familiaux, mais également son maniement de la plume lui ont permis d’accomplir ce tour de force. Une grande partie de son activité diplomatique repose en effet sur une pratique épistolaire pour le moins abondante. De manière certainement exagérée, bien que révélatrice, elle écrit ainsi à Pierre Lénet le 9 novembre 1650 : « il ne se passe un jour que je n’écrive deux cents lettres » (BnF, f. fr. 6704, f° 100-101). Ses lettres, écrites entre 1649 et 1685, ont donc de véritables propriétés performatives, dans la mesure où elles « transforme [nt] le réel », en l’occurrence la vie politique de l’époque (Haroche-Bouzinac, 1995 : 63). Les quelque deux cent cinquante missives qui nous sont parvenues ont toutes un lien, même ténu, avec le milieu de la négociation. La duchesse a en effet mené des pourparlers entre le prince de Condé et la Cour pendant la Fronde au milieu du XVIIe siècle et a, entre autres, été la cheville ouvrière du traité de Celle de 1679, entre la France et les ducs de Brunswick-Lunebourg1 (voir Crepet, La correspondance, 2017).

Sa correspondance, telle qu’utilisée dans cet article, n’a pas été altérée. L’orthographe et la syntaxe ont simplement été modernisées, afin d’en faciliter la lecture. Ainsi, si nombre d’éditeurs des XVIIIe et XIXe siècles ont pris le parti d’épurer les lettres qu’ils retranscrivaient, effaçant ainsi toute trace d’improvisation et dénaturant le texte initial2 (Haroche-Bouzinac, 1999 : 192-193), le cheminement de pensée de Mme de Châtillon et les tâtonnements dans l’écriture restent visibles dans nos transcriptions, notamment à travers les ratures et omissions, l’absence de transition entre arguments et la présence d’un nombre important de post-scriptum.

La pratique épistolaire au XVIIe siècle est pourtant largement codifiée (Montandon, 2016 : 37). Haroche-Bouzinac, grande spécialiste de ce domaine, précise ainsi que « l’efficacité de la lettre, dans des domaines comme celui de la diplomatie ou des négociations commerciales, sa capacité de produire des argumentations construites, le pouvoir qu’elle peut représenter en somme, font de la maîtrise épistolaire une qualité de premier plan dans la vie intellectuelle, sociale et politique » (1995 : 62). La duchesse de Châtillon ne respecte pourtant qu’assez modérément ces conventions. Ces manquements au protocole sont-ils délibérés ou bien montrent-ils une méconnaissance des usages quasi inéluctable chez une femme de l’Ancien Régime ? Et l’apparente non-maîtrise des codes et de la rhétorique affecte-t-elle son pouvoir de persuasion ?

Une codification progressive des usages

Dès la fin du XVIe siècle, l’Europe voit la publication de nouveaux types de manuels, liés à l’essor de la pratique épistolaire : les recueils de lettres et les secrétaires, « ouvrages contenant les préceptes et modèles destinés aux apprentis épistoliers » (Haroche-Bouzinac, 2003 : 301)3. Fort populaires, ils sont toutefois destinés presque exclusivement aux hommes, l’érudition étant peu appréciée de la part d’une femme. Janet Gurkin Altman rapporte ainsi que « between 1586 and 1725, when the first edition of Sévigné’s correspondence appeared, women authors were conspicuously absent from published collections of letters » (1995 : 110). En règle générale, les femmes, prolifiques épistolières, ne s’appuient donc pas sur ces ouvrages théoriques et sur les modèles qu’ils proposent. Mme de Châtillon n’en respecte pas moins certains préceptes liés à la rhétorique oratoire : ses lettres comportent notamment les trois parties indispensables : un exorde, une narration et une conclusion (Grassi, 1995 : 547)4. La grande majorité d’entre elles sont également autographes (Sternberg, 2009 : 73).

En revanche, malgré la nécessité d’avoir conscience du statut de son correspondant (Bédard, 2013), on trouve également dans sa correspondance plusieurs manquements à ce que Giora Sternberg qualifie de « non-verbal features » (Ibid. : 39), aspects dont l’impact sur le destinataire se profile avant même la lecture. Ainsi, selon les secrétaires, l’espace entre formule d’appel et corps du texte, considération pratique la plus marquante visuellement, est tenu d’être proportionnel au niveau de déférence. Le décalage graphique se doit donc d’être conséquent lorsque l’on s’adresse au roi (Ibid. : 34)5. Si Mme de Châtillon respecte dans une certaine mesure cette convention puisque, dans ses missives à Louis XIV, elle laisse quelques centimètres entre la formule d’appel « Sire », et le corps du message (AD, Mecklembourg 2, f° 161-162), elle fait montre d’une grande familiarité avec la plupart de ses autres interlocuteurs. Ainsi, nul espace dans ses lettres à son parent éloigné le prince de Condé, premier prince du sang (voir AC, PXXXII, f° 446-447). Elle omet même la formule d’appel consacrée, « Monseigneur », pourtant indispensable lorsque l’on s’adresse à une personnalité éminente (Puget de Serre, 1651 : 39). Cette familiarité est certainement due à leur relation privilégiée. De même, elle sacrifie fréquemment les formules de politesse lorsqu’elle s’adresse aux secrétaires d’État issus de la robe, une manière de catégoriser ses interlocuteurs et de marquer son lignage supérieur. En outre, comme le note Sternberg, le respect doit également se manifester par le développement des abréviations : « fewer abbreviations, more deference » (2009 : 72). Or, quel que soit le destinataire, Mme de Châtillon fait usage d’abréviations. « Votre Majesté » apparaît donc ainsi : « vos Mté ». Enfin, toujours selon Puget de la Serre, auteur des secrétaires les plus prisés, une lettre se doit d’être concise (1651 : 47). Pourtant, dans les années 1670, Mme de Châtillon envoie à plusieurs reprises au secrétaire d’État aux affaires étrangères, le marquis de Pomponne, des lettres-fleuve. À titre d’exemple, une lettre du début du mois de mars 1679 compte mille trois cent quatre-vingts mots (AD, Mecklembourg 2, f° 314-322), soit pas moins de huit feuillets recto-verso. Or, selon Bruno Neveu, les rédacteurs de lettres et dépêches diplomatiques sont tenus de se conformer aux usages épistolaires (1993 : 45), ce qui ne semble pas être au cœur des préoccupations d’Isabelle-Angélique.

Pourquoi donc cet occasionnel non-respect du protocole épistolaire ? D’une part, il est vraisemblable que la duchesse de Châtillon ne prête pas particulièrement attention à la forme de ses lettres et qu’elle privilégie le fond. Ainsi, bien que « the effort principle was […] invoked in the expectation that one rewrote one’s letter on a clean sheet if the original draft accumulated too many additions, deletions or postscripts » (Sternberg, 2009 : 74), Mme de Châtillon a tendance à ne pas recourir au brouillon, voire à ne pas relire ses missives, et ce peu importe le nombre de ratures ou d’omissions involontaires. Ce phénomène est particulièrement prégnant dans une lettre au roi, datée du 18 septembre 1664, parsemée de répétitions. En voici un extrait révélateur :

Et pour moi qui suis la seule coupable, V [otre] M [ajes] té sait combien de fois depuis avoir eu l’honneur de lui parler, je pris la liberté de de [sic] lui écrire sur ce sujet, sans en avoir en avoir [sic] eu de défense. Cependant, V [otre] M [ajes] té jusqu’à cette heure n’a point eu d’égards à tout cela, bien qu’il lui soit facile d’y remédier sans courir de risque, ni manquer de parole, V [otre] M [ajes] té n’ayant rien écrit, Dieu merci, qui l’engage, la chose étant étant [sic] faite sans qu’il l’ait sue. J’ai vu une copie de la lettre depuis peu peu [sic] et je me flatte toujours de l’espérance que V [otre] M [ajes] té qui tient la place d’un dieu sur terre l’imitera en ce qu’il ne veut jamais perdre sa créature. Et sans que je la serais entièrement, je proteste à V [otre] M [ajes] té qu’à la moindre résistance qu’elle m’a faite, je n’aurais pas paru devant elle puisqu’il n’est pas juste, lorsque l’on ne lui peut être agréable, de la fatiguer.Aussi, pour l’éviter en ce qui dépend de [sic], je puis me vanter d’avoir fait l’impossible, car j’ai détaché m [adam] e de La Suze d’avec m [onsieu] r le m [aréchal] d’Albret, jusqu’au point de lui reprocher [illisible] de l’avoir ruinée et d’avoir pris un avocat qui s’assemble tous les jours avec le mien6. (AD, Mecklembourg 1, f° 222-227)

Toute relecture de cette missive aurait permis à la duchesse de se rendre compte des maladresses commises. Elle a sans doute accordé une importance plus marquée au contenu. Il est également plausible qu’elle ait préféré, dans l’urgence, que sa lettre parvienne au roi le plus rapidement possible. En effet, si cette dernière a transité par les voies postales traditionnelles, les heures et jours des levées7 auront influé tant sur la teneur du message que sur la possibilité d’une relecture. Le système postal de l’époque détermine en effet grandement les pratiques épistolaires (Crepet, La correspondance, 2017 : 239-241).

Post-scriptum : différents usages et modalités

Pour ce qui est des post-scriptum, objets du présent article, Antoine Furetière en donne la définition suivante (1690) : « ce qu’on ajoute à une lettre ou à un mémoire, qu’on a appris ou dont on s’est souvenu après la clôture ou la conclusion ». Présents en nombre dans les missives de la duchesse (soixante-huit sur notre corpus de deux cent cinquante lettres), ils ne sont pas clairement annoncés. On les trouve à la suite de la signature ou du paraphe de Mme de Châtillon. Ses paraphes sont au nombre de deux (voir leur reproduction ci-dessous) : un paraphe simple, ainsi retranscrit : [X] et un paraphe plus élaboré : [XXX].

Paraphes de la duchesse de Châtillon (à gauche, le paraphe simple ; à droite le paraphe élaboré)

Si en règle générale, ces deux signes typographiques mettent fin à la lettre en l’absence de signature, ce n’est pas systématiquement le cas du premier d’entre eux. Il est en effet parfois placé au milieu d’une phrase, peut-être pour authentifier l’auteur de la lettre. Quant à la signature, elle revêt également plusieurs formes : Isabelle de Montmorency pendant la Fronde (BnF, f. fr. 6704, f° 100-101), Isabelle-Angélique d M (AD, Mecklembourg 2, f° 127) ou plus fréquemment, simplement Isabelle-Angélique (AD, Mecklembourg 2, f° 252-255). « Signing with one’s given name constituted a sign of sovereignty » (Félicité, 2014). En s’adressant ainsi à Louis XIV ou bien à ses secrétaires d’État (Louvois, Lionne et Pomponne), Mme de Châtillon choisit de mettre en avant son lignage et par conséquent sa légitimité de classe à interagir avec la Couronne.

Les post-scriptum qui suivent le paraphe ou la signature sont de diverses teneurs. On ne peut, en outre, détecter de véritables constantes quant à la teneur ou à la longueur de ces paragraphes. On peut les classer en deux catégories. Environ un tiers d’entre eux ne résultent pas d’un oubli, mais plutôt d’une volonté de mettre l’accent sur l’idée finale de la lettre. Ainsi, elle y salue fréquemment des proches du destinataire, comme le 8 avril 1679, dans une lettre à Pomponne : « Si j’osais faire mes compliments à m [adam] e de Pomponne et à m [adam] e la marquise de Vins, je le ferais ici » (AD, Mecklembourg 2, f° 357-358).

Elle utilise également les post-scriptum pour solliciter des faveurs de son correspondant. Ainsi, ce paragraphe du 22 septembre 1672, toujours à l’intention de Pomponne :

Je vous supplie, Monsieur, si vous voyez monsieur mon mari comme je n’en doute pas et que cela ne vous fatigue même quelquefois, ayez la bonté de lui dire que j’ai supplié le roi d’avoir égard à tout ce qu’il a fait et de songer un peu à ses intérêts afin qu’il ne soit pas si terrible qu’il ne paraît, ni si crédule lorsqu’il s’agit de se rendre maître du peu de bien qui m’a tant donné de peine à conserver, comme tout le monde sait. (AD, Mecklembourg Supplément 1, f° 59-65)

Elle s’en sert régulièrement pour s’excuser de sa « méchante écriture », du « vilain papier » ou du désordre de la lettre (AD, Mecklembourg 2, f° 404-407 ; BnF, f. fr. 17687, f° 156-159). Finalement l’un des leitmotivs du dénouement de ses lettres vise à assurer de son dévouement et de sa fidélité à la Couronne : « Je vous assure que vous ne semez pas en terre ingrate et que personne au monde ne vous honore, j’ai pensé dire, et ni ne vous aime tant que moi et c’est la vérité sans déplaire à m [adam] e de Pomponne, de qui je suis servante au-delà de ce que je puis dire » (AD, Mecklembourg 2, f° 395-400).

S’il est clair que la duchesse de Châtillon ajoute sciemment les post-scriptum susmentionnés, ce n’est pas toujours le cas. Ainsi, dans deux tiers des occurrences, il s’agit de simples compléments à la lettre elle-même. Tel est le cas dans une lettre du 20 mars 1679, toujours à Pomponne. Dans cette missive, l’usage du post-scriptum est non conforme, dans la mesure où sa longueur est supérieure à celle du reste de la lettre. Or cela ne semble pas délibéré. Ce phénomène est d’autant plus évident que les informations rapportées dans le P.S. se situent dans la continuité de la lettre :

Au reste, m [onsieu] r Haxthausen me presse incessamment pour que le roi sache que l’on a dit au roi son maître qu’il le voulait perdre et qu’il n’avait nulle estime pour lui. Il se plaint fort des passeports que l’on a refusés à ceux qu’il voulait envoyer en France. Je n’ai pas manqué de lui dire qu’il avait tenu une si grande rigueur de leur côté que l’on ne devait pas faire moins de celui de S [a] M [ajes] té. Enfin, l’on voit décemment qu’il cherche la paix et que la joie que nous avons tous ici depuis que la ratification est arrivée lui doit faire juger que rien n’est si bon. Il s’absenta le jour que l’on a fait le festin qui était le jour de l’entrée de m [onsieu] r le comte de Rébenac. Comme il était encore ici, je crois qu’il vous rend compte de tout ce qui s’y propose et de toute chose en général. C’est pourquoi, Monsieur, je ne vous importunerai pas d’une si longue lettre. Je vous supplie seulement de de [sic] rendre au roi celle qui fut oubliée l’autre ordinaire et d’y ajouter des choses que je n’ai pu y exprimer, qui est [sic] la joie que je ressens de ce que je suis assez heureuse pour avoir fait quelque chose qui soit agréable à S [a] M [ajes] té. [X] On songe ici au présent pour m [onsieu] r de Rébenac. J’ai été consultée mais après avoir fait les compliments d’une bonne parente, j’ai dit qu’il trouverait de plus belles bagues en France et qui paraîtraient davantage que celles d’Hambourg si bien que l’on donne six mille écus en ducats. [X] J’ai bien grondé m [onsieu] r Haxthausen de ce que l’on tient m [onsieu] r de Königsmarck comme prisonnier, car il m’écrit fort souvent qu’il serait ici sans cela. Il y a fort longtemps que je lui ai envoyé des passeports. (AD, Mecklembourg 2, f° 335bis-338).

Il est en revanche frappant que dans ses lettres à son directeur de conscience, dom Luc d’Achery — pourtant fort nombreuses — les post-scriptum soient beaucoup plus rares : nous n’avons en effet relevé que quatre occurrences dans notre corpus, sur un total de quarante-huit lettres. C’est donc bien moins que dans les lettres à ses correspondants du milieu politique. Que révèle cette disparité ? Il est vraisemblable que les lettres à Achery ne sont pas plus travaillées. Mais, en raison de leur contenu, l’urgence est moindre. En effet, elles ont essentiellement trait à des questions religieuses, contrairement à la plupart des autres missives de la duchesse de Châtillon, abordant des questions politiques, autrement plus pressantes.

Si l’incorporation de post-scriptum est parfois délibérée, elle n’en demeure pas moins représentative du style parfois quelque peu relâché de la duchesse de Châtillon. S’agit-il donc d’une simple indifférence aux conventions épistolaires, la menant à privilégier le fond à la forme ou bien d’une stratégie d’intervention sociale plus élaborée ? Tout au long de sa vie, la duchesse de Châtillon a mis en œuvre une panoplie de stratagèmes afin de parvenir à ses fins. Il est donc possible, d’une part, qu’elle joue la carte de la prétendue ignorance pour qu’on lui octroie plus de liberté. Elle exagère par exemple son affliction dans certains cas (Crepet, « Mais », 2017) ou bien empreint ses lettres d’une modestie affectée pour marquer son infériorité et ne pas rabaisser ses correspondants masculins (Crepet, La correspondance, 2017 : 257-258). Elle n’est d’ailleurs pas la seule femme à déployer des stratégies d’autodépréciation. C’est également le cas de la marquise de Sévigné dans sa correspondance avec son cousin Bussy-Rabutin (Longino, 2010 : 36).

Il est également évident que le fait qu’il n’existe pas de modèles épistolaires destinés aux femmes leur offre la possibilité de s’affranchir des normes et de disposer d’une plus grande marge de manœuvre, en particulier dans le domaine politique (Félicité, 2014). Il est communément admis que leur correspondance est réservée à la sphère privée ; il n’est donc pas nécessaire de leur fournir des modèles et encore moins de les prendre pour exemple.

Ainsi, une méconnaissance des usages, combinée à une certaine précipitation et parfois à de la négligence semble être à l’origine des quelques impairs que nous venons d’énumérer. Pourtant, nul ne tient rigueur à la duchesse de Châtillon de ce non-respect des conventions épistolaires.

Une indulgence compréhensible

Les raisons de cette magnanimité à l’égard de la duchesse de Châtillon sont multiples. On peut tout d’abord penser que l’indulgence envers les femmes tire son origine de leur accès limité à une éducation digne de ce nom. Ensuite, il est à l’époque souhaitable que le naturel prime dans les correspondances féminines. Finalement, l’absence de pouvoir des femmes fait qu’on tolère bien plus de manquements au protocole que sous une plume masculine.

Ainsi, la plupart des femmes de l’aristocratie ne bénéficient que d’une instruction sommaire, si tant est qu’elles en reçoivent une (Gibson, 1989 : 17-40). Gibson relève ainsi que : « Not only was their spelling and grammar bizarre, but women also had difficulty in forming actual characters on paper » (1989 : 37). Ainsi, dans un siècle pourtant « marqué par un souci d’unification et de codification » linguistique (Huchon, 2002 : 173), on n’accorde que peu d’importance à la correction de la langue dans les écrits féminins, réservés en théorie au for privé. On n’attend pas des femmes qu’elles soient érudites (Timmermans, 1991 : 199), car cela risquerait de remettre en cause la supériorité masculine. Elles doivent même dissimuler leurs connaissances, au risque d’être taxées de pédanterie (Gibson, 1989 : 19).

Si le respect de la syntaxe et, vraisemblablement, des conventions épistolaires ne sont pas indispensables dans les correspondances féminines, le style féminin, dont on vante le naturel, est en revanche grandement apprécié. L’écriture épistolaire est en effet adaptée au sexe féminin car elle est considérée comme un genre marginal, voire un sous-genre (Haroche-Bouzinac, 1999). C’est un célèbre jugement de valeur porté par Jean de La Bruyère qui synthétise mieux l’opinion masculine sur le sujet :

Ce sexe va plus loin que le nôtre dans ce genre d’écrire. Elles trouvent sous leur plume des tours et des expressions qui souvent en nous ne sont l’effet que d’un long travail et d’une pénible recherche ; elles sont heureuses dans le choix des termes, qu’elles placent si juste, que tout connus qu’ils sont, ils ont le charme de la nouveauté, semblent être faits seulement pour l’usage où elles le mettent. (1975 : 31)

Cet éloge est néanmoins ambivalent. Le style féminin est certes plus fluide, les épistolières n’étant pas assujetties aux mêmes contraintes rhétoriques que leurs pendants masculins. Toutefois, le courrier féminin étant réservé aux communications personnelles et intimes, c’est la spontanéité des lettres que l’on admire et pas leur contenu en soi (Crepet, La correspondance, 2017 : 255-256). Or, contrairement à ses consœurs, Mme de Châtillon œuvrant essentiellement dans les domaines politiques et diplomatiques — typiquement masculins —, la valeur de ses lettres, qui font partie de sa pratique sociale et politique, émane bien plus de leur contenu que de leur style. Ainsi, le fait que Mme de Châtillon ne respecte pas les normes épistolaires et que son style soit dénué de littérarité n’a nulle incidence sur la manière dont son message est perçu. Les questions que se pose Michèle Longino Farrell sur les liens entre style féminin et autorité masculine sont ici éminemment pertinentes :

Est-ce parce que les femmes ont été exclues de facto des exigences rigoureuses de « la régularité académique » qu’elles ont pu développer un style plus libre et spontané ? Et, est-ce à cause de cette exclusion que même les critiques favorables de leur écriture sont chargées d’une sorte de tolérance « généreuse » ? Ou est-ce simplement la seule chose qui leur est permise, cette négligence normative qui leur est imposée, à laquelle elles doivent se conformer, au risque de vivre « hors-le-genre » ? On voit ici affleurer la façon dont le style féminin est façonné par l’autorité de l’écriture masculine. (2010 : 39)

Finalement, en tant que femme, la capacité juridique d’Isabelle-Angélique est fortement limitée par la loi. Par conséquent, on lui témoigne bien plus d’indulgence que si elle était un homme, indulgence « à analyser comme l’une des contreparties de l’absence de pouvoir des femmes » (Vergnes, 2013 : 423).

Nous retiendrons donc que, dans une société de l’Ancien Régime où le respect des préséances est essentiel et où cette étiquette s’applique également aux relations épistolaires, on peut trouver quelques exceptions à la rigidité du cérémonial, notamment dans les relations entre sexes. Ainsi, si les manquements au protocole épistolaire sont fréquents dans la correspondance de la duchesse de Châtillon, que ce soit sous forme de ratures, d’ajouts ou de multiples post-scriptum, ils n’affectent pas la manière dont ses requêtes et les informations qu’elle transmet sont perçues par ses illustres correspondants. Les libertés qu’elle prend dans la présentation de ses lettres, soit par méconnaissance des usages, soit par simple indifférence, ne lui sont d’ailleurs pas reprochées et n’ont nulle incidence sur l’issue des négociations qu’elle mène. Ces dernières aboutissent ou non, mais certainement pas en raison du non-respect des règles en vigueur dans le milieu épistolaire. Le prestige dont elle jouit et ses aptitudes de négociatrice lui ont, en tout cas permis, d’avoir l’oreille du roi, chose dont peu de femmes n’ayant pas bénéficié de ses faveurs intimes peuvent se targuer.

  1. 1Ce puissant duché se situe dans le nord du Saint-Empire romain germanique.
  2. 2Pensons aux lettres de la marquise de Sévigné, publiées dans la première moitié du XVIIIe siècle.
  3. 3Voir Puget de la Serre, 1651 ou Jacob, 1646.
  4. 4Puget de la Serre remplace la narration par le discours (1651 : 45).
  5. 5« Et faut [sic] qu’il y ait une aussi grande distance que faire se peut entre la première et la seconde ligne, pour ce qu’on fait d’avantage [sic] d’honneur quand elles sont plus éloignées » (Puget de la Serre, 1651 : 39).
  6. 6Entre crochets, les abréviations reconstituées.
  7. 7Ou ordinaires.