La survivance du commun et l’inscription mémorielle

Nous invitons les citoyens de Harbourg et les visiteurs de cette ville à joindre ici leurs noms aux nôtres. Cela pour nous engager à être vigilants et à le demeurer. Plus les signatures seront nombreuses sur cette colonne de plomb haute de 12 m, plus elle s’enfoncera dans le sol. Un jour, elle disparaîtra complètement et la place de ce monument contre le fascisme demeurera vide. Car à la longue, nul ne s’élèvera à notre place contre l’injustice1.

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Ces lignes, inscrites en sept langues auprès de la colonne du Monument contre le fascisme (1986) d’Esther Shalev-Gerz et Jochen Gerz, invitent les visiteurs à apposer leurs signatures comme un acte éminemment mémoriel, un geste d’acceptation d’une responsabilisation collective. Ce court texte à vocation politique souligne deux aspects du processus de lutte pour la conservation de la mémoire et la constitution d’une survivance dans un espace commun. D’un côté, la disparition de l’objet intermédiaire (particulièrement de l’inscription textuelle) garantirait la persistance de la mémoire par son déplacement dans le commun sous forme de discours virtuel (en potentiel). D’un autre côté, l’engagement de la responsabilité individuelle permettrait la lutte contre la barbarie malgré la délocalisation des masses et une externalisation de l’être dans les technologies. Ces dernières garantiraient une non-répétition des traumas par l’édification d’une responsabilité mémorielle post-traumatique. Cette inscription de signatures incite à la constitution d’un espace mémoriel partagé post-scriptum . Cet espace, ce commun, induirait une responsabilité collective qui ne serait envisageable que par la substitution d’un mémoriel localisé vers un commun délocalisé, et érigé après la disparition de la signature.

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Il aura fallu sept années et sept étapes d’enfouissement entre 1986 et 1993, pour que, sur cette place de Harbourg, la haute colonne de plomb s’enfouisse totalement, laissant simplement visibles le texte et le sommet de la colonne au ras du sol. Quelques interstices laissent cependant entrevoir des petites surfaces de la colonne souterraine via des orifices latéraux. De par sa construction, de douze mètres de haut et un mètre de côté, et sa structure d’aluminium recouverte de plomb, les passants marquèrent comme ils l’entendaient la colonne en gravant inexorablement la surface du monument. Cet acte d’inscription n’est pas neutre : il implique l’unification symbolique entre les volontaires et les artistes, dans une finalité commune de se porter garant du principe de responsabilité au travers du geste d’écriture, au travers de la survie du sens post-inscription. Or, si la liberté individuelle de participation offerte se heurte à la cohabitation paradoxale de signatures et d’autres marques graphiques (croix gammées, graffitis ou dessins) ou commentaires libres, il en demeure que l’acceptation de participation à un projet commun résulte en l’enfouissement des inscriptions adjointes à la colonne. Notons que l’inscription du nom rappelle inévitablement les listes interminables de noms des victimes, pratiques mémorielles récurrentes — tant l’acte de nommer que la lecture des noms — dans les commémorations des victimes, que l’on retrouve, comme nous l’analyserons en détail plus loin, aussi bien à Paris au mémorial de la Shoah qu’au sein du Hall of Names de Yad Vashem à Jérusalem. Tant la colonne disparaît, tant les échos de l’œuvre ne disparaissent pas, mais font émerger une survivance d’un commun au travers d’une inscription mémorielle et l’acceptation d’un commun mémoriel partagé.

En appuyant notre argumentation notamment sur les écrits de Hans Jonas et d’Emmanuel Lévinas, nous cherchons à décrire en quoi ces œuvres et/ou monuments s’illustrent par leur positionnement éthique. Et que cette éthique s’applique à la forme esthétique mais aussi, et surtout, à ce qui reste de l’œuvre, malgré l’œuvre. Comment le sens survit-il à une inévitable disparition? Nous nous proposons donc, au travers de ces analyses d’œuvres d’arts et de monuments mettant en jeu une inscription mémorielle, de questionner les modes d’élaboration d’une responsabilité collective délocalisée. De cette façon, nous élaborerons le post-scriptum en ce qu’il découlerait du geste d’inscription; ce geste induirait, en conséquence, l’émergence d’un lieu où l’inscription instaurerait la possibilité d’un processus mémoriel, pour le commun, en après-coup. Inscrire son nom aux côtés de celui du commun : le geste du visiteur/spectateur scelle le contrat entre lui et le commun mémoriel partagé, se portant volontaire pour garantir la pérennité du post-scriptum. Pourtant, une opposition saisissante apparaît. La pérennité matérielle de la pierre, ou de la stèle, arborant l’inscription contraste avec l’évanescence du geste et l’enfouissement de l’objet mémoriel. Le lieu n’opère alors que par sa capacité à rendre possible la délocalisation du processus de survivance de la mémoire. À terme, l’inscription disparaît et laisse place à la responsabilité humaine, à une gouvernance de la mémoire par le public protégeant ainsi de l’oubli, par une restitution du pouvoir de lutte contre la barbarie aux communs des hommes. Ce qui reste après l’inscription, cette post-inscription, s’entend alors comme un déplacement du signifié dans la mémoire collective, détaché de la matérialité de l’œuvre mais où le processus d’inscription participe de la révélation d’une responsabilité commune.

Nous avons, pour ce texte, circonscrit nos choix aux œuvres faisant émerger des tensions paradoxales : entre la parole et l’image, entre la vocation à l’éternité de la pierre et l’éphémère du papier, entre la monstration et le retrait. Ces tensions paradoxales font du geste d’inscription, non pas la finalité de l’objet, mais une procédure dans l’élaboration du post-scriptum. Finalement, cette sélection amorce notre réflexion sur cette trace qui reste, en mémoire ou en témoin. Outre notre analyse approfondie des travaux des Gerz et particulièrement ce Monument contre le fascisme, nous nous tournons donc vers des œuvres comme Remember me de Steve McQueen (2016), le Monument contre le racisme et ses 2146 pavés de Gerz (1993), puis le Rwanda Project d’Alfredo Jaar (1994) afin de nous permettre de délimiter les relations entre le geste d’inscription, la responsabilité mémorielle partagée et la prise de conscience du spectateur face au commun. Nous posons ainsi la question suivante : qu’est-ce que l’inscription — signatures, noms, textes — rend possible quant à ses implications dans la survivance d’un commun mémoriel? Soulignons le fait que, si les œuvres choisies touchent directement à la Shoah, les considérations théoriques ne se limitent aucunement à l’Holocauste, mais bien davantage à la liberté individuelle et collective face à la mémoire.

Nous postulerons alors trois choses : tout d’abord, les œuvres qui découlent d’une pratique mémorielle transgresseraient les limites séparant œuvres et monuments et, de ce fait, résisteraient à toute historicisation et à toute monumentalisation. Ces monuments paradoxaux laisseraient le post-scriptum survivre à l’œuvre, à sa matérialité. Ensuite, qu’afin de s’inscrire dans une survivance du commun, l’œuvre se positionnerait nécessairement dans une forme d’art politique impliquant un principe de responsabilité tout en produisant un passage du texte au discours. Ce serait alors ce passage de la matérialité de l’écrit par le geste à l’immatérialité du sujet qui engendrerait une survivance du commun post-scriptum. Et finalement, nous proposons de penser les modes opérant les glissements vers le champ mémoriel en s’attardant sur les tensions entre retrait de l’image et émergence du sens par l’écrit. Le détour qu’implique le retrait de l’image conférerait aux documents testimoniaux une propension à l’émergence du post-scriptum.

I. Les tensions de la fonction monumentale

En préambule, définissons brièvement les termes de nos argumentations afin de délimiter l’espace théorique de notre analyse. Le mot monument apparaît vers 980 et dérive du mot latin monumentum, lui-même provenant de monere (Rey, 1998). Ce monere confère, dès ses origines, au mot monument sa qualité de « faire penser, faire se souvenir de » (Ibid.). Ainsi, le monument rappelle particulièrement à la mort : « inscription, tombeau, statue, etc. » (Ibid.). Il est intéressant de noter qu’au cours du XVIe siècle, monument s’applique par extension de champ au domaine de la mort, et prend signification de « document écrit » (Ibid.) pour servir de support à la postérité du souvenir. Ce n’est qu’au cours du XVIIe siècle que le mot désigne davantage l’édifice architectural que ses aspects mémoriels (Ibid.). Or, c’est sur ces derniers points — à savoir la relation entre édifice et écrit — que nous articulons notre problématique. Ainsi, l’écrit, s’il n’est pas directement explicité dans la notion contemporaine de monument, implique toutefois le texte comme un biais de la mémoire en ce qu’elle serait une aptitude au souvenir. Or, le monument s’impose en vecteur d’un passage du fait au souvenir par un processus mémoriel de virtualisation du discours. C’est donc, en gardant à l’esprit ces propos liminaires concernant le monument, que nous questionnons les relations, tensions et résistances entre historicisation et monumentalisation.

Pour ce premier point, le monument des Gerz, décrit en ouverture, traduit une volonté certaine des artistes de faire de l’œuvre un sujet sans objet. En ce sens, la disparition inéluctable de l’objet est à appréhender avec, en parallèle, la pérennité du sujet, résistant à l’oubli. Le monument qui invite à s’élever en lutte contre l’injustice ne se limite pas à la commémoration des victimes de l’Holocauste. Sans sépultures, sans cimetières, sans corps, ou sans noms, l’œuvre étend l’inexistant vers une survivance dans l’esprit. L’enjeu serait la délocalisation du sujet en dehors de sa propre matérialité tout en érigeant un mode présentatif de l’irreprésentable, de l’indicible. Montrer ce que l’on ne peut représenter, penser ce que l’on ne peut dire. Dans son analyse de l’œuvre, l’écrivain et psychanalyste Gerard Wajcman nous propose les termes suivants :

Donc, il s’agit au départ, esthétiquement, visuellement, d’une forme au plus loin de toute représentation, rebelle à toute imaginarisation. Le monument ici s’émancipe de toute signification en ne représentant rien; il n’est même pas abstrait : sa géométrie architecturale le garde dans une insignifiance obstinée, il ne figure rien, et ne dit rien (Wajcman, 2003 : 57-71)

L’auteur se prête en premier lieu à une interprétation formelle. Il qualifie, ce qui semble pertinent, les résistances qui résultent des choix esthétiques des auteurs. Si l’on peut entendre l’absence de figuration, en un sens, flagrante, nous objecterons que la présence du texte marque l’œuvre d’un signifiant manifeste; dès la rencontre entre le spectateur et l’œuvre, l’écrit devient le vecteur de l’inscription du monument dans un contexte mémoriel. Ce texte est à la fois ce qui fait lien entre l’œuvre et le monument, et entre ce qui reste et ce qui disparaît. Pourquoi suggérer que le monument ne dit rien? En ce que le signifié prendrait corps au fur et à mesure de la disparition pour n’atteindre son paroxysme qu’à l’enfouissement définitif de la colonne. Le temps donnerait le signifié qui manquerait à l’œuvre seule. Le temps transformerait le texte en discours virtuel. Les prémices seraient l’existence d’un temps de l’œuvre qui s’essoufflerait face au temps de l’Histoire, et qui attribuerait au monument un sens suspendu au temps, en attente de trouver un support à sa propre survivance. Or, c’est bien l’écrit qui suggère la participation à l’œuvre, et qui survit au temps. C’est ce texte qui octroie au monument la possibilité d’un sens qui, à l’origine, lui échappe. L’attente du sens se fait par le temps s’écoulant et les actions de l’écrit. Cependant, dans sa dimension plastique paradoxale, le monument procède à sa propre extinction symbolique, ce qui s’opposerait à la fonction inhérente du monument, soit la survivance de l’objet. « Ensuite, les auteurs ont donc construit un monument, mais ils y ont injecté un facteur temps, ils ont conçu une sorte de monument éphémère, visuellement éphémère, ce qui va à rebours de la notion de monument qui tend à l’éternité. » (Ibid. : 57-71). Pour Wajcman, c’est bien cette ambivalence ontologique qui fait de ce monument un anti-monument, un monument s’opposant à l’éternité de l’objet pour faire du texte la seule trace qui survit à la mort, pour faire du post-scriptum le sujet. Nous pensons que l’œuvre retourne ici à une définition plus ambiguë de monument, mélangeant les aspects premiers du faire souvenir avec ceux plus tardifs d’édifice — second terme que l’œuvre réfute simultanément en proposant un post-scriptum mémoriel plutôt qu’un lieu strictement commémoratif. Ajoutons que le double processus du lire et de l’écrire n’est pas réversible : le texte lu demeure, mais le geste d’inscription disparaît avec la colonne. Dans ce cas, ce qui reste après l’écrit n’est pas monosémique. Ce faisant, l’œuvre, ici dynamique, se meut dans sa forme et laisse le temps opérer les mutations nécessaires — via participation des visiteurs — à l’éclosion d’un commun déplacé, retiré de l’œuvre et offert à la conscience.

En ce sens, on le constate plus fortement encore, le Monument contre le fascisme des Gerz s’avère éminemment singulier : non seulement il met violemment à mal la fonction monumentale elle-même, mais, en vouant le monument à son inéluctable disparition, il signifie que nulle pierre, aussi solide et emphatique soit-elle, ne pourra faire mémoire, ni garantir la pérennité du témoignage. (Baqué, 2004 : 171-172)

En outre, selon l’analyse proposée par Dominique Baqué, c’est de par sa résistance à la fonction monumentale que l’œuvre révèle la possibilité d’un déplacement du sens, de l’objet vers le sujet. L’auteure se rapproche ainsi des interprétations de Wajcman : la nature paradoxale de l’œuvre lui confère sa singularité, là où rien n’est montré, aucune représentation, aucune trace de la Shoah, le visible se restreint lui-même et laisse place à une œuvre qui doit s’effacer pour laisser les humains pérenniser la mémoire. Cette rupture avec la fonction monumentale rend possible la réparation par l’oubli. C’est également au travers de cette rupture que la fragilité et l’éphémérité de l’œuvre laissent place à une puissance plastique évocatrice, et avancent un espace propice au don de la responsabilité individuelle pour une survivance du commun. L’œuvre procède donc à une mise à mort symbolique du monument — par la gravure — offrant la possibilité aux visiteurs de prendre en charge la mise au tombeau des victimes. L’inscription retire à l’œuvre un peu de sa matérialité et construit progressivement le post-scriptum délocalisé en imputant aux spectateurs l’obligation de mémoire.

Or, en usant de l’action de marquer comme geste symboliquement chargé, le monument s’émancipe de toute forme d’historicisation en réfutant la corrélation directe avec la Shoah. Choix sémantique remarquable, le monument s’oppose au fascisme dans toutes ses caractéristiques non restreintes à la Shoah. Le choix illustre une volonté de positionner l’œuvre contre, mais pas d’en faire un support commémoratif. Ainsi, l’œuvre s’oppose une nouvelle fois à la monumentalisation en proposant un monument imputé du principe de responsabilité, inexorablement porté par un commun et inévitablement ré-activable — sous peine d’oubli. L’œuvre s’oppose. L’œuvre affronte. Non seulement elle incite à l’élévation des citoyens pour la mémoire collective, mais s’oppose formellement au postulat de la forme commémorative du monument. Seulement alors se dévoile le passage d’un monument à rien vers le monument contre le fascisme à proprement dit. Wajcman insiste sur un point spécifique, celui du moment de la marque :

En vérité, les artistes ont bâti trois choses : une colonne, sa ruine et sa disparition. C’est avec ces « moins » que va surgir un « plus » de sens. C’est-à-dire que le symbole vide du départ va se révéler être une surface vierge. Et cela à partir de l’inscription d’une marque. (Wajcman, 2003 : 57-71)

L’inscription d’une marque opérerait en faisant du support vierge initial un support à l’élaboration symbolique. Le nom à une place particulière dans le champ mémoriel puisqu’il renvoie directement à la singularité, à ce qu’Emmanuel Lévinas qualifierait d’essence, de la condition de l’être. Lorsque le Musée d’Arts et d’Histoire du Judaïsme parisien demande, en 1998, à l’artiste Christian Boltanski d’édifier une installation in situ, l’artiste se penche, malgré quelques réticences préalables, sur l’histoire spécifique au lieu accueillant le musée, l’hôtel de Saint-Aignan. Il décide, avec l’équipe du musée, d’effectuer un travail de recherche rigoureux en vue de documenter l’ensemble des habitants de l’hôtel en 1939. Il listera de cette manière, sans discrimination, l’intégralité des résidents et professionnels — pour la plupart de modestes artisans — occupant les lieux jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale, recueille leurs noms et prénoms, professions, nationalités et dates des convois le cas échéant. À partir de ce travail d’archive, l’artiste choisit de faire d’un mur de la cour du musée le lieu de l’œuvre, en collant au mur quelques quatre-vingts affiches imprimées, de 40 x 60 cm chacune, révélant les informations collectées. En résulte Les Habitants de l’hôtel de Saint-Aignan en 1939, installation paradoxale, simultanément pérenne et éphémère, arborant une répartition aléatoire d’affiches de noms et prénoms, minimales, texte noir sur papier blanc, collées à même le mur, évoquant à la fois les annonces nécrologiques — pratique courante dans les pays d’Europe de l’Est et pour les juifs orthodoxes — et l’entrechoquement des destins individuels avec l’Histoire.

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L’installation s’offre au regard des visiteurs de plusieurs façons : soit directement via la courette dérobée de l’hôtel, à l’écart des parcours muséaux, soit visible au travers des vitres des escaliers à l’intérieur du musée, comme pour se proposer, en biais, aux visiteurs. Ces deux modes d’accès témoignent d’une certaine volonté de mise en retrait de l’œuvre. Elle ne s’offre pas frontalement au regard, mais implique le détour, induit par la difficulté d’accès à la courette, mais également puisque son placement périphérique à l’escalier central rend la pièce incontournable.

Mais le point qui nous semble remarquable est le choix du médium papier. En décidant, bien volontairement, de faire de ce mémorial, une œuvre qui subit les dégradations du temps, l’artiste impose deux choses. D’abord, une nécessaire restauration de l’œuvre, à intervalle régulier. Le musée en a connu quatre à ce jour. De cette façon, il soustrait le monument à son installation. Là où le monument de marbre subsiste, le sien existe pour s’user; là où le monument survit face au temps, le sien cède. Boltanski propose lui aussi la ruine de son œuvre. Puis, sa réactivation s’accomplit en de subtiles mutations, suite aux restaurations qui décalent sensiblement les affiches et laissent entrevoir les traces des anciennes affiches ruinées par le temps. D’autre part, il éveille auprès des visiteurs la friabilité de la mémoire face à l’oubli. Le médium confère cette fugacité exceptionnelle du souvenir et l’inexorable travail nécessaire afin de faire perdurer la parole. Et les textes, ces biographies essentielles, nécessairement lus lorsqu’ils croisent un regard, suggèrent d’abord une remémoration, puis, par lacune, une reconstruction d’une vie potentielle, d’un passé virtuel dont l’Histoire n’aura su garder les traces. Du sentiment de précarité implacable, l’imaginarisation amorce une réhabilitation mémorielle vers une totalité d’un commun indéfectible et survivant.

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Finalement, la présence des noms. Ici, l’installation de Boltanski se distingue du monument contre le fascisme. Si, comme on l’a vu dans l’œuvre des Gerz, les listes de noms sont renforcées par les gravures volontaires des participants, bâtissant une accumulation éclectique et polymorphe d’inscriptions, à l’hôtel de Saint-Aignan, les noms sont infailliblement lus dans le silence, par les visiteurs. Aucune action du visiteur n’est incitée, sauf celle du recueillement à la lecture des affiches. Cette lecture initie l’acte commémoratif en prêtant un espace de recueillement interne, ce qui a pour effet d’entretenir une sacralité commémorative malgré la détérioration annoncée. Pourrions-nous même ajouter que cette ruine, visible, sous-tend le sentiment incontournable de la lecture. Sur ce point, Dominique Baqué oppose, dans une analyse rigoureuse, d’une part le Mémorial national de l’Holocauste de Washington et l’Holocaust Museum of New York qui répondent aux modes commémoratifs traditionnels, et d’autre part Yad Vashem :

A contrario, les valeurs artistiques et commémoratives s’inversent à Yad Vashem, premier musée israélien et centre de recherche sur le judéocide : ainsi la « salle des noms », où sont recensés les juifs mis à mort par les nazis, s’offre comme un authentique lieu de recueillement, plongé dans une demi-obscurité à la dimension sacrale et votive. (Baqué, 2004 : 171)

L’auteure pose qu’il existerait à Yad Vashem une divergence fondamentale quant à la nature du processus d’identification du spectateur aux victimes. Mais elle se permet le rapprochement de l’œuvre des Gerz à ceux de ces mémoriaux, en ce que l’identification des visiteurs aux victimes pose la fondation de la survivance. Toutefois, elle distingue : à New York et Washington, le modèle de l’identification serait un modèle américain, tandis que celui de Yad Vashem serait juif. Le modèle américain, dont Baqué doute de la puissance, découlerait d’une identification directe par le biais d’une dramatisation esthétique qui rompt avec toute dimension révérencieuse. À l’inverse, le modèle juif, vraisemblablement habité par la primauté de la parole et l’interdit de la représentation, susciterait une identification par le discours. Ainsi, ce second modèle, n’élaborerait pas le mémoriel séparé dans l’objet, mais intégré dans le discours. La réparation serait alors une internalisation du sujet pour outrepasser la désubjectivation des victimes de la Shoah — le terme désubjectivation que l’on emprunte volontiers aux analyses d’Agamben (Agamben, 2007 : 43-44). De cette façon, à l’instar de la salle des noms, les installations de Gerz et de Boltanski s’accordent sur l’impératif de déplacer l’espace de la mémoire depuis l’objet — et particulièrement la pierre dans l’édifice monumental — vers un commun porté par l’acceptation du principe de responsabilité. Il semble, somme toute, que les œuvres des Gerz et de Boltanski, par la mise à mal de la fonction monumentale, interpellent par leur pouvoir de prosopopée : faire parler outre l’anéantissement.

Pourtant, malgré l’emphase faite sur la disparition de l’objet et la présence textuelle, il est inévitable d’observer que chacune des œuvres repose sur une forme de matérialité — certes éphémère — qui motive le second temps de l’œuvre. L’usage d’une colonne ou du papier instaure une trace, palpable et visible, du mémorial. Alors, peut-on penser que le retrait comme stratégie politique et artistique, se doit d’être visible afin de donner aux visiteurs le temps de l’engagement? Et de faire du tombeau — habituellement de pierre — un monument politique, prenant le contre-pied du monument en érigeant un anti-monument de texte ou de papier? Au sujet du monument contre le fascisme, l’historienne de l’art Claire Maingon contextualise les choix plastiques et esthétiques de l’œuvre et souligne les implications politiques du dit monument :

Sans aucun doute, cette œuvre à la fois complexe et minimaliste prend le contre-pied des monuments classiques de l’ère nazie (imposants, en marbre). Il conjugue mémoire du passé (la liste des noms portés par les habitants rappelle les listes des victimes de la guerre et du nazisme) et du présent (les noms sont ceux des habitants, des touristes, libres d’exprimer leurs opinions, même extrémistes et antisémites). Ainsi, ce monument est moins un monument de mémoire qu’un monument politique, qui interpelle la mémoire et la manière dont tout à chacun peut exprimer son engagement. (Maingon, 2015 : 121-156)

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Selon l’auteure, l’œuvre donnerait en creux, par ce qu’elle n’expose pas, une allusion plastique aux édifices et architectures nazis. L’œuvre des Gerz, mais similairement celle de Boltanski, réfute l’esthétique autoritaire en s’opposant à l’imposante matérialité et à la figuration. Conjurer par le contrepoint absolu, voilà l’expression d’une réparation par la disparition. L’historienne fait valoir la possibilité que la réussite de l’œuvre, tant auprès des critiques que des visiteurs, ait pu avoir une profonde influence sur la décision d’édification du mémorial berlinois. En effet, après avoir été réclamé par les citoyens, et avoir donné lieu à deux appels de la ville, le projet du Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe voit le jour en 2005. Pour cette attribution, l’architecte américain Peter Eisenman privilégie une rigueur rationnelle : dans une grille rectiligne, stricte, 2711 stèles de bétons. Chacune d’elles, d’une superficie implacablement identique, 95 centimètres sur 237,5 centimètres, ne varient que par leur hauteur entre zéro et quatre mètres de haut. Ces blocs, qui laissent certainement penser à des tombeaux sans épitaphes, forment des allées étroites, de 95 centimètres seulement. Ce Mémorial obsède par son oppression et son absence d’humanité. Du reste, il semblerait qu’il en va de la volonté de l’architecte de laisser ce dédale sévère s’arpenter, sans texte, sans nom, sans indication. Simplement des pavés de bétons, ces cénotaphes, s’alignant vers un horizon insaisissable, qui fait naître de cet ordre militaire — dont on note l’évocation flagrante au régime totalitaire nazi — une dissolution de l’être dans cette étendue désincarnée. Or, ajoutons tout de même que l’absence totale de texte dans l’enceinte même du champ de tombeau est équilibrée par la présence, importante, d’un centre d’information sur la mémoire de la Shoah. Le centre, hébergeant ainsi l’écrit, se trouve en sous-sol, directement en dessous des stèles. Voilà encore un cas d’enterrement de l’écrit et d’un affleurement qui fait lien avec l’Histoire. Toutefois, la limite qui distingue le fait artistique et l’édifice mémoriel confère une appréhension différente des lieux berlinois, parisien et hambourgeois. Dans les deux premiers cas, la mise à mal de la fonction monumentale est manifeste. Dans ce dernier cas, malgré l’absence de l’écrit, le mémorial ne s’oppose nullement à cette fonction. Or, ce qui sépare ces instances, c’est bien la présence d’une lecture des noms — que l’on retrouve dans la salle des noms. Nous pourrions penser que cette question, ce glissement du monument de mémoire au monument politique, conjugue l’impératif de l’écrit dans le processus d’élaboration d’une survivance de la mémoire, survivance politique s’il en est. Faire de l’œuvre le vecteur d’un post-scriptum politique — faire de ce qui reste après la disparition un moment politique commun.

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Perpétuant la volonté de mise à mal de la fonction monumentale ou celle d’une réparation par le discours, il en demeure que l’action iconoclaste des Gerz s’intensifie davantage en 1990. « De nouveau, donc, l’inscription du nom, l’absence de figuration et l’invisibilité – plus radicale encore cette fois. » (Baqué, 2004 : 172). Accompagné de ses étudiants des beaux-arts, Jochen Gerz décide d’élaborer un autre mémorial — Le Monument contre le racisme — sur la place faisant face à l’actuel palais du parlement de la Sarre, le château de Sarrebruck. Le choix du lieu n’a évidemment rien d’anodin; ce château est l’ancien siège du quartier général de la Gestapo et fait directement écho à une forme de réparation de l’Histoire par l’œuvre mémorielle. Une nouvelle fois, à l’instar du Monument contre le fascisme, c’est l’impossible monumentalisation de la mémoire qui émerge et s’offre à la réflexion des passants et visiteurs. L’initiative prend la forme suivante : l’artiste et son groupe descellèrent les pavés, et y inscrivirent, sous chaque pavé, le nom d’un des 2146 cimetières juifs d’Allemagne avant de les replacer, face cachée. Les noms gravés dans la pierre des cimetières juifs, pour la plupart détruits, se trouvent alors non accessible au regard, enterrés sous la place du monument, dit Mémorial invisible. En surface, aucun élément ne distingue la présence du monument, et pourtant, sa présence aura fait grand bruit, de la genèse du projet clandestin, au débat devant le Parlement allemand, et ce, jusqu’à sa légitimation et son inauguration officielle en mars 1993. Le seul indice saillant de l’existence d’un monument en ce lieu : le nom de la place justement officiellement rebaptisé Place du Monument Invisible. De l’ampleur du projet se révèle un écho infaillible à la douleur de la mémoire. En outre, l’œuvre appelle à raviver la mémoire par le simple passage; absent du regard, mais inévitablement présent et enterré, fouler les pavés oblige le visiteur dans l’action de répétition d’une parole éteinte, d’un texte enseveli. La stratégie de retrait serait alors une forme de radicalité conceptuelle, où, par un déplacement du signifiant et une disparition du signifié, l’œuvre s’inscrit dans un geste qui fait du discours la seule et unique chose qui persiste, ce post-scriptum testamentaire. Or, en découle un discours posthume : d’abord, un discours potentiel après l’Histoire, puis un discours potentiel après le monument. Cela conférerait à l’œuvre sa dimension politique en ce que l’appel au texte se scinde lui-même du témoignage et investit un espace d’énonciation sans image. Déplaçant le texte vers le principe de responsabilité puisque l’inscription invisible opère en faisant glisser le signifié vers le visiteur.

II. Le politique, le commun et la responsabilité

Pour ce second point de notre argumentation, notons cette perspective qui nous semble importante au regard des œuvres des Gerz : les noms des monuments renvoient uniquement aux idéologies, à savoir fascisme et racisme. Ainsi, ces deux lieux s’émancipent paradoxalement de toute forme d’historicisation tout en proposant de laisser le temps influer en faveur d’une délocalisation de la mémoire historique vers l’émergence d’un sens politique post-scriptum et dont la tendance généraliserait une pérennisation du témoignage contre la monumentalisation mémorielle. Ce choix sémantique participe de la constitution d’œuvres tributaires d’une dimension politique d’avenir — sur laquelle nous reviendrons. Baqué appelle à réfléchir au politique en regard d’un état de l’art dans lequel cohabite le risque de l’infra-mince et d’une exclusivité de l’illusion relationnelle — terme emprunté à Nicolas Bourriaud (Baqué, 2004 : 143). Les modes de monstration de ces œuvres contestent l’intimisme avec un contraste politique saisissant : c’est bien le discours sur un commun qui est au centre de l’œuvre et non pas une histoire individuelle. Les artistes invitent, en ce sens, à un processus collectif de réparation de la mémoire par la mémoire, à reconstruire ce commun dans le processus même de responsabilisation. Cette survivance, par le texte, oblige le spectateur. Le geste d’inscription pour la survivance après l’écrit, ce post-scriptum, suppose le déplacement du discours de l’œuvre vers une responsabilité politique qui survit dans le commun indépendamment du lieu de l’inscription. Pour étendre les paroles de Maingon, ce passage du champ de la mémoire au champ politique ne s’effectue pas sans brutalité. Nous pourrions, en ce sens, qualifier ces monuments de trois façons : réfractaires, cruels et violents. Réfractaire à l’image, proposant son propre effacement, son enfouissement, au profit d’une existence dématérialisée dans le commun mémoriel. L’œuvre rebelle s’illustre par sa révolte, contre l’injustice, insoumise à l’oubli et désobéissant à la monumentalisation. Mais l’œuvre soumet cruellement le spectateur : pousser les spectateurs à s’enterrer symboliquement aux côtés des victimes ou à inlassablement marcher sur les pavés ne relève-t-il pas de la cruauté? Imposer la pénible et indéfectible restauration ne serait-ce pas la condition d’une réparation de la mémoire? Finalement, la violence dont fait preuve l’œuvre, puisqu’elles impliquent la répétition comme geste instaurateur de la survivance : répétition de l’intégration de l’action de mémoire pour les visiteurs, répétition de la réparation — particulièrement marquée dans l’installation de Boltanski avec l’usage du papier — et enfin, la répétition comme contre-pied absolu de l’oubli.

La survie du discours semble alors se faire par la violence, par le politique, impliquant in fine un principe de responsabilité. Si nous avons déjà délimité les deux premiers aspects, il reste à élaborer ce troisième point. Comment s’articule ce principe de responsabilité avec le texte, avec le langage? « Le principe est ici que chaque responsabilité totale à côté de ses tâches particulières comporte également la responsabilité que par-delà son propre accomplissement subsiste encore la possibilité d’un agir responsable dans l’avenir. » (Jonas, 1995 : 229). Pour Hans Jonas, au fondement du principe de responsabilité est l’énonciation de la subsistance de la responsabilité. La responsabilité maintient sa propre présupposition. En outre, le post-scriptum énoncerait le maintien de la présupposition de la responsabilité. Il apparaît que le contexte post-traumatique de la Seconde Guerre mondiale aurait favorisé le développement conceptuel sur cette question précise. La pensée de Jonas répondrait aux impératifs d’une humanité à venir. Alors, faire valoir les droits d’une humanité potentielle, voilà l’enjeu central du principe de responsabilité. N’est-ce pas là l’hypothèse première de la mémoire, le postulat d’une survivance du discours? Ce principe de possibilité — virtuel s’il en est — s’accompagne de la possibilité de sa propre survivance, sans quoi il n’existerait de principe de responsabilité. La possibilité s’incarnerait ainsi dans l’action potentielle à venir. La destitution de ce qui fait monument est alors à entendre comme arborant la présupposition de sa propre subsistance dans un commun délocalisé, puisque réfutant la pierre au profit du discours. Pourtant, il en demeure que nous avons jusqu’alors suggéré que les monuments des Gerz et de Boltanski, incitent à un engagement de la responsabilité individuelle. Or, nous pourrions argumenter que le principe de responsabilité n’implique en aucun cas un engagement.

La responsabilité pour autrui ne peut avoir commencé dans mon engagement, dans ma décision. La responsabilité illimitée où je me trouve vient d’en deçà de ma liberté, d’un « antérieur-à-tout-souvenir », d’un « ultérieur-à-tout-accomplissement » du non-présent, par excellence du non-originel, de l’an-archique, d’un en deçà ou d’un au-delà de l’essence. (Lévinas, 1978 : 24)

L’engagement ne ferait en rien partie d’une quelconque responsabilité et ne résulterait aucunement d’une décision individuelle. Emmanuel Lévinas nous incite à concevoir la responsabilité, non pas comme une posture que l’on s’attribuerait à soi-même, ni comme une conséquence d’une résolution, mais bien comme une chose en soi, qui font des êtres des sujets. La responsabilité ne se prend pas, elle m’incombe. Elle détermine le sujet et elle ne résulte en aucun cas d’une acceptation ou d’un rejet puisqu’elle est, de fait. La responsabilité, en ce qu’elle découle de la rencontre d’avec autrui — rencontre que Lévinas qualifie d’Infini — dépasse l’engagement puisqu’elle est première. Elle précède la liberté même. Elle est l’a priori du sujet et ne s’évalue pas dans l’action. Serait-elle à appréhender au-delà de la pensée? Peut-être. En tout cas, pour l’auteur, il semble que la responsabilité précède l’être et indique, en conséquence, un détournement de l’être vers autrui. Alors nous pouvons penser que les monuments, et leur violence, se situent dans ce contexte. Indépendamment de la volonté des spectateurs de se porter garant de la lutte contre l’injustice — par le geste d’écriture ou encore la lecture des noms — ces œuvres seraient moins des invitations à l’engagement qu’un rappel à un état de fait : je suis infiniment responsable d’autrui, et de sa propre responsabilité. Ce qui provoquerait le dérangement face au monument, en appliquant la pensée de Lévinas à l’appréhension d’un Autre, commun, au sein même de l’œuvre, c’est très justement son éthique. Or, cette éthique exige la responsabilité pour autrui, la responsabilité à venir. Et faire face à cela se ferait dans la douleur de l’internalisation chez le sujet de l’existence d’autrui, de l’Infini. A plus forte raison encore, l’indicible de la Shoah astreint à l’usage du texte en ce que l’écrit offre l’annonce de sa propre présupposition. La violence — sans aucunement juger de sa légitimité — traduirait, en premier lieu, la non-réciprocité de la responsabilité, et en outre, l’affleurement du principe de responsabilité jonassien. Si, pour cette dernière, la non-réciprocité est évidente, en ce qui concerne la responsabilité pour autrui lévinasienne, c’est cet aspect du principe qui fait de l’être un sujet.

[…] [Je] suis responsable d’autrui sans attendre la réciproque, dût-il m’en coûter la vie. La réciproque, c’est son affaire. C’est précisément dans la mesure où entre autrui et moi la relation n’est pas réciproque, que je suis sujétion à autrui; et je suis « sujet » essentiellement en ce sens. C’est moi qui supporte tout. (Lévinas, 1982 : 94-95)

Ainsi, la condition d’existence d’un commun, social, exige le tiers, exige le détournement de l’être vers autrui pour accéder à l’Infini. Le sujet n’existerait que dans une relation à l’Autre non réciproque, et donc, au regard de l’Histoire, sans principe d’équivalence d’action entre engagement et mémoire. Alors, endurer se fixerait comme condition inaliénable de l’être, condition de la survivance. Or, cette responsabilité, placée dans le commun, présuppose une humanité à venir décorrélée de l’essence. « L’humanité dans l’être historique et objectif, la percée même du subjectif, du psychisme humain, dans son originelle vigilance ou dégrisement, c’est l’être qui se défait de sa condition d’être : le dés-inter-essement. » (Ibid. : 96). La similitude, omniprésente, entre les œuvres étudiées serait qu’elles résulteraient toutes des tentatives d’édification d’un lieu, matériel, mais éphémère, propice au dés-inter-essement, à cette abolition de l’être face à un commun sans lieu, tout en invitant à la vigilance – notons que ce même terme est employé à la fois par les Gerz et par Lévinas.

Pourtant, nous pourrions entendre la contradiction de l’engagement de la façon suivante : la disparition annoncée du monument serait l’imposition, par le glissement du texte en discours potentiel, de l’Infini. Donc, le « nul » de la légende du Monument contre le fascisme renvoie davantage à une responsabilité qui incombe au commun qu’à l’engagement individuel. L’engagement se limiterait à la vigilance, soit l’action du dire dans la séparation du Même et de l’Autre. La rencontre — l’Infini — s’effectue alors exclusivement par le langage puisqu’elle unit le séparé, en tant que séparé. De cette façon, nous entendons la délocalisation comme mécanisme fondamental du passage du lieu de commémoration à l’espace commun partagé. Le commun constituerait l’unité psychologique qui lierait les masses par une cohésion non restreinte à l’espace physique. En ce sens, la responsabilité serait la relation entre la subjectivité et le commun, sans réciprocité. Le commun sans lieu, ici à l’œuvre, découlerait moins de la Totalité que de l’Infini lévinassien puisqu’il implique l’extériorité dont le mode serait le détour — ce qui, de toute évidence, s’oppose à l’idée fondamentale de la Totalité9.

Le détour, une des clefs de voûte de la pensée de Lévinas, détermine ce « qui ne peut être “dit” comme tel » (Narbonne, 2006 : 69-75). Selon l’analyse de Jean-Marc Narbonne, l’indicible serait alors un mode qui permettrait la restitution de l’indicible à l’entendement. Comment peut-on appréhender l’Infini dans ce contexte? Comment peut-on offrir aux humains les termes de la compréhension de ce qui ne peut être dit? Le retrait, que l’on a vu comme étant une stratégie de la part des artistes, procéderait de ce même détour, à savoir, ce mode de la restitution d’accès d’une impossible inscription, cette transposition de l’indicible vers le sujet. Nous postulons donc que le détour, le ce qui ne peut être dit, participerait aux deux aspects suivants de la survivance du commun : d’abord, par la stratégie de retrait, particulièrement de l’image, et ensuite, par la résistance. En ce sens, il faudrait, selon l’auteur, « se détourner de l’être et se tourner vers autrui si l’on veut espérer abroger la loi de l’être et de l’essance pour faire apparaître en eux quelque chose qui ne tient plus du tout d’eux » (Ibid. : 69-75)10. C’est alors ce qui n’appartient plus à l’être, cet autrement qu’être qui érige la possibilité d’un commun partagé, de cet Infini. Ce quelque chose qui dépasse l’être.

L’œuvre par le détour nous offre le mode d’accès à l’Infini, qui, pour les Gerz, pourrait être la lutte contre l’injustice, ou encore chez Boltanski, par l’apposition de la survivance mémorielle en résistance face à l’image. Or cette résistance du texte, ce détour par l’inscription, accorderait la possibilité d’accès à la responsabilité, à un en deçà et un au-delà de l’être, à un dés-inter-essement. Comment, en conséquence, situer la figure du témoin? Faut-il nécessairement faire de la construction de l’image un témoin ou la parole suffit-elle à la survivance du commun par le discours? Notons que l’opposition traditionnelle qui imprègne l’idée de témoignage, fait de la figuration l’objet de controverse. Cette opposition se focalise dans les tensions, ô combien symboliques, entre Claude Lanzmann et Steven Spielberg, lors de la sortie en salle de La Liste de Schindler en 1993. Pour l’auteur de Shoah, le film se doit d’être sans images puisqu’il est fait de paroles testimoniales s’imposant contre la fictionnalisation inhérente et inéluctable de la construction cinématographique. La frontalité — qui n’est pas contradictoire avec le détour étant donnée la définition lévinassienne de la rencontre désintéressée avec l’Autre — fait du témoin le sujet, fait de la parole le discours. Cette ferme pensée amènera le cinéaste à affirmer son iconoclasme radical et soulève la question éminemment politique, faut-il figurer le génocide? Dans son analyse parue dans Artpress à l’été 1996, le théoricien et critique Jean-Pierre Salgas revient longuement sur les propos de Lanzmann, sur sa volonté de réfuter la reconstruction des archives exécutée par Spielberg, son souhait profond de ne pas montrer au point de suggérer qu’il aurait lui-même détruit des archives des camps s’il y en eu (Lanzmann, 1994). « Il faut donc inventer, la Shoah requiert l’art : chez Lanzmann, c’est l’incarnation qui dissout l’opposition fiction-enquête comme elle dynamite celle de l’avant et de l’après. Auschwitz est ici et maintenant à l’intemporel présent. » (Salgas, 1996 : 27). Dans les propos de l’auteur, nous retrouvons les arguments de Lévinas : l’abolition de la dichotomie avant/après, en deçà/au-delà. Or, l’exigence de Lanzmann dans la transmission par le détour du témoignage révèle cette nécessité de l’incarnation — ou la rencontre d’avec autrui, l’Infini. En ce sens, la parole incarnée serait le choix privilégié, par le cinéaste, pour une forme esthétique en parfaite adéquation avec le principe de responsabilité.

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Pourtant, soulignons un point, avec un autre exemple d’une œuvre datant de 2005 d’Esther Shalev-Gerz, Entre l’écoute et la parole : derniers témoins, Auschwitz 1945-2005. Dans cette installation, l’artiste propose, à l’instar de Boltanski, une enquête documentaire. Après avoir recueillie les témoignages de soixante survivants de la Shoah, elle projette un triptyque vidéo, sans voix, au ralenti, montrant exclusivement les moments de silence des témoins, les temps-morts entre les paroles. Parallèlement, soixante lecteurs DVD sont à disposition12 du public pour l’écoute des témoignages, avec des casques audio qui scindent l’espace de l’écoute et l’espace de l’image. Le spectateur peut alors consulter les témoignages, selon un temps qui lui est propre, par une action volontaire de l’écoute. L’œuvre s’illustre en séparant le discours qui reste par le biais de la parole, et celui évanescent par l’image, intemporelle. L’absence de discours du triptyque proposerait deux choses : la rencontre avec autrui, dans une relation isolée et non réciproque, exclusivement au travers de l’image, et d’autre part, une rencontre avec une image, sans sujet ni discours, où la stratégie de retrait est celle de la rétraction du dire.

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Notons en complément, que dans un registre qui nous éloigne quelques instants de l’Holocauste, mais qui, du reste, répondrait des mêmes problématiques mémorielles, l’artiste américain Josh Begley réalise Officer involved. À l’aide des bases de données accumulées par le journal The Guardian et avec le concert de theintercept.co, l’artiste met en ligne une œuvre à la mémoire des victimes de violences policières aux États-Unis. En résulte un tableau de plus de mille images extraites de Google Streetview et Maps, recensant, avec renoncement à la monstration et avec une certaine pudeur, les lieux des actes de violence. Ce qui se révèle au premier regard, c’est l’absence totale de présence humaine, c’est le silence. Dans la liste ne figurent que des images vidées de qualités esthétiques, une image de paysage et les informations nécessaires à la localisation. Aucune date ni nom de victime, juste les lieux qui contextualisent les derniers instants avant des événements dont la seule chose que nous savons est leur survenue. L’artiste propose avec cela un objet qui incite à la réflexion sur les espaces mémoriels dématérialisés; les espaces numériques seraient un support propice à la commémoration en ce qu’ils permettent une relation non réciproque au commun, sans lieu. En conséquence, la contextualisation participe du détour. La rupture entre l’image de la victime et la contextualisation opère une distanciation similaire à celle évoquée au sujet des témoignages de Shalev-Gerz, à savoir, un détour permettant l’accession à un dépassement de l’événement au profit de l’Infini. Le texte, dans cette œuvre, augmente la relation du spectateur à l’image en suggérant une présence fantomatique du mort au-delà de l’incarnation, rapprochant l’œuvre, enfin, des propos de Baqué au sujet du Monument contre le racisme : « Le langage serait ainsi la ressemblance avec l’événement — la Shoah — au-delà de l’image : une ressemblance qui impliquerait la disparition et l’invisibilité. » (Baqué, 2004 : 173). L’action de l’écrit, ce détour, vaudrait par sa prévalence à tous phénomènes de désubjectivation (Agamben, 2007 : 43-44). Nommer — par la lecture du nom ou par l’énonciation silencieuse dans la rencontre avec autrui — émerge comme une double opposition : d’abord à l’indicible, puis à la destruction de la condition de l’être en redonnant au sujet son essence. Alors, et seulement alors, ce qui reste d’Auschwitz s’offre au discours dans un mouvement de survivance politique rendu possible par ce qui reste après l’écrit.

III. Le texte en témoin : le retrait de l’image

Finalement, pour conclure nos analyses sur notre troisième point argumentaire, déjà amorcé entre les lignes, nous proposons d’étudier les modalités opérant les glissements vers le champ mémoriel en nous penchant particulièrement sur les tensions entre retrait de l’image et émergence du sens par l’écrit. Qu’est-ce donc qui, dans cette rupture image/texte, permet, rend possible, la mise au regard de la responsabilité et, en conséquence, l’émergence d’une survivance du commun externe à l’œuvre? En quoi, et par quoi, le témoin représenterait la rencontre d’avec un Infini post-scriptum? La place du témoin constituerait la transition nécessaire d’une inscription mémorielle vers une survivance du commun. Vecteur du discours par la parole — ou par l’écrit — il véhicule la rencontre avec autrui, puisqu’il opère la médiation avec l’Infini. Pourtant, l’on peut penser au regard des exemples étudiés que l’incarnation n’est pas un absolu de la forme artistique mémorielle.

Le témoignage se mue parfois en littérature. Un vrai livre est supposé mieux assurer la transmission. Mais surtout, dans un paysage où la mort est omniprésente, chemine l’idée que l’œuvre, elle, est immortelle, qu’elle seule peut assurer le souvenir, c’est-à-dire l’éternité. C’est dire la confiance mise dans l’écrit et, en dernière analyse, l’irréductible humanité des victimes. (Wieviorka, 1998 : 42)

La figure du témoin, pour Annette Wieviorka, est à entendre dans la dimension de transmissibilité de la mémoire. Cependant, elle nous met en garde, si j’ose dire, sur les conditions de productions. D’abord, si la pratique testimoniale audiovisuelle semble être devenue courante, l’enregistrement des discours et écrits connaît de flagrantes évolutions depuis la guerre jusqu’à ce moment que l’auteure appelle de ses mots l’ère du témoin, soit le changement global de contexte sociologique de la fin des années 70 où la collecte de témoignage devint systématique (Ibid. : 127). Puis, par la fragilité inhérente au témoignage et l’affect qu’il véhicule. Il faudrait alors appréhender le corpus testimonial avec la rigueur du travail d’historien pour se défaire des implications émotionnelles. Pourtant, quand on s’attarde sur le travail de Boltanski ou des Gerz, l’enjeu serait moins de porter un témoignage que d’élaborer la naissance — ou du reste, un vecteur — d’une transmission testimoniale, offrant le vécu par le biais de l’œuvre. Dans cette mesure, le post-scriptum offrirait un détour, à savoir, le passage de la matérialité de l’œuvre à sa propre survivance dématérialisée dans la mémoire collective. La testimonialité n’est plus figurable mais apparaît dans l’essence de la responsabilité, dans l’Infini. Pourtant, le témoin incarne la survie du discours, d’en un au-delà de l’événement, et ce, pour une survivance du signifié dans le commun.

Assurer le souvenir : le témoin transformerait le vécu en éternité, il déplacerait l’Infini et le rendrait accessible par l’action de l’écrit. Le texte s’impose comme mode préférentiel de l’éternité. Il présuppose donc : le désintéressement du témoin, la responsabilité lévinassienne, et finalement, le principe jonassien d’une humanité à venir. Pourtant, comme on a pu le voir, témoigner implique le dire. Or, évoquer l’indicible nécessiterait en conséquence le détour.

Ainsi, le détour peut s’introduire dans la volonté même du témoin. Entre 1994 et 2000, l’artiste chilien Alfredo Jaar constitue un projet, aussi radical que singulier, intitulé The Rwanda Project. Après s’être rendu, en qualité de photo-journaliste, au sein du conflit afin de capturer l’effroi du génocide des Tutsis, et après avoir accumulé plus de 3500 photographies et de nombreux témoignages, l’artiste se risque à l’expression de l’indicible à l’échelle du discours, d’une histoire. Comment élaborer un dispositif de monstration capable d’éveiller la responsabilité face à un génocide avoisinant le million de victimes? Alors, que peut-on donner à voir si l’on ne peut rien montrer? Du projet résulte vingt-et-une pièces étalées sur les six années. Semble alors se dessiner un fil conducteur au projet, à savoir, la mise en œuvre d’une stratégie de la réduction de l’échelle de l’horreur. L’artiste annonce qu’il souhaite offrir aux spectateurs quelque chose qui pallie à la honte d’être témoin, qui restaure l’Histoire. Permettons, une nouvelle fois, de nous appuyer sur les propos de Baqué, qui conclut avec vigueur sa plaidoirie pour un art politique : « Silence idéal de l’extermination contre la parole du témoignage. La parole comme ce qui fonde l’humanité, la restaure. Comme ce qui reconstruit l’Histoire, comme ultime rempart contre la barbarie. » (Baqué, 2004 : 295).

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Si chacune des installations mériteraient que l’on s’y attarde longuement, nous nous intéresserons tout particulièrement aux Real pictures. Pour cette installation, l’artiste choisit, avec une forme de pudeur à l’égard du génocide, de ne pas montrer d’images. Paradoxalement, afin de donner à voir l’effroi, il décide d’enfermer ses photographies dans des boites noires, absolument opaques. Sur les boîtes, seuls des textes descriptifs des photographies demeurent accessibles aux spectateurs. Geste symbolique du post-scriptum, la substitution de l’image par le texte offre un accès à la rencontre avec l’Infini, par le détour, par l’inscription. Ces légendes, textuelles, unique mode de transmission des contenus, instaurent une économie du regard, une profanation de la représentation. L’œuvre s’installe dans une salle semi-obscure, avec ces boites, à même le sol, évoquant inévitablement des tombeaux avec leurs épitaphes. Face à la mort, sacrifier l’image semble s’imposer comme geste politique : le post-scriptum comme une réponse à l’effroi, à la réduction des images à l’affect. Inscrire produirait un mode d’accès à l’essence de la mémoire détachée de la représentation. L’artiste souligne plusieurs aspects du commun : en premier lieu, la construction du sujet, sans objet, sans image. Il suggère l’indicible par le texte inscrit. Il évoque l’effroi plutôt que de le faire voir. Et, à l’instar du geste d’enfouissement des Gerz, il instaure la stratégie du retrait, du silence, de l’invisible comme seul mode capable d’éveiller à la compréhension du génocide. Le post-scriptum serait le mode d’accès au discours des images invisibles. Toutes les pièces de la série ne s’attachent pas un retrait absolu, pourtant, toutes impliquent le regard du spectateur, toutes questionnent les modes de transmissions de ce que l’événement visuel global offre au regard. La série, et Real pictures en particulier, livre un espace commémoratif où l’écrit règne comme détour. Ces cénotaphes servent le discours en énonçant le contexte et en retirant l’image, en donnant un nom à ces victimes que l’on ne devrait voir. En optant pour le texte, l’œuvre rapproche du réel et donc, en conséquence, de l’Infini. Voiler l’image offre l’accès à la vérité symbolique de l’image par le discours construit pour le commun (Mondzain, 2003 : 35). Mais la force qui englobe l’œuvre de Jaar, c’est aussi celle qui interroge notre relation à l’information et ses modalités. Sans revenir à la devise de Match devenue symptomatique « Le poids des mots, le choc des photos », l’artiste fait valoir les tensions entre le traitement photo-journalistique et l’information, entre l’image et ses pouvoirs, sa politique.

L’image a pour spécificité d’émouvoir donc de mouvoir. Le pouvoir des images est donc à comprendre de deux façons totalement opposées. Ou bien il s’agit de la liberté qu’elles donnent et leur pouvoir n’est autre que celui qu’elles nous offrent d’exercer notre parole et notre jugement en ne nous imposant rien, ou bien il s’agit du pouvoir que nous laissons à ceux qui font voir et qui n’en laissent aucun à l’image et dès lors l’image disparaît, et notre liberté de jugement avec elle. Les images ne disent rien, elles font dire. (Mondzain, 1996 : 27)

Pourtant, pour Marie-José Mondzain, nous pourrions entendre le pouvoir de l’image de la façon suivante : soit il procède d’une ouverture — un médian — vers une liberté du discours connexe pour le regardeur, soit il soustrait l’espace du jugement, ce faisant, l’image elle-même disparaîtrait. Pour ainsi dire, les images, pour l’auteur, disparaissent dès lors que les faiseurs d’images leurs retireraient leur pouvoir de la rencontre. Avec ces considérations, les tensions formelles qui émergent en confrontant la photographie témoin et l’œuvre ouverte mettent en relief l’antagonisme des œuvres de Sophie Riestelhueber, Alfredo Jaar ou Michal Rovner aux côtés de celles de Robert Capa, Gilles Caron, James Nachtwey ou Kevin Carter. Si, pour certains, montrer l’effroi se fait sans détour, avec la violente frontalité de la vision de l’horreur et de la mort, pour d’autres, l’utilisation du détour favorise la capacité de l’objet à toucher le réel. Or, c’est dans ce second cas que le post-scriptum donne accès à la vérité symbolique de l’image. Ce n’est en aucun cas une posture qui consisterait à dire que la mise en image impliquerait nécessairement un retrait du jugement. Simplement, que la stratégie de l’image — le détour — écarterait l’immédiateté de l’image dans une volonté certaine de laisser l’Infini dicter l’émotion des images plutôt que de faire de l’image une coercition du regard, imposant l’affect. Ce serait donc le post-scriptum qui retirerait l’affect et placerait, non pas l’œuvre, mais le spectateur en témoin acceptant la responsabilité pour le commun. Nous posons qu’il existe un non-sens dans le présupposé d’une légitimation du réel par l’image. Or, avec son Rwanda Project, Jaar interpelle la politique des images, celles qui font dire, celles qui donnent la parole à un au-delà de la mort.

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À cet égard, l’œuvre de l’artiste Steve McQueen Remember Me, présentée en 2016 aux côtés de Ashes, nous fournit une subtile réflexion sur le déplacement du texte mémoriel dans le commun délocalisé. Pour cette installation in situ, l’artiste accumule la phrase manuscrite remember me soixante-dix-sept fois, écrite par autant de personnes, dont lui-même. Sont alors accrochées sur le mur d’une salle obscure ces graphies en néon borosilicate recouvert de peinture noir opaque, ne laissant de lumière que les contours se projetant sur le mur. De par la phrase même, il semble inévitable de trouver dans l’œuvre une dimension votive. Pourtant, si toutes les écritures sont distinctes l’une de l’autre, elles renvoient, ensemble et simultanément, aux spectres d’une existence révolue dont nous n’avons aucune trace ni description — contrairement aux Real Pictures de Jaar. Or, ces textes font signe. Mais de signe, ils ne portent pas de noms. Simplement l’écho d’une responsabilité, découplée de l’être. Ils rendent tout processus d’identification impossible. Sans nom, l’œuvre souligne le paradoxe du monument déjà évoqué et l’ambivalence d’une mémoire dont la seule vocation serait le passage d’une histoire à celle de la mémoire collective. La puissance de l’œuvre serait alors ce témoignage désintéressé, celui qui sans image, fait du texte le discours, fait du post-scriptum un support à l’élaboration d’une mémoire collective. Le texte serait simultanément incarné et désincarné, unique et identique. L’œuvre interpelle d’autant plus que la forme plastique du néon renvoie inévitablement à une esthétique surexploitée dans un art contemporain souvent complément vidée de toute substance significative. Or, proche en cela de l’Arbeit macht frei (1992) de Claude Lévêque, l’œuvre rompt avec les préjugés portés sur cette technique et se joue du décalage entre la sacralité votive et l’enseigne lumineuse.

Concluons donc notre étude ainsi. Les œuvres et monuments que nous avons analysés nous semblent remarquables en ce qu’ils répondent aux hypothèses posées en préambule. À savoir, ces objets mémoriels remettent en cause, transgressent les limites entre œuvres et monuments et, ce faisant, créent une rupture dans la fonction monumentale. Or, en opérant cette rupture, le post-scriptum s’impose comme vecteur de la survivance du commun mémoriel et fait du lieu de l’inscription une étape dans le processus d’élaboration d’une responsabilité commune, au-delà de toute matérialité, au-delà de l’esthétique des objets mémoriaux. Il existerait de ce fait un espace possible pour l’élaboration d’objet esthétique répondant à une résistance à l’historicisation et la monumentalisation. Toutefois, afin de s’inscrire dans une survivance du commun, il serait alors exigé de recourir à un art politique en ce qu’il ferait de l’objet le vecteur d’une signification éthique; cependant, en s’appuyant sur les énoncés de Jonas et Lévinas, il semble qu’un paradoxe émerge. La responsabilité n’est pas une conséquence d’un engagement. Elle est de fait. L’œuvre destitue sa propre obligation. Elle invoque sa non-nécessité en se promettant à sa disparition, et en laissant l’espace du maintien de la propre présupposition de la responsabilité. L’œuvre laisse le post-scriptum invoquer la rencontre entre spectateur et obligation. En conséquence de quoi l’objet esthétique sert à l’ouverture d’un espace post-scriptum par le détour de l’inscription. Or, en faisant cohabiter la responsabilité avec le mémoriel, la présentation de l’effroi se trouve alors confrontée à plusieurs modes ou détours : soit le texte s’impose à l’image, et laisserait une potentielle compréhension de la responsabilité affleurée chez les spectateurs, soit, le témoin figure l’effroi en donnant accès par le discours à quelque chose qui ne peut être dit autrement que par la rencontre. Et c’est bien là que l’indicible se dit, devient discours. Puisque le détour permet l’énonciation de ce qui ne peut être dit, que l’image se retire ou que le témoin s’impose, dans tous les cas, la rencontre — cet Infini — présuppose un renoncement à la condition de l’être, un dés-inter-essement. Toutefois, en proposant l’existence d’un après disparition du texte, le discours post-scriptum offre un champ possible au renoncement de l’être et, in fine, un mode d’accès à « un passé d’en deçà tout présent et tout re-présentable » (Lévinas, 1978 : 24). Au travers de l’œuvre se fait la rencontre avec autrui, la rencontre avec un avant du souvenir et un après de l’accomplissement, et enfin, peut-être, une reconsidération de la liberté.

  1. 1http://www.shalev-gerz.net/?portfolio=monument-against-fascism, [consulté le 21 mars 2017], Inscription sur le Monument contre le fascisme d’Esther Shalev-Gerz et Jochen Gerz, 1989, Hambourg, Allemagne.
  2. 2Esther Shalev-Gerz, Jochen Gerz, Monument contre le Fascisme, 1986
    Hambourg-Harbourg, Allemagne, Installation Permanente
    1 colonne couverte de plomb avec structure en aluminium, 12 x 1 x 1 m, 1 texte sur un panneau, 7 tonnes
    photo © http://www.shalev-gerz.net/
  3. 3Esther Shalev-Gerz, Jochen Gerz, Monument contre le Fascisme, 1986
    Hambourg-Harbourg, Allemagne, Installation Permanente
    1 colonne couverte de plomb avec structure en aluminium, 12 x 1 x 1 m, 1 texte sur un panneau, 7 tonnes
    photo © http://www.shalev-gerz.net/
  4. 4Esther Shalev-Gerz, Jochen Gerz, Monument contre le Fascisme, 1986
    Hambourg-Harbourg, Allemagne, Installation Permanente
    1 colonne couverte de plomb avec structure en aluminium, 12 x 1 x 1 m, 1 texte sur un panneau, 7 tonnes
    photo © http://www.shalev-gerz.net/
  5. 5Christian Boltanski, Les Habitants de l’hôtel de Saint-Aignan en 1939, 1998
    photo © mahJ / Christophe Fouin
  6. 6Yad Vashem, Hall of Names Jérusalem photo © https://www.yadvashem.org
  7. 7Peter Eisenman, Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe, 2005 photo © « Looking over the Memorial to the murdered Jews of Europe towards the Tiergarten in Berlin. Panorama. » by user:Chaosdna is licensed under CC BY 3.0, May 2007
  8. 8Jochen Gerz, Le Monument contre le racisme, 1990 photo © « Saarbrücker Schloss – Platz des Unsichtbaren Mahnmals » by user:Flicka is licensed under CC BY 3.0, 23 february 2007
  9. 9Pour Lévinas, la Totalité se démarque de l’Infini particulièrement sur l’idée de la séparation. La Totalité serait l’intégration du même et l’autre tandis que l’Infini conserverait la distinction autre/même. (Lévinas, 1990)
  10. 10Dans les notes préliminaires de l’ouvrage Autrement qu’être ou au-delà de l’essence (Lévinas, 1978 : 9), l’auteur signale ne pas avoir « osé » la syntaxe essance. Le terme d’essence devrait, en toute rigueur, s’opérer avec le suffixe consacré -ance. La syntaxe du mot essance s’opposerait à l’essence, terme auquel Lévinas préférera, avec une certaine exactitude étymologique et pour éviter les confusions, celui d’eidos. Dans ses analyses, Narbonne, quant à lui opte pour la syntaxe essance. En outre, ce choix permet la distinction avec la conception platonicienne de l’essence.
  11. 11Esther Shalev-Gerz, Entre l’écoute et la parole : derniers témoins, Auschwitz 1945-2005, 2005 Installation, Paris, France 4 tables, 15m, 60 lecteurs DVD, 60 vidéos de durées variables, de 120min à 480min, 1 triptyque vidéo, 40min photo © http://www.shalev-gerz.net/
  12. 12Précisons que l’œuvre a été exposée de plusieurs façons différentes. Dans l’installation initiale à l’Hôtel de ville de Paris en 2005, à l’occasion de la commémoration des soixante ans de la libération du camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, l’œuvre est présentée avec le triptyque ainsi que les soixante lecteurs DVD. Depuis, l’œuvre a été exposée plusieurs fois, notamment au Jeu de Paume de Paris en 2010 où, toutefois, les témoignages n’ont pas été proposés à la consultation, uniquement le triptyque a été exposé.
  13. 13Josh Begley, Officer involved, 2015 photo © https://theintercept.co/officer-involved/
  14. 14Alfredo Jaar, Real pictures, 1995
    photo © http://www.alfredojaar.net/
  15. 15Alfredo Jaar, Real pictures, 1995
    photo © http://www.alfredojaar.net/
  16. 16Steve McQueen, Remember me, 2016 Acrylic paint on 88 neon borosilicate tubes
    Length: 19 5/8 to 39 5/16 in. (50 cm to 100 cm) Diameter: 3/16 to 3/8 in. (6 mm to 11 mm)
    Edition of 1 + 1 AP photo © https://www.mariangoodman.com/