L’archivation du roman Das Regal der letzten Atemzüge d’Aglaja Veteranyi
Lorsqu’un compuscrit devient post-scriptum
Lorsque, sans préavis, on m’invite à m’imaginer des archives littéraires, c’est l’image romantique d’un manuscrit dont l’écriture à la plume et en lettres attachées s’étend finement sur un papier jaune et fibreux qui se dessine spontanément devant mes yeux. Mais les temps ont changé et on doit s’y faire. Les compuscrits1 des œuvres littéraires contemporaines ne ressemblent en rien à ces manuscrits qui nous viennent d’une autre époque, et ne sont autres que des textes tapés à l’ordinateur et imprimés en une, ou en plusieurs copies. L’aura du manuscrit peut certes paraître absente, sachant qu’il s’agit d’un document passible d’être imprimé et réimprimé à l’infini et sans contrainte technique aucune, mais deux éléments nous forcent à réinterpréter ce manque d’aura les notes manuscrites de l’artiste que l’on retrouve parfois en marge du texte, si la chance nous sourit, et la condition unique, tangible, dissimulée de la copie conservée dans les archives littéraires. C’est à tout le moins ce qui en est du compuscrit original du roman de l’auteure suisse alémanique d’origine roumaine Aglaja Veteranyi (1962-2002), Das Regal der letzten Atemzüge (L’étagère des dernières respirations2).
Écrite vers la fin des années 1990, l’œuvre littéraire fut publiée à titre posthume quelques mois après le décès de l’auteure en 2002, et l’on retrouve le texte original de sa première version (ainsi que des versions ultérieures) aux archives littéraires suisses à Berne (Schweizerische Literaturarchiv). Bien qu’il fût dans son intention de publier l’œuvre, et que le processus éditorial ait été entamé avant son décès subit, le roman se présente à la fois comme le post-scriptum de son œuvre complète et en fait partie intégrante. L’œuvre publiée acquiert la valeur d’un coffre aux trésors qui recèle la mémoire de l’auteure et qui devient elle-même l’un des seuls outils d’interprétation de son dernier roman, sachant qu’aucun commentaire de l’auteure sur celui-ci — du moins aucun commentaire émis à la suite de sa publication — ne pourra être entendu. Le dernier roman de Veteranyi devient, par son caractère post-scriptique, le seul de ses textes dont l’interprétation se trouve, en quasi-totalité, enfermée entre les pages du livre.
Le suicide de l’auteure quelques mois avant la parution du roman et quelques mois après la fin de son écriture oriente l’interprétation d’une majorité d’analystes, qui voient entre l’évènement et les thématiques du roman (perte d’un être cher, mort, deuil) un lien clair et inébranlable, et ce suicide leur apparaît comme la clef de l’interprétation. S’il nous vient à l’idée de concevoir l’œuvre et l’évènement de manières distinctes, alors les pistes d’interprétation extérieures à l’œuvre se font rares, et celles qui existent sont en grande partie conservées aux archives littéraires de Berne. Puisque le roman constitue, pour ainsi dire, la dernière étape de l’œuvre et de la vie de l’auteure, il nous faut nous retourner vers le passé si l’on désire acquérir davantage d’informations sur le processus de création de l’œuvre et sur la vie de l’auteure qui fut, lors de l’écriture de ce roman autofictif, sa source d’inspiration primaire.
Dans son texte, Aglaja Veteranyi met en images le décès d’un être cher. Le sujet abordé, a priori intime et difficile, s’exprime à travers une série d’images expressionnistes peintes par un regard d’enfant devenu adulte — celui de l’auteure elle-même — qui ne juge ni n’interprète fermement les évènements qui se déroulent devant ses yeux et auxquels il est confronté. À travers les descriptions des différentes phases du décès de la tante de l’auteure (qui va du début de sa maladie jusqu’aux rituels funéraires), on retrouve plusieurs analepses de l’enfance d’Aglaja Veteranyi en Roumanie ainsi que du vagabondage de sa famille à travers l’Europe. La profondeur de la relation qu’elle entretenait avec sa tante s’y laisse sentir et confronte le lectorat à une représentation équivoque du thème de la mort, quelques fois d’un naturel austère, mais plus souvent d’un expressionnisme magique. Tout au long du roman, les allusions poétiques et singulières faites à la figure de Dieu projettent l’image colorée d’un être omniscient qui semble n’appartenir qu’à cette famille d’artistes, et auquel l’auteure associe de multiples intentions toutes aussi fantaisistes les unes que les autres. Veteranyi entreprend, par l’écriture de ce roman, une mise en littérature de sa vie de tous les jours, qu’elle ornait d’un lyrisme minutieux, et y fait converser sa famille avec Dieu, comme dans l’objectif d’apporter un brin de transcendance à ce quotidien familial sinon à tendance quelque peu prosaïque :
Chaque mort apporte à Dieu sa dernière respiration, dit Costel. Dans cette dernière respiration, Dieu peu lire la vie de ses gens comme dans les pages d’un livre. La bibliothèque de Dieu est une étagère remplie de respirations.
(Jeder Tote bringt Gott seinen letzten Atemzug, sagt Costel. In diesem Atemzug kann Gott das Leben dieses Menschen lesen wie in einem Buch. Gottes Bibliothek ist ein Regal voller Atemzüge.)
Dans ses utilisations les plus usuelles, le terme post-scriptum concerne un élément textuel qui, écrit à la suite du texte pour ainsi dire principal, vient le compléter d’un ajout généralement court qui s’en détache par son contenu ou par sa forme, mais dont le sujet n’est pas étranger au texte original, bien au contraire auquel il est complémentaire. Dans le cas d’un roman, il serait possible d’en lire la préface écrite ultérieurement comme un post-scriptum inhérent à l’œuvre. L’œuvre et le post-scriptum forment ensemble un tout, et bien qu’à l`intérieur de ce tout l’œuvre soit indépendante du post-scriptum, ce dernier nécessite le texte principal pour exister. Dans le présent article, nous chercherons à savoir de quelle manière et dans quelles circonstances un texte, dont le caractère post-scriptique ne serait pas intentionnel, pourrait devenir un post-scriptum de circonstance. Dans le cas du roman d’Aglaja Veteranyi, par exemple, le manuscrit de l’œuvre acquiert un caractère post-scriptique par sa situation de conservation en archives, par l’époque et le lieu de sa consultation. Par la proximité et l’écart qu’il entretient avec l’œuvre, le caractère post-scriptique joue le rôle d’un agent venant nuancer le contenu et l’interprétation que le lectorat aurait pu en faire suite à la seule lecture de la version publiée. Le présent article fera état d’une rencontre avec le compuscrit de l’œuvre lors d’une visite aux archives et tentera, par la description de cette expérience singulière, une exploration de la création d’un post-scriptum, soit une description expérimentale du devenir post-scriptum. Dans son essai intitulé « Mal d’archive », Jacques Derrida conduit le concept d’archive hors des sentiers battus et lui attribue de nouvelles valeurs et implications qui, selon lui, sont trop souvent oubliées dans les discours sur les archives. Derrida évoque l’affinité toute particulière que l’on retrouve entre les archives et la psychanalyse et fait ressortir, dans cette comparaison minutieuse, que « […] la psychanalyse devrait appeler une révolution au moins potentielle dans la problématique de l’archive. […] S’installant souvent dans la scène de la fouille archéologique, son discours porte d’abord sur le stockage des “impressions” et le chiffrage des inscriptions, mais aussi sur la censure et le refoulement, la répression et la lecture des enregistrements. » (Derrida, 2008 : « Prière d’insérer »). Sans prétendre à une révolution archivistique ou à une politisation de l’archive, il s’agira à notre tour de stocker nos « impressions » sur une visite dans ce lieu de stockage afin de tirer de ce dialogue les qualités post-scriptiques du manuscrit qui, en d’autres circonstances, ne se seraient pas forcément manifestées.
Une langue méta-germanique
Plongée depuis des jours dans l’interprétation de la langue du livre — peut-on y reconnaître des traces de roumain, des traces de suisse-allemand ? La langue d’écriture est-elle de nature familière, contient-elle un lyrisme inhabituel caché sous son caractère oral ? —, je m’adonne à des recherches dans la littérature secondaire sur la personne de l’auteure et sur son rapport aux différentes langues pour tenter d’en tirer des conclusions qui sauraient orienter mon interprétation, ou à tout le moins feraient ressortir les similitudes qui existent entre la langue d’écriture et le cheminement linguistique singulier d’Aglaja Veteranyi, qui n’a appris à écrire qu’à l’âge de 17 ans.
Je ne trouve pratiquement rien.
Les quelques articles en ligne et chapitres de livres concernant l’auteure se contentent de titiller ma curiosité en soulignant sans cesse la présence mystérieuse d’un Autre dans sa langue d’écriture — qui, en effet, se fait sentir lors de la lecture —, comme si l’auteure avait su créer, inventer consciemment ou inconsciemment, un allemand qui n’appartient qu’à elle, non pas par l’utilisation de mots étrangers ou par un remaniement de la grammaire, mais par une construction syntaxique orale et quasi-musicale qui, à en croire la stupéfaction des analystes, se rapproche davantage d’une langue en soi que d’un style d’écriture (voir page 4).
Où a-t-elle appris cette langue ?
Il suffit d’observer une page du livre, choisie au hasard, pour que le caractère poétique de l’œuvre nous saute aux yeux, sans même avoir à en lire un seul mot. Les phrases — les vers ? — sont courtes et les mots de liaison, les organisateurs textuels sont à compter sur les doigts d’une main. C’est à peine si l’on en décèle quelques-uns à travers les chapitres, et ils sont si éloignés les uns des autres que l’on a amplement le temps d’oublier la présence du précédent lorsqu’on en croise un nouveau.
Le style d’écriture de l’auteure revêt un caractère expressionniste.
Après chaque phrase — après chaque vers ? — vient presque systématiquement un retour à la ligne où débute la phrase suivante :
Ma mère a épousé son copain belge avant de repartir pour la Roumanie.
Passeport international, dit-elle.
Import-export, dit-il.
Ils remplirent leur camion de livraison jaune et partirent chez la famille.
Savonnettes.
Souliers.
Vieux réfrigérateurs.
Bas de nylon.
Laveuses.
Cousines.3
Le texte nous confronte constamment à des pages blanches placées en milieu de chapitre, à des phrases écrites en majuscule, à des listes de mots qui s’étendent sur plusieurs pages. Si les phrases s’étaient suivies de près, si la mise en page avait été différente, la spontanéité du livre aurait été brimée, l’histoire aurait été autre et les sentiments qu’elle contient n’auraient pût être exprimés avec autant de liberté, d’ipséité et d’ingéniosité.
Aglaja Veteranyi l’exprime elle-même dans une entrevue radio :
Et j’ai réalisé que la manière dont j’ai narré mon histoire demande beaucoup d’espace […] Une phrase nécessite parfois une page entière. Et c’était très important pour moi que ce soit imprimé comme ça. Je crois que l’histoire ne fonctionnerait pas si les phrases étaient les unes à la suite des autres, parce que la narration est autant visible qu’invisible. Et je crois que ça a besoin d’espace.
Cette nouvelle langue, maniée par l’auteure de manière spontanée, rappelle, autant par sa forme que par son caractère instinctif, un mode d’expression généralement associé à la langue orale, où les sentiments et intentions de la locutrice ou du locuteur s’expriment en grande partie à travers des éléments paralinguistiques tels que les mouvements, les expressions faciales, les silences, etc. De la même manière que l’on entoure parfois la phrase cruciale d’une conversation de silences, les phrases que Veteranyi souhaite ponctuer sont systématiquement ceintes d’un silence musical que la lectrice ou le lecteur peut choisir de faire durer le temps voulu.
L’auteure laisse l’embarras du choix ; elle ne décide pas de la longueur des silences, elle ne fait que les proposer.
Pour analyser la langue d’un roman écrit en allemand — ou en français — dans ses plus profonds détails, il suffit de connaissances linguistiques et d’ouvrages de référence. Pour comprendre celle d’Aglaja Veteranyi, nous n’avons d’autre choix que de nous référer aux seuls ouvrages de référence existants à son sujet, qui sont ses propres écrits, entrevues, aventures littéraires, cahiers de notes où se reflètent, à la fois de manière consciente et inconsciente, l’origine de sa langue et son système d’expression.
Pour mener à terme une analyse de la langue d’écriture, nous n’avons d’autre choix que de retourner à la genèse de l’œuvre ; de faire un voyage à travers le processus de création de l’auteure ; d’aller à la rencontre de ses techniques d’écriture dans les archives littéraires, là où sont conservées, dans 91 boîtes, les traces du processus créateur de l’auteure. Nous partons à la rencontre du compuscrit original.
Les Archives littéraires suisses à Berne
C’est ici que j’ai tenté de l’apprendre, la langue d’Aglaja Veteranyi.
En arrivant, il me faut déposer mes effets personnels dans un casier et n’emporter avec moi que le nécessaire. Je prends un stylo, mon cahier de notes et ma copie du livre Das Regal der letzten Atemzüge, lue et annotée. Il est interdit de photographier les documents et de les photocopier.
Secret d’archive.
La muraille de pierre, la douve, le pont-levis et les gardes qui entourent les archives littéraires donnent l’impression que les documents qui y sont conservés sont quasi-indestructibles. C’est d’ailleurs en partie l’endroit et l’époque de conservation du manuscrit de l’œuvre qui lui confèrent son caractère post-scriptique. Dans le cas du présent compuscrit, il s’agit davantage d’un post-scriptum de circonstance que d’un post-scriptum intentionnel, en ce sens où, à l’époque de sa création, il s’agissait d’un premier jet et non d’une remarque ultérieure à un texte déjà existant.
On me guide dans la salle de lecture et on m’apporte les six premières boîtes d’archives que j’avais demandées. Je me retrouve seule, sans personne à qui pouvoir me référer, devant une quantité d’information titanesque.
Maintenant dans la salle qui renferme les traces d’une genèse littéraire dont je transporte dans mes mains l’aboutissement que j’ai lu et annoté, je vais à la rencontre de la première version imprimée du compuscrit du roman, lui aussi lu et annoté, mais par l’auteure elle-même. Puis je constate bien assez vite que le compuscrit n’est pas seul, mais accompagné de deux ou trois autres versions du même roman, ainsi que d’une série de cahiers de notes où ont été mises par écrit ses idées, bien avant d’être tapées à l’ordinateur, et où l’on trouve pratiquement l’entièreté de son livre, découpé en extraits chaotiques qui ne se suivent pas encore les uns les autres et qui ne se suivront que bien plus tard, lorsque le livre aura un ordre établi.
« Produire du manque là où régnaient les certitudes » (Farge, 1997 : 17)
Lorsque je découvre le compuscrit de la première version du roman, alors je me sens comme une grande exploratrice venant — enfin ! — de mettre le pied sur une terre inconnue. Dans sa boîte, la première version n’est pas seule, on y retrouve également les deux versions ultérieures du roman en dormance qui à elles trois, forment le compuscrit et tracent tranquillement le chemin vers la version finale.
Heureusement, pour un bon nombre d’auteurs qui n’entretiennent pas la même relation étroite et essentielle que Veteranyi avec l’idée de réécriture constante, la valeur de l’œuvre n’attend pas nécessairement le nombre des versions. Chez Veteranyi, cependant, il semble que ces étapes, ces multiples versions soient inévitables, et c’est cette caractéristique précise qui leur donne une portée que l’on se doit de prendre en compte dans l’interprétation de son œuvre et surtout dans le genre littéraire que l’on décidera de lui attribuer : la lecture des versions précédentes peut conduire notre analyse de l’œuvre dans des sentiers dont on n’aurait pu soupçonner l’existence.
Pour l’analyse du roman de Veteranyi, je fais le chemin inverse de celui qu’a pris l’artiste. La version publiée du roman constitue pour nous une première étape et, tranquillement, nous marchons à reculons jusqu’au premier compuscrit, en passant par tous les autres, pour aller à la rencontre des dissemblances qui en font une version différente de la version publiée. Après quelques heures de marche, me voilà enfin rendue à la première version, et — miracle ! — j’y constate que l’entité narratrice de l’œuvre diffère : la narration à la première personne de la version publiée est remplacée, dans le premier compuscrit, par une narration interne à la troisième personne. Le changement de perspective narrative entre le compuscrit original et la version publiée est probablement la découverte la plus significative que m’ont permis de faire les archives.
C’est cette trouvaille précise qui débride mes conceptions de l’univers et les laisse sans dessus dessous. L’univers autobiographique de l’œuvre souvent interprétée comme auto-fictive se laisse, au regard de cette transformation de l’entité narrative, momentanément aspirer par son côté fictif et prend ses distances à l’égard du biographique. Les narrations d’œuvres autobiographiques à la troisième personne ne courent pas les rangées des bibliothèques, et bien que rien n’empêche un tel choix narratif, la catégorisation spontanée de l’œuvre comme une autobiographie faite par les analystes se voit, pour ainsi dire, « déspontanéisée ».
Si l’on s’amuse, en toute humilité, à interpréter les intentions de l’auteure, je crois bien que l’on peut affirmer, avec quasi-certitude, qu’Aglaja Veteranyi n’a pas écrit la première version de son œuvre dans l’objectif que les analystes puissent l’utiliser, à postériori, pour nuancer la version publiée – quoi qu’un tel concept eût été d’une créativité fort inspirante. Il s’agit plutôt d’un effet collatéral et qui, répétons-le, n’acquiert d’importance que si l’on se donne l’opportunité d’aller faire des recherches en archives.
Lorsque l’ambiguïté identitaire de l’entité narratrice soulève l’ambiguïté du genre littéraire
D’un point de vue plus pratique, c’est-à-dire si l’on décidait de s’adonner à une traduction de son roman de l’allemand vers le français, la découverte d’une narratrice de genre féminin dans la première version du roman peut nous être d’une grande aide. Les règles d’accord des adjectifs de la grammaire allemande diffèrent de celles du français. En allemand, les adjectifs ne sont pas accordés lorsqu’ils se trouvent après le sujet. Dans la phrase : « Ich bin glücklich » (« je suis heureux/heureuse »), l’adjectif « glücklich » (heureux/heureuse) n’est pas accordé puisqu’il vient après le sujet « ich » (je). Placé avant, il s’écrirait « glückliche », « glücklicher » ou « glückliches » dépendamment du genre du sujet. L’adjectif n’a donc aucune terminaison, ce qui n’est pas une option dans la langue française. Effectivement, en français, il nous faut soit l’accorder selon l’un des deux genres, indiquer les deux genres, ou alors opter pour un langage épicène qui utiliserait une tournure de phrase non genrée (ex. : cette personne est heureuse).
Cette longue digression vise l’exposition d’un fait tout simple : le « je » de la version publiée du roman d’Aglaja Veteranyi est grammaticalement non genré, et aucune autre méthode que l’interprétation de l’œuvre et sa comparaison minutieuse avec la vie de l’auteure ne nous permet d’affirmer que le personnage narratif est une entité féminine. Bien qu’elle ne puisse pas être utilisée comme preuve, la narration de la première version de l’œuvre, qui est davantage genrée, peut servir de piste d’interprétation.
Les 91 boîtes d’archives doivent bien contenir autre chose qu’un compuscrit
Une plume à la main, je balaie le temps qui recouvre les autres traces du processus créatif de l’œuvre et y déterre, avec curiosité et minutie, la transcription d’une interview accordée à Aglaja Veteranyi par sa propre mère. Cette dernière y raconte, avec une part d’animosité, une partie de sa vie et de l’enfance de l’auteure en Roumanie sous le régime communiste de Ceausescu, sources d’inspiration importantes pour le roman. Dans son allemand approximatif, la mère d’origine roumaine se fait un plaisir d’être interrogée sur sa vie et de la raconter :
Ça pourquoi je fâchée contre Dieu !
Il doit venir Roumanie — donne argent pour ma famillia !
Il doit venir éloigner les personnes juives du feu !
Il doit venir ramener les personnes mortes à nouveau dans la vie !
Détruire dictatura !
C’est avec fantaisie et individualité que Veteranyi s’inspire d’une partie de l’histoire de sa mère, qui est aussi la sienne, pour l’écriture de son roman. La langue de la transcription reflète, selon notre perspective, la langue du roman de Veteranyi — bien que la logique laisse croire que selon le point de vue de l’auteure, c’est davantage la langue du livre qui reflète celle de la mère. Lors de la retranscription de cette expression orale sur papier, Veteranyi fait le choix de ne pas corriger les erreurs faites par la mère et de retranscrire ses paroles telles quelles. Si nous nous posons la question à savoir si la langue du livre a un caractère oral et spontané — que ce soit celui de la parole ou de la pensée —, alors nous avons la réponse : les méthodes utilisées par l’auteure pour retranscrire l’enregistrement sont les mêmes que celles utilisées lors de l’écriture du flux de conscience poétique de son roman qui alors, on le soupçonne, poursuit des objectifs similaires, notamment la mise par écrit du caractère spontané de l’expression :
Je comprenais ma langue maternelle par l’odeur.
Dans la cuisine de ma tante, il y avait des armoires placées sur des armoires. Par la fenêtre, le ciel regardait dans la casserole.
Il attendait.Les morts ont faim, dit Costel.
[…]
J’oubliais souvent de pleurer.
Ce n’est pas tout ce que tu oublies qui disparaît, dit Costel. L’oubli ne fait que mettre les choses davantage en évidence.4
Bien que l’incipit de la première version du roman diffère fort peu de l’incipit ci-dessus issu de la version publiée, nous prenons conscience du changement d’entité narratrice. La phrase : « J’oubliais souvent de pleurer » se lit dans la première version : « Ana oublie souvent de pleurer ». La narratrice de la première version se nomme Ana. Son nom renvoie de manière explicite au prénom de l’auteure, Aglaja, puisque les deux prénoms féminins commencent et se terminent par « a ». La narration à la deuxième personne, lorsque comparée à une narration à la première personne, soulève la possibilité d’une réinterprétation du caractère autobiographique de l’œuvre, ou du moins de la part de fiction que le roman peut contenir.
J’ouvre une nouvelle boîte d’archive intitulée « D-5-b—02-07 », et traduite avec soin et justesse pour les mordus d’archives par : « Documents audio-visuels ». En détachant minutieusement la boucle du cordon qui ferme la boîte, je dois me répéter sans cesse que ce n’est pas un cadeau que je déballe, ni un soulier que je détache, mais bien une boîte d’archives que j’ouvre, car ce mouvement m’est si familier et routinier que je pourrais bien, dans un moment d’égarement, oublier qu’il s’agit d’un trésor national. Je m’imagine y découvrir des DVDs ou des clefs USB sur lesquelles seraient enregistrés des extraits des pièces de théâtre écrites et jouées par l’auteure ou des entrevues radio, mais c’est sur des cassettes et vidéocassettes que mon regard se pose. Surprise ! Cinq minutes plus tôt, il m’aurait été difficile de m’imaginer que l’une des entrevues les plus importantes concernant l’œuvre sur laquelle je travaille soit enregistrée sur une mortelle cassette et, qui plus est, qu’on me regarde avec de grands yeux étonnés et quasi inquiets lorsque je m’enquiers de savoir si je peux trouver un lecteur de cassettes quelque part dans la salle de consultation. Ah ! Il leur semble bien que oui, mais où donc ? En haut peut-être, dans le corridor que personne ne semble fréquenter, mais fonctionne-t-il ? Non, ils sont bien désolés mais il ne fonctionne pas, que je patiente une minute, il leur faut aller en trouver un autre en état de marche, avec lequel ils reviennent, fort heureusement, quelques minutes plus tard.
La cassette à la main et les écouteurs aux oreilles, je me sens en possession d’un document d’archives qui sort de l’ordinaire et dont on ne peut se douter qu’une personne veuille un jour le consulter. Le côté précaire d’un tel document m’apparaît soudainement plus limpide que jamais : je constate d’abord que l’institution des archives n’a pas — n’a plus — forcément les appareils nécessaires à la consultation de tous les types d’archives, et donc que l’un des documents pourrait éventuellement devenir obsolescent, puis le caractère fragile de la cassette me saute alors aux yeux lorsque je l’insère dans le lecteur et qu’aucun son ne se laisse entendre. Elle est brisée, elle aussi, les entrevues radio qu’elle contenait ne sont plus accessibles.
La seconde cassette que j’insère contient une entrevue radio avec l’auteure, enregistrée quelque temps avant sa mort, où elle s’exprime sur ses techniques d’écriture. Heureusement, celle-ci fonctionne. Veteranyi remet elle-même en question le caractère réel, fixe et concluant de son autobiographie : « Il s’agit d’une biographie inventée », « La vérité dans la littérature n’est pas la vérité dans la réalité. »
L’époque d’écriture du roman a beau m’échapper par moments, elle revient alors au galop et s’embobine autour de mon crayon pour me rappeler ceci : bien qu’Aglaja Veteranyi soit notre contemporaine, bien que l’époque et la société dans lesquelles elle a créé soient, pour ainsi dire, les nôtres, les matériaux de création et outils d’écriture qu’elle avait à sa disposition entre les années 1980 et 2000 étaient autres, et ont sans aucun doute influé sur ses techniques d’écriture. En 1990, il était impossible d’aller s’asseoir dans un café, un ordinateur portable devant les yeux et d’y écrire ses pensées spontanées. Il fallait un cahier de notes. En 1990, il était fort probable qu’on ait une machine à écrire à la maison, et qu’on y tape ses textes. Dans les archives, on retrouve effectivement plusieurs courts textes tapés à la machine à écrire et pliés entre deux pages de l’un de ses quatre-vingts cahiers de notes, dont cette version est, fort probablement, la seule à exister.
C’est ainsi que le compuscrit de l’œuvre acquiert à son insu, par le travail du temps et de l’institution des archives, par l’utilisation que l’on en fait, un caractère post-scriptique qui transforme ce premier jet en un matériau de recherche qui, insciemment, conduit vers une réinterprétation du roman publié et devient un outil d’analyse bien aiguisé. Dans l’unique objectif d’encourager le roman dans sa qualité de post-scriptum sachant qu’en plus d’être une œuvre posthume, l’entièreté de ses versions compuscrites sont conservées aux archives et en deviennent ainsi, eux-aussi, des écrits post-scriptiques, j’ai l’objectif de procéder, dans les temps à venir, à une traduction du roman d’Aglaja Veteranyi vers le français québécois. À la frontière entre traduction et adaptation, la réécriture que j’en ferai se lira à la fois comme une version supplémentaire qui s’additionne aux versions précédentes, mais elle se lira aussi, dans le monde francophone, comme une première version, comme une version introductive au monde multicolore d’Aglaja Veteranyi.
- 1C’est-à-dire la version originale d’une œuvre écrite à l’ordinateur.
- 2Toutes les traductions en français sont les nôtres.
- 3"Meine Mutter heiratete ihren belgischen Freund, bevor sie wieder nach Rumänien reiste.
Paß international, sagte sie.
Import-Export, sagte er.
Sie füllten ihren gelben Lieferwagen und fuhren zu den Verwandten.
Seifen.Schuhe.
Alte Kühlschränke.
Seidenstrümpfe.
Waschmaschinen.
Cousinen." - 4"Ich verstand die Muttersprache mit dem Geruch.In der Küche der Tante standen Schränke auf den Schränken. Durch das Fenster schaute der Himmel in den Topf.Er wartete.Die Toten haben Hunger, sagte Costel.[…]Ich vergaß oft das Weinen.Nicht alles, was du vergißt, verschwindet, sagte Costel. Das Vergessen hebt die Dinge nur deutlicher hervor."