L’artiste futur
D’un art qui n’aura pas eu lieu
Marginalité et messianité
Commençons dans le style devenu improbable des manifestes. Il faut donc se plaindre de la conjoncture, celle de la marge et de l’altérité, de la dissémination et de la différence, de la ligne de fuite. Philosophie et art contemporain sont en fuite, ensemble et chacun à sa manière. Ce paradigme de la marginalité, de la dérive infinie, du post-moderne et de la récupération, je lui opposerai un autre paradigme, celui non pas du messianisme mais, généralisant et sécularisant celui-ci, de la messianité.
Que faire « après » la mise à plat structuraliste et l’hyper-critique déconstructrice, après le post- moderne et le « contemporain » (Danto), « après » la création nietzschéenne et deleuzienne qui n’a pas donné lieu à un art nouveau ? Après, justement, il n’y a rien à faire, sauf à jeter par- dessus bord la philosophie qui nourrit tous ces paradigmes exploités jusqu’à l’exténuation. Mais comment jeter par-dessus bord le vaisseau de la philosophie ? D’ailleurs par-dessus quel bord ? Comment se débarrasser de la philosophie qui est notre berceau ? Par exemple, la tentative nietzschéenne et deleuzienne du retour à la création comme contre-nihilisme est un renversement à l’intérieur de la philosophie, une mutinerie de l’équipage des philosophes, mais c’est tout.
Comme Nietzsche il faut se plaindre du poids excessif de l’histoire, de l’hyper-historicisme qui prétend tout légitimer, c’est-à-dire du primat exorbitant de l’histoire de l’art qui condamne l’art à mort et de la philosophie qui se condamne elle-même à mort. Cette hyperbolicité de l’histoire se monnaie dans la multiplicité des étiquettes qui se dévaluent à l’image des anciennes monnaies sud-américaines et autres. Sans doute la maxime « en art tout est devenu possible » est elle-même possible, mais ne pourrait-elle recevoir un autre et second sens à côté de ce sens historisant ? L’artiste est devenu « sans qualités » à force d’en avoir de toute nature, mais ne peut-on imaginer qu’il soit sans qualité et sans histoire pour une raison spécifique à découvrir ?Comment rompre avec le primat de l’histoire, donc avec la philosophie, avec le passé, avec les paradigmes du classique, de la modernité et post-modernité, de la marginalité en général dans laquelle ils se consomment ? Il ne s’agit pas de se plaindre de l’histoire en général, mais de sa domination exclusive de droit et de fait dans les pratiques artistiques et esthétiques. Et de lui opposer un paradigme qui soit le signe de l’intemporalité en tant qu’elle a un dernier rapport au temps, mais cette fois pour le transformer et l’approprier à l’homme. Ces deux paradigmes seront voisins mais incommensurables dans la proximité.
La messianité doit être capable non plus de renverser l’histoire et la philosophie à l’intérieur d’elles-mêmes mais, puisque l’on ne peut les détruire ou les annuler, de les conserver en un autre état, dans lequel elles perdront leur pouvoir constituant pour l’art et la pensée. Le futur comme messianité n’est pas tel qu’il viendrait comme idéal esthétique après le présent ou le contemporain, à la fois après et avant lui, c’est le futur comme dimension intemporelle affectant à la verticale ou structuralement aussi bien le passé que le présent, et même que l’avenir, plus que les cent prochains siècles.
Comment dégager du temps et de l’histoire la messianité, par quelle opération ? J’ai dit qu’elle est l’inversion de l’histoire et de la philosophie, non leur renversement ou leur suppression- conservation dialectique ou autre. Je vais distinguer inversion et renversement. Renverser le commandant du bateau et prendre le commandement pour assurer la survie de l’équipage et surtout du bateau, cela ne nous suffit plus ou a trop bien suffi dans le passé, c’est en art le style moderne ou révolutionnaire. Nous voulons inverser le bateau, pas seulement le retourner par exemple sur le sable d’une plage, mais bien le rendre définitivement in-navigable. Or qu’est-ce qu’un bateau in-navigable et pas seulement couché sur le flanc, sinon une œuvre d’art ?
La théorie de l’Art futur devrait donc être l’une de ses propres œuvres… ou se démontrer performativement d’elle-même. D’où les aspects les plus lointains de notre projet, comment faire du temps ou de l’histoire où tout se renverse indéfiniment, où les styles et les manifestes se succèdent, eux-mêmes une œuvre d’art ? J’appelle futur ou messianité la dimension non- temporelle qui transforme l’histoire et plus généralement le temps, lieu des œuvres, en une œuvre nouvelle, une création de l’art futur.
Les images classiques de l’artiste, image naturaliste comme le génie qui donne ses lois à l’art, ou théologique comme le poète-messie qui apporte la lumière de la parole, feraient sans doute croire à l’Artiste futur tel que nous le cherchons. Mais ces « figures » sont des sujets à qualité ou attributs, des objets humains, des objets-artistes flottant dans la généralité de la nature ou de l’histoire et, d’autre part, ils sont titulaires d’une autorité qui tire sa légitimité d’une instance totalisante originaire et plus profonde, Nature, Histoire ou Religion universelle, Dieu ou humanité, qui absorbe, idéalise et nie l’art ou la pensée de l’art. Ce sont deux traits qui les rapprochent évidemment du philosophe et qui en font des simulations de l’Artiste futur ou messianique tel que nous le cherchons.
Nous soutenons en général qu’il y a une identité du futur, concept problématique et difficile à entendre. « Futur » ne peut être un adjectif ou un attribut d’une forme d’art ou de temps qui en serait le sujet et qu’il déterminerait en extériorité. Ce serait admettre que le futur à son tour est cela qui vient et qui donc se profile ou s’annonce… dans le futur. Nous devons conjurer l’argument décalqué de celui d’Aristote contre Platon, celui du troisième futur, ou encore le futur- gigogne ou en poupée russe. Nous admettrons que ce futur n’est ni objet ni sujet de lui-même ou du temps, c’est ce qui vient-en-personne, la Venue-en-personne, en chair et en os, ou encore l’en-personne en tant qu’elle vient. On l’a toujours conçu comme un mode du temps, donc comme impuissant quant au temps, alors qu’il a son identité propre qui ne lui vient pas du temps mais d’une instance à élucider qui a rapport au temps ou à laquelle le temps a rapport. Nous posons, le décidant par axiome, que le futur n’appartient pas au temps, passé ou présent ou futur prévisible, au « futurible » de la futurologie. Sous cette forme, il se distingue de l’intempestif lui-même qui est le temps à la fois dans et hors du temps, sa limite et son unité supérieure, et aussi de l’anachronique qui est une technique littéraire de déplacement du temps par rapport à soi.
Si le futur n’est pas un prolongement ni même une transformation du contemporain mais, comme on le dira, ce qui transforme le passé et en fait le contemporain lui-même, si c’est un rapport original au temps en totalité, il est impossible de définir l’Art futur par des œuvres décalquées des contemporaines, simplement plus provocantes ou plus nihilistes. Il n’est pas sûr d’ailleurs que l’Artiste futur produise ce qui s’appelle encore des « œuvres » ou des manières d’œuvre, il ne sera pas le contemporain ou le successeur d’un temps passé, ou encore présent ou même contemporain. Voilà ce qu’il faudra comprendre, que le futur n’est pas connexe avec le contemporain. Par là il est plus qu’anachronique ou que déplacé dans le temps et en retard sur son époque. Le futur messianique ne fait jamais époque, c’est la condition de son effet déterminant sur le temps.
Esthétisable et Historisable
Introduisons deux nouvelles catégories, l’esthétisable et l’historisable, qui sont convertibles bien que disant des choses différentes et qui, par conséquent, disent toutes deux l’apparence transcendantale dont la philosophie recouvre l’art existant.
On imagine qu’après l’art dit contemporain qui est si exténué, le futur prévisible ne produira plus d’œuvres même comme simulacres. Mais notre problématique n’est pas celle de la fin de l’art, condamné à mort par l’excès d’histoire ou de point de vue historique ou esthétique. Au contraire cette problématique postule une sorte d’éternité quant à l’art tel qu’il existe et probablement existera encore à l’avenir. Cet art existant et à venir tombe sous la double légitimité ou autorité de l’esthétique et de l’histoire, convertibles sous le nom unique de la philosophie. Nous postulons une sphère d’objets « esthétisables » et « historisables » de droit et à venir (mais pas futur pour cela). L’Art futur ne peut tomber sous ce principe d’esthétisabilité et d’historisabilité suffisantes, ce n’est pas une nouvelle forme d’art, un genre ou un style nouveau, objet encore d’une esthétique, mais ce que l’on pourrait appeler une seconde puissance de l’art existant, c’est la mutation qui affecte l’art esthétisable et historisable lorsqu’il est rapporté au futur radical, à une autre pratique du temps. L’artiste futur doit pouvoir « accompagner », ou plutôt affecter de la Venue-en-personne l’art esthétisable.
L’Art futur dénoncera, limitera et utilisera l’apparence transcendantale de l’esthétique. L’esthétique relève d’un théoricisme qui ne suppose pas du tout le même usage des moyens de l’intelligence, pensée et pratique, que la création elle-même. C’est en dernier ressort une contemplation à fondement historique ou historisable. L’art n’est pas en lui-même un monde mais il le devient, ce monde, en étant esthétisable et historisable, il reçoit une unité (divisible selon les catégories de l’histoire) mais qui est une apparence transcendantale.
Quant à cette apparence transcendantale de l’histoire, l’art ne cesse de se justifier ou d’être justifié par sa mise au passé, d’être légitimé par sa périodisation et finalement par la clôture ou la scène de l’histoire. À la base de l’esthétique il y a ce que Husserl appellerait une attitude naturelle qui est le recours à l’histoire comme fondement de toute légitimation. C’est ce recours désastreux au temps plus généralement, que le recours au futur radical ou non-temporel (N.B. : la cause réelle des pratiques du temps n’est pas elle-même temporelle) veut conjurer. Ce futur est à la rigueur anachronique au sens où il n’est pas seulement déplacé par rapport au temps ou à son temps, mais où c’est lui qui « emplace » le temps et l’histoire. L’anachronisme radical du futur immanent est inversion des rapports du présent, passé et du futur. Encore faut-il comprendre cette inversion radicale de l’histoire.
L’inversion messianique de l’histoire
Il est possible de penser une messianité spécifiquement humaine, simple et toute de venue sur la base des seuls symptômes qui la donnent sous une forme d’annonce-et-de-retour explicite dans le christianisme, implicite dans le judaïsme, voilà la thèse que je voudrais développer. La conquête du futur comme déterminant du temps et de l’occasion événementielle, comme présent déterminé sous les conditions de l’immanence radicale, n’est pas une extension de ce que j’appelle la vision-en-Un ou immanence radicale mais une meilleure compréhension de ses possibilités, de ce qu’elle offre gracieusement à la philosophie.
Nous devons donc débarrasser le futur des mauvaises images « utopistes » qui l’encombrent, qui sont images du présent ou du passé, le rendre vacant et le concevoir par d’autres moyens que ceux du temps donné. Ni être ni néant, qui sont presque la même chose. Cette opération n’est plus de l’ordre de l’imagination, de l’utopie imaginaire, mais de l’inversion, et pour la produire il n’y a pas de faculté, fût-elle transcendantale comme l’imagination, mais une pratique. Pourquoi une « pratique » du temps ? La philosophie contemporaine a substitué le temps à l’espace comme essence de l’Être. Le temps est devenu la substance du réel sous la forme de l’histoire comme mesure de toutes choses. Mais elle n’a pas vu, son idéalisme aidant, que le temps, comme le reste des choses, ne devait pas être supposé absolu et suffisant, mais était l’objet d’un usage pratique, d’une pragmatique des représentations temporelles. Elle a fait du temps un absolu qui prend la place de l’Être et tombe dans les apparences transcendantales du Logos. À cette thèse philosophique j’opposerai celle-ci, à savoir que, si le temps est l’objet d’une pratique, il a donc lui aussi, comme toute pratique, un présupposé. Ce présupposé de la pratique du temps, c’est justement le futur.
Ce futur sera dit ici radical ou immanent, enfin unilatéralisant ou uni-versant de (par rapport à) la totalité du temps.
Je dis qu’il est radical et non pas absolu. La philosophie ou l’histoire universelle sont absolues ou se légitiment relativement à elles-mêmes, elles sont auto-englobantes ou auto- enveloppantes. Le futur est seulement radical parce qu’il tient son essence, de quoi ? d’une instance originale par son immanence (à soi), qui n’est jamais sortie de soi pour s’absolutiser ensuite. Je vais la nommer l’Homme-en-personne plutôt que l’« Autre homme », comme dit Lévinas. De là l’idée d’un futur de toute façon immanent qui vient du fond de l’homme, non d’une instance donnée en extériorité ou d’un messie transcendant et religieux.
J’oppose ce qui est à venir dans le temps, qui est œuvre esthétisable et historisable, et le futur qui ne l’est pas, qui est inintelligible par ces catégories et qui cependant a à faire avec elles. « Après » le présent, il n’y a plus rien à penser qui ne soit encore du présent, un « après » absolu est un pur fantasme, il n’y a que du présent éternellement présent. Le futur n’est donc pas un temps qui viendrait après ou même avant le présent, mais qui viendrait encore dans un temps opératoire, dans un temps supérieur, éternité ou intemporalité, c’est plutôt l’ouverture du présent ou du temps et qui n’est pas elle-même du temps donné. Le futur est-il alors une ouverture sous la forme d’une transcendance ou d’une extase comme dit Heidegger, d’une distance ou d’un ouvert ? S’ouvre-t-il lui-même ? Ce serait encore un mode du temps, de la présence du présent, c’est-à-dire du passé qui contient toutes les transcendances. Le présent est arraché au tout-histoire ou au passé, il est ouvert ou donné comme présent, et ceci de force sans que lui-même pense à s’ouvrir et le puisse, si ce n’est pour un avenir plus ou moins prévisible. Le futur qui ouvre le présent ou le donne pour la première fois est une force dégagée par l’Homme-en-personne des entrelacs du présent-passé.
L’opposition du temps circulaire mythique et du temps linéaire, chrétien et rationnel, est très insuffisante et très vite tautologique. La philosophie de Nietzsche réconcilie ces deux schèmes temporels dans l’histoire universelle, c’est l’intempestivité du présent auquel le futur reste co- extensif. Chaque instant présent est aussi bien non-présent, en retrait et en excès sur soi. La catégorie de l’intempestif fait une place au futur mais une place qui reste présente ou qui est finalement absolue. De mon point de vue, la vraie nouveauté dans l’expérience du temps ne consiste pas à réconcilier le grec et le chrétien, mais à unifier sans synthèse le juif et le christique. Le judaïque parce que le futur arrive à contre-temps ou à rebours, il vient de l’Autre, mais de l’Autre-que… moi (moi comme être historisable) et m’affecte au lieu de sortir de moi. Mais aussi le christique plutôt que le chrétien parce que le contre-temps est maintenant intrinsèquement humain et non divin. Qui a vu le futur a vu le temps et l’histoire… Au lieu d’être porté par la transcendance, certes à rebours, d’Autrui, c’est l’homme qui arrive toujours à contre-temps de lui-même, ou qui ne s’accompagne qu’à contre-temps. C’est, je pense, l’inversion et non le renversement du schème général de la conscience de soi comme retard- anticipation. Le futur radicalement humain ou messianité ne rend pas le présent co-extensif au futur, qui vient à contre-présent, c’est le moment judaïque, mais il ne rend pas davantage ce futur ou ce contre-présent co-extensif à une transcendance. Donc le Christ, sans doute et si l’on veut, mais pas interprété selon les Grecs, et le judaïsme mais pas interprété selon le monothéisme.
L’idée d’un futur radicalement immanent est peut-être trop paradoxale pour être entendue avec ces simples mots. D’où tient-il son immanence, de qui, sinon de l’Homme-en-personne ou encore de ce que nous désignons comme Un-en-Un ? Il a perdu son anonymat ontologique de temps quelconque, sa transcendance impersonnelle et neutre, cosmologique ou anthropologique. Mais aussi son anonymat théologique et sa forme de transcendance d’Autrui.
La messianité n’est pas une pensée supplémentaire du futur, qui en ferait un objet ou un sujet. On ne pense pas le futur mais le futur force à penser, à penser selon-le-futur, en fonction de lui. C’est donc aussi renoncer à jouir du futur comme du présent, ce qui est le secret désir des utopies et le comble de la transgression et de l’apparence philosophique. La plus grande source de l’imaginaire quant au temps, c’est l’idée que le futur serait un objet d’expérience et de jouissance. Le futur n’est pas un objet d’intuition sensible, affective ou intellectuelle, comme le présent, il est donné en-immanence ou, comme nous disons, en-Un. Mais cela justement ne veut pas dire sous la forme d’une intuition. Nous distinguons le réel intuitionné et le réel donné-en-personne, l’un est la réalité distendue dans les dimensions de la transcendance, l’autre est radicalement immanent. Le futur a toujours été une dimension du présent ou une altérité trop étroitement associée au temps donné. Il faudra donc « imaginer » un futur qui ne sorte pas de soi comme un geste d’extériorisation, c’est une structure qui reste immanente, pas un geste lui-même dans le temps mais un futur statique ou dimensionnel.
Seul l’Homme-en-personne peut s’annoncer au sujet, plus exactement le sujet et en particulier le sujet-Artiste est cette annonce humaine faite au Monde. Le sujet se constitue en assumant cette annonce transcendantale. La formule de Lévinas mais inversée de sens vaut pour le futur, c’est l’Un pour l’Autre, l’Un-en-Un pour… ou Autre que… le présent. Futur radical, c’est l’autre nom premier de thèmes voisins, la rébellion, la lutte déterminée comme venue (du) futur. Ou encore de l’uni-latéralité.
L’Art futur comme pensée-art
La situation à l’origine est divisée, d’un côté les artistes, de l’autre les esthéticiens, mais comment entendre cette division que les esthéticiens n’apprécient guère au fond d’eux- mêmes ? Il peut y avoir des échanges dans les deux sens, l’art se pénétrant de théorie et de moyens théoriques, l’esthétique désirant l’art et le consommant. Sans doute, mais ce n’est pas de ces échanges et de ces mélanges que nous voulons parler. C’est d’une distinction de principe entre l’art comme pratique et sa contemplation esthétique, son apparence d’unité historique ou de monde, son caractère esthétisable. Or, comme pratique, l’art suppose au contraire deux aspects corrélés répartis de part et d’autre de ses procédures et de ses techniques, de ses agents et de ses œuvres. D’une part un objet réel, un horizon de nature, de religion, de modernité, de quotidienneté, ou d’art déjà réalisé, et qui est objet d’imitation en un sens très large, même dans l’art contemporain, et par lequel l’art est une appropriation du Monde, sinon son imitation. Ensuite un métalangage, un logos aplati et morcelé, une frange de philosophie nécessaire même aux artistes les plus primaires. Ce ternaire est de principe dans l’art, mais pas sous cette forme dans l’esthétique où il formerait une unité apparente et trompeuse.
On appellera « art futur » une pensée ou une création plus complexe qui unifie explicitement, sans plus les mélanger, c’est son projet, un aspect de pratique artistique et un aspect d’intelligence esthétique. Comment s’approprier en artiste le monde historisable de l’art, fût-il à venir, quelle appropriation première, esthétique et musicale, esthétique et poétique de manière unifiée et qui ne soit pas une ré-appropriation ?
Cet art est utopique en ce qu’il n’apparaît jamais tel quel dans l’histoire ni même dans le temps, parce que l’homme entretient au temps un rapport de messianité qui tranche sur l’histoire. On peut le comprendre aussi comme une sorte de psychanalyse adaptée à l’art comme esthétisable et qui ne consiste pas à appliquer sauvagement et réductivement des concepts psychologiques à une sphère étrangère. Comment, dira-t-on, peut-on soutenir de pareilles positions, sinon justement par goût artistique et littéraire, tellement éloignées du prosaïsme des contemporains ? Toutefois ne sommes-nous pas depuis Parménide, pour se cantonner à la philosophie, des « allumés » de l’Être, des drogués du Logos, des hallucinés de l’apparence transcendantale et de la représentation ? Ce futur strictement humain mais qui ne me dépasse que de venir de moi- Homme à moi-sujet, n’est-il pas justement une forme de sagesse limitant le désir philosophique de l’Autre absolu, la mère de tous les mirages ? Ce n’est pas un manifeste futuriste, trop chargé de machine et de vitesse, mais un appel aux éveillés du futur.
Évidemment, de l’art des deux cents prochains siècles, il faut parler comme d’un art qui n’aura pas eu lieu, non par impuissance mais parce que le futur radical sera la règle universelle qui lui donnera sa cohérence. L’Art futur est une uchronie performative. L’Art futur n’a pas besoin d’étiquettes et n’est pas une nouvelle étiquette, un manifeste supplémentaire. C’est une pratique, pas un programme théorique. L’Art futur vient et ne fait que venir au passé sans y revenir, sans lui revenir. Aussi n’est-il pas un simple post-scriptum ajouté à l’histoire et à celle de l’art qu’a écrite la philosophie.
L’Art futur produit une œuvre qui n’aura pas eu lieu en vue de transformer une œuvre qui pourrait être produite même dans l’avenir.
- 1Cet article est la version écrite d’une conférence prononcée le 8 mai 2003 à l’Université de Montréal, organisée par Post-Scriptum grâce à l’appui financier du Département de littérature comparée.