Des ruines au cinéma
Question(s) de temps
Toute vie est bien entendu un processus de démolition–William Faulkner, cité par Gilles Deleuze (1969 : 180)
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La ruine est à tout prendre ce qu’il y a de plus inactuel aujourd’hui, et ceci, sans doute, rend sa question d’autant plus pertinente.
Marc Augé, à la suite de plusieurs autres, reconnaît sans peine que le XXe siècle, qui a connu toutes les destructions et les déchaînements de violences imaginables, aura accompli, sur le plan de la production culturelle et de l’imaginaire, une étrange et paradoxale liquidation des ruines. À la place, on retrouverait des œuvres, des objets, qui n’ont pas d’autres horizons qu’un présent, infiniment renouvelable (Augé 2003 : 83-85). Les bâtiments architecturaux, les nouveaux médias, notre conception même de l’histoire, tendent à ne plus être pensés en fonction des traces laissées, mais plutôt comme des figures qui disparaissent une fois qu’elles ont perdu le lustre de leur fonctionnalité, et qu’elles ne sont bonnes qu’à être remplacées ou restaurées (c’est vrai des faits historiques, des films, des programmes télés, des appareils électroniques, des centres commerciaux, etc.). Là où le temps ou la violence de l’homme sévit (les carcasses des tours du WTC, par exemple, ou les décombres laissés par les désastres naturels), on s’empresse de faire disparaître leurs traces, afin que rien ne reste. Cette exigence d’immédiateté, de netteté, rend caduque un certain rapport avec le passé. Le passé est d’une part parfaitement saisissable sur le plan de l’information, via les réseaux, les archives de toutes sortes qui prolifèrent ; d’autre part, une certaine inscription du temps sur la matière est en train de se perdre, au profit de consciences ou de supports indifférenciés. Les nouveaux médias restituent le passé mais en annulant ce qui en lui était distance temporelle, différence fondamentale. Il n’y a aucune différence matérielle entre un CD-Rom contenant les œuvres complètes de Cervantès, un jeu virtuel ou la collection du musée de l’Hermitage. D’autre part, on fait régulièrement subir aux bâtiments et aux monuments des cures de rajeunissement, non seulement pour restaurer leur lustre d’antan, mais bien plus, il semble, pour les « remettre à jour », comme on le dit d’un programme informatique (avec tous les mérites, pratiques et esthétiques, que cette chose peut avoir).
Le cinéma, bien entendu, est en train lui aussi d’y passer. Un nombre impressionnant de restaurations ont eu lieu depuis quelques années en vue expressément d’une commercialisation sur support numérique (DVD, DVD-ROM, etc.). Certains artistes qui tenaient farouchement à distinguer pellicule et médium électronique ont commencé à accepter l’idée de voir leurs œuvres circuler en DVD (Stan Brakhage, Michael Snow, etc.). Or, la question que je poserais serait la suivante : si on fait l’économie de la pellicule, à quelle autre histoire vouons-nous le cinéma ? La pellicule, dans la mesure où elle subit et réagit aux affres du temps, rend le temps concrètement sensible, à quoi ne peut pas prétendre le numérique (ce n’est simplement pas la même chose). Les objets que produit la culture digitale, en cinéma entre autres, ne peuvent produire, à première vue du moins, une véritable trace matérielle du passé qui s’inscrirait à même le support. On le réalise si on constate qu’un DVD ne peut pas tomber en ruines. Au pire, il devient technologiquement obsolète, inutilisable, illisible. C’est ainsi qu’on assiste, depuis quelques années, à une véritable crise des traces cinématographiques (qui déborde de beaucoup le cadre de cet exposé).
C’est, plutôt indirectement, dans le sillon de ces questions que je voudrais présenter un certain nombre de pistes qui informent, pour l’instant de façon intuitive et fragmentaire, une recherche sur les ruines au cinéma et sur la temporalité diffractée et anachronique qu’elles mobilisent. Ce parcours intempestif à travers les ruines et ses multiples sens partira donc de la ruine du film, du principe qui veut que, de façon inhérente, l’image cinématographique, à l’origine, pense sa propre ruine, puisqu’elle repose sur une pellicule qui fatalement se détériore, brûle, disparaît, en laissant des traces. Il s’agira de se demander quel est le sens, durement acquis, de la valorisation esthétique et historique de la ruine filmique : d’abord dans la constitution des archives faites à partir de fragments de films sauvés et dans la production de films (expérimentaux) qui travaillent directement sur la détérioration de la pellicule ou à partir de bobines de films endommagés.
Partant de ça, de ce qui remonte de l’histoire pour former une conscience actuelle du cinéma, j’aimerais retracer, à rebours, un fil qui cercle les ruines que le cinéma a filmées dans sa propre contemporanéité. Mon hypothèse ici étant que la « nouvelle image » dont parle Deleuze dans L’image–temps (1985), le cinéma la trouve, paradoxalement, mais pas innocemment, dans les ruines laissées par la guerre. Le « nouveau cinéma » et tout un tracé de la modernité du film (de Rossellini à des productions plus récentes comme celles de Bela Tarr), pourrait être lu en y suivant, à la trace, la forme littérale ou la présence figurée de ces ruines.
Cette question du temps des ruines au cinéma, je la mets donc volontairement au singulier et au pluriel, puisqu’il sera question de montage et de démontage de temps, de compositions anachroniques qui font le propre de la ruine ; mais il sera également question d’excès de temps, d’une inscription du temps sur les choses qui s’en trouvent excédées, ou des choses sur le temps qui produit sa ruine et qui en fonde l’événement. Mais n’est-ce pas la présentation même de l’événement, sa venue même, qui est toujours déjà d’emblée fragment, fracture, ruine ? La ruine nous permet-elle de voir, en retour, ce que le cinéma a en propre et que la révolution numérique est graduellement en train de faire disparaître ? Où n’est-ce pas plutôt cette révolution numérique qui nous permet de nous en rendre compte ? C’est à ces questions que ce texte tentera de répondre.
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Cinema is the art of destroying moving images–Paolo Cherchai Usai (2001 : 7)Le film invente une mise en ruine poétique du monde–Jean-Louis Scheffer (1997 : 79)
En 1991, Peter Delpeut réalise/monte un film, Lyrical Nitrate, à partir d’un stock de films de nitrate détériorés, datant du début du siècle dernier (1905-1915), retrouvé dans le grenier d’une cinémathèque à Amsterdam. Ce film propose en 50 minutes un échantillon remarquable de certains genres de l’époque : mélodrame, aventure, film biblique, portrait de famille, scène de théâtre, spectacle de rue, paysages filmés d’un train, etc. Ce que le film rend particulièrement sensible, ce sont les différents traitements de couleurs (par virage, par imbibition ou par pochoir), où la teinte originale, parfois stupéfiante d’éclat, se trouve préservée, mais aussi, par moments, accentuée par la dégradation biochimique. Durant les dix dernières minutes du film, la pellicule qui défile apparaît totalement rongée par la moisissure, au point où la scène originalement filmée se trouve dispersée par un défilement ultrarapide de fragments colorés, d’éclats lumineux, de taches somptueuses. La scène dont cette bande est tirée représentait un épisode de la Genèse se déroulant au Jardin des Délices, lieu propice à de légères grivoiseries.
Ce qui est fascinant dans le « film » de Delpeut, c’est cet étrange amalgame entre le fond et la forme, puisque la pellicule rongée, délitée, semble participer du fond, mais en l’exténuant. On entrevoit, dans les entrelacs du film massacré —sur un arrière-fond de nostalgie auquel ne résiste pas Delpeut— une scène du Paradis duquel est chassé l’Homme et la Femme, plongés dans un temps humain, c’est-à-dire un temps qui connaît la corruption des corps et des choses : cette poussée hors du paradis conduit en effet à une dérive des corps au hasard d’un temps qui connaît l’impermanence, le devenir. Or, c’est précisément ce que le film expose. La formule de Cherchi Usai y trouve un éclaircissement idéal : tout l’art du cinéma consiste en une destruction de ce qu’il conserve, puisqu’il est soumis aux aléas du temps et que, bien plus, sa corruption, sa fragilité participent de son histoire (Godard dira dans JLG/JLG (1994), reprenant Malraux, « l’art est comme l’incendie, il naît de ce qu’il brûle »).
Les images des bandes trouvées (found footage) de Delpeut sont utiles pour introduire cet exposé puisqu’elles nous forcent à nous demander quelle est la temporalité d’une image décomposée, ruinée ? Ces films ont bien entendu été réalisés à une certaine date, à une certaine époque ; il ont été remontés, représentés à une autre. À cette « première image », toutefois, s’est surajoutée un autre temps : le temps de sa détérioration, ou plutôt, le temps du passage du temps sur elle. Pour dire les choses simplement, nous dirions : le temps de cette image, comme de toute image, est, avant tout, celui de sa ruine 1. Et il faut d’emblée entendre par ruine non pas un objet négligeable, un déchet, mais la mise en scène et en tension d’un temps œuvré, complexifié, qui expose son fond, sa fibre. Le mouvement du temps dans et sur l’image fragmente, déchire : et c’est comme si, pour user la métaphore, la nature se retournait contre la pellicule qui lui avait retiré la vie, scellée dans une robe de sels d’argent 2.
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À quoi sommes-nous sensibles dans cette image de Delpeut ou, mieux, pourquoi lui sommes-nous sensibles ? C’est peut-être la manière dont elle nous présente ce qu’elle est, dans un libre jeu entre la volonté artistique (quelqu’un a imprimé quelque chose) et le hasard du temps sur la matière, qui l’a tordu. Elle se présente dans un va-et-vient dans le temps qui met en mouvement la mémoire et l’histoire.
Il faut bien voir également que cette image est traversée d’une histoire qui nous a permis de la voir, qui nous a permis de frayer, déjà, avec l’autonomie de sa ruine. L’horizon historique auquel nous appartenons nous a permis de dire que ce fragment vaut quelque chose de plus qu’une simple version dégradée de l’original. La violence du temps ruine ce qu’il rend, en même temps, sensible, et ceci confère au détruit une valeur. Ce film apparaît ainsi lié à toute une « esthétique de la ruine » au cinéma (contemporaine, bien entendu, de la mise en marché massive de reproductions vidéo ou numériques du film). Dominique Païni parle même d’un « imaginaire moderne de la ruine » (1997 : 137-147), pour désigner cette valorisation ou cette reconnaissance du fragment filmique en tant que mode de connaissance et d’expression poétique, garant d’histoire (encore plus « poétique » et lourd d’histoire, à la limite, que la copie restaurée du même film) 3.
Plus qu’un simple « vieux film », ces petits bouts de pellicule de nitrate (un type de support qui n’existe plus) sont fixés sur une pellicule acétate, avant d’être transférés à nouveau en vidéo. Nous sommes donc mis en présence d’un temps démonté-monté-remonté, et qui fait déborder son présent de tous les bords : ce qui déborde principalement le présent filmé, c’est sa ruine, justement, qui vient anachroniquement s ’ajouter à l’image. Elle lui rajoute quelque chose d’insituable précisément dans le temps, de non volontaire, d’arbitraire, qui la détourne, la dénature ou la renaturalise, et l’aplanit à la fois, en creusant, puis en annulant un intervalle entre le support abîmé et la chose filmée. La ruine brise la profondeur plastique en inscrivant sur la peau du film une sorte de profondeur temporelle, déchirante.
On voit alors de quelle façon la ruine, le lacunaire peuvent être vus comme excessifs, et font remonter une « part maudite » que le film contenait comme une fatalité, un résidu nécessaire qui le réalise, qui l’incarne. C’est comme si la ruine lui préexistait, comme cette blessure qui préexiste à celui qui la reçoit. On pourrait dire que le cinéma est né pour donner corps à sa ruine 4. Par ailleurs, dans ce montage de temporalités qui papillotent sous nos yeux, cette image massacrée, défigurée, s’inscrit dans un horizon de sensibilité qui « dramatise l’histoire » du film. Cette image se met à prendre une valeur muséale, en tant qu’elle est ruinée, mais aussi parce qu’elle se lie à d’autres objets esthétiques ruinés, ou qui ont l’allure de la ruine : ma question dès lors —qui restera— serait, quelle est cette valeur que nous lui accordons ?
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Les monuments ont, selon Riegl (1984 : 55), une valeur objective d’histoire et une valeur subjective d’ancienneté. Ces deux valeurs me semblent presque confondues dans le film de Delpeut ou, du moins, se suppléent violemment : une chose est sûre, ces images gagnent en valeur d’exposition ce qu’elles perdent en valeur fictionnelle (impossible de suivre, ici, un récit). Au lieu de cela, c’est la fiction de sa propre ruine, produite d’elle-même, performativement, sans intervention humaine, qui s’expose.
On pourrait ajouter que la ruine est, pour employer l’expression de Jean-Louis Déotte, « un mode d’apparaître des choses et de l’art » (1994 : 33-50), justement parce qu’elle permet de montrer —et les enfants souvent s’y emploient— de quoi une chose est faite, mais en la rendant non fonctionnelle. Il y aurait en effet une dimension ostentatoire des ruines, précisément parce qu’elles ne peuvent plus servir à articuler une action, qu’on ne peut plus rien y faire, qu’en elles s’est arrêté le temps. Les ruines proposent, nous le disions, un démontage qui isole les parties et rend la circulation entre elles problématiques. Les ruines seraient alors des étranges médiatrices, puisqu’elles représenteraient une continuité historique à partir de la coupure qu’elles représentent ; elles inscrivent les choses dans l’histoire, précisément parce qu’elles ont interrompu l’histoire. Les ruines sont, au fond, une image d’un arrêt du temps sur l’histoire, ou de l’histoire sur le temps. Comme une pellicule à l’arrêt, elle brûle mais se montre, ou se révèle en brûlant.
Le credo ruiniste au XVIIIe siècle, qui est contemporain, du reste, du musée tel qu’on l’entend encore aujourd’hui et d’une autonomisation de l’art, de l’artiste et de l’expérience artistique, ne consiste-t-il pas à dire que la ruine peut être plus belle, plus forte que l’originale ? Du même souffle, combien de films se sont mis à valoir précisément parce qu’on n’en possédait que des versions lacunaires, fragmentées ? Ceci explique le statut ambigu des films restaurés et du choix, dans certains cas, de laisser inscrite certaines scories, pour en marquer le temps, question de conserver, presque artificiellement, leur valeur subjective d’ancienneté.
Tout cela pour dire que la ruine d’une chose est souvent plus que cette chose, que sa ruine lui rajoute une qualité (il y aurait bien sûr toute une histoire de la valorisation de l’inachevé, en partant de Diderot, inventeur « d’une poétique des ruines » qu’il restait, selon son mot, à faire).
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Ces choses mêmes, lorsque le temps anéantit leur utilité, reprennent une vie mystique, la destruction les remet, en passant sur elles, en rapport avec la nature–Benjamin Constant
Georg Simmel, dans son essai Les ruines, a bien analysé en 1907 la façon par laquelle un ensemble architectural, en tombant en ruines, désœuvrer l’œuvre humaine et entre en rapport dialectique avec l’œuvre de la nature : « c’est tout l’attrait des ruines de permettre qu’une œuvre humaine soit presque perçue comme un produit de la nature » (Simmel 1998 : 113). De la même façon, on pourrait dire que la ruine d’un film libère un intervalle de forces entre le travail de captation (humain) et les éléments chimiques (naturels) qui en déroutent et en dénaturent l’empreinte. À la passivité proverbiale du support filmique, il faudrait opposer une dynamique active se déployant entre le matériau dans lequel les images sont saisies, le monde capté et le temps qui agit entre eux.
Cette dynamique à trois termes (matériau filmique, monde capté, temps qui élime), apparaît de façon succincte et brillante dans un très court film de Louise Bourque, Self Portrait Post Mortem (2002). L’auteur a filmé son visage à l’aide d’une caméra 35mm, produisant une courte bande d’à peine 2 minutes. Après avoir fait développer la pellicule, cette dernière fut ensevelie, pour n’être déterrée que quelques années plus tard, puis transférée (à l’aide d’une tireuse optique) sur une nouvelle bobine. Le film projeté est donc né d’une singulière concaténation entre le travail de l’artiste, le temps et le hasard de la nature. Le contact avec la terre, l’humidité, ont affecté la membrane, la peau du film, en lui donnant une couleur et une texture terreuse, en y forant des trouées, etc. Les contours du visage que l’on voit se détachent lourdement, fantomatiquement, de cette masse sombre, qui par moments s’éclaircit en des percées lumineuses, offrant dans l’ensemble l’impression, fort étrange, d’un pur spectacle du temps sur la matière. Les multiples couches temporelles de cette image, cette dialectique fondamentale entre nature et culture, s’inscrivent parfaitement dans l’esthétique de la ruine que proposait Simmel. Il s’agit ici à la fois d’un temps qui passe et d’un temps qui dure. La pellicule se trouve ainsi animée alors par les gestes simultanés de la mort et de la survivance.
L’image cinématographique, selon le bon mot de Didi-Huberman, serait une « cendre vivante ». On le voit avec les exemples de Delpeut et de Bourque : c’est une empreinte vivante du temps exposé, qui continue de se corrompre en même temps, et justement parce qu’elle a imprimé des durées, du temps humain (bref, du temps orienté vers la finitude).
Le cinéma, Bazin l’a dit, embaume le temps, momifie le changement, mais cette durée possède sa propre durée, sa propre espérance de vie. Cette durée, et cela a été perçu très tôt par les praticiens (Epstein, les cinéastes de l’avant-garde), participe du support dans lequel l’image-en-mouvement a été prise, comme moulée. Bref, la durée cinématographique possède sa propre matérialité, elle est un corps conducteur qui, par le fait même, possède sa propre logique de corruption, sa propre formule de dégradation.
Si l’anachronisme est sur le plan de l’objet (mais aussi de la méthode) cette inéluctable (cette fatale) contemporanéité du passé, toute image serait ainsi un espace où se loge une multiplicité de temps hétérogènes, toute une archéologie discursive complexe. Ainsi, les ruines, on l’a vu, livrent une mise en présence, par démontage, d’un temps dé-passé, débordé, en présentant un feuilleté de temps inscrit dans les choses : elles rendent le passage du temps sensible, ou manifeste, elles sont ce présent-passé et ce passé-présent. Mais elles possèdent aussi une valeur projective, dans le futur (les ruines se conjuguent également au futur antérieur). L’anachronisme des ruines apparaît alors dans cette pliure entre l’image et l’histoire. Elles seraient anachroniques par la temporalité paradoxale de leur permanence : une fois ruiné, un objet semble se soustraire au temps, alors qu’il en porte l’empreinte. C’est de ce type de contradiction féconde, de montage de temporalités que l’image cinématographique fait œuvre dans le temps, ou plutôt, qu’en elle le temps se trouve œuvré, travaillé, démonté et remonté.
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Ceci étant dit, essayons de pousser plus loin et sur un autre plan l’analyse. Est-il possible, comme on l’a pensé pour la peinture, d’imaginer un rapport dialectique ou dialogique entre la ruine du cinéma et le cinéma des ruines (sans qu’il soit possible de lui fixer un sens, un rapport de causalité défini), qui se serait joué entre image et histoire, et dont un des nœuds serait la seconde guerre mondiale ? Quel serait, de plus, le rapport entre le morcellement, la ruine du cinéma et les ruines, nombreuses, que la cinéma a filmées ?
Commençons par distinguer trois grandes catégories de ruines : il y aurait d’une part les ruines du passé, dont l’Antiquité et les ruines romaines informent le modèle le plus prégnant. Ensuite, il y aurait les ruines du présent, toutes celles que le XXe siècle a générées, partout en Europe, en Asie. Enfin, on pourrait parler de la ruine future, anticipée, comme ces vues imaginaires du Louvre en ruines peintes par Hubert Robert, ou la ruine de Paris, vue par Marker dans La Jetée (1961), ou encore, celles qu’imaginait Albert Speer, architecte sous Hitler, dans la cadre de sa « théorie de la valeur des ruines » qu’il voulait appliquer aux projets architecturaux du 3e Reich (cf. Virilio 1991 : 55-61).
Malgré les différences évidentes, toutes trois sont des perceptions d’arrêt du temps : on parlera à la fois d’un temps romain figé, figurant l’universel ; on parlera, dans le présent désolé de l’Allemagne de 45, d’une « année zéro » ; les paysages imaginés par les dystopistes incarnent tous une certaine « fin des temps ». Or, cet arrêt du temps peut charrier avec lui et en lui les trois modalités temporelles des ruines, celles du passé, du présent et de l’avenir. Les tableaux des « ruines à venir » d’Hubert Robert, peints en 1790-1792, au lendemain encore trouble et terrorisé de la Révolution, sont le reflet des ruines qu’il voyait dans son propre présent, tout en renvoyant au prestige, mais aussi à l’inquiétude des ruines antiques.
De façon similaire, Allemagne année zéro de Rossellini, filmé à Berlin en 1946-47, offre une image du présent, tout en réunissant les deux autres axes du temps, de façon sous-jacente : on voit assez bien dans ces ruines Berlin tel que filmé par Ruttman (Berlin Symphonie d ’une Grande Ville, 1929) ou Riefenstahl (Triomphe de la volonté, 1936). À rebours, on peut très bien voir, dans ces films-là, le « souvenir d’un avenir », cette latence de l’horreur et de la destruction avant qu’elles ne se déchaînent : on y voit la ruine future dans la ruine présente, la ruine qui demeurera, mais aussi celle qui a été projetée. Enfin, il est possible d’y voir, comme en palimpseste, tout ce qui nous amènerait, grosso modo du Dernier homme de Murnau à Allemagne année zéro de Rossellini à Allemagne année neuf zéro de Godard. Mais tout ceci présuppose une inscription flagrante du temps et d’une violence brute sur la matière de la ville. En d’autres mots, cette mobilisation du temps passe par la ruine.
Ce qui fait la force d’un film comme Allemagne année zéro, ce sont justement tous ces fantômes, ces survivances passées et à venir qu’éveillent les ruines, tout à fait évidents dans la scène où résonne la voix d’Hitler discourant, dans un bunker bombardé, éventré. Edmund Koehler, le gamin, héros du film, incarne lui aussi une sorte de contradiction temporelle : son corps est constamment débordé par ce qu’il porte d’âge réel, comme s’il composait à lui tout seul une anachronie vivante, prolongeant toutes celles qui l’entourent.
La scène finale au cours de laquelle le petit Edmund, après avoir été rejeté et trahi, erre sans direction précise au cœur des décombres de la ville, semble ranimer, par un certain détournement, le topos romantique d’une errance stendhalienne, sans finalité précise dans un paysage de ruines —aboutissant néanmoins au saut fatal du garçon, mais sans que ce suicide n’ait été véritablement prévisible, anticipé. Ces ruines déploient toute une échelle de temps, une autre logique de l’enchaînement narratif, précisément parce que l’image ne nous apparaît plus orientée ou dirigée par le mouvement de l’action.
Deleuze, dans ses pages sur le néo-réalisme, y perçoit, comme Bazin et d’autres avant lui, l’introduction d’un nouvel ensemble de signes cinématographiques et une cassure significative dans l’histoire du cinéma (1985 : 7-17). Deleuze rapporte cette rupture à ce qu’il appelle une crise de l’image-action, qui inviterait à un cinéma fait de situations optiques et sonores pures, au lieu d’un cinéma conduit par l’action et d’une image qui subordonne le temps à la logique du mouvement. Les personnages dans le néo-réalisme ne sont plus mobilisés par une action dirigée, mais ils deviennent, en quelque sorte, spectateurs de l ’intolérable qui les tétanise, qui suspend et bloque toute avancée. Le film se présente alors en une série de blocs erratiques, elliptiques, qui multiplient les situations dispersives, sans centre, sans clé harmonique. C’est en gros, la différence entre un monde raccordé et un monde devenu désaccordé, qui a perdu toute organicité. Les liens sensori-moteurs entre perception-action-affection perdent leurs coordonnées et donnent lieu à un cinéma de la balade, à des tracés déboussolés, à une série de temps morts. D’où l’apparition, dans ce cinéma, d’espaces désaccordés, discontinus, déconnectés, quelconques, bref des espaces qui ont cessé de fonctionner comme lieux d’une action positive (qui ouvrent une direction, qui font avancer l’action en l’articulant sur une totalité), et qui ne sont plus que des espaces transitoires autonomes… Ces espaces, la thèse se défend, ont germé au cinéma dans les décombres de l’après-guerre, dans ce no man ’s land entre destruction et reconstruction. Ceci nous ferait dire que la nouvelle image se découvre dans les ruines 5.
Si le Cinéma est un « moderne art des ruines » (Païni), il est peut-être aussi un art qui trouve une certaine part de sa modernité dans les ruines. Dès lors, la gageure qu’il faut tenir est la suivante : les ruines informent directement et indirectement le nouveau régime de signes — celui du cinéma de l’image-temps » deleuzien— qui a été pensé à partir de la seconde guerre. Le néo-réalisme témoigne en effet d’un rapport au présent dont la violence a disjoint et fait sauter les articulations, qui a décontenancé les préoccupations, de l’action aux affects, et déplacé les espaces construits vers les espaces quelconques. Il se développe là une sensibilité ruiniste, pas encore tout à fait un goût pour les ruines, mais plutôt la reconnaissance d’une sorte d’évidence (ou d’évidement) des ruines, de l’actualité de l’histoire qui s’y imprime et qui ruine la fiction traditionnelle. Sans doute les deux films les plus frappants pour la suite de l’histoire du cinéma, de ce point de vue, sont Allemagne année zéro et Voyage en Italie (1954) 6. Tous deux posent au premier chef une crise de l’action, de la psychologie des personnages, des relations spatio-temporelles, dans un espace cerclé de ruines.
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Le choc de ces deux films (auxquels nous pourrions ajouter d’autres perles du néo-réalisme, quelques films japonais, etc.) coïncide avec un mouvement rétrospectif important : la constitution d’un premier effort de muséification du cinéma, né d’une conscience d’un patrimoine perdu durant la guerre, d’une conscience de la détérioration de la pellicule (la pellicule nitrate est mise hors circulation en 1951) et des premiers efforts d’écriture d’une histoire du cinéma à partir des films 7.
Henri Langlois, qui a dû tout au long de la guerre multiplier les ruses pour sauver ses bobines, est l’exemple le plus patent de la reconnaissance de cette nécessité. Une histoire du film se bâtit sur des films. Ceci exige de penser non seulement le fragment filmique en tant qu’il possède une valeur, mais les films entiers comme des fragments montables, démontables et remontables d’une histoire des formes. C’est ainsi que Langlois, en archéologue-chiffonnier de la mémoire du cinéma, composera, comme l’a montré Païni (1997 : 171-184), des programmes fabuleux à la Cinémathèque française, refusant les modèles de cohérences chronologiques ou génériques, et imposera une morale du film qui aura une incidence évidente sur tout le cinéma français, jusqu’à aujourd’hui.
Les cinéastes de la Nouvelle Vague (Godard, Rivette, au premier chef), ces enfants du Musée et de la Libération, seraient les représentants en cinéma de cette conscience réflexive, qui a pris acte à la fois des acquis du néo-réalisme et du patrimoine cinématographique hérité de Langlois. S’ils pensent la ruine du film, c’est alors dans ce double régime d’une perte de repères identitaires et de la reconnaissance d’une fin d’un certain cinéma classique, ce qui rend, en retour, l’histoire des films et de l’art représentable à partir d’un montage de temps hétérogènes (ceci n’est jamais rendu aussi clairement que dans les Histoire(s) du cinéma, sorte d’aboutissement de l’œuvre de Godard).
Et tout le cinéma moderne, jusqu’au plus récent, s’y trouve inscrit. Il suffit de penser aux structures fragmentées des films de Rivette, de Resnais, aux espaces désaffectés des œuvres d’Antonioni, de Pasolini, de Fellini, à ceux des Allemands de Fassbinder à Straub-Huillet, Schmid, Wenders, aux paysages en ruines de Kalatazov, Tarkovski, ou Sokhourov, voire aux films de Bela Tarr, et ce, sans parler du cinéma expérimental, qui n’a cessé soit de se situer dans des espaces désaffectés, ruinés (Kubelka, Deren, Jarman, Anger), soit de présenter des pellicules ruinées (Brakhage, Sharrits, Snow, Connor).
Force est de se demander, et je me le demande, et c’est un peu le but de cette réflexion, si en suivant cette filière ruiniste on ne retrouverait pas représenté tout un pan du cinéma moderne en Europe —et on imagine sans peine une série d’équivalents japonais, d’Ozu à Imamura et Oshima. La ruine, les ruines nous offriraient peut-être une certaine façon de concevoir les esthétiques modernes caractérisées par une ruine de la fiction, la valorisation de l’errance, la perte géographique et individuelle de repères, les décadrages, la rupture des enchaînements, des structures déliées, et ce, tant au cinéma qu’en littérature, qui possède elle aussi ses modèles de totalité éclatée, de ruines du langage (Céline, Musil, Broch, Beckett 8). Nous pouvons alors dire qu’une prise en compte du cinéma moderne est, en quelque sorte, confrontée obligatoirement à la question des ruines et du fragment dont il procéderait, comme un retour sur ce qu’il est et sur ce dont il est fait.
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Le fragment au cinéma précède sa totalisation : un film est toujours fait de fragments rassemblés. Mais longtemps, on a tenté de faire de l’économie de cette fragmentation essentielle, au profit d’une organicité de l’ensemble. Le jeu de la partie ravalée dans le tout, Deleuze l’a montré, prévaut jusqu’au tournant de la guerre. De la même manière, comme le démontre Daniel Arasse dans son ouvrage passionnant, Le Détail, la peinture figurative classique a toujours privilégié le tout sur la partie, sur un dispositif idéologique/perspectif producteur d’un certain discours que le détail, pris en tant que détail, venait suspendre, arrêter, affoler (1996 : 387). Le détail est un événement plastique qui échappe à l’argument figuratif. Le détail ruine, en y participant de l’intérieur, le jeu de la totalité : détailler, vraiment, c’est ruiner. Le détail force la partie à se montrer, détachée, disjointe, déboîtée, et c’est ce détachement, cette soustraction de la partie sur la totalité, ou plutôt, cette redéfinition radicale de ce que serait la totalité filmique que l’on voit émerger dans les années 1940, de façon exemplaire, voire paradigmatique dans le cinéma italien 9. Poser, dans ses conséquences, le problème de la temporalité de la ruine, c’est s’interroger sur la question du Tout.
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La constellation conceptuelle que je voudrais éclairer, la sorte de spirale que je voudrais tenter de dénouer pourrait se formuler dans ces termes : Quelle est la relation entre la valorisation des esthétiques fragmentées, elliptiques, et la « ruine réelle », physique, matérielle ? L’hypothèse, je la redonne, serait celle-ci : les traits de la nouvelle image (situation dispersive, liaisons faibles, forme-balade, errance, conscience des clichés, dénonciation du complot) seraient tous pensables à partir des ruines, des situations optiques et sonores pures qu’elles instaurent, d’un nouveau régime de signes qu’elle mobilise et, surtout, d’une nouvelle perception du temps (une image directe du temps, qui ne se substitue plus au mouvement).
Or, à partir du moment où l’on démontre que l’histoire du cinéma s’est pensée et ne devient pensable qu’à partir de sa ruine (de la conscience de sa perte biochimique, de la disparition des copies, du morcellement des films, etc.), c’est en remontant à rebours ou à rebrousse-poil (en faisant défiler la pellicule à l’envers, comme le souhaitait Marc Bloch) ce fil effiloché de la ruine, ces « blocs de latence », que nous pouvons faire jouer une série de gestes, de moments, d’événements, de survivances, dans les films qui ont été faits, et qui éclairerait, en partie bien entendu, les partis pris méthodologiques de cette nouvelle archéologie du film qui, anachroniquement, nous a permis de voir les œuvres du passé (comme si on ne les voyait pas avant), qu’on s’est mis à accorder une valeur « muséale » au fragment filmique. Au bout du compte, cela nous forcerait à écrire l’histoire en tenant compte de ses survivances, qui ne sont autres que celles de sa propre mémoire conservée comme symptômes de son temps.
La ruine au cinéma, au fond, n’est autre qu’une réalisation de sa « solidité éphémère ». Stan Brakhage avait intitulé ainsi un de ses films peints à la main, contemporain, à la fois esthétiquement et anachroniquement, du film de Peter Delpeut. En tant que solidité éphémère, la ruine peut apparaître comme un des modes de l’apparaître au cinéma. Si nous ne la concevons plus comme un débris négligeable, la ruine, en télescopant dans un même présent, toujours-débordé, un présent du passé et un présent de l’avenir, rendrait en quelque sorte tangible le mouvement même de l’histoire et de sa propre histoire.
- 1J’emprunte cette idée à Eduardo Cadava, qui la développe dans un article récemment paru : Cadava, Eduardo, « Lapsus imaginis :The Image in Ruins », October (no 96, 2001), p.35-60.
- 2Selon Godard, le cinéma porterait, dès l’origine, les couleurs du deuil, le noir et le blanc, et le Technicolor portera les mêmes couleurs que les couronnes mortuaires (Histoire(s) du cinéma, épisode 2a). En somme, il y aurait, pour Godard, dès l’origine un rapport entre le cinéma, la mort et sa propre finitude, incrustée à même sa fragilité, sa pellicule, à la lettre : sa peau.
- 3On pourrait citer les found footages films de Bruce Connor, Ken Jacobs, Martin Arnold, ou encore ces films d’archivistes qui se situent à mi-chemin entre l’entreprise historienne et le film expérimental, Film Ist (2002) de Deutsch, Decasia (2003) ou Film of her (1997) de Bill Morrisson, en plus d’autres films de Delpeut, comme Diva Dolorosa (1997).
- 4Deleuze rappelle, dans Logique du sens, cette phrase de Jean Bousquet : « ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner » (1969 : 174).
- 5Ceci, bien entendu, ne nous empêche de lui rapporter des films qui ont été réalisés avant le néoréalisme. Je pense entre autres à La Chute de la Maison Usher d’Epstein, où la mise en scène furieuse du temps emporte dans son mouvement ce que Scheffer a appelé « la ruine poétique d’un monde » : sorte d’année zéro qui termine le règne du livre et met un terme à un certain ordre du monde, du mouvement et du temps.
- 6Voyage en Italie, dont l’importance pour tout le cinéma moderne a été maintes fois soulignée (voir Bergala, Voyage en Italie, 1990), pourrait également être vu comme la réactivation des tropes du Voyage en Italie, et surtout dans les ruines, qui nous a valu des pages décisives pour toute l’esthétique ruiniste et cette délectation mélancolique pour l’inachevé, de Du Bellay à Chateaubriand, de Goethe à Jensen, de Stendhal à Ruskin.
- 7Incidemment, un autre événement avait, avant la guerre, produit un mouvement réflexif similaire : l’arrivée du parlant. C’est en 1930 qu’on organisera les premières expositions sur l’histoire du cinéma et qu’on commencera à recenser de façon systématique les films qui ont été réalisés. La Cinémathèque française est créée, rappelons-le, en 1936. Il serait sans doute possible de retracer un ensemble de films dans ces années (d’Epstein, de l’avant-garde française et allemande) qui traitent réflexivement de la ruine du film comme prise de conscience de son historicité, mais ce ne saurait être dans l’horizon de cet article.
- 8« Ruines vrai refuge enfin vers lequel d’aussi loin par tant de faux » (Beckett 1972 : 69).
- 9Évidemment, ce genre de division est somme toute assez canonique, et il y a d’autres modèles de totalité au cinéma : la différence peut-être est que cette totalité repensée a été pensée et, en particulier, reçue dans un autre horizon, celui d’un certain modèle esthétique classique, avec clôture narrative, avec une régularité des enchaînements. Il existe toujours des exceptions.