La dernière et la première inscription d’un narrateur « anamoureux »
L’amour vous rend mauvais, c’est un fait certain. […] Peut-être que je l’aimais d’un amour platonique ? J’ai du mal à le croire. Est-ce que j’aurais tracé son nom sur de vieilles merdes de vache si je l’avais aimée d’un amour pur et désintéressé ? (Beckett, 1945, p. 28)
Par ces paroles et tant d’autres, le personnage-narrateur de Premier Amour (Samuel Beckett) se distancie considérablement d’une conception stéréotypée de l’amour. On pourrait dire qu’il est absolument désintéressé de tout, qu’il est un narrateur « anamoureux ». Or, il souscrirait malgré tout avec beaucoup d’enthousiasme à cet aphorisme : « Rien de ce qui arrive réellement n’a la moindre importance » (Wilde, 1995, p. 87). Cette nonchalance et ce désir d’apathie permettent à la fois aux lecteurs et lectrices d’opérer une certaine distanciation (« Verfremdung effekt ») vis-à-vis du discours amoureux et du pouvoir envoûtant des affects et de leurs effigies d’aujourd’hui, marquées par un sentimentalisme sans borne. En outre, cette fiction brève de Beckett ouvre la voie à une réflexion sur le legs des inscriptions, en nous et à travers le monde. Cette réflexion est d’ailleurs liée à la question de l’inertie du narrateur (à l’amour que porte ce personnage aux morts, plutôt qu’aux vivants). Au premier abord, par son titre, le texte semble préparer à un récit typique d’une histoire d’amour, voire à son autobiographie, mais le lecteur friand de détails biographiques sera déçu de constater qu’il n’y a pas de précisions à propos de la vie affective et personnelle de Beckett dans cette fiction ; les dispositifs textuels de l’ « autobiographie » ne sont pas présents dans ce texte. Au contraire, le travail formel du texte suggère une certaine déconstruction des présupposés organisant une figure de l’amour en tant que stéréotype, comme l’est parfois le premier amour. Le « premier amour » est en effet un thème de prédilection pour le sujet amoureux et ses adorateurs, ses flatteurs – du moins cela paraît particulièrement vrai dans le monde contemporain. Le sujet amoureux aime à raconter son premier amour ou encore les premiers moments d’un second ou d’un troisième amour et ainsi de suite ; il est épris de ce qui est premier dans les affaires affectives ; il aime raconter les débuts de son union avec l’autre et construire une mise en scène des plus spectaculaires de la naissance de l’amour nouveau. En définitive, ce serait littéralement une façon d’instituer l’amour que de raconter son commencement, le moment premier de son avènement, lui inventer une origine bien visible et circonscrite par un récit inaugural. Et l’auditoire, les amis, la famille, les collègues de travail ou d’étude attisent à leur manière ce récit du sujet amoureux ; ils demandent tous en cœur, à l’amoureux ou l’amoureuse, avec des formules souvent typées ou stéréotypées : « Comment vous êtes-vous rencontrés ? Racontez-nous votre histoire ? (Entendons ici : comment tout cela a-t-il commencé ?) Était-ce romantique ? Un premier baiser ? Est-ce que les premiers papillons voltigent déjà dans votre ventre ? Y a-t-il eu un premier « Je t’aime » ? Une première nuit d’amour, déjà ? » Ce qui se passe ensuite, cela n’intéresse pas ou intéresse beaucoup moins nos interlocuteurs quotidiens. Ils arrêteront peut-être d’écouter le récit du sujet amoureux, une fois passé ce fameux épisode d’énamoration, terme emprunté de l’italien enamoratio, notamment chez Francesco Alberoni, dont le sens recoupe notre « coup de foudre » français et les premiers instants à sa suite, ainsi que de manières plus générales, « l’état naissant » de l’amour, d’un nouvel amour. Ce qui parait épater le plus la galerie à propos de l’amour, c’est l’être énamouré et passionné. Il reste qu’on pourra se demander, après avoir écouté cette manière de porter attention à l’état naissant de l’amour : mais d’où provient ce coup de foudre ? Cette foudre, de quel ciel tombe-t-elle ? Y avait-il de l’orage cette journée-là ? Ou est-ce que la foudre tomba d’un ciel bleu, idéal ? Pourquoi ne sommes-nous pas morts ? Par ces métaphores, nous nous posons des questions sur l’origine et la constitution de cette fascination pour ce qui est premier et naissant en amour. Pourtant, avant même d’avoir commencé à répondre à ces interrogations, nous remarquons qu’un tout aussi grand envoûtement pour ce qui est dernier anime notre imaginaire quand il s’agit de réfléchir au sujet amoureux et à son discours. En ce domaine, nous retrouvons également une profusion d’images et de clichés, sur tous les échelons des durées variables de l’amour. Par exemple, la fin des brèves relations passionnées est inévitablement marquée, dans l’imaginaire et la réalité, par la violence, comme si une relation qui se termine sereinement serait le signe qu’il n’y avait pas d’amour, au fond. Ou, à l’autre bout du spectre temporel, notre attendrissement devant un couple de vieillards se tenant la main dans une épicerie symboliserait en quelque sorte une façon de nous dire : « Ah, ces personnes si près de la mort sont encore capables d’amour. » L’amour et la mort sont si inexorablement liés, leur proximité phonétique (française) ici nous inspire espérance et désespoir. Et cela réconforte d’apercevoir en un bref regard que l’amour peut durer très longtemps, jusqu’aux abords de la mort et au-delà, semble-t-il. En outre, dans les cimetières ou sur le faire-part, on rencontre une multitude de textes qui se limitent souvent à réaffirmer l’amour absolu et inconditionnel des familles envers le défunt, comme si la mort était tellement dévastatrice qu’elle serait en mesure de tuer l’amour, même si le Cantique des cantiques enseigne que « l’amour est fort comme la Mort ». La mort scinde le monde amoureux, comme dans cette épitaphe-formule : « Je suis parti rejoindre ceux que j’aimais et maintenant j’attends ceux que j’aime. Ne craignez pas car je suis avec vous. »1Près de la fin, il faut reprendre le récit rituel et inaugural ; il faut instituer une fin visible, car si l’amour a un commencement, il faut bien qu’il ait une fin – l’épitaphe ne nous convainc pas puisqu’on sait bien que ce n’est pas le mort en tant que mort qui l’a composé, mais bien en tant que moribond ou encore par personne interposée. Comment croire que le mort sous sa forme poussiéreuse dans l’urne puisse encore aimer malgré sa décomposition manifeste ? Au demeurant, c’est près des instants premiers et derniers que l’amour se manifeste le plus vivement, puisqu’il faut bien établir les limites, une bonne fois pour toutes, entre l’amour et l’anamour, entre le vivre et le mourir, entre la vie et la mort. Ironie mise à part, ces remarques montrent que les aspects de l’inaugural et du testamentaire possèdent une réelle valeur pour penser le discours amoureux et l’amour lui-même.
Ces deux moments-limites dans la durée de l’amour, son commencement et sa fin, bien qu’ils soient guidés par une étrange vision téléologique du sentiment et de l’affectivité – comme si du premier il fallait fatalement arriver au dernier sans trop avoir eu le temps de s’aimer dans l’intervalle –, exposent néanmoins une caractéristique singulière de l’amour : à savoir que l’amour se conçoit à travers l’inscrire et l’inscription ; le sujet amoureux vit en quelque sorte de ces inscriptions et à travers elles. Pour bien exposer la liaison unissant mon questionnement à propos de l’inscription avec le problème plus général de la figuration amoureuse, il faudrait concevoir en quoi l’inscription nous permet de se figurer l’amour et ses limites. L’état naissant et l’état agonisant que vit le sujet amoureux sont habituellement marqués avec vigueur par un geste ou un rituel d’inscription. Que ces inscriptions soient faites dans la chair, sur le corps, sur un support matériel, dans le monde physique ou dans l’esprit immatériel, varie d’un cas à l’autre. Pourtant, nous savons la valeur plus que symbolique accordée au (premier) « Je t’aime » ; nous connaissons aussi plusieurs histoires littéraires percutantes au sujet de la fin amoureuse, dont celle du Werther de Goethe occupe une place particulièrement vertigineuse. Au sein de ce contexte de l’inscription amoureuse et littéraire, le narrateur de Premier Amour de Beckett meuble le champ amoureux de manière manifestement étrange et inquiétante. Le monologue de ce personnage anonyme, que constitue le texte même de Premier Amour, en est un qui surprendra tant par son récit que par sa forme, par son langage et la syntaxe qui articule ce dernier. Dès le premier instant d’énonciation, dès l’incipit, le narrateur raconte le tissage complexe du récit de son « premier amour », tissage inextricable entre l’institution de l’amour et l’avènement de la mort. Il affirme ceci : « J’associe, à tort ou à raison, mon mariage avec la mort de mon père, dans le temps. Qu’il existe d’autres liens, sur d’autres plans, entre ces deux affaires, c’est possible. Il m’est déjà difficile de dire ce que je crois savoir. » (Beckett, 1945, p. 7). L’incipit manifeste très clairement la nature d’une inscription singulière. Celle-ci associe en elle un mariage et un décès. Le narrateur parait conscient que cette association est « marquée » dans son esprit. Autrement dit, il sait que ces « deux affaires » pourraient être liées d’une tout autre façon, mais il ne s’avance pas plus sur la question, car pour lui l’association est d’ores et déjà inscrite en lui et il n’y peut rien. On remarquera une facette légèrement socratique au personnage : il sait qu’il ne sait pas. C’est-à-dire que son dire ne peut dire son savoir ou articuler un savoir – pour être plus juste envers la lettre de son incipit.
Ce que nous savons toutefois, c’est qu’une inscription lie son « mariage », la supposée sacralisation de son amour, avec la mort de son père. Le narrateur commencera par parler de cimetières et de son épitaphe, avant d’entamer le récit de sa rencontre amoureuse. L’association de l’incipit dans l’esprit du personnage gouverne par ailleurs la trame narrative du récit. Le début et la fin de son monologue sont habités par un dialogue entre ce qui est premier et dernier : à la mort du père répondra la naissance d’un bébé, le sien, à la fin de l’histoire. Je vais d’ailleurs m’inspirer de la trame du récit et présenter l’épitaphe du narrateur de Premier Amour en tant que dernière inscription d’un mortel, déterminée par une conception de la « limite » et de la dislocation entre la situation d’énonciation et le contexte écrit, pour ensuite la comparer avec la première inscription de son amour avec « Lulu », celle avec qui il sera lié le temps du monologue. À partir de ce cheminement et de ses raccourcis (délibérés), il sera possible d’élaborer une conception selon laquelle la limite entre « amour » et « anamour », lorsque nous la franchissons et l’interrogeons, ne mène pas à une linéarité fataliste, mais produit plutôt une mouvance circulaire, qui dynamise l’amour plutôt que de l’aplanir. Premier et dernier sont réversibles et illustrent un infini par l’inscription de leur limite dans le fini. Autrement dit, il est à la fois inévitable et nécessaire de faire usage de ces termes (dernier et premier) pour envisager l’infini. La trame abstraite de cet essai pourrait être vulgarisée (ou visualisée) par la représentation d’un être étonné devant le phénomène de l’incarnation de l’infini dans le fini. L’amour serait ce domaine où le duel entre séparation et infini, pour s’exprimer à la manière de Lévinas, est le plus sanglant et décisif. Premier Amour expose dans son réel littéraire cette situation limite et conflictuelle, en liquidant le pathos amoureux.
Commençons par le commencement – « La fin est dans le commencement et cependant on continue », dit Hamm, avec une profonde légèreté, dans Fin de partie (Beckett, 1957, p. 91) –, par la lecture de l’épitaphe que le narrateur compose pour lui-même. Voici le passage où l’épitaphe est consignée dans Premier Amour et First Love, traduit par l’auteur lui-même :
Ci-gît qui y échappa tant Qu’il n’en échappe que maintenant. Il y a une syllabe de trop dans le second et dernier vers, mais cela n’a pas d’importance, à mon avis. On me pardonnera plus que cela, quand je ne serai plus. (Beckett, 1945, p. 10)
Hereunder lies the above who up below So hourly died that he lived on till now. The second and last or rather latter line limps a little perhaps, but that is no great matter, I’ll be forgiven more than that when I’m forgotten. (Beckett, 1970, p. 27)
Pourquoi l’épitaphe anglaise semble-t-elle rendre plus évident et perceptible l’aspect spatial et matériel de l’inscription funéraire du narrateur ? D’une part, les mots utilisés et leur disposition portent davantage l’attention du lecteur sur cette dimension. Les jeux de mots du premier vers atteignent d’ailleurs un degré élevé de complexité et d’humour. Les déictiques sont sens dessus dessous. Chacun des mots est chargé d’une valeur déictique propre ; ils entrent pourtant en contradiction si nous n’imaginons pas la présence du support (la pierre tombale) et du corps enseveli, le contexte habituel de l’énonciation d’une épitaphe, au sens strict et non dans le contexte littéraire. Le genre de l’épitaphe, en tant qu’héritier et dépositaire de l’inscription et de l’écriture, se conçoit tout autrement dans une situation d’oralité. Nous affirmons un truisme en le rappelant, mais il faut être à l’affût de cette distinction essentielle : au contraire du code écrit, le code oral permet aux interlocuteurs de concevoir directement la situation qu’ils partagent, et, si ce n’est pas le cas, ils peuvent poser des questions. L’écriture, elle, traduit indirectement l’absence des locuteurs représentés et pronominalisés, et l’interlocuteur est dans l’impossibilité d’obtenir une réponse en posant la question au texte lui-même. Son inscription est muette. Déterminer la situation énonciative demande souvent plus de persévérance ou de perspicacité ; rechercher le nom lié à un pronom à travers le texte, par exemple. Dans le texte de Beckett, chacun des mots du premier vers de l’épitaphe ont leur place dans un lexique de la spatialité et demande d’être pensé pour comprendre la complexité de leur enchaînement : « Hereunder », « lies », « the above », « who up below ». Ce vers situe différents points dans l’espace d’un axe de référence verticale, dont le référent premier est le tombeau et la pierre tombale, mais les termes ne paraissent pas tous pointer vers cette seule réalité. Un ou une styliste classiciste pourrait même s’insurger contre sa composition et y critiquer un pléonasme spatial délibéré, une sorte de tautologie du mortel enseveli ; la présupposition devenue le substantif « the above » recoupe l’expression « who up below », mais elle ne s’articule pas au sein du même univers (situé quelque part entre le monde des vivants et des morts). La traduction française littérale serait d’ailleurs assez difficile et alambiquée : Ci-gît le au-dessus qui au-dessous, etc. Pourtant, par la singularité de l’expression « who up below » (up contredisant en quelque sorte below), on comprend que l’articulation essentielle se situe ici au niveau d’une réflexion sur la valeur déictique de l’épitaphe et sur son pouvoir à montrer, désigner, construire et nommer l’espace funéraire humain.
L’un des indices textuels les plus évidents de la question déictique funéraire apparait dans la constatation de la « rime pour l’œil » articulée à la fin des deux vers de l’épitaphe anglaise, entre « below » et « now ». Contrairement à l’épitaphe de Premier Amour qui « réussit » sa rime, avec les mots « tant » et « maintenant », l’épitaphe de First Love répète les deux lettres « ow » mais les phonèmes [bɪˈləʊ] et [naʊ] ne se correspondent pas. On constate que la lettre phonétique upsilon est tout de même répétée à la fin des deux mots, mais ils se terminent par des diphtongues différentes, soit [əʊ] et [aʊ]. Pourtant, « à l’œil », l’épitaphe donnera l’illusion d’une rime. On pourrait dire qu’il s’agit d’un trompe-l’œil visuel et littéraire : l’œil croit voir un son qui n’existe pas en réalité à la lecture de l’inscription. Autrement dit, la rime est muette. Faisant écho à la « syntax of weakness » chère à Beckett, cette faible rime ou cette « rhyme of weakness », réduite à zéro dans la mesure où elle est précisément non-rime, ne devrait pourtant pas être négligée, puisque l’erreur se veut délibérée et préméditée, comme le narrateur l’indique par la suite ; ainsi elle porte du sens avec elle. (On punit beaucoup plus lourdement les meurtres prémédités, alors pourquoi pas les rimes gâchées, elles aussi ? Mais il faut d’abord un procès, une compréhension du geste assassin, dans le meilleur des mondes, avant de juger.) Comprenons donc le geste textuel de cette « visual ryhme ». On remarque d’abord que les deux mots signifient dans deux sphères conceptuelles importantes pour une réflexion sur la condition mortelle : soit l’espace (below) et le temps (now). Déliée de sa référence au réel du mort en tant que corps enseveli, une nouvelle interprétation conceptuelle parait possible. Cette fois-ci ce sont les mots eux-mêmes qui se réfèrent l’un à l’autre : au-dessous de below se trouve now ; below se réfère à now et pointe vers lui, de façon littérale. Ainsi, nous sommes en mesure de proposer une lecture, qui se fonde sur l’autoréférentialité de l’épitaphe elle-même : c’est parce que maintenant se mourrait à chaque instant (de son vivant au-dessus) qu’il vécut jusqu’à maintenant (dorénavant au-dessous et mort). En effet, le présent, dans son immédiateté vivante, se meurt sans cesse, mais meurt définitivement avec la mort elle-même ; maintenant ne résiste pas à la mort physique. Selon cette perspective, le temps est à l’agonie, mais il renait inlassablement pour mourir jusqu’au dernier souffle de l’Instant. Toutefois, comme l’articule avec beaucoup de profondeur l’épitaphe, l’ultime maintenant advient en même temps que la mort définitive, car il s’agit du dernier maintenant, lequel n’a pas de lendemain dans le monde des vivants et dans l’esprit du moribond mort à l’instant. Le dernier mot de l’épitaphe constitue donc le fin mot de la prosopopée de l’épitaphe. Le mort qui prononce le mot et le mot maintenant lui-même cessent d’exister ensemble, mais il reste un résidu, l’inscription. Le narrateur de l’épitaphe personnifie sa réalité de moribond, à la limite définitive du mourir, en prononçant maintenant comme dernier mot, comme si la composition de l’épitaphe coïncidait avec la mort effective du mourant. Ainsi, à travers l’épitaphe, on conçoit ce que sont les termes déictiques relatifs au temps, les déictiques temporels. Il s’agit en fait d’une spatialisation de la question temporelle. Maintenant institue matériellement et linguistiquement le présent de l’épitaphe. Il érige et représente une limite, limite extrêmement ténue entre la vie et la mort, entre le vivre et le mourir. Cette dernière (limite) est liée au contexte énonciatif d’une épitaphe, c’est-à-dire en tant qu’elle est une inscription : une trace morte, inaudible, qui témoigne pour un être vivant – lui caractérisé par sa voix. Au contraire du terme déictique dans la sphère de l’oralité, dont le cadre (pré)suppose une simultanéité entre l’énoncé de l’instant et l’instant lui-même, le terme déictique dans son rapport à l’inscription admet le décalage de l’énoncé et de l’instant énonciatif. Pour l’oralité, maintenant se prononce maintenant et institue ce maintenant maintenant, tautologie et répétition nécessaire à la performativité du mot. Pour l’inscription, maintenant peut référer à un temps qui n’est pas maintenant, mais qui est tout de même le « maintenant » du texte. Par exemple, si nous admettons que le now de l’épitaphe personnifie la dernière parole dictée par le mort, alors il faudra aussi convenir avec le lecteur de l’inscription que ce maintenant du narrateur n’est pas notre maintenant. Ce décalage du cadre énonciatif entre les deux maintenant (now) constitue en fait une singularité importante des déictiques en situation d’inscription et dans le contexte général de l’écriture. Le narrateur anonyme de Beckett semble très conscient de cet aspect de la question. Quelques phrases avant de citer son épitaphe, il n’affirme rien de moins que l’impossibilité pour l’État (c’est-à-dire le monde civil institué) de parvenir à le trouver, mort ou vif (Beckett, 1945, p. 10). Tant vivant que mort, il n’a pas de lieu où exister et pas de nom pour le désigner.
Contrairement à lui, son amoureuse est instituée dans un lieu et par un nom bien spécifiques et spécifiés. C’est le fameux épisode, scatophile diraient certains, auquel faisait référence l’épigraphe de mon propre essai : cette scène étrange où le narrateur trace le nom de son amoureuse sur des excréments de vache.
C’est dans cette étable, pleine de bouses sèches et creuses qui s’affaissaient avec un soupir quand j’y piquais le doigt, que pour la première fois de ma vie, je dirais volontiers la dernière si j’avais assez de morphine sous la main, j’eus à me défendre contre un sentiment qui s’arrogeait peu à peu, dans mon esprit glacé, l’affreux nom d’amour. (Beckett, 1945, p. 26)
La proximité entre premier et dernier se trouve réaffirmée ici et le narrateur fait même allusion au suicide, la première et la dernière forme de liberté pour l’homme (en tant qu’il est mortel ou idéaliste). En outre, le topos amoureux et l’environnement qui l’entoure ne sont pas familiers. Si, représentés ailleurs dans le récit, le départ de la maison familiale et le banc de parc peuvent être considérés comme des lieux communs où se manifeste le déploiement des histoires amoureuses, l’étable parait plutôt appartenir à un folklore oublié. Or, c’est malgré tout dans ce lieu « impur », plein « de bouses sèches et creuses », que pour la première fois le narrateur ressent l’assaut du sentiment amoureux et de son affect. Deux autres aspects pourraient surprendre : soit que le nom d’amour est affreux et qu’il faut se défendre contre la pulsion qu’il nomme. Le narrateur se défend surtout contre son émergence inattendue. Il semble presque souffrir d’apoplexie au moment décisif où il inscrit l’inscription, voulant résister, se défendre, mais ne pouvant le faire. De la même manière, sa première nuit d’amour adviendra comme à son insu, sans qu’il ait eu conscience de l’évènement (Beckett, 1945, p. 47). L’affreux nom d’amour sera inscrit malgré ses tentatives de défense ; le nom « Lulu » sera tracé sur de « vieilles merdes de vache ». L’inscription de ce nom avec son doigt le laisse complètement affecté. Il y revient constamment lorsqu’il est question de savoir s’il a vraiment vécu l’amour ou de comprendre le type d’amour dont il a fait l’expérience. Filons un instant ce motif du doigt avec la lecture d’un autre texte. Car le doigt est peut-être le symbole humain le plus puissant pour évoquer l’acte de désignation et de dénomination ; il représente aussi, indirectement, la libération de la main de l’Homo sapiens. Je pense bien entendu au geste de pointer, mais aussi au sens plus large de « désigner », de nommer, au sens – par exemple – de la locution le « doigt de Dieu ». Je songe ici à un passage précis dans La Faim de Knut Hamsun :
Mon père céleste […] ne m’avait-il pas fait la grâce de me désigner du doigt comme son humble serviteur ? Dieu avait fourré son doigt dans le réseau de mes nerfs et discrètement, en passant, il avait un peu embrouillé les fils. Et Dieu avait retiré son doigt et, voyez, il restait à ce doigt des fibres et de fines radicelles arrachées aux fils de mes nerfs. Et il y avait un trou béant à la place touchée par son doigt qui était le doigt de Dieu, et une plaie dans mon cerveau sur le passage de son doigt. (Hamsun, 1961, p. 38)
Ce qui est le plus remarquable de cet extrait, c’est le fait que le doigt de Dieu est en quelque sorte touché lui de même par l’homme, en gardant quelques résidus nerveux du cerveau humain. Au contraire du « doigt qui pointe » et se maintient dans une certaine « pureté », le doigt qui touche sera inévitablement touché par ce qu’il touche et empreint d’une certaine « impureté ». De son côté, le doigt du narrateur de Premier Amour n’est pas concerné par l’idée de Dieu, il plonge plutôt dans la matérialité la plus basse du monde animal et terrestre. Le narrateur marque le nom de son amoureuse sur des résidus de bovins. C’est dans le résiduel que l’amour nait pour lui. Cependant, la réflexion du personnage de La Faim ne perd pas totalement sa signification au regard de la scène scatologique. Cette fois-ci ce n’est pas l’inscription creuse que Dieu laisse dans le cerveau qui embrouille le personnage beckettien, mais bien son geste d’inscrire lui-même et par lui-même. Le narrateur de Premier Amour se conçoit comme seul avec lui-même : le monologue prend des allures de soliloque et non des apparences de dialogue (avec Dieu). Cette concavité affective, ce creux amoureux, c’est lui-même qui l’a inscrit, et toute tentative de faire intervenir la présence de l’autre sera sans cesse réduite à la limite du solipsisme.
Regardons plus attentivement le nom qu’il trace avec son doigt : Lulu. La forme de ce nom et le contexte qui le circonscrit deviennent particulièrement intéressants si nous reprenons la réflexion à propos de l’épitaphe là où nous l’avions laissé. En comparaison de la « rime pour l’œil » de l’épitaphe de First Love, le nom de Lulu s’envisage comme une perfection graphique horizontale : un quatrain de lettres dont les deux doublets sont parfaitement symétriques. Pourtant, le narrateur complexifie considérablement l’ « affaire » ensuite et touche perpendiculairement l’axe vertical de la question poético-funéraire. Alors que la « rime pour l’œil » était physiquement inscrite dans l’enjambement et la verticalité de l’épitaphe, l’ambiguïté et la mouvance sémantique du signifiant Lulu seront pour leur part révélées par les énoncés périphériques du narrateur. Il y a deux articulations de ce problème dans le temps du récit : la première advient immédiatement après la révélation du nom de son amoureuse, le narrateur nous dit que Lulu se prononce en fait Loulou, car ni lui ni elle n’est français, française, ils prononcent « à l’anglaise » (Beckett, 1945, p. 17) ; la seconde articulation apparait un peu plus tard, quand le narrateur, comme il est assez fréquent de le constater chez certains personnages beckettiens, décide de totalement changer le nom de son amoureuse et de la désigner dorénavant avec le nom « Anne » (Beckett, 1945, p. 29). Le premier nouvel aspect du nom Lulu, prononcé Loulou, rappelle manifestement la « rime pour l’œil ». Cependant, dans ce cas-ci, le décalage n’est pas visible à partir de l’inscription des mots elle-même, mais par le contexte qui l’entoure, par l’explication du personnage. Il se fonde plutôt sur l’identité linguistique des personnages, ou, pour être plus conforme à la lettre du texte, sur l’une de leurs non-identités linguistiques. En effet, le narrateur précise seulement qu’il n’est pas français et qu’elle n’est pas française. Il ne nous spécifie pas la langue d’origine ou actuelle qu’il utilise. D’ailleurs, on ne peut s’empêcher de penser que Premier Amour se situe à la frontière de ce moment charnière où Beckett adopte le français comme langue d’écriture ; il illustre bien ce passage. Le texte montre justement que son enjeu littéraire peut être abordé sous l’angle du décalage entre la situation d’énonciation et le contexte écrit. En fait, les enjeux de l’inscription littéraire tracent un sillon étroit entre l’œil et l’oreille. (Cela – la littérature – se passe au niveau de la tempe, dirait un littéraire physiologiste.)
Le second aspect de cette mouvance du nom de son amoureuse est d’une autre nature. Le saut de « Lulu » à « Anne » parcourt une distance plus grande, par rapport à l’inscription : aucune lettre et aucun son partagés entre ces deux mots. Or, la raison pour laquelle il change le nom de Lulu et son explication du nouveau nom « Anne » ont un poids significatif à jouer dans notre lecture de ces deux inscriptions amoureuses, surtout selon l’investigation qui a été menée au sujet de l’épitaphe.
D’ailleurs j’en ai marre de ce nom Lulu et je m’en vais lui en donner un autre, d’une syllabe cette fois, Anne, par exemple, ce n’est pas une syllabe mais cela ne fait rien. Alors je pensais à Anne, moi qui avais appris à ne penser à rien, sinon à mes douleurs, très rapidement, puis aux mesures à prendre pour ne pas mourir de faim, ou de froid, ou de honte, mais jamais sous aucun prétexte aux êtres vivants en tant que tels (je me demande ce que cela veut dire), quoi que j’aie pu dire, ou qu’il puisse m’arriver de dire, à ce sujet. (Beckett, 1945, p. 29)
Rappelons-nous que la question de la syllabe était aussi très présente pour l’épitaphe. C’était en quelque sorte une façon de faire dérailler sa logique de composition purement mécanique. Autrement, du premier au second vers, qui est en outre le dernier (n’étant que deux), tout fonctionne de manière parfaitement impersonnelle. L’épitaphe pourrait être attribuée à n’importe quel mortel. Aucune trace de lyrisme. Or, en plus de cette « rime pour l’œil » de l’épitaphe anglaise, l’épitaphe française possède comme son homologue anglais un problème au niveau de son articulation horizontale. Ce côté boiteux de l’épitaphe plaît au narrateur, ou du moins il dit qu’ « on [lui] pardonnera plus que cela, quand [il] ne ser[a] plus. » (Beckett, 1945, p. 10). Outre le nombre de syllabes qui s’enraille, le verbe « échapper », du premier au dernier vers, porte deux signifiés équivoques.
Ci-gît qui y échappa tant Qu’il n’en échappe que maintenant. (Beckett, 1945, p. 10)
Sa première signification évoque le sens mystérieux de l’expression « l’échapper belle », tandis que le second ferait plutôt penser au fait de s’échapper d’une prison. Ces deux signifiés équivoques parviennent malgré tout à cohabiter au sein de l’épitaphe française. Pour conclure sur l’inscription du nom de son amoureuse, il faudrait justement comprendre ce changement de nom comme une tentative d’échapper ou de fuir, une tentative de se défendre contre l’élan de l’amour qui lui donne le vertige, à tout le moins une sorte de nausée existentielle. Pourtant, non sans surprise, on constate dans un passage qui suit la transformation du nom, que l’inscription matérielle elle aussi s’est transformée : « […] Si je l’avais aimée de cette manière, est-ce que je me serais amusé à tracer le mot Anne sur d’immémoriaux excréments de bovin. » (Beckett, 1945, p. 31) Toutefois, si nous portons attention aux détails, nous remarquerons que ce n’est pas le nom Anne, mais bien le mot Anne qu’il dit avoir tracé. Ceci explique le rapprochement progressif et constant d’un désintérêt apathique généralisé que le narrateur cherche de son mieux à atteindre. Il sera arrivé au bout de ses peines, mais aussi de son désintérêt envers les conséquences de l’amour, lorsqu’il parviendra à s’échapper de la maison où il a conçu un enfant par son union avec Lulu-Loulou-Anne. Cependant, les cris du bébé le pourchassent encore durant son éloignement de l’amour vers l’anamour, durant sa seconde fuite d’une maison familiale, d’une demeure.
Au demeurant, on comprend un peu mieux ce pour quoi (et son pourquoi) le narrateur parait osciller entre la fiction du « premier amour » et de l’ « anamour » : le premier amour n’est qu’une figure à partir de laquelle il tente de se déprendre de l’amour ou de disloquer l’amour lui-même et ses élans figuratifs. Dans ce contexte, l’inscription permet et véhicule la figuration amoureuse, c’est ce qu’expose l’obsession de l’inscription du narrateur, par la négative. Si le temps et l’espace me le permettaient, il me faudrait enchaîner cette réflexion avec l’élaboration de certaines remarques à propos du rapport qu’entretient le narrateur avec les manifestations du chant de Lulu et des cris de son bébé. Car c’est précisément à partir de cette limite entre l’inscription et l’oralité (et la sonorité) que s’entrevoit la signification du texte de Premier Amour pour une pensée littéraire empreinte de rigueur. – Il y a une radicelle de l’essence de la littérature qui pendouille suspendue à l’œuvre de Beckett, et la courte fiction Premier Amour est peut-être près de la zone où est accroché ce dernier cheveu essentiel à la survie de la tête des littéraires qui peuvent encore penser. Du moins, le narrateur de Premier Amour semble pris dans un étau « littéraire » qui nous concerne tous et toutes pour parvenir à une meilleure compréhension de notre condition et dont il est bien difficile de se sortir à l’évidence : ce narrateur anonyme témoigne d’une réelle obsession pour les inscriptions nécessairement muettes, mais il est à la fois hanté par la sonorité harmonieuse et cacophonique du monde. L’étude du lègue que l’inscription littéraire projette hors d’elle reste encore à faire, me semble-t-il. Il est difficile de se le figurer, mais nos très lointains successeurs ne seront peut-être capables que d’ « anamour » à l’égard de la « littérature » comme la modernité et l’humanisme la concevait. Peut-être sommes-nous presque arrivés à l’heure de composer le testament et de décider ce qu’il est encore possible de léguer au futur. C’est une question qui devrait notamment interpeler les personnes qui comptent poursuivre leurs études vers là où nous enseignons la littérature. C’est un geste testamentaire adressé davantage à l’enseignement de la littérature qu’à la littérature elle-même.
- 1Formule que l’on retrouve sur plusieurs tombes, dans les cimetières contemporains, par exemple au cimetière St-Laurent, à Montréal.