L’amour transmédial
Étude de l’expérience émotionnelle et affective chez le spectateur et le joueur
Si l’amour comme sentiment a été le moteur de bien des créations artistiques, il est aussi intéressant de considérer la perspective inverse : les effets que ces univers fictionnels amoureux peuvent produire sur leurs spectateurs ou leurs joueurs. Ainsi, qu’il soit face à une œuvre cinématographique ou vidéoludique, le public qui consomme des récits où l’amour est mis en scène tend à avoir des réponses émotionnelles et physiologiques qui vont souvent de pair avec ce qui lui est présenté à l’écran. De ce point de vue, on remarque que chaque médium a son propre langage émotionnel afin de guider le public vers les réponses désirées. Parallèlement, le public qui consomme un tel type d’œuvres cherche également à vivre une certaine gamme de réactions définies. Ainsi, le concept d’expérience émotionnelle et affective est composé de ces deux mouvements : celui du langage émotionnel évoqué par l’œuvre par ses stratégies modélisantes, ainsi que celui de l’analyse ainsi que la réponse émotionnelle et affective produite par le spectateur ou le joueur devant celle-ci. C’est grâce à l’étude de films comme The Notebook (Nick Cassavetes, 2004), In the Mood for Love (Fa yeung nin wa, Wong Kar-Wai, 2000) et du jeu Gone Home (The Fullbright Company, 2013), que je tenterai de définir quelques stratégies émotionnelles et affectives que celles-ci proposent à leurs spectateurs et leurs joueurs. Si l’étude de l’expérience spectatorielle a été largement étudiée par les chercheurs du domaine de la psychologie cognitive et de la philosophie des émotions, l’expérience du joueur ne jouit toutefois pas du même rayonnement. C’est donc en prenant appui sur certains ouvrages et articles de Nico H. Frijda, Ed S. Tan, Torben Grodal, Bernard Perron et Carl Therrien que je tenterai de définir ce que la jouabilité amène au niveau de l’espace affectif du joueur. Sans toutefois tomber dans une logique dichotomique d’activité et de passivité, je propose une exploration des différentes stratégies émotionnelles cinématographiques et vidéoludiques que les trois œuvres mettent en place. Cette analyse ne se veut toutefois pas une étude globale des réponses émotionnelles et affectives possibles, mais une amorce de réflexion sur la posture cognitive et physiologique imbriquée dans l’expérience de la spectature et de la jouabilité.
L’expérience émotionnelle et affective : émotions, affects, simulation et focalisation diégétique
Comme le spectateur ainsi que le joueur abordent une œuvre avec les mêmes compétences biologiques et cognitives que lors de situations réelles, ceux-ci sont appelés à vivre des émotions et des affects1du même ordre. Par ailleurs, ces réactions similaires sont produites dans un contexte où ceux-ci sont pleinement conscients que les événements qui se déroulent dans ce cadre fictionnel ne sont pas réels. C’est par l’évaluation du statut de réalité que les joueurs et les spectateurs élaborent conséquemment le degré d’intensité des réactions émotionnelles et physiques qu’ils sont appelés à vivre. Ainsi, devant une situation jugée comme fictionnelle, ceux-ci ressentent globalement les mêmes émotions que dans le réel, sans toutefois accomplir les actions qui lui sont habituellement reliées. Comme l’explique Torben Grodal dans son introduction au PECMA Flow, les actions du spectateur ou du joueur ne seront effectuées que partiellement, car ils ne peuvent que simuler mentalement les actions qui leur sont présentées. Leurs réponses physiologiques, soit les tensions musculaires, les sursauts, etc. ne sont nécessairement pas égales en intensité aux réponses qu’exigerait une situation vécue lors d’un contexte réel (Grodal, 2009, p.151-152). En élaborant cette conclusion, l’auteur fait écho aux travaux de Nico H. Frijda sur la définition des émotions. Selon ce dernier, une émotion est d’abord définie par une tendance à l’action (Frijda, 1986, p. 71). L’apparente similitude desréponses émotionnelles et affectives entre les événements réels et fictifs ne se réduit toutefois pas uniquement à cette définition. La différente gamme d’émotions et d’affects vécus par les spectateurs et les joueurs est le résultat de processus cognitifs conscients et préconscients. Ainsi, certaines réactions leur paraîtront automatiques. C’est le cas par exemple de celles qui sont induites par un processus de mimicry, qui se définit brièvement par le processus de contagion imitative prodigué entre autres par l’analyse directe effectuée par le système neuronal miroir ou le cortex prémoteur de l’individu. Par exemple, un spectateur ou un joueur sursaute quasi simultanément sous la brève et subite survenance d’un bruit intense dans un film d’horreur. Cette réaction automatique se distingue par ailleurs des larmes ou des émotions de soulagement empathiques qui résultent de l’évaluation cognitive des actions et des situations des personnages présentés par le film. Ainsi, devant un film, le spectateur a un potentiel d’action qui réside essentiellement dans la simulation des actions possibles des protagonistes, ne pouvant pas influencer lui-même le cours du récit. Conséquemment, l’intensité et la complexité de son expérience émotionnelle et affective en est influencée. En suivant cette logique, comme le joueur d’un jeu vidéo a réellement une instance sur le déroulement des événements du jeu, du moins en étant responsable de la progression narrative par ses actions représentées par un avatar, l’expérience émotionnelle et affective du joueur augmenterait en complexité et en intensité par rapport à celle du spectateur. Ainsi, parce que la jouabilité implique le joueur à l’intérieur de la diégèse avec une variante motrice supplémentaire, Torben Grodal affirme dans Embodied Visions : Evolution, Emotion, Culture, and the Film qu’elle est également responsable d’une intensification du degré d’immersion dans l’œuvre :
Viewers gain access to perceptual and emotional informations ; they ponder over or simulate possible actions ; but they have no actual control of what happens. The lack of full motor control constitutes the difference between film and computer games ; in the case of games, the visual feedback from motor actions provides an additional dimension of immersion (Grodal, 2009, p. 194).
Contrairement à une vision dichotomique où le spectateur et le joueur se positionneraient chacun aux pôles de la passivité et de l’activité, le spectateur, malgré son potentiel d’action restreint, est constamment en interaction avec le film, ne serait-ce que pour reconstituer le sens premier nécessaire à sa progression dans l’œuvre.
Ainsi, face à une œuvre cinématographique ou vidéoludique, le spectateur ou le joueur vivra plusieurs gammes d’émotions de natures différentes, variant en durée et en intensité. Par exemple, Ed S. Tan, dans son ouvrage Emotion and the Structure of Narrative Film : Film as an Emotion Machine, catégorisera ces réactions émotionnelles sous deux catégories : les émotions fictionnelles et les émotions artistiques. Les émotions fictionnelles sont des émotions provoquées directement par la diégèse de l’œuvre (Tan, 1996, p. 82). Les émotions artistiques sont plutôt des réponses émotionnelles et affectives aux caractéristiques formelles et au statut d’artefact de l’œuvre, comme le suspense, l’accélération du rythme cardiaque du spectateur (ou du joueur) par l’utilisation d’une musique au tempo rapide, par une technique de montage saccadée, ou encore la frustration engendrée par un mauvais jeu d’acteur. (Tan, 1996, p. 65, voir aussi Plantinga, 2009, p. 72-75). Alors que pour Ed S. Tan le langage émotionnel des deux médias pourrait se résumer à ces deux natures évocatrices, d’autres théoriciens considèrent que l’expérience du spectateur ou du joueur ne se peut se réduire à ce que le film lui transmet. En fait, selon la théorie cognitive-perceptuelle élaborée par Carl Plantinga, le spectateur vit aussi des émotions qui sont externes à l’œuvre cinématographique, soit des méta-émotions :
Some emotions are neither direct nor sympathetic emotions, such as anger or contempt directed at an antagonist, are “feeling against” emotions. The spectator may respond emotionally to his or her own prior responses, thoughts, or desires while viewing a film. Such emotions may range from shame and guilt to pride and a strong-sense of satisfaction (Plantinga, 2009, p. 73).
Ainsi, ce type de réponses émotionnelles et affectives réfère au contexte de visionnement, aux bruits ambiants, aux réactions des autres spectateurs, à sa mémoire émotionnelle antérieure avec laquelle les actions fictionnelles pourraient faire écho, etc. Toutes ces variantes expliquent le fait qu’il y a souvent des écarts dans l’intensité des effets et des réactions d’un spectateur à l’autre. Cette catégorie est aussi valable lorsqu’on aborde les émotions vécues par le joueur. Par contre, comme la jouabilité tend à modifier le rapport moteur du joueur à l’œuvre comparativement à celui qu’expérimente le spectateur, certains chercheurs comme Bernard Perron considéreront l’élaboration d’une nouvelle catégorie d’émotions. Selon ce dernier :
[j]ouer à un jeu vidéo ne consiste pas seulement à comprendre une histoire, mais plutôt à résoudre des problèmes, à triompher d’obstacles, à affronter des adversaires, à explorer un monde virtuel, etc. Les actions du gamer et les réactions de ce monde vont bel et bien susciter des émotions « d’une autre nature », des émotions vidéoludiques (Perron, 2006, p. 358).
Si une classification des différentes natures d’émotions ressenties nous aide à discerner les différentes composantes de l’expérience émotionnelle et affective du spectateur et du joueur, il est toutefois essentiel de s’attarder au fait qu’une grande part de ces réponses découle directement de la simulation mentale du spectateur des actions performées par des protagonistes :
But if they are to be emotionally stirred by the film, viewers must not only experience the pleasure of watching attractive characters but also be prompted to simulate their action tendencies. To feel the full glow of love, we must experience the desire to come close to the characters by simulating how they approach one another in the diegetic world. The reason why films are able to evoke strong passions is precisely the information we receive from the diegetic world (Grodal, 2009, p. 197).
Selon Torben Grodal, c’est aussi par la focalisation diégétique sur les personnages que des émotions sympathiques ou antipathiques seront suscitées. C’est parce que le spectateur est cognitivement impliqué envers eux que la simulation de leurs actions va engendrer des émotions variables en intensité. Par exemple, un spectateur qui regarde The Notebook (Cassavetes, 2004), une œuvre tirée d’un corpus hollywoodien assez typique, serait appelé à ressentir la passion des deux protagonistes d’abord par la focalisation diégétique. Le spectateur, parce que le récit le montre ainsi, vient à espérer qu’Allie (Rachel McAdams) choisisse de rompre avec son fiancé pour rejoindre Noah (Ryan Gosling), son véritable amour. La scène qui suit est sans doute l’une des plus intenses au niveau des réactions chez le spectateur, mais pas seulement par l’évaluation de la situation donnée antérieurement par la narration, mais aussi par l’intensité ressentie lors de la simulation des actions par les spectateurs des protagonistes.
La réunion physique des deux corps aura d’ailleurs pour effet de faire raisonner certains affects intensificateurs grâce à l’imitation des sensations et des émotions ressenties lorsque le spectateur performe lui-même les actions présentées. Comme son potentiel d’action est limité à la simulation, les émotions qu’il ressent sont des émotions empathiques. L’exemple de The Notebook, tiré d’un corpus cinématographique hollywoodien grand public est en phase avec les explications et les exemples que donnent les auteurs cités plus haut. Par contre, si l’on prend en exemple des films provenant d’autres types de corpus, il semblerait que plusieurs aspects de ces théories tendent à se soustraire. C’est d’ailleurs le cas dans l’œuvre de Wong Kar-Wai In the Mood for Love, où il n’est pas possible pour le spectateur de baser son expérience émotionnelle sur les actions amoureuses présentées à l’écran. Pourtant le film n’offre pas moins une expérience émotionnelle et affective riche.
In the Mood for Love : production cognitive de sens et réponses émotionnelles artistiques
En effet, l’œuvre de Wong Kar-Wai, plutôt que de présenter une trame narrative linéaire et une esthétique qui se rapprocherait davantage d’une illusion de temps « présent », tend plutôt à mettre en scène une trame plus énigmatique. In the Mood for Love est un récit à propos d’un homme (Chow Mo-wan interprété par Tony Chiu Wai Leung) et d’une femme (Su Li-zhen interprétée par Maggie Cheung), voisins d’appartement, situé à Hong Kong dans les années 1960. Après s’être rendus compte que leurs époux respectifs entretiennent entre eux une relation extraconjugale, Chow Mo-wan et Su Li-zhen tentent de reproduire les circonstances qui auraient permis à leurs époux de développer une intimité amoureuse. Ce faisant, les protagonistes commencent à sentir un désir grandissant vers l’autre, eux aussi victimes d’un amour naissant. Cet amour n’ira toutefois pas vers l’accomplissement d’une nouvelle relation extraconjugale et restera par conséquent en suspens. Par ailleurs, cette tension amoureuse ne sera pas donnée de façon aussi explicite que dans l’extrait de The Notebook. En fait, dans In the Mood for Love, la simulation des actions des personnages n’est pratiquement d’aucun secours pour la compréhension du spectateur de la trame principale. Pourtant, celui-ci devra tout de même se servir des informations visuelles et sonores que lui propose le film afin d’en reconstituer le sens premier. Bien entendu, ce même processus est aussi valable pour la progression narrative dans l’œuvre de Nick Cassavetes, seulement, l’esthétique qu’emploie Wong Kar-Wai met de l’avant cet effort cognitif nécessaire. La spectature2, même lorsqu’elle est expérimentée dans le visionnement d’un film à l’esthétique plus ou moins transparente, se base sur l’activité de reconstitution de sens. Ce mouvement est d’ailleurs appelé par Bernard Perron « la spectature-en-progression ». Selon lui, le spectateur devant une œuvre cinématographique a un but, celui de comprendre ce qui se passe devant ses yeux : « [a]ssocier la spectature-en-progression à une démarche heuristique, c’est mettre en évidence qu’à l’instar du critique ou du chercheur en études cinématographiques, le spectateur est en quête de connaissances, mais d’une connaissance adaptée à son but premier : progresser dans le récit filmique » (Perron, 2002, p. 142). La spectature n’est donc nullement une activité passive de visionnement de ce qui se trouve à l’écran. D’ailleurs, en contact avec le film de Wong Kar-Wai, le spectateur devra se servir des caractéristiques formelles, de la répétition des scènes et des gestes afin de reconstituer la trame narrative de base qui n’est pas clairement montrée par la diégèse. Le film va toutefois laisser certains indices pour guider sa compréhension, mais globalement, c’est le spectateur qui fera tout le travail. Par exemple, la scène qui suit en est une qui revient à plusieurs reprises dans le film. C’est par la répétition de cette scène, des gestes, du croisement des deux personnages dans l’escalier ou le couloir menant à leur appartement, que le spectateur pourra identifier les aspirations amoureuses des protagonistes.
Contrairement à l’extrait de The Notebook où l’expérience affective du spectateur est guidée par son évaluation du potentiel d’action des protagonistes et la simulation de leurs actions, l’extrait de In the Mood for Love provoquerait plutôt des émotions d’ordre artistique. Cette séquence trouve une harmonie désarmante entre les gestes des personnages, le montage, les ralentis et la pluie qui s’accordent au rythme de la musique mélancolique. Tous ces éléments suggèrent la tension amoureuse. Le spectateur, en plus d’analyser les informations visuelles et sonores nécessaires à sa progression, réagit émotionnellement et physiquement au tempo de la musique et au mouvement des images. La musique, par ailleurs, joue un rôle crucial dans l’intensification de son expérience émotionnelle. Selon Carl Plantinga, elle ne serait pas émotionnelle en soi, mais aurait tout de même plusieurs qualités affectives et cognitives :
In sum, film music has a number of affective functions. First, it elicits affect through direct physiological effects on the audiences. Second, it elicits moods, which prime audiences for certain kinds of emotions. Third, it modifies the scene by suggesting its emotional valence. Music modifies, intensifies, and complicates the affective experience of a scene through polarization, affective congruence, or both simultaneously. In other words, it can move the expressive interpretation of a scene away from that inherent in the nonmusical elements, but can strengthen the scene’s existing emotive qualities by adding to them, or it can elicit affect in ambiguous and complicated ways (Plantinga, 2009, p. 135).
Ainsi, la musique servirait dans le cas de In the Mood for Love comme tremplin intensificateur où le spectateur est guidé vers la reconstruction de la trame narrative principale. Les réactions émotionnelles face à cette scène dépendent essentiellement de la sensibilité artistique de celui-ci. Pour certains, cette scène pourrait évoquer la création d’émotions artistiques intenses, pour d’autres il en résulterait plutôt de la création d’une humeur mélancolique de l’amour désiré et impossible. Si l’expérience émotionnelle d’un spectateur à l’autre peut varier, l’expérience affective entre autres provoquée par la musique et le mouvement au ralenti reste essentiellement la même : le corps dans un processus plus ou moins conscient s’accordera physiquement au tempo lent de la musique, notamment par l’accélération ou la décélération de son rythme cardiaque.
Gone Home : jouabilité, récit, voix et mimicry
De même que dans l’œuvre cinématographique de Wong Kar-Wai, le jeu Gone Home ne crée pas les émotions chez le joueur par la mise en scène des actions corporelles d’un personnage. Bien sûr, comme le joueur contrôle un avatar (en fait, d’un point de vue, car le corps de celle-ci ne sera jamais représenté), le mouvement est une part intégrante de l’expérience interactive entre lui et l’univers narratif dans lequel il évolue. Dans ce jeu, l’avatar qu’il incarne est une jeune femme nommée Kathie Greenbriar qui revient d’un voyage d’une année en Europe. Ses parents ayant déménagé pendant son départ, la protagoniste se trouve à « retourner à la maison » dans une maison qu’elle ne connaît pas où personne n’est présent pour l’accueillir. À la porte d’entrée, Kathie trouve une lettre de Samantha, sa sœur de dix-sept ans, qui l’informe de son départ précipité. Celle-ci la supplie de ne pas chercher à la retrouver ou comprendre les circonstances de son absence. Cette lettre énigmatique laissera place au commencement du jeu, une exploration spatiale de la maison à la recherche d’objets. Certains d’entre eux, une fois examinés, activent des entrées du journal intime de Samantha qu’elle a écrites durant l’année où la protagoniste s’est absentée. Ces entrées sont narrées par Samantha et sont aussi accompagnées d’une musique qui tend à s’intensifier conjointement à l’intensification de la tension dans la trame narrative. L’extrait suivant, où on découvre la raison de son départ précipité, en est d’ailleurs un bon exemple.
Ainsi, contrairement à In the Mood for Love, les indices narratifs ne sont pas fournis par la temporalité du récit et la répétition, mais plutôt par l’environnement. Cette considération pousse Henry Jenkins à définir la narrativité vidéoludique comme architecturale plutôt que temporelle :
Environmental storytelling creates the preconditions for an immersive narrative experience in at least one or four ways : spatial stories can evoke pre-existing narrative associations, they can provide a staging ground where narrative events are enacted ; they may embed narrative information within their mise-en-scene ; or they provide resources for emergent narratives (Jenkins, 2004, p. 123).
Comme la narration est directement intégrée à l’exploration de l’environnement, on pourrait associer Gone Home à la première, la troisième et même la quatrième précondition décrites par Henry Jenkins. Dans le premier cas, les objets que le joueur agrippe sont intrinsèquement liés avec le déclenchement de la trame narrative. De même, l’environnement déserté de la maison, l’emplacement des lampes dans les pièces, les boîtes en carton qui ne sont pas encore défaites, ainsi que la cuisine et la chambre de Samantha en désordre donnent aussi des indications narratives que le joueur est porté à analyser. Cet ensemble forme la troisième et la quatrième précondition, car c’est à partir de l’environnement du jeu que le joueur émettra les hypothèses qui influenceront conséquemment ses actions dans le jeu. Ainsi, l’environnement spatial dans lequel le joueur évolue permet la quête de certaines informations, de pistes d’interprétation possibles afin de captiver l’intérêt de celui-ci. L’intérêt, comme l’explique Ed S. Tan dans Emotion and the Structure of Narrative Film, est sans doute la seule émotion qui trouve un accomplissement moteur complet lorsqu’un individu se trouve devant une fiction (Tan, 1996, p. 83). La curiosité et son accomplissement, soit le fait de poursuivre son visionnement (car Ed S. Tan l’évoque d’autre part en l’appliquant sur le médium cinématographique), sont aussi une composante nécessaire à la progression dans une œuvre vidéoludique. Pourtant, ce n’est pas seulement le succès dans la progression du jeu qui compose l’entièreté de l’expérience émotionnelle et affective du joueur lorsqu’il parcourt la maison et le récit de Gone Home.
Comme nous l’avons déjà évoqué au sujet de The Notebook, le spectateur peut voir son espace émotionnel et affectif fortement inspiré par l’engagement que celui-ci entretient avec les personnages et leurs actions. L’implication du joueur envers l’avatar est un engagement moteur : Kathie n’a aucune représentation physique, si ce n’est que le champ visuel d’un point de vue à la première personne. Elle se définit donc uniquement par le potentiel d’actions qu’elle offre au joueur. Par exemple, elle permet à celui-ci d’agripper des objets, les étudier, les lancer et marcher. Mais comme on n’entendra pas sa voix et qu’on ne verra pas non plus de démonstrations émotionnelles physiques en réaction aux entrées du journal intime de sa sœur, les émotions fictionnelles n’apparaissent pas d’abord sous le même mode de représentation qu’au cinéma. Devant un film hollywoodien comme The Notebook, le spectateur sera poussé à s’engager émotionnellement envers ce que montrent les actions des protagonistes, mais devant un exemple vidéoludique comme Gone Home, la plus grande part des émotions fictionnelles sera fournie par un personnage secondaire. Ainsi, selon Carl Therrien, le jeu vidéo mettrait en œuvre une variété de stratégies émotionnelles, rapprochant parfois le joueur de la posture du spectateur dans la création d’émotions et d’affects : « On retrouve ici une belle ambiguïté affective, entre le contrôle de première main exercé sur un protagoniste et la projection dans la réalité vécue par les personnages secondaires ou carrément antagonistes ; cette variabilité de posture immersive est déjà bien connue du spectateur de cinéma » (Carl Therrien, 2013, p. 238). La plupart des émotions fictionnelles ressenties par le joueur de Gone Home dans la trame du récit seront d’ailleurs ressenties comme des émotions-témoins, au même titre que celles qui sont vécues par le spectateur.
Dans le cas des entrées de journal intime de Samantha, ce ne sera pas non plus sa représentation physique qui modélisera l’expérience émotionnelle et affective du joueur, mais sa voix. Selon Carl Plantinga, la voix aurait un aussi grand pouvoir affectif qu’un gros plan du visage du protagoniste. C’est globalement par le même processus imitatif (mimicry) que celui-ci copiera, en quelque sorte, les émotions vocalisées par Samantha :
Researchers have determined that listeners can often accurately judge emotion solely by listening to the voice, picking up cues from variables such as changes in loudness, pitch, and temporal sequences of sound (utterance length, speech rate, and silence). […] Humans have a built-in affective connection to the voices of other humans that is similar to the expressive and contagious effects of the human face […] (Plantinga, 2009, p. 122-123).
Le joueur, par un processus préconscient, sera influencé par les données de l’inflexion de la voix, de sa force et de son débit, au même titre qu’il simule automatiquement les gestes et l’expression du visage d’un protagoniste. La voix de Samantha, notamment dans l’extrait diffusé ci-haut, est saturée d’émotions. Ces réactions affectives préconscientes viennent se joindre à l’interprétation cognitive du récit (à son sens premier, du moins) et ont pour effet de fournir de puissantes émotions chez le joueur. Les émotions qu’il ressentira dépendront notamment de sa propre évaluation et de ses anticipations possibles du dénouement du jeu. Celui-ci peut ressentir un intense soulagement, ou encore l’effervescence de la passion amoureuse de Samantha. L’intensité de l’expérience émotionnelle implique aussi que plusieurs émotions ou affects peuvent se chevaucher, sans nécessairement provoquer de distinction consciente entre les différentes composantes chez le joueur qui les vit. Néanmoins, le dénouement heureux du récit de Samantha se juxtapose à la satisfaction du joueur d’avoir pris part à la découverte de ces indices. La jouabilité de Gone Home amène nécessairement un engagement moteur plus complexe que le fait d’être simplement témoin du récit. Comme la progression narrative dépend concrètement des actions du joueur dans l’univers narratif, les émotions et les affects ressentis par celui-ci impliquent également une complexification supplémentaire au niveau de ses réponses (Grodal, 2009, p. 194 ; Perron, 2006, p. 361).
Conclusion
Bien que l’apparente interactivité du médium vidéoludique amène une complexification dans l’expérience affective et émotionnelle du joueur, il est toutefois important de noter que le cinéma aborde déjà une dimension ludique dans la reconstitution du (ou des) sens d’une œuvre. Ce procédé est d’autant plus évident lorsque l’on aborde une œuvre comme In the Mood for Love, où la reconstitution de la trame narrative principale est laissée entre les mains du spectateur. Si ce processus est aussi vrai pour The Notebook, il n’est que plus évident dans l’œuvre de Wong Kar-Wai. De même, la différence flagrante entre les esthétiques des deux films cités en exemple amène des implications différentes dans l’expérience émotionnelle et affective du spectateur, malgré qu’il soit question de la représentation de situations amoureuses. Pareillement, Gone Home use d’une grande variété de stratégies dans son langage émotionnel, qui le rapproche à quelques égards de la création d’affects et d’émotions déjà étudiés dans le médium cinématographique. Ainsi, que ce soit lorsqu’un individu regarde un film ou joue à un jeu vidéo, il se trouve dans une position d’activité cognitive, même si son engagement moteur n’est que partiel. Les exemples utilisés dans cette analyse présentaient tous un récit où l’amour était mis en scène, pourtant les émotions et les affects ressentis par le spectateur ou le joueur différaient dans leur nature, sans compter les variations possibles dans leurs réactions provenant des sensibilités esthétiques, les désirs individuels et le contexte et l’environnement de visionnement ou de jeu ambiant de chacun. On ne peut en effet pas prévoir avec exactitude toute la gamme d’émotions qu’un spectateur ou un joueur peut ressentir face à une œuvre, mais mon analyse a tenté de percevoir quelques-uns des moyens dont chacun des média disposent dans leur langage émotionnel respectif afin de contrôler un tant soit peu les réponses des spectateurs et des joueurs lorsque l’amour est représenté.
- 1J’emploie ici le terme d’affect au sens que lui donne Carl Plantinga dans Moving Viewers : American Film and the Spectator’s Experience, soit en référence aux réactions corporelles, aux humeurs et sentiments plus ou moins diffus que le spectateur [et le joueur] expérimente lors du visionnement d’un film [ou de l’expérience de jeu d’un jeu vidéo] (Plantinga, 2009, p. 57).
- 2Le terme spectature est un néologisme élaboré par Gilles Therrien qui fait référence à la « lisibilité » du médium cinématographique, où le spectateur doit amorcer un mouvement de « lecture » et d’interprétation (même minimal) pour comprendre ce qui se déroule dans l’œuvre. Ainsi, le spectateur devant un film fait acte de spectature, tout comme le lecteur devant un texte fait acte de lecture. (voir Therrien, 1992, p. 107-122).