Discours d’ouverture sur les « amoureuses figures »

Premier mai 2014.

Bonjour à toutes et à tous, en cette matinée pluvieuse,

Commençons par dire que la tenue de ce colloque annuel représente bien la perspective que veut prendre notre revue : donner voix aux étudiants et étudiantes et permettre le dialogue entre elles et eux. La majorité des conférencières et conférenciers qui présenteront ici aujourd’hui sont des étudiants et des étudiantes aux cycles supérieurs, pour la plupart à la maitrise. Nous avons par ailleurs la chance et le plaisir d’accueillir parmi nous deux conférencières d’honneur, Martine Delvaux et Maité Snauwaert. La première fera la lecture d’un texte de sa composition intitulé Qui aime ? Qui enseigne ?, tandis que la seconde terminera notre journée de colloque en abordant le Temps de l’amour.

Il semble que ce thème de l’amour arrive au bon moment, si je peux m’exprimer ainsi, avec l’enthousiasme de la relance de notre revue. Il nous paraissait intéressant de reprendre nos activités sous le signe de l’amour, quoi que puisse désigner ce nom devenu mystérieux à force d’usage, du plus profond stéréotype à son sens le plus profond. Or, comme le disait notre appel à contribution, quiconque veut aborder ce thème constate la vastitude, pour ne pas dire, l’infini de l’amour comme objet d’étude et sa complexité évidente. En fait, pour nous, moi et ma collègue, directeur et directrice du numéro, il est vite devenu nécessaire de préciser notre position, de littéralement prendre position, au sein de ce vaste domaine. Ainsi, dire que l’amour est entendu comme le thème de réflexion de ce colloque pouvait être trompeur au premier abord. En effet, nous ne voulions pas parler de l’amour comme d’un objet inerte soumis froidement à l’étude objective. C’est davantage une approche personnelle du discours amoureux comme puissance figurative inhérente au langage vivant et littéraire qui devint primordial d’articuler et de proposer à la réflexion, même si l’articulation du problème demeurait une épreuve de taille. Cependant, nos dialogues indiquaient toujours cette direction, cette orientation. D’ailleurs, l’histoire de l’« origine » de l’idée du colloque est à la fois parlante et drôle, à ce sujet. La raconter permettra de mieux comprendre l’enjeu de notre rencontre, du moins comment nous l’avons nous-mêmes envisagé au départ. Je vais brièvement expliquer ce pour quoi nous avons décidé d’organiser et de nommer le colloque ainsi. L’idée a pris racine dans nos esprits il y a environ un an et s’est développée après diverses rencontres et dialogues.

De mon côté, à cette époque pas si lointaine, je travaillais à l’élaboration de ma problématique de maitrise, et mes recherches et champs d’intérêt me ramenaient toujours vers ce petit texte de Samuel Beckett intitulé Premier Amour. Le concept d’« anamour » revenait souvent dans mes interrogations sur ce texte, qui me fascinait de par cette étrange façon d’articuler le récit d’un « premier amour », sans amour. Lors d’une conversation avec mon directeur de mémoire, Terry Cochran, j’appris qu’une autre de ses étudiantes travaillait une question semblable, à propos de l’amour, mais que cette dernière parlait de son côté d’une figure qu’elle nommait « En-amour », ou plus particulièrement de l’En-amour chez Colette. Pour ajouter à cette surprenante situation, je me rendis compte que je connaissais bien cette personne, mais que nous n’avions jamais abordé ce sujet ensemble. Ainsi, d’abord indirectement, nos deux sujets de mémoire entrèrent en dialogue. Par la suite, nous prime le temps de discuter plus directement la question et nous constatâmes que ces deux manières de s’interroger sur l’amour révélaient en fait une articulation essentielle du discours amoureux lui-même et de son déploiement dans le littéraire. Mais était-ce vraiment notre sujet, nous nous le demandions. Est-ce qu’il s’agissait bien de l’amour, comme thème, comme objet, comme sujet d’étude ? Ou est-ce que nous ne voulions pas plutôt discourir et converser à propos d’autre chose, mais avec amour, par l’amour, avec le discours amoureux… Parler de l’impossibilité de sortir de l’amour, que le langage ne nous le permettrait pas… Je me permets ici de citer un petit passage des Fragments d’un discours amoureux de Barthes, dont le propos cerne bien, à mon avis, notre perspective sur ces questions. Ce fragment apparaît à la lettre C de cet abécédaire amoureux de Barthes, sous la rubrique COMPRENDRE :

Qu’est-ce que je pense de l’amour ? – En somme, je n’en pense rien. Je voudrais bien savoir ce que c’est, mais, étant dedans, je le vois en existence, non en essence. Ce dont je veux connaître (l’amour) est la matière même dont j’use pour parler (le discours amoureux). La réflexion m’est certes permise, mais, comme cette réflexion est aussitôt prise dans le ressassement des images, elle ne tourne jamais en réflexivité : exclu de la logique (qui suppose des langages extérieurs les uns aux autres), je ne peux prétendre bien penser. Aussi, j’aurais beau discourir sur l’amour à longueur d’année, je ne pourrais espérer en attraper le concept que « par la queue » : par des flashes, des formules, des surprises d’expression, dispersés à travers le grand ruissellement de l’Imaginaire ; je suis dans le mauvais lieu de l’amour, qui est son lieu éblouissant : « Le lieu le plus sombre, dit un proverbe chinois, est toujours sous la lampe. »

Or, il est vrai qu’assis à notre table d’étude à regarder sous notre lampe studieuse l’amour et les textes où il se manifeste, nous ne pouvons que trop peu tenir un propos amoureux sur l’amour. En outre, c’est à partir de cette sorte de constat d’impossibilité, impossibilité de penser l’amour là où il est présent, que les figures amoureuses deviennent encore plus visibles et apparentes, encore plus nécessaires, pourrais-je dire. En fait le saut impossible de l’ « anamour » à l’ « en-amour » parait après tout assez petit ou peut-être même inexistant, car nous sommes toujours d’ores et déjà dans l’amour, en quelque sorte. C’est ici qu’intervient la figuration pour donner du relief au réseau interpersonnel et au paysage amoureux. La figuration nous permet malgré tout de s’exprimer. Autrement dit, l’amour s’exprime en figures. Que ce soit l’« en-amour » ou l’« anamour », qui sont deux termes après tout extrêmement près, à une lettre de différence et un trait d’union près, deux choses peuvent être envisagées et ont orienté nos réflexions : d’abord qu’il faut toujours des figures pour s’exprimer, surtout en matière d’amour. Ensuite, que cette puissance figurative de l’amour elle-même est plus spécifiquement une puissance à produire et irradier des figures de toutes sortes, se manifestant entre autres par leur aspect pharmakon, aspect bien connu dans son rapport à l’amour. Cette pharmacologie de l’amour, ce remède empoisonné ou ce poison guérisseur a mainte fois été étudié par le passé antique et moderne. Pensons comme exemple de figure classique au filtre dans Tristan et Iseult ou au poison dans Roméo et Juliette, ou encore à L’Art d’aimer et aux Remèdes à l’amour d’Ovide.

Notre intérêt, toutefois, en tant que tentative, est de poser un pas de plus en arrière, de s’interroger sur ce présupposé amoureux, sur cette puissance figurative, puissance liée à la production incessante de figures amoureuses, salvatrices et destructrices, mais plus précisément encore à ces « amoureuses figures ». En effet, l’ordre des mots du titre de ce colloque n’est peut-être pas complètement innocent. Du moins, nous avons cherché – disons-le ainsi – à mêler les cartes (et les figures). Car on peut se poser la question : pourquoi pas des « figures amoureuses », plutôt que des « amoureuses figures » ? Et pourquoi ce sous-titre : La figuration amoureuse ou l’En-amour comme figure ? Ou encore, pourquoi, à la suite de nos lectures des différentes propositions des conférenciers et conférencières d’aujourd’hui, avoir choisi les titres de section suivant : l’amour écrivant, l’amour transformant, l’amour violent, l’amour dévorant. D’une part, placer l’adjectif « amoureuses » au premier abord, en premier dans le groupe de mots du titre principal, nous semblait plus juste, plus véridique, car le sens du syntagme, un peu comme dans la langue allemande parfois, arrivait à la toute fin de l’expression. D’où cette impression que la figuration révèle l’essentiel de l’amour à la toute fin, mais le traverse en entier lorsque nous y pensons à rebours. D’autre part, la juxtaposition des participes présents au substantif « amour », pour ce qui est du nom des différentes sous-sections, donne à l’amour sa saveur d’autonomie et expose son délire presque autarcique et incessamment dangereux pour l’Homo sapiens. Mais, pour revenir à notre première formulation et notre titre, qu’est-ce qu’une « amoureuse figure » dans son contraste avec une « figure amoureuse » ? Qu’est-ce qu’indique cette inversion ? Pour nous, il s’agit littéralement d’une personnification de la figure dans l’amour et par l’amour. Autrement dit, on peut se poser la question : qu’est-ce qui et plus encore qui est-ce qui est amoureux-amoureuse dans cette histoire de figures ? D’une part, les figures sont souvent amoureuses entre elles, ce qui se traduit par cet effet pharmakon dont je parlais à l’instant, une sorte d’homéopathie affective. Mais l’élément actif de la solution chimique de l’affect semble toujours – qu’il soit poison ou remède – demeurer dans l’amour, et y existe et y évolue. C’est en ce sens que nous parlions dans l’appel à contribution du personnage conceptuel. Cet En-amour, la personnification de l’amour en une figure en train d’aimer, dans le processus même de l’amour, est bien décrit ici par l’affirmation de Deleuze et Guattari. Ils avancent ceci : « Le personnage conceptuel n’a rien à voir avec une personnification abstraite, un symbole ou une allégorie, car il vit, il insiste. » J’ajoute moi-même, dans le cas qui nous occupe, que cette insistance et cette vivacité se manifestent d’autre part par le fait que l’amour est lui-même amoureux des figures. La figuration est peut-être la manifestation la plus immédiate de l’amour. La figuration pointe à tout le moins – clairement en fait – vers l’aspect relationnel de l’amour. Dans cette perspective, il ne s’agit pas d’aimer quelque chose ou quelqu’un, en fixant et en assignant à l’objet et au sujet une position stable circonscrite, mais bien d’aimer la relation elle-même, à travers tout le dynamisme et la mouvance qu’elle comporte et porte avec elle. Je me réfère entre autres à Buber en m’exprimant ainsi, dans son ouvrage Ich und Du, Je et Tu.

Pour celui qui habite dans l’amour, qui contemple dans l’amour, les hommes s’affranchissent de tout ce qui les mêle à la confusion universelle ; bons et méchants, sages et fous, beaux et laids, tous l’un après l’autre deviennent réels à ses yeux, deviennent des Tu, c’est-à-dire des êtres affranchis, détachés, uniques, il les voit chacun face à face.

Cette vérité en devenir (ou non) de la relation entre humains, qui font singulièrement face à l’Autre, à autrui, l’Un à l’Autre, et qui s’adressent l’un-l’autre le Tu de la relation dont parle Buber, cette vérité pourrait être métaphoriquement envisagée dans notre relation aux figures. En effet, me semble-t-il, l’une des exigences de la figure est qu’elle nécessite une lecture, et que cette lecture se vit en face-à-face avec la figure. Je vais donc proposer, pour conclure, une lecture de la toile qui a servi à « emblématiser » notre colloque, pour faire face à cette figure. Cette toile de Paul Klee s’intitule simplement Chat et oiseau.

Paul Klee, "Le chat et l'oiseau".

En gardant à l’esprit ce que je viens de dire, on peut, en la regardant, y voir au moins quatre figures, « amoureuses figures » à mon avis : la première serait le nez du chat en forme de cœur. On pourrait y voir le centre, ce cœur du tableau à partir duquel toutes les autres figures prennent forme, à partir de ce symbole et de ce cliché de l’amour : La forme symétrique et bidimensionnelle d’un cœur ; la deuxième figure serait le visage du chat, qui nous regarde avec une certaine intensité, assez intensément en fait ; la troisième figure serait l’oiseau mystérieusement peint sur son front, enveloppé de la même couleur rosée que le « cœur du nez » ; enfin, la quatrième figure serait la toile elle-même, cadrant ces trois autres figures et les regroupant. On constate, avec la description que je viens de proposer, que j’accorde un sens très vaste au terme de « figure ». Cependant, au lieu de définir précisément la figuration, ce que je veux figurer ici, ce que je veux exprimer par cette lecture de la toile, c’est la relation entre les figures et nous. Expliquer pourquoi cette figure de Chat au front d’oiseau nous est apparue comme une représentation « adéquate » du sujet de notre colloque nécessiterait trop de temps à être développé ici. Ce que nous pouvons dire en guise d’ouverture de ce colloque, c’est que l’étrange relation entre le chat et l’oiseau, habituellement entendue comme une relation entre un prédateur qui dévore et une proie qui se fait dévorer, semble ici s’articuler autrement. La proie est inscrite amoureusement sur le front du prédateur. Nous pourrions par ailleurs envisager que le chat, et, par extension l’amour, nous regardent de face, droit dans les yeux et s’adressent à nous. Je pourrais continuer indéfiniment à filer différentes interprétations dont le geste sera toujours de couper comme des tangentes le cœur de l’œuvre peinte, des tentatives d’aller à la rencontre de l’œuvre. Mon désir ici est de prendre, d’envisager plutôt, cette peinture de Paul Klee comme une figure capable de contenir nos réflexions, peut-être un peu comme l’Ange de l’histoire pour Benjamin ou les Ménines pour Foucault, dans Les Mots et les Choses. Ainsi, avant de laisser la place aux différents et différentes conférenciers et conférencières qui exposeront chacun et chacune à leur manière toute la richesse et la puissance figurative de l’amour, je termine avec la lecture d’une rencontre entre Martin Buber et son chat domestique. On pourrait dire en définitive qu’étudier l’amour c’est le domestiquer, pour le meilleur et le pire.

Je regarde parfois ma chatte au fond des yeux. L’animal domestique ne tient pas seulement de nous, comme nous l’imaginons parfois, le don du regard vraiment « parlant » ; il a acquis, au prix de son ingénuité élémentaire, la faculté de nous adresser ce regard, à nous qui ne sommes plus des animaux. Mais de ce fait il a pris, à son aurore et dès ses débuts, je ne sais quel air d’étonnement et d’interrogation qui manque à l’animal sauvage, malgré toute son appréhension réelle. Il est incontestable que le regard de cette chatte, allumé au contact du mien, me demandait d’abord : « Est-il possible que tu t’adresses à moi ? Ce que tu veux de moi, est-ce vraiment autre chose que de t’amuser par quelques farces ? Est-il vrai que tu t’intéresses à moi ? Est-ce que j’existe pour toi ? Est-ce que j’existe ? Qu’est-ce que Cela qui flotte autour de toi ? Qu’est-ce qui m’arrive ? Qu’est-ce donc que Cela ? » […]. Le regard de l’animal, cette expression de l’inquiétude, s’était ouvert tout grand – puis il s’éteignit. Mon regard insista encore, mais ce n’était plus le rayonnant regard humain. L’axe du monde avait tourné.

Je ne proposerai pas ici de compréhension de ce passage. Cependant, je voudrais tout de même dire que la figuration amoureuse, avec les amoureuses figures qui l’articule et la véhicule, me semble justement une puissance capable de faire tourner l’axe du monde, pour le meilleur et le pire. Ce meilleur et ce pire ont d’ailleurs eu chacun leur grand moment dans l’« histoire » de l’humanité et se perpétuent dans notre quotidien.