De l’effondrement de l’amour comme figure, au désir de dévoration de l’autre
L’écriture comme cannibalisme-agit dans les récits d’Emma Santos
Dévorer, ingurgiter, mordre, se nourrir d’un autre, cannibaliser un corps qui nous est étranger c’est, en quelque sorte, lui offrir une place, lui permettre d’habiter, ne serait-ce qu’un temps, à tout le moins sur un mode imaginaire, notre corps. Le cannibalisme, qu’il s’exprime comme une manifestation réelle, tel que le conçoivent les anthropologues, ou dans un registre fantasmatique, tel que le formulent, pour leur part, les psychanalystes, a partie liée avec la question de l’incorporation, au sens où la psychanalyse l’entend, c’est-à-dire avec l’idée de conserver en soi une relique (terme sur lequel nous aurons à revenir), d’un être qui n’est plus, d’un sujet littéralement dévoré. Cette idée de la dévoration de l’autre nous l’avons entrevue, dans le cadre du colloque Amoureuses figures, à partir de la problématique suggérée par ce dernier, à savoir celle de la figuration amoureuse. Afin de proposer une communication qui s’inscrivait, de manière conceptuelle, dans la formulation de ce colloque, nous avons d’abord déconstruit les termes mêmes de son titre, ainsi ceux d’ « amour » et de « figure ». Plutôt que de s’intéresser aux figures de l’amour au pluriel, c’est l’amour en tant que figure, l’amour-figure, pourrait-on dire, qui constitue le moteur, sinon le point de départ de la réflexion que nous entendons poursuivre dans cet article proposé à titre d’acte de colloque. C’est donc la figure, en ce qu’elle représente un lieu de médiation, un espace intermédiaire par lequel peut advenir le sens, qui se positionne, dans le cadre de notre réflexion, comme postulat premier. De même, l’amour, en ce qui nous concerne, tient lieu de cet espace de médiation, c’est-à-dire de ce lieu transitoire par lequel se fonde et s’établit la relation amoureuse entre deux sujets, positivement ou négativement, au sens où l’on peut parler, avec bien des réserves certes, de la pathologie et de la normalité. Cette relation amoureuse s’inscrit ainsi dans un rapport au langage, en ce qu’elle se fonde à travers les modalités d’un échange, voire d’une communication, au sens d’une relation langagière, symbolique. De cette manière, l’amour ou l’objet d’amour, tel qu’il est personnifié sous les traits d’un homme, pour ne pas dire de l’Homme, dans les récits de l’écrivaine française Emma Santos, sera, pour le propos que nous entendons tenir aujourd’hui, le matériau d’écriture qui nous permettra d’aborder cette idée de l’amour-figure, ou, plus spécifiquement encore, d’une défiguration amoureuse correspondant à l’effondrement de l’amour comme figure. Cette défiguration, cette abolition de l’amour-figure se solde donc, dans notre perspective, par l’effondrement des frontières symboliques qui permettent un échange cohérent et signifiant entre les sujets, et nous proposons de voir cette défiguration, comme ce que nous appellerons une anthropophagie amoureuse. Donc une forme imaginaire, il va s’en dire, de cannibalisme 1 qui problématise le rapport singulier, ambivalent, voire atopique, au sens où Roland Barthes pouvait entendre cette expression, entre le sujet amoureux, c’est-à-dire la ou les narratrices dans les récits de Santos, et celui qui se retrouve désormais étranger à la relation, ayant lui-même choisi de la quitter, celui que l’on nommera, à la suite de la narratrice-écrivaine, Lui ou l’Homme. Plus encore, on tentera par une exploration théorique et littéraire du phénomène cannibale de répondre à la question suivante : En tant qu’agir poétique, en tant que passage à l’acte, la littérature, l’écriture peut-elle être perçue, du moins de la manière qu’elle s’exprime chez Emma Santos, comme un véritable cannibalisme-agit, plutôt que comme une simple projection fantasmatique ? En somme, l’écriture correspondrait, telle que nous l’entrevoyons, à un espace sémantique dans lequel les débats qui divisent les champs psychanalytique et anthropologique trouveraient, enfin, un compromis.
Le cannibalisme : entre visée anthropologique et psychanalytique
En effet, depuis déjà longtemps, la psychanalyse comme l’anthropologie, discipline dans laquelle, pour le propos que nous tiendrons aujourd’hui, nous inclurons l’ethnologie et l’ethnographie, se sont toutes deux intéressées au phénomène anthropophage, mais cet intérêt n’a nullement mené à des conclusions ou des réflexions unanimes. Pour le dire rapidement, d’abord, pour l’anthropologue, ou l’ethnographe, le cannibalisme peut se résumer, du moins si l’on en retient la principale caractéristique, à un phénomène observable, dans une société donnée et, possédant, selon la société qui le pratique, une structure singulière. Un individu, au sein d’une société est littéralement, réellement amené à consommer de la chair humaine, dans le cadre, par exemple, de rituels d’initiation. Néanmoins, même pour les anthropologues, le cannibalisme ne se résume pas à la consommation de la chair humaine, il prend également part à une fantasmatique, mais celle-ci se constitue dans son rapport au social. Ainsi, dans son introduction à un numéro de la Nouvelle revue de psychanalyse consacrée aux Destins du cannibalisme, l’ethnologue Jean Pouillon écrit : « Le cannibalisme n’existe donc pas, sauf comme imaginaire, et l’on trouve seulement des cannibalismes qui se définissent par négation de ce fantasme. Comme ce fantasme est pensé par tous comme réel dans un ailleurs supposé, on peut dire que personne n’est cannibale ; mais comme chacun, selon son régime alimentaire effectif, peut être jugé cannibale par les autres, on dira aussi bien que tout le monde l’est » (Pouillon, 1972, p.19. L’auteur souligne), et l’auteur ajoute, un peu plus loin : « le cannibalisme est une façon de penser autant qu’une façon de manger » (Ibid.). Il s’agit donc, dans le cadre anthropologique toujours, d’un phénomène culturel, en ce sens qu’il se construit constamment par rapport à un interdit cannibale (au même titre que Lévi-Strauss pouvait parler d’un interdit de l’inceste en tant qu’il constitue le fondement de la distinction entre culture et nature). En somme, pour l’anthropologie, le cannibalisme doit être pensé par le biais d’une formation fantasmatique, imaginaire, culturelle, sans toutefois négliger l’idée d’une ingurgitation, dans le réel, par le corps d’un sujet, de chair humaine.
En contrepartie, pour le psychanalyste, le cannibalisme s’exprime et n’est présent seulement que sous sa forme imaginaire, voire fantasmatique, qu’il faut comprendre ici, de manière un peu différente, cette fois comme une forme de désir, il y est, en quelque sorte, réduit, et cette forme traduit, notamment dans le cas de la mélancolie, une véritable structure psychique, en d’autres termes ce que nous verrons relever de la notion d’incorporation. Néanmoins, bien que postulant l’existence d’un cannibalisme imaginaire, la psychanalyse, et c’est là la critique que lui adresse l’anthropologie, part de l’idée plus concrète, voire ethnographique du phénomène, pour ensuite la déplacer, dans son champ disciplinaire, vers le registre de l’inconscient.
L’erreur de Freud, nous dit Jean Pouillon, et des psychanalystes qui se sont intéressés à ces problèmes est précisément d’avoir donné une définition matérielle, donc ethnocentrique, et de l’inceste et du cannibalisme : coucher avec sa mère et manger de l’homme. C’était définir l’inceste d’une façon trop restreinte pour pouvoir en comprendre autre chose qu’une forme particulière ; c’était définir le cannibalisme d’une façon trop large pour pouvoir en comprendre quelque forme que ce soit. (Ibid.)
Étrangement, l’anthropologie semble s’intéresser davantage à la question du fantasme 2 qui se profile dans les cas d’anthropophagie, afin d’élaborer leur pensée du phénomène cannibale dans le réel, alors que la psychanalyse part de cette inscription dans le réel, « manger de l’homme », pour ensuite en développer une structure psychique, une structure fantasmatique. Si leur objet d’étude, le cannibalisme, est le même, ni leur méthode d’investigation, ni même le lieu d’inscription dans lequel ils étudient le phénomène ne l’est, de ce fait, nulle unanimité des conclusions n’est possible, sinon, peut-être à travers le domaine de l’écriture, de la littérature. Quoi qu’il en soit, ce qui semble intéressant dans cette mise en relation de l’approche psychanalytique et de l’approche anthropologique, c’est le mouvement inverse qui sous-tend leur interprétation du cannibalisme (d’un côté on part du réel au fantasme, alors que de l’autre on part du fantasme pour comprendre le réel). Ce double mouvement, on le retrouve, à certains égards dans la pratique de l’écriture qui est à la fois, sur un mode imaginaire, le lieu d’inscription du fantasme et le lieu de sa formulation, de sa création. C’est donc sur cet aspect que nous insisterons dans quelques instants, mais d’abord, il nous semble important de considérer le concept d’incorporation tel qu’il se déploie dans le champ psychanalytique, ce qui permettra le lien entre le cannibalisme, tel que nous l’entrevoyons, et la figuration amoureuse.
Le deuil et la relique de chair
Parler de figuration amoureuse c’est, pour notre propos, s’intéresser à la question de la relation entre le soi et l’autre en tant qu’elle concerne une possibilité figuratrice, donc une possibilité de faire sens pour les sujets de cette relation. Lorsqu’il y a effondrement de cette frontière qui préside à la figuration, les sujets se trouvent en proie à une véritable défiguration au sens où il n’y a plus d’intermédiaire possible qui puisse établir la relation signifiante. L’angoisse, puisqu’il s’agit véritablement, dans les cas de deuil par exemple, deuil au sens de perte, plus que de mort, de la mise en forme d’une angoisse qui, elle, se manifeste lors de l’échec de la relation amoureuse et qui configure, par le biais de différentes modalités psychiques, le cadre symbolique dans lequel le sujet se retrouve. Cette angoisse, donc, est vécue et traduite, par le biais de l’écriture, en un désir d’incorporer l’autre en soi, de le conserver, telle une relique, au sens où l’entend le psychanalyste Pierre Fédida, relique qui siègerait, pour reprendre l’exemple de l’écriture santosienne, dans le corps de la narratrice et qui, nous dit Fédida :
Parce qu’elle recueille, dans la matérialité d’un reste familier autant que dérisoire, l’étrange vertu du corps absent, la relique donne à la réalité son droit de nécessité et, par le rituel du culte privé qu’elle instaure, défie, dans le travail du deuil, les apparences de la mort. Si comme le suggère Freud, le travail de deuil doit conduire le Moi, au terme d’une rébellion, à accepter le rigoureux verdict de la réalité, la relique prend sens dans le désir de conserver quelque chose de ce dont on se sépare sans, pour autant, devoir renoncer à s’en séparer. (Fédida, 1978, p.53. L’auteur souligne.)
Cette relique, telle que nous l’entendons dans l’écriture d’Emma Santos, est faite de chair et de sang, en somme de matière organique, de matière humaine qu’il s’agit de dévorer, et c’est en ce sens que pour parlerons d’une anthropophagie amoureuse, plus que d’un simple travail de deuil. Par ailleurs, de ce passage de Fédida, nous retiendrons, pour la suite de notre propos, l’idée d’un rituel lié à un culte privé, rituel que nous verrons s’incarner dans l’écriture elle-même, notamment dans les récits J’ai tué Emma S. ou l’écriture colonisée et Écris et tais-toi.
Ainsi, l’idée d’une relique qui siège dans le corps de la narratrice, qui l’assiège même (problématique que l’on peut déjà formuler avec le titre J’ai tué Emma S. ou l’écriture colonisée, en ce sens où la colonisation se donne à penser comme une colonisation corporelle), nous devons la penser en lien avec le concept psychanalytique d’incorporation, qu’il faut distinguer, nous semble-t-il, de celui d’introjection. À cet égard, le psychanalyste André Green, dans un article des plus pertinents, « Cannibalisme : réalité ou fantasme agit ? », écrit :
La relation orale cannibale renvoie à l’incorporation, celle-ci à l’introjection et à l’identification. Jusqu’à aujourd’hui, les auteurs restent divisés sur la signification de chacun de ces termes. L’incorporation semble nécessairement liée à l’intériorisation d’un corps, total ou partiel. Si la voie orale est la plus généralement constatée, d’autres modes s’observent aussi (anal, visuel, auditif, cutané, respiratoire, etc.). (Green, 1972, p.39-40)
Green notera également que l’introjection serait, en quelque sorte le résultat « positif », voire normalisateur, du deuil, en ce sens où la perte sera adéquatement vécue et intériorisée par le sujet, alors que l’incorporation relèverait d’un état plus vraisemblablement pathologique, et concernerait la présence résiduelle de l’autre en soi, encore une fois d’une relique de cet autre.
Ainsi, pour revenir à notre propos initial, c’est-à-dire à ce que nous avons formulé autour de l’amour-figure, de son effondrement, donc de cette idée d’une défiguration amoureuse en tant qu’elle participe de la mise en place d’un véritable fantasme cannibalique, on peut dire qu’il y a, dans l’impossibilité de faire le deuil de l’objet d’amour, un état similaire à celui de la mélancolie qui s’installe, au sens où Fédida parle du « cannibale mélancolique ». Dans cette figure « la dévoration est le moyen imaginaire dont se sert le moi-plaisir dans l’espoir de nier l’objet en tant que tel – soit comme existant séparément de lui » (Fédida, 1978, p. 61), et qui fait place à une forme d’incorporation de cet objet, plus encore de son corps et que c’est, entre autres choses, par le biais d’une oralité exacerbée que se réalise cette incorporation, d’où l’idée d’une anthropophagie amoureuse, « la relation orale cannibalique [apparaissant] comme étroitement liée à l’activité amoureuse destructrice, incorporatrice de l’objet perdu » (Green, 1972, p. 50). Néanmoins, cette idée d’une oralité exacerbée, il ne faut pas la résumer à l’organe de la bouche, mais bien, comme nous l’avons vu précédemment dans un passage de l’article de Green, déplacée vers d’autres modalités organiques du cannibalisme, le vagin, l’anus, voire le nez, etc.
Déplacement des orifices cannibaliques dans l’œuvre d’Emma Santos
Avant de poursuivre de manière plus spécifique la réflexion sur l’anthropophagie dans le cadre de l’œuvre santosienne, il nous semble qu’il faille insister sur la notion d’oralité qui sous-tend cet univers fictionnel, ou autofictionnel, oralité qui se voit, à de très nombreuses reprises, déplacée, comme nous l’avons vu de manière théorique avec Green, vers les différents orifices qui composent le corps santosien, comme si la bouche n’était pas le seul lieu par lequel pouvait advenir la relation orale cannibalique, comme s’il y avait, dans ce déplacement l’inscription d’un cannibalisme singulier à Santos et qui a partie liée avec la folie de la narratrice-écrivaine. Le récit J’ai tué Emma S. ou l’écriture colonisée est tout à fait symptomatique de cette indifférenciation corporelle qui structure le corps santosien. En outre, cette indifférenciation des orifices à laquelle nous faisons référence, et qui positionne le corps en tant que masse informe, masse qui ne sert, en fait, qu’à ingurgiter et expectorer, à « survivre seulement, une machine corps : manger chier » (Santos, 1976, p. 40), pour reprendre les mots de l’écrivaine, cette indifférenciation, donc, on peut, sans aucun doute, la mettre en relation avec notre idée de l’anthropophagie. Les passages suivants de J’ai tué Emma S. témoignent justement de cet amalgame des orifices qui composent le corps : « Le psychiatre me regardait jouer avec ma poupée de caoutchouc que je mastiquais et recrachais. Je lui disais : « C’est un accouchement par la bouche » » (Ibid., p.49). Puis, plus loin : « Je me sens guérie, demain je trouverai le bébé en caoutchouc dans ma merde. L’accouchement du cul » (Ibid., p.54). Et, dans un autre récit, cette fois dans La malcastrée, c’est du vagin denté dont il est question : « Je suis triste. Je ris. Mon rire tire et bouscule mon souffle. Mon rire crie rouge. Vagin denté. Gorge dentelée. Je triomphe magnifique. Mon cri déchire ma gorge. Je voudrais bien rejeter ma vie dans un flot de sang. Convulsion. Hémorragie douce. Délivrance. Orgasme de vieille femme seule. Juste un petit crachat même pas net. Une petite toux. Raclement. Rien. » (Santos, 1973, p.67)
Si les deux premiers passages n’abordent pas la question de la dévoration qui nous préoccupe dans cet article, ils permettent néanmoins de considérer la manière dont le corps se construit, par le biais du langage, dans l’univers santosien, et, de ce fait, de voir comment les différentes ouvertures du corps sont toujours ramenées à un point commun, celui de l’incorporation-éjection qui, dans ces passages, est lié à la question de l’enfantement, alors que « chez Santos, nous dit Irène Pages, la fonction reproductrice du ventre féminin constitue une obsession » (Pages, 1983, p. 55.). Cette dernière est un motif récurent dans l’œuvre de l’écrivaine, bien que nous ne l’aborderons pas ici, il semble toutefois essentiel de mentionner l’importance des accouchements et des avortements ratés mis en récits dans les différents textes, ce qui nous permet de formuler un lien étroit entre les orifices du corps : la bouche, le vagin, l’anus, etc.
Le passage tiré de La malcastrée auquel nous avons fait référence ensuite offre, quant à lui, un lieu d’inscription tout indiqué pour penser le cannibalisme. Cannibalisme qui, nous le rappelons, ne se donne pas seulement dans un rapport littéral à la relation orale cannibale, mais par le biais d’un déplacement signifiant, ici le vagin denté. Ainsi, le fantasme anthropophagique assiège le corps tout entier et déplace les lieux corporaux et signifiants de la dévoration de l’autre. La bouche et le vagin sont dès lors mis en relation par le biais de la dentition, certes, mais également par les substances, matérielles ou sonores, qui s’échappent de ce vagin denté et qui participent du champ sémantique de l’oralité : crachat, rire rouge, raclement, cri, toux. À ces passages qui formulent le premier pas de notre réflexion, afin de consolider notre idée d’une anthropophagie amoureuse, nous en ajoutons un autre : « Je garde en moi l’urine le plus possible pour me faire gonfler le vagin comme ton sexe dedans » (Santos, 1976, p.31). Déjà, le mot vagin doit nous renvoyer à ce que nous venons de dire sur le paradigme des orifices chez Santos, mais ce passage, plus encore, formule, de manière tout à fait explicite, le désir de conserver en soi, une relique, ici imaginaire, à tout le moins imaginée, du corps de l’autre, de l’Homme. Ainsi, on parlera d’une forme fantasmatique, désirante, de cannibalisme. Bien que la narratrice conserve en elle une substance corporelle qui est sienne, l’urine, elle le fait comme s’il s’agissait du corps de l’autre, de son sexe, et donc, la rétention de l’urine agit comme une dévoration de l’autre qui a pour fonction une incorporation, telle que nous l’avons vu, et donc la mise en place, à l’intérieur du corps, d’une relique, faite de chair (imaginaire), qui tend à parer à la dissolution de la relation amoureuse, à cette béance qui s’est installée finalement à la place de la figure de l’amour.
Nourritures quotidiennes et nourritures corporelles dans Écris et tais-toi
Si amour et anthropophagie sont liés dans les récits de Santos comme les modalités d’un registre fantasmatique qui permet de contrer le deuil de l’objet d’amour, voire de contrer la folie qui résulte de ce que nous avons nommé une défiguration amoureuse, c’est la notion d’incorporation qui a retenu notre attention jusqu’ici et dans laquelle nous avons pensé la relation orale cannibale. C’est donc, au même titre que le déplacement des lieux signifiants de la dévoration, le déplacement conceptuel du cannibalisme vers l’incorporation, autrement dit vers un champ théorique plus large, que nous avons observé. Il s’agit maintenant de s’intéresser de manière précise à la question du cannibalisme dans le récit Écris et tais-toi. De cette manière, nous verrons comment, dans ce texte, le fantasme, le désir de dévoration de l’autre est intrinsèquement lié à l’acte de se nourrir, de se repaître de celui qui n’est plus. Sarah-Anaïs Crevier-Goulet, dans son article « Malcastrée et médiquée », article qu’elle consacre au travail scripturaire de Santos, suggère une relation des plus pertinentes. Elle écrit, en effet, que l’écrivaine, Emma Santos, « affirme un certain goût pour le sang caractéristique de la sorcellerie » (Crevier-Goulet, 2009, p.36). Cette mise en relation du goût, c’est-à-dire d’un rapport spécifique et oral à la nourriture, et de la sorcellerie, avec tout ce qu’elle implique de rituel et de singularité vis-à-vis de la nourriture, elle l’appuie, entre autres, sur le passage suivant, issu du texte santosien : « j’aime mes menstrues, je m’en met plein les doigts comme la confiture » (Santos, 1978, p.220). On voit bien comment le sang, ici menstruel, est lié à la nourriture de tous les jours, à la confiture, ce qui permet, encore une fois, de penser le fantasme cannibalique, peut-être même le fantasme auto-cannibalique, posant dès lors la distinction avec ce que les anthropologues diraient quant au fait de dévorer un autre, un membre extérieur à la famille, c’est-à-dire de l’exo-cannibalisme. Mais nous reviendrons sur cette question d’un auto-cannibalisme afin d’élaborer une pensée autour de l’écriture comme agir cannibale. En somme, la relation qu’établit Sarah-Anaïs Crevier Goulet entre le goût du sang et la sorcellerie renforce, sur un plan symbolique, rituel même, notre idée d’une anthropophagie amoureuse, la sorcière étant, ne serait-ce que dans les contes pour enfants, très souvent associée à des pratiques dévoratrices et sacrificielles dans lesquelles la chair humaine compose l’élément principal du repas à consommer. Toutefois, il tient lieu de poser ici une nuance quant à l’abord du phénomène cannibale, nuance soulevée surtout dans le domaine de l’anthropologie : En fait, pour l’anthropologie, le sang, son ingurgitation, le fait de l’avaler, ne relèverait pas d’une forme de cannibalisme, mais d’un tout autre registre, vampirique, par exemple, puisque le cannibalisme, dans sa définition, dans son inscription dans le réel, impliquerait indubitablement la mastication, la manducation, donc l’acte de mordre dans un corps solide, en l’occurrence dans la chair humaine. Posant cette nuance, nous ne nous y restreindrons pas, l’abord du phénomène anthropophage dans l’écriture nous semblant requérir une plus grande souplesse quant à l’utilisation des concepts. Ainsi, notre propos prend en compte toute matière, liquide ou solide, qui provient du corps humain, les menstrues sont donc inclues dans la perspective dans laquelle nous envisageons le cannibalisme.
Par ailleurs, le texte santosien associe explicitement la nourriture, ici non pas corporelle, mais bien quotidienne, et l’amour, l’amour avant sa dissolution, comme en témoignent les passages suivants : « Libre… « On est responsable de qui l’on apprivoise. » (Saint-Exupéry) Il m’avait apprivoisée. J’avais appris à manger à faire l’amour, à vivre » (Ibid., p. 100). Plus loin : « Je t’écrivais quand nous vivions ensemble, mais c’étaient des mots de vie, des mots qui parlaient de nourritures et d’amour, des mots de corps » (Ibid., p.139). Et, plus loin encore : « pour moi c’était la fête, manger après l’amour » (Ibid., p.146). Avec ces trois passages, parmi bien d’autres, on voit comment se tisse le lien entre la nourriture, l’amour et la vie, et même, dans le second, le corps (mais, il faut le préciser, un corps fait de mots), et surtout comment amour, nourriture et vie interviennent ensemble de manière tout à fait signifiante et cohérente pour le sujet santosien. En fait, si l’amour est lié à la vie, c’est qu’il n’est pas encore passé par le stade douloureux de sa dissolution, de sa petite mort qui, par la suite, entraînera le deuil, ou, dans le cas qui nous occupe, l’impossible deuil. La nourriture agit, en ce sens, comme une instance médiatrice qui permet à la relation amoureuse de se formuler, de figurer. Ce n’est que lorsqu’advient la défiguration amoureuse, le désamour, que le désir de nourriture est transféré directement sur l’objet d’amour, sur l’Homme, et qu’apparaît la trame d’un fantasme cannibalique. Ainsi, on peut lire : « Cela fait trois ans qu’on essaie d’expliquer notre séparation. Tu dis : « Tu m’as dévoré avec tes mots. » » (Ibid., p. 30), de même que : « Ton épaule me manque et je me bourre la bouche de tranquillisant pour dévorer la mort » (Ibid., p. 41), en d’autres mots, pour avaler l’absence de corps, un négatif du corps, mais, tout de même, une possibilité du corps. Plus loin, laissant, dans l’écriture, la parole à l’Homme : « Lui : Je te tends le doigt et tu veux la main, tu vas m’engloutir » (Ibid.). Il est, à la lecture de ces passages, évident que ce qui prend la forme d’une anthropophagie amoureuse est intimement lié à la perte de l’objet d’amour et que ce n’est qu’au moment de celle-ci que prend place, chez le sujet, de manière consciente ou inconsciente, le fantasme de dévoration qui a pour fonction symbolique de maintenir l’autre en soi, de conserver dans son corps la relique de sa chair.
Des passages cités ci-haut, on peut également voir, et ce de manière hautement significative pour la suite de notre propos, la mise en relation de la dévoration et de l’écriture, comme si ce n’était pas le corps réel de la narratrice qui engloutissait le corps de l’amant perdu, mais bien un corps fait de mots, ou encore, pour filer la métaphore, un corps de papier, motif récurent dans l’ensemble des récits d’Emma Santos, notamment dans J’ai tué Emma S. ou l’écriture colonisée. Ne serait-ce que dans le titre de ce texte, il y a la mise en relief d’une double signification qui permet de penser l’écriture comme un corps, ou le corps comme composé de cette écriture. La question de « l’écriture colonisée » se voit, dès lors, des plus intéressantes. Colonisée, donc habitée par un autre, par un corps étranger, celui de l’Homme, celui-là même qui a donné son nom à la femme littéraire qu’est Emma S., donc Santos, « ce nom que tu m’as donné pour le premier livre » (Santos, 1976, p. 16), écrit la narratrice. Ainsi, au même titre que le corps de la narratrice, l’écriture est le lieu d’un parasitage, le lieu dans lequel siège un corps étranger qui, bien qu’il soit tantôt désiré, n’en demeure pas moins le motif d’une détresse psychique. Ainsi, par la mise en place de cette idée d’une écriture corporelle, encore une fois d’un corps de papier, on peut penser l’écriture non seulement comme la mise en scène d’un fantasme cannibalique au sens où pourrait l’entendre la psychanalyse, donc d’une mise en scène qui prend place dans l’énoncé fantasmatique, mais plutôt comme un agir cannibalique, ou encore, pour emprunter et déplacer l’expression d’André Green au sujet du fantasme agit, d’un cannibalisme-agit, voire d’un autocannibalisme-agit, tel que peuvent le concevoir les anthropologues, au sens où ce dernier s’inscrit dans le réel, se réalise, se matérialise dans le cadre d’un processus d’écriture, donc dans un registre imaginaire, fictionnel certes, mais qui pose néanmoins la question de son actualisation.
Parler d’autocannibalisme-agit, plutôt que de la forme plus traditionnelle, si l’on peut employer une telle expression dans un discours sur l’anthropophagie, du cannibalisme, c’est saisir de manière encore plus précise les nuances de l’écriture santosienne. À cet égard, Irène Pages écrit : « Chez Santos, l’écriture revient au corps, non par un acte d’exorcisme, mais plutôt comme un acte d’autoparasitisme. Santos se crée le fantasme de la loméchuse absorbée dans sa dévoration de larves : écrire, et écrire de soi, c’est se nourrir de cette activité même, c’est ne plus pouvoir sans passer, c’est faire du symphilisme, et c’est se détruire en fin de compte » (Pages, 1983, p.56. L’auteur souligne.). Cet idée d’un autoparasitisme se traduit certainement dans un certain nombre de passages de l’œuvre de Santos que nous avons vus dans cet article, pensons à l’urine conservée dans le vagin, ou encore aux menstrues qu’il s’agissait de lécher pour les absorber. De plus, si le corps et les mots sont inextricablement liés, l’écriture peut être pensée comme une tentative de contrer l’aspect pathologique de l’incorporation et de formuler les termes d’une véritable introjection (rappelons-nous la distinction de Green quant à ces deux concepts) de l’objet d’amour. « Apprendre à remplir de mots le vide de la bouche, voilà un premier paradigme de l’introjection » (Abraham, Torok, 1972, p. 113), écrivaient Nicolas Abraham et Maria Torok dans « Introjecter-Incorporer. Deuil ou mélancolie ».
En somme, la dévoration de l’autre est tout autant à penser comme le lieu de la dévoration de soi, mais d’une dévoration qui toujours se fait par le biais des mots. C’est eux, c’est le langage lui-même qui est dévorant, qui est auto-dévorant. Ainsi, la littérature, à tout le moins telle qu’elle est pratiquée par Emma Santos est, peut-être bien, un espace langagier dans lequel la psychanalyse et l’anthropologie, en ce qui concerne leur approche de l’anthropophagie, peuvent trouver un espace de compromis, un lieu dans lequel l’échange est possible, sinon permettre d’ouvrir, voire de ré-ouvrir la réflexion sur ce phénomène que représente le cannibalisme.
- 1Bien que certains anthropologues posent une distinction entre l’anthropophagie et le cannibalisme, distinction qui suggère, entre autres, que le cannibalisme relèverait de l’acte de manger de la chair, alors que l’anthropophagie se donne à penser comme le phénomène culturel que représente cet acte, en ce qui nous concerne, nous ne tiendrons pas compte de cette nuance.
- 2Le terme de fantasme étant, notamment dans la psychanalyse freudienne, des plus connoté, il nous semble qu’il faille le définir afin de permettre au lecteur de mieux cerner ce que nous entendons lorsque nous utilisons cette expression. En fait, le terme de fantasme, chez Freud, concerne une formation psychique, par exemple le rêve, qui agit, chez le sujet, comme l’accomplissement d’un désir. Pour notre part, bien que le domaine psychanalytique ait grandement influencé notre réflexion, notre définition du fantasme est un peu plus large. Lorsque cette expression est employée, dans le cadre du propos que nous tenons dans cet article, le fantasme n’est pas à penser comme l’accomplissement d’un désir, mais plutôt comme sa formulation. C’est donc dans le registre fantasmatique, par lui que se formule la trame du désir cannibalique, que nous nommons fantasme cannibalique. De la même manière, on pourrait tout aussi bien choisir de parler de pulsion cannibalique, ou encore d’un imaginaire cannibale.