Aimer, écrire, l’amour, placer les virgules ou les Figures jumelles : l’En-Amour et l’En-Quête

Je voulais ici me concentrer sur l’amour, l’En-Amour et ses possibilités. Je voulais parler de la beauté et de la puissance d’un amour réel, parler de Colette et du reste, mais voilà, un incident s’est produit…

Tout a commencé sous le signe de l’anecdote. Il y a quelques semaines, l’insomnie faisant son œuvre, je me baladais dans le virtuel de Facebook, quand le titre d’un article me força à un peu plus d’attention. Un cimetière dit « oublié » à New-York, une île-cimetière en fait. Mais il ne s’agissait pas, dans cet article, d’un cimetière au sens classique – en admettant que pareille expression puisse signifier quelque chose – le lieu dont il était question était plutôt une fosse commune. L’esprit, d’un bond, s’est retrouvé ailleurs, dans une autre histoire, celle des camps d’extermination, des camps de la mort et de ses fosses. Je me retrouvais inondée par les descriptions de Charlotte Delbo, pétrifiée en repensant au mannequin de magasin qu’elle retrouvait dans un tas de cadavres si pâles, si maigres, si nus. Il m’a fallu quelques minutes – du moins, c’est ce que ma conscience à moitié consciente d’elle-même en a pensé – pour revenir aux mots que je tentais de lire, à ce fameux article dont je tente de parler. Le titre en était « À New York, un million d’âmes perdues sur une île inaccessible » (AFP-QC, 2014 : En ligne). Dans le Bronx, une île interdite au public encore aujourd’hui, une île absente des cartes touristiques, une île où les prisonniers de Rikers, enterrent dans la fosse les morts sans noms, les enfants morts-nés, les indigents, ceux et celles qui, à temps, n’ont pas été identifiés…

Mais je poursuis mon récit… Quelques jours plus tard, un vendredi – jour libre en allemand, jour de la déesse Freyja, déesse de l’amour et de la famille – je regarde des livres dans le bazar d’un sous-sol d’église. Une mort sans nom, roman policier de Patricia Cornwell attire mon attention, m’appelle et parce que je m’intéresse – disons le ainsi – à la mort, à la disparition et à l’inscription, il est évident que je dois le prendre. Bref, le titre en français m’évoque quelque chose, alors que l’original me laisse perplexe : From Potter’s Field. Je ne sais ce que cela signifie et ne m’en soucie guère. La lecture m’emporte, je me refuse au sommeil, au repos, il me faut lire, c’est tout ce que je sais. Mais voilà où les choses se corsent. Une femme est trouvée dans Central Park, nue, morte dans la neige, entourée de son sang ; Blanche-Neige tragique sans cercueil de verre. Kay Scarpetta, la médecin légiste qui s’occupe de l’affaire – et personnage récurrent de Cornwell – doit retrouver le meurtrier, mais plus le temps passe, plus l’enquête avance – ou stagne – et plus l’idée de trouver un nom à cette femme devient obsédante. Parce qu’il est insupportable de parler d’elle sans pouvoir la nommer, on lui invente une identité et elle devient « Jane », mais cela n’est pas suffisant. Sans nom, sans son nom, personne pour la réclamer et sans identification, Scarpetta sait bien que le corps finira à la fosse commune, Potter’s Field, Hart Island.

L’urgence du roman, de l’enquête, c’est celle-ci : arrêter le meurtrier qui frappe encore et encore, mais aussi et surtout, trouver à cette morte un nom, une identité, un lien à la vie, permettant de l’extirper du champ de la mort. Et c’est ainsi que je suis retournée au titre, à ce fameux Potter’s Field ; le champ d’argile, expression qui, semble-t-il, vient de la Bible, des champs argileux et sur lesquels il était impossible de cultiver, qui devenaient ainsi inutiles à la vie, bons seulement à l’enterrement… Mais je reviendrai plus tard à cette argile, à la glaise originelle…

Le roman, de références bibliques est parsemé – ou bien ce sont elles qui encadrent le récit et le pousse à ce qu’il est… c’est à voir… Le divin est là, qui plane comme une ombre, car le divin est corrompu, souillé. Le meurtrier reprend la Bible, en fait sa lecture. Il joue à Caïn – et prend d’ailleurs possession d’un programme informatisé mis en place par le FBI, dont l’acronyme forme le nom CAIN – et suit ses traces en quelque sorte. Il ne le suit pas, car Caïn est une figure exemplaire, il est fait pour représenter quelque chose. Au contraire de la figure biblique et sacrée, le meurtrier rend littérale la figure, lui impose un corps, récupère le texte, le tordant, le torturant sans complexe. Il envoie : « SI CAIN A TUÉ SON FRÈRE, QUE CROYEZ-VOUS QU’IL VOUS FERA ? SI VOTRE PAGER SONNE DANS LA MORGUE, C’EST JÉSUS QUI VOUS APPELLE. » (Cornwell, 1986 : 321) Le meurtrier ne se contente pas d’imprimer dans la chair ce qui est fait pour être lu, il réécrit le texte et c’est ainsi qu’il le déforme à sa guise. Si le meurtrier se renomme Caïn, son nom est en fait Temple Gault, un nom qui, lui non plus, n’a rien d’anodin. Car Gault est aussi le nom d’une formation d’argile, retrouvée entre autre à Beachy Head, en Angleterre, et qui figure comme l’un des lieux de suicide les plus importants du monde. Temple de l’argile, de la création – si l’on pense à Adam le glébeux – mais ici, le temple est aussi celui de la mort et de la disparition. Je cite Eisenzweig sur les romans policiers : « Découvrir la vérité, pour le Grand Détective, ce n’est […] pas simplement établir la nature textuelle de son univers, mais également déterminer l’identité criminelle comme étant celle d’un écrivain en puissance. » (Eisenzweig, 1986 : 148) En effet, Gault réécrit le texte, crée la mort et la disparition, crée le vide par son appropriation du langage à caractère divin. Scarpetta, enquêtrice, se retrouve elle aussi emportée, absorbée par le monde-récit créé par l’assassin. Je cite :

Je ne le laisserai pas me transformer en Jane. On dirait qu’il est en train de me conditionner afin de me faire subir ce qu’il lui a fait. Il est en train d’essayer de tout m’enlever. Jusqu’à mon nom. Il faut maintenant que je prenne un pseudonyme, je dois être moins apparente, moins ostensible. Il faut que je sois comme n’importe qui d’autre. (Cornwell, 1996 : 209)

Parce qu’elle aussi est menacée, ce qui la protègerait c’est de se cacher, de sombrer un peu dans l’oubli, de ressembler un peu plus à cette morte dont le seul privilège est de ne plus avoir peur de mourir ; au contraire, sans tombeau, elle est disparue, mais pas encore complètement morte.

C’est ainsi que le texte policier s’inscrit très profondément dans la modernité. C’est à Sloterdijk que je pense :

À l’approche du bimillénaire, nous commençons à voir les temps modernes, dans leur ensemble, comme une époque dans laquelle des choses monstrueuses ont été provoquées par des acteurs humains, entrepreneurs, techniciens, artistes et consommateurs. Ce monstrueux n’est ni envoyé par les anciens dieux ni représenté par les monstres classiques ; les temps modernes sont l’ère du monstrueux créé par l’homme. (Sloterdijk, 2001 : 205)

Le tueur joue à être Dieu, mais c’est tout ce qu’il reste du divin ; l’homme en proie à sa folie, son interprétation, ses incarnations douteuses. La mort n’est pas régie par le plus haut, des cieux, nulle réponse ne viendra. Le sacré s’est fait muet ou bien est devenu inaudible, c’est-à-dire que ses traces sont présentes, mais les échos viennent des tréfonds de la terre et non pas du plus haut des nuages. Si rien n’explique la mort, rien non plus n’explique la vie. La modernité ne sait plus distinguer l’une et l’autre, se trouve dans l’errance et le doute, dans la violence de ce qui ne commence pas, ne finit pas non plus ; comme un recommencement perpétuel et toujours-déjà enclenché, un éternel retour du même que rien n’origine. Le même, en allemand Gleich, dont le cadavre Leiche est si proche. Si la modernité est pleine de criminels, de témoins, de suspects, c’est aussi qu’elle est pleine de victimes, de corps, de cadavres qui n’ont pas reçu le droit à une tombe, ont été simplement lancés, brûlés, sans nom, sans tombeau, sans pierre. Et dans cette mort déritualisée, le fantôme revient toujours et encore. Je cite Agamben :

Selon un système de croyances qui caractérise les rituels funèbres de nombreux peuples, le premier effet de la mort est de transformer la mort en fantasme (la larva des Latins, l’eidolon et le fasma des Grecs), c’est-à-dire un être vague et menaçant qui reste dans le monde des vivants et retourne sur les lieux fréquentés par le défunt. L’objet des rites funéraires est justement de transformer cet être embarrassant et menaçant – qui n’est autre que l’image du mort, sa ressemblance qui obsessionnellement revient – en un ancêtre, autrement dit une image, mais bénéfique et séparée du monde des vivants. (Agamben, 1998 : 79)

Dans le roman de Cornwell, l’enterrement est impossible. Personne ne connaît le nom de la jeune femme retrouvée et très vite, personne ne s’en préoccupe plus non plus. Le meurtrier frappe encore et encore, sans répits, ne laissant aucune place, aucun temps pour le deuil.

Mais j’avais dit que je parlerais d’amour et c’est maintenant le moment. Non pas de l’amour romantique, mais de l’amour comme relation dans l’Être, comme dialogue entre Je et Tu. Il me faut appeler Buber :

C’est par la grâce que le Tu vient à moi ; ce n’est pas en le cherchant qu’on le trouve. Mais lui adresser le mot fondamental, c’est l’acte de mon être, c’est mon acte essentiel. […] Le mot fondamental Je-Tu ne peut être dit que par la totalité de l’être. Ce n’est pas moi qui peux opérer cette concentration, cette fusion de tout mon être, mais elle ne peut se faire sans moi. Je m’accomplis au contact du Tu, je deviens Je en disant Tu. Toute vie véritable est rencontre. (Buber, 1969 : 29-30)

C’est en tentant d’entrer en contact avec cette pensée – il y a maintenant quelques années – que l’idée de l’En-Amour s’est précisée. L’En-Amour, entre figure et personnage conceptuel – pour reprendre l’expression de Deleuze et Guattari. C’est sur le cas de la philosophie que ceux-ci se penchent : « Le visage et le corps des philosophes abritent ces personnages qui leur donnent souvent un air étrange, surtout dans le regard, comme si quelqu’un d’autre voyait à travers leurs yeux. » (Deleuze et Guattari, 1991 : 71) Cet air étrange, cette impression d’un être habité par quelqu’un ou quelque chose d’autre, je le sentais aussi dans les romans de Colette :

Écarte-toi, laisse que je voie, me dirait ma très chère revenante… Ah ! n’est-ce pas mon cactus rose qui me survit, et que tu embrasses ? Qu’il a singulièrement grandi et changé !… Mais, en interrogeant ton visage, ma fille, je le reconnais. Je le reconnais à ta fièvre, à ton attente, au dévouement de tes mains ouvertes, au battement de ton cœur et au cri que tu retiens, au jour levant qui t’entoure, oui, je reconnais, je revendique tout cela. […] (Colette, 1984 : 21)

Dans ses textes, je trouvais l’En-Amour, figure prolifique et poétique, dialoguant avec le monde et s’inscrivant dans la relation, où l’autre est présent, sans être le grand Autre, mais plutôt un autre pacifié. Je cite de nouveau Buber : « L’amour n’est pas un sentiment attaché au Je et dont le Tu serait le contenu ou l’objet ; il existe entre le Je et le Tu. » (Buber, 1969 : 34) Colette dialogue, avec les chats, les chiens, les fleurs, les lettres de sa mère, Colette s’adresse au monde et écoute ses réponses. La ponctuation n’y est pas saccade, mais rythme, elle a quelque chose de poétiquement musical. Je cite Kristeva, parlant de l’écriture de Colette et disant qu’elle est une interpénétration de la langue et du monde, du style et de la chair, qui lui révèle l’univers et les corps comme une “arabesqueˮ. (Kristeva, 2004 : 10)

Mais quel est le lien, me direz-vous peut-être, entre Colette, l’En-Amour, le dialogue et cette histoire de cadavres ? Le lien, c’est dans l’absence, mais aussi dans la proximité, que je le trouve. À ce personnage qu’est l’En-Amour, répond ici l’En-Quête, figure qui cherche le dialogue, s’y inscrit et l’incarne, mais se trouve souvent seule, hors de l’amour, dans un lieu où la relation n’est plus possible. L’En-Quête, dans le cas d’Une mort sans nom, c’est la médecin légiste, qui voudrait parler et être entendue, mais qui s’adresse au cadavre sans nom. Et sans ce nom, l’En-Quête plonge dans l’Innommable, le vertige, l’angoisse, la parole prophétique où le présent est impossible.

La poésie est présente, mais d’une manière tout à fait différente, puisqu’il semble y manquer le sujet conscient de sa propre poétique. Ici, la ponctuation n’est plus liaison, mais l’espace de l’écartèlement du sens. Un lien se tisse entre les corps que la médecin légiste observe, qu’elle découpe – tout comme la virgule découpe le texte – mais ce lien n’en est pas un d’échange, mais plutôt de contamination : « Nous changeons de couleur, un peu comme les mites changent de couleur lorsque les villes sont polluées par la suie. » (Cornwell, 1996 : 56) La mémoire de Scarpetta est minée, entachée par les crimes sordides dont elle est témoin, desquels elle doit sans cesse témoigner. L’humain de la modernité est ainsi pareil à la mite, sa ville est polluée par le crime, par la mort violente et dépourvue d’explication, de sens, et pareil à la mite, il change de teinte, de couleur, de visage.

Ce monde, pourtant, est plein de figures encore, de métaphores. Je cite Levinas :

La merveille des merveilles de la métaphore, c’est la possibilité de sortir de l’expérience, de penser plus loin que les données de notre monde. Qu’est-ce que sortir de l’expérience ? Penser Dieu. […] La prétention d’être au-dessus de l’expérience, la mise entre guillemets de toute expérience – c’est penser Dieu. (Levinas, 2009 : 231)

Dans la modernité, le texte policier se place ailleurs, dans l’impossibilité justement de penser Dieu. Les métaphores sont bien là – Scarpetta n’est pas une mite et le sait – mais la manière de les parler les rend invisibles. Elle ne dit pas qu’elle est « comme une mite », mais qu’elle change « comme une mite ». Ce qui est pointé comme élément de comparaison, c’est le fait de changer de couleur. Le « comme » de la comparaison brouille les cartes, éloigne de la métaphore : « nous changeons de couleur », qui la précède et l’apparence d’une littéralité de la métaphore absorbe le sujet, sa part métaphorique. Ainsi, c’est toujours dans l’expérience que l’En-Quête parle, incapable de s’extirper de la matérialité, du corps, de l’incarnation que crée le meurtrier, de ce texte qu’il réécrit sans cesse et que l’En-Quête essaie de rattraper. Le sujet parlant ne se distingue plus nettement de la narration dans laquelle il plonge et si les figures sont encore bel et bien présentes, amoureuses de par leur langage, celui qui le parle l’a oublié, n’a plus accès au lieu, à la distance lui permettant de les observer.

Parce que Scarpetta s’occupe des morts, elle quitte elle aussi un peu la vie. Sa sœur lui dit : « – Tu as passé la majeure partie de ta vie à te faire du souci pour des morts. Cela ne t’a jamais frappée, Katie ? Sa voix devint glaciale, et elle poursuivit : – J’ai l’impression que tu n’as de relation qu’avec les morts… » (Cornwell, 1996 : 81) Et en effet, la mort toujours revient. Si parfois Scarpetta peut aider les autres avec leurs défunts, c’est peine perdue pour elle, puisque chaque jour arrivent de nouveaux convois. L’En-Quête cependant, s’accroche et combat. Si la modernité telle que la décrit Sloterdijk est le monde dans lequel elle est enfermée, un combat continue à se livrer ; en interrogeant les corps, en continuant de creuser, de fouiller, en tentant de trouver le nom, celui qui donnera enfin la possibilité d’une tombe, la possibilité de graver cette tombe, de lui donner une épitaphe. Comme le dit De Man : « […] une pierre sans nom aurait laissé le soleil suspendu dans le vide. » (De Man, 1984 : 77) Et c’est ce combat contre un soleil perpétuellement suspendu dans le vide, entre autres, que mène l’En-Quête et qui lui permet de se rapprocher de l’En-Amour, qui lui permet de lui donner un cadre où sa possibilité d’être reparaît.

Colette écrit, dans La Retraite Sentimentale : « Une tombe, ce n’est rien qu’un coffre vide. Celui que j’aime tient tout entier dans mon souvenir, dans un mouchoir encore parfumé que je déplie, dans une intonation que je me rappelle soudain et que j’écoute un long instant, la tête penchée… » (Colette, 1962 : 224) Mais si justement la tombe peut n’être que coffre vide, c’est parce qu’il contient le corps, identifié, de celui qu’elle aime et garde dans sa mémoire. Sur la tombe, elle se recueille, mais à la tombe elle n’est pas limitée. Avec elle, la narratrice emporte le souvenir et se promène à travers lui. Quand par contre, le tombeau n’est que trou dans le sol, quand du mort nous ne savons rien, que faire de sa mémoire ? Scarpetta ne connaît pas la jeune fille et trouver son nom, c’est trouver aussi son identité, trouver le moyen de donner à ceux et celles qui peuvent la porter, la mémoire de la défunte. Je cite Scarpetta : « […] cette femme est une priorité parce que nous sommes tenus, moralement et professionnellement, de faire tout ce que nous pouvons pour elle. Elle a le droit d’être enterrée avec son nom. » (Cornwell, 1996 :163)

Serait-ce que le nom pourrait accompagner dans la mort, servir de guide ? Peut-être bien si l’on pense à Scholem : « […] la magie du nom repose sur un rapport essentiel et intime entre le nom lui-même et celui qui le porte. Le nom est une grandeur réelle et non pas une fiction. » (Scholem, 1983 : 60) C’est dans cette idée du nom que repose la trace d’une mystique possible. Parce que l’En-Quête ne laisse pas la modernité complètement l’absorber, elle agit et cette action peut faire penser à celle de l’En-Amour. De l’amour, il reste le rituel, la possibilité de parler, de voir le soleil se lever et se coucher, de voir le temps passer et non pas d’être, toujours et seulement, bloqué dans le rien d’un tombeau anonyme, innommable.