Le genre comme savoir situé et relationnel

Leanne Betasamosake Simpson, intellectuelle Michi Saagiig Nishnaabeg, est l’auteure de l’essai As We Have Always Done: Indigenous Freedom Through Radical Resistance (2017) dans lequel elle explique la façon de vivre et l’intelligence Nishnaabeg, qu’elle appelle Nishnaabewin ou « grounded normativity » (Simpson, 2016 : 254). Ces termes définissent le cadre éthique découlant des pratiques et des savoirs autochtones ancrés dans leurs territoires particuliers. Dans son essai, Simpson élabore le projet de créer un présent radicalement différent du présent colonial canadien grâce à des « constellations de corésistance1», c’est-à-dire en créant des liens de solidarité entre les différents groupes et individus qui luttent pour la décolonisation (2017 : 9). Elle affirme que le mode de vie Nishnaabeg a toujours été une façon de générer et de préserver les vies non humaines et humaines (Ibid. : 9). Pour ce faire, les Nishnaabeg ont forgé des relations de respect et de réciprocité avec les territoires, les animaux, les végétaux et les autres nations humaines. Cette façon d’être avec ce qui les entoure est décrite par Simpson en termes de « deep, reciprocal, consensual attachment » (Ibid. : 43). Elle oppose cette relation d’attachement au colonialisme, système de dépossession dont le but est de briser les liens entre les Autochtones et leurs territoires afin de pouvoir en extraire les ressources naturelles et accumuler du capital (Ibid. : 77). Ainsi, s’exprime-t-elle : « [Indigenous people] do not need the help of Canadians. We need Canadians to help themselves, […] and to find a way of living in the world that is not based on violence and exploitation » (2017 : 101). En tant que personne blanche issue de la colonisation, je dois trouver une façon de vivre qui ne soit pas dépendante du racisme, de l’hétéropatriarcat et de l’extractivisme. En d’autres termes, je dois apprendre à vivre, sentir et penser en créant des liens d’attachement profond aux êtres et aux territoires que nous partageons, plutôt que de soutenir un système basé sur la dépossession.

Je veux mettre cet appel de Simpson en lien avec la conclusion que fait la militante féministe et philosophe américaine Judith Butler dans son article « Violence, deuil, politique » (2003). Butler nous invite à interroger les mécanismes par lesquels nous constituons certaines personnes et certains groupes en opposition à nous-mêmes. Elle suggère de subvertir ces mécanismes en traçant les liens qui nous unissent à celles et ceux que nous considérons être détaché.e.s de nous (2003 : 95). Ce « nous » qu’utilise Butler est basé sur l’idée que tout individu est fait et défait par ses relations aux autres. En cela, nous partageons une vulnérabilité due à la perte, celle des êtres à qui nous tenons. Cette perte nous change de façon incontrôlable, elle nous désoriente, tout comme la recherche de ce qui nous lie aux personnes auxquelles nous ne pensons pas être lié.e.s (Ibid. : 73). Cette désorientation est nécessaire pour apprendre à former des communautés et franchir les gouffres que créent les systèmes de pouvoir que sont le savoir, le genre, la classe et la race. Le livre de Simpson me désoriente et me force à tracer de nouveaux liens pour comprendre. J’emprunte le chemin du genre, théorisé par Simpson en tant que savoir situé et relationnel, pour le reconstruire en moi de façon à ce qu’il ne soit pas ou de moins en moins une structure coloniale et hiérarchique, mais plutôt un outil relationnel, une façon d’entamer ou de poursuivre le processus de décolonisation de nos corps, de nos esprits, de nos savoirs et de nos institutions.

Je serai aussi guidée par une phrase de Daniel Heath Justice, écrivain Cherokee, qui soutient que ce sont les relations et leurs réseaux qui permettent de créer et d’intégrer intimement des savoirs : « Relations are the primary axis through which we can understand ourselves and each other » (2008 : 151). Cette phrase me rappelle l’importance de créer des relations avec des personnes, des êtres et des territoires pour concevoir mon environnement et la place que je veux y occuper. Elle me remémore aussi que ma lecture des écrits de Justice, de Simpson et d’autres auteur.e.s autochtones n’est pas enracinée dans une relation réciproque où je serais présente à leurs côtés et sur leurs territoires particuliers. Simpson explique dans son livre que la compréhension profonde de l’intelligence autochtone doit passer par une telle présence. Ainsi, je ne considère pas avoir compris l’intelligence Nishnaabeg, mais je pense plutôt que le livre de Simpson m’a aidé à mieux me comprendre et à modifier ma conception du genre et du monde.

La construction d’un savoir occidental décontextualisé

Simpson définit le genre dans un contexte Nishnaabeg comme un savoir à la fois relationnel et situé. Il est un savoir constamment construit et déconstruit par les interactions et les apprentissages d’une personne en lien avec son environnement, et un processus d’expérimentation et de répétition qui parcourt les éléments spirituel, physique, émotionnel et cognitif de l’être. Le genre est un savoir qui se vit : ni neutre ni objectif, il n’est pas scientifique et défie donc la conception occidentale du savoir.

Selon l’intellectuelle Māori Linda Tuhiwai Smith, l’élaboration du savoir occidental en tant que scientifique et rationnel a été rendue possible durant la colonisation par la construction simultanée d’un Autre autochtone au « savoir traditionnel » considéré primitif (Smith citée dans Altamirano-Jiménez et Kermoal, 2016 : 5). Cette élaboration procède de la hiérarchisation entre un savoir dit scientifique qui se prétend neutre et un savoir autochtone qui est rejeté par le premier puisqu’il est contextuel, ancré dans des territoires, des personnes et des cultures particulières. Cependant, dans le système de pensée occidental, le savoir dit scientifique et sa légitimation sont eux aussi socialement et historiquement construits. Jean-François Lyotard, philosophe français, le formule ainsi : il y a « jumelage entre le genre de langage qui s’appelle science et cet autre qui s’appelle éthique et politique : l’un et l’autre procèdent d’une même perspective ou si l’on préfère d’un même “choix”, celui-ci s’appelle l’Occident » (1979 : 20). Ce choix de l’Occident est aussi celui de sa négation en tant que choix afin de soutenir l’idée que les savoirs occidentaux sont universels, dénués de contexte et de parti pris. En niant leur positionnalité, les savoirs occidentaux se privent du sens que contiennent les individus, les territoires et les expériences, qui sont pourtant nécessaires à la constitution de ces savoirs (Simpson, 2017 : 156).

La transmission des savoirs occidentaux se fait souvent de façon désincarnée et hiérarchique : la personne enseignante, qui représente l’institution académique, est placée en position d’autorité où elle détient un savoir dit universel, tandis que l’agentivité2 de la personne apprenante est dévaluée (Ibid. : 151). L’institution détermine ce qui est du savoir, ce qui doit être appris et selon quelle pédagogie. Les connaissances de l’élève doivent ainsi passer par le processus institutionnel de décontextualisation pour être reconnues et, en cela, son expérience située est discréditée. Pour leur part, les littératures autochtones ne sont pas issues du choix de l’Occident. Elles naissent de systèmes de pensée qui reconnaissent leurs ancrages dans des réseaux de relations qui lient des territoires, les être animés et inanimés qui les habitent, des expériences et des sujets (Altamirano-Jiménez et Kermoal, 2016 : 7).

La colonisation comme processus de dépossession

Simpson décrit le processus de la colonisation comme un mécanisme de dépossession qui cherche à rompre les liens des personnes autochtones entre elles et avec leurs territoires et leur spiritualité (2017 : 143). La privation et le déplacement des Autochtones de leurs terres ancestrales a été et est toujours une étape essentielle à l’établissement du Québec et du Canada comme nations coloniales (Desbiens, 2007 : 336). C’est également, selon Simpson, la plus grande menace aux savoirs autochtones en tant que systèmes puisque ces savoirs sont contextuels : ils sont ancrés dans le territoire et dans les êtres qui l’habitent (2017 : 170). Elle affirme ainsi que la revitalisation des savoirs autochtones doit passer par le démantèlement du système colonial canadien et par le retour des terres autochtones aux nations autochtones (Ibid. : 172). Elle nous met en garde contre les mesures qui sont prises pour « autochtoniser l’académie », puisque, lorsqu’elle reconnait certains savoirs autochtones sans soutenir les efforts des communautés pour retrouver leur souveraineté territoriale, ces mesures sont alors la preuve que le système colonial s’adapte pour mieux survivre (Ibid. : 171). Il se module en intégrant une partie des connaissances autochtones, mais seulement selon des critères occidentaux, c’est-à-dire en les décontextualisant, en leur enlevant leurs ancrages émotionnels, spirituels et physiques. Cependant, ces savoirs dépendent de ces trois aspects et de l’aspect intellectuel, et non seulement de ce dernier.

L’aînée Anishinaabe Dolorès Contré-Migwans explique le processus d’apprentissage holistique comme le lien qui unit l’aspect spirituel, corporel, émotionnel et intellectuel de l’être à l’intérieur du Cercle de Vie (Contré-Migwans, 2019). L’apprentissage est un processus circulaire qui fonctionne grâce à la répétition, à la pratique et aux erreurs qu’elle implique. Il nécessite la présence de la personne ou de l’être qui enseigne ainsi que de la personne qui apprend (Contré-Migwans, 2008 : 57; Simpson, 2017 : 20-21). Il y a donc création d’une relation réciproque entre ces deux entités : la personne qui apprend doit consentir à recevoir les enseignements, elle doit être présente et disposée à apprendre pour qu’il y ait transmission (Simpson, 2017 : 28). Pour Simpson, le contexte dans lequel le savoir est produit et transmis est important (Ibid. : 19). Les savoirs autochtones sont propagés grâce à des relations de respect et de réciprocité prenant racine sur un territoire particulier. Le contexte de l’apprentissage doit être celui de l’amour (Ibid. : 150). Toutefois, le système colonial travaille à détruire les conditions nécessaires à cet apprentissage en séparant les peuples autochtones de leurs territoires et donc en détruisant les mécanismes de la transmission de l’intelligence autochtone. Le colonialisme s’attaque au contexte d’amour et cette dépossession est décrite par Simpson comme « the theft of [her] emotional life, which is now overwhelmed processing a backlog of trauma and the ongoing daily violence of being Indigenous in Canada » (Ibid. : 43). La violence coloniale, raciste et genrée est reproduite dans les différentes sphères de la vie des personnes autochtones et non autochtones colonisées et l’épuisement émotionnel dû au fardeau de ce traumatisme, sans cesse réactualisé, est un obstacle à l’apprentissage et à l’intégration émotionnelle des savoirs.

La dépossession des sociétés autochtones, dès les débuts de la colonisation des Amériques, s’est attaquée à leur équilibre social. Cet équilibre est selon Leah Sneider, intellectuelle issue de la colonisation, basé sur la notion de complémentarité, qui est une relation réciproque entre les individus et les communautés auxquelles ils appartiennent (2015 : 62). Dans cette perspective, la complémentarité est à la fois la responsabilité des individus de soutenir leur communauté et d’y partager leurs savoirs, et une responsabilité de la communauté de soutenir les individus, de leur donner les moyens d’agir et de se réaliser (Ibid.). Le concept de responsabilité est récurrent dans le livre As We Have Always Done de Simpson : dans la pensée Nishnaabeg, les êtres ont le devoir de trouver leur propre voie, leur façon de vivre et d’habiter leur genre, leur sexualité et leurs relations. Elles doivent se réaliser pour pouvoir contribuer à leur communauté, tout comme leur communauté a la responsabilité de les appuyer dans leur quête de sens et dans leur diversité (Simpson, 2017 : 133). La complémentarité est ainsi la relation par laquelle les individus équilibrent leurs besoins d’indépendance et d’interdépendance au sein de la communauté. En cela, la possibilité des individus de s’autodéterminer se construit à l’intérieur de ce contexte d’in(ter)dépendance. Le genre n’y est pas en tant que structure binaire imposée aux individus, mais plutôt en tant que relation entre chaque personne et sa communauté. Cette relation est circonstancielle, ancrée dans son contexte historique et culturel (Ibid.).

Pour défaire cette toile de relations d’interdépendance, de responsabilités consensuelles et de respect tissée entre les individus, les autorités coloniales se sont attaquées à toutes les expressions de genre et à toutes les sexualités autochtones (Simpson, 2017 : 51). L’hétéropatriarcat, système de domination colonial, a ainsi servi à la dépossession des peuples autochtones. Il impose un système sexe/genre binaire et hiérarchique où les « hommes » sont supérieurs aux « femmes », et où l’hétérosexualité obligatoire est un outil de la régulation des corps (Ibid. : 52). Simpson le formule ainsi : « Heteropatriarchy isn’t just about exclusion of certain Indigenous bodies, it is about the destruction of the intimate relationships that make up our nations, and the fundamental systems of ethics based on values of individual sovereignty and self-determination » (2017 : 123). Le fait d’imposer l’hétéropatriarcat est une forme de dépossession puisqu’elle détruit ou fragilise les structures « d’attachement consensuel et réciproque » ainsi que le système éthique lié aux pratiques autochtones ancrées dans les territoires (Ibid. : 43).

Les expressions autochtones de genre sont une menace à l’ordre colonial parce qu’elles sont issues de cet attachement (Ibid.). Elles contreviennent au système de pensée binaire occidental parce qu’elles sont l’incarnation des valeurs de diversité, d’autodétermination et de respect qu’abritent les corps autochtones bispirituels et queer (Ibid. : 126). Le système occidental de genre est pour sa part basé sur la création artificielle de deux catégories de sexe qui sont construites pour correspondre à la bicatégorisation des genres, nécessaire à leur hiérarchisation. Scott L. Morgensen, ethnologue queer issu de la colonisation, soutient que, bien qu’il y ait de multiples conceptions du genre chez les peuples autochtones, au moment de leurs premiers contacts avec les Européens arrivés en Amérique, il n’y avait pas de jugement scientifique ou religieux qui condamnait les genres non-binaires et les relations entre partenaires de même sexe ou de même genre chez ces peuples (2015 : 42). Les Européens ont plutôt rencontré de nombreuses sociétés où les sexes et genres n’étaient pas limités au nombre de deux (Ibid.) Ainsi, il n’y avait pas de concordance obligée entre sexe et genre et cette conception survit aujourd’hui chez certains peuples autochtones. Comme l’écrit Kim Anderson, une intellectuelle Métisse, « the division between genders in Native traditions is more reflective of the need for balance, complementarity, and reciprocity » (Anderson citée dans Sneider, 2015 : 63). La fluidité des rôles au sein des genres et la complémentarité des hommes, des femmes, des personnes bispirituelles et queer dans leurs aptitudes à diriger et à conseiller la communauté, représentaient, pour les colons européens, un obstacle à l’établissement de leur vision politique, religieuse et économique (Morgensen, 2015 : 42). Le système colonial a donc cherché, et cherche toujours, à déconstruire les corps autochtones comme systèmes politiques basés sur la complémentarité et l’autodétermination afin de les reconstruire en corps « mâle » ou « femelle » disponibles pour la marchandisation et l’exploitation (Simpson, 2017 : 29, 41). Justice explique que les systèmes coloniaux et impérialistes dépendent de ce processus de simplification : « Empires can’t survive by acknowledging complexity, so whatever complications they can’t destroy or ignore are, if possible, commodified, co-opted, and turned back against themselves » (2008 : 155). Le démantèlement de la fluidité et de la complémentarité des genres autochtones et l’implantation d’une structure binaire et hiérarchique a fragilisé l’équilibre social dans plusieurs communautés afin de faciliter l’exploitation des personnes et des territoires autochtones. Simpson souligne que la colonisation a fait de la vie un acte de consommation plutôt que de création. L’accumulation de biens et de savoirs est donc considérée plus importante que la création en tant que processus par lequel chaque individu vit et apprend (2017 : 23). Contrairement à la logique capitaliste, l’intelligence Nishnaabeg ne conçoit pas la création de savoir comme un rôle appartenant exclusivement à un groupe privilégié. C’est plutôt la responsabilité de chacun.e puisque, écrit Simpson, nous sommes toutes et tous meilleur.e.s lorsque nous pouvons faire sens de notre existence et de nos expériences (Ibid. : 152).

La construction des corps

Les corps autochtones sont des systèmes politiques abritant des valeurs de respect et de réciprocité. Afin de faire correspondre ces corps au modèle hétérosexuel, le système colonial les divise en entités « homme » et « femme ». Judith Butler, dans son chapitre intitulé « Actes corporels subversifs », s’intéresse à l’hétérosexualité obligatoire et à son rôle dans la construction des corps. Elle défend l’idée que ces derniers sont des construits sociaux artificiellement naturalisés par les systèmes de pouvoir, c’est-à-dire que leurs caractéristiques sociales, comme leur sexe, leur genre, leurs réflexes et leurs gestes, sont présentées par le pouvoir hétéropatriarcal comme des caractéristiques naturelles (2006 : 249). Butler soutient aussi que le pouvoir est constructif et donc que ses marques s’inscrivent à l’intérieur même du corps, dans son intimité, et qu’il participe en cela à la construction de sujets genrés qui lui sont intelligibles et conformes (Ibid. : 259). C’est ainsi que le pouvoir hétéropatriarcal façonne notre relation à nous-même, à notre corps et aux personnes nous entourant. À cela, Simpson répond : « [Colonialism] tries to control my sexuality, the ways I express my gender, how I take care of myself, and how I parent » (2017 : 44-45). Le pouvoir hétéropatriarcal colonial s’immisce également dans les corps pour les construire en systèmes finis dont les remparts stables et imperméables séparent le sujet, son intérieur de l’extérieur, c’est-à-dire de l’autre (Butler, 2006 : 255). Butler critique cette conception du corps comme système fini puisqu’elle associe l’autre à ce qu’expulse le corps, à ce qu’il rejette. Il y a donc hiérarchisation entre le moi, ce que contient le corps, et le non-moi, construit en tant qu’abject et nuisible (Ibid.). L’idée que le corps soit un système fini et imperméable le place comme modèle pour les autres systèmes et donne à ses limites la dimension de frontières pouvant être menacées par ce qui leur est extérieur. Ce qui circule entre les systèmes sans être régulé par ceux-ci est donc considéré comme dangereux. Les pratiques non-hégémoniques sexuelles et de genre, c’est-à-dire non régulées par les systèmes hétéropatriarcal, sexiste et colonial, sont donc considérées comme dangereuses puisqu’elles traversent les frontières du masculin et du féminin, ainsi que celles entre les sociétés blanches coloniales et les sociétés colonisées.

L’Autre autochtone a été construit en tant qu’abject par les systèmes coloniaux qui se sont attaqués notamment aux femmes autochtones, à leur indépendance économique, à leurs rôles de gouvernance politique et à leur agentivité sexuelle, pour les réduire notamment aux stéréotypes de la « princesse indienne » et de la « squaw » (Anderson, 2016 : 79; Simpson, 2017 : 95). La construction de la figure de la princesse indienne est utile aux colonisateurs puisqu’elle leur permet de confirmer leur droit à la terre. Ce serait la princesse, Pocahontas en Amérique du Nord, Malintzin au Mexique et Krotoa en Afrique du Sud, qui aurait invité l’homme blanc à prendre possession des territoires (Anderson, 2016 : 81). La figure hypersexualisée de la princesse « indienne » la place en tant que tentatrice et objet du désir masculin. Il y a adéquation entre « la femme » et les terres autochtones. Ces figures « féminines » sont construites en tant que « sauvages » et « disponibles », c’est-à-dire nécessitant d’être prises en charge par les figures « masculines » de l’homme blanc et de la civilisation. Le terme « squaw » est lui aussi violent et déshumanisant. Il cherche à associer les femmes autochtones à l’illicite et à la promiscuité. L’autonomie sexuelle des femmes autochtones est considérée dangereuse par le système hétéropatriarcal parce qu’elle n’est pas régulée par celui-ci et parce qu’elle dépasse les frontières du genre « femme ». Simpson souligne que les lois sur la prostitution, au Canada, ont historiquement servi à renvoyer les femmes autochtones dans les réserves en criminalisant toute manifestation publique de leur agentivité sexuelle (Ibid. : 107). Elles sont ainsi expulsées du domaine public, celui de l’homme blanc, par la menace de répression physique, de violences sexuelles et par leur criminalisation.

Simpson décrit une alternative vécue à la conception coloniale des corps et à celle que critique Butler. Pour Simpson, les corps Nishnaabeg sont des « structures politiques [political orders] » (2017 : 31). Ils abritent de multiples savoirs ancrés dans les expériences particulières de chaque personne en relation avec son environnement. Les corps sont en cela perméables à leur environnement et en constante interaction avec celui-ci (Ibid. : 43-44). Ils contiennent les valeurs de respect, de relation, de consentement et de responsabilité réciproque, qui sont à la base de plusieurs systèmes politiques de gouvernance autochtone (Ibid. : 104). Les corps Nishnaabeg sont construits comme systèmes, non pas finis et naturels, mais politiques et relationnels.

La construction des genres

Simpson et Butler s’intéressent à la construction, toujours en train de se produire, du genre. Butler montre que l’identité de genre d’un individu, son « intérieur », n’est pas une essence mais un devenir modelé par son « histoire personnelle/culturelle de significations reçues » (2006 : 262). Les genres, les sexes et les corps sont des construits sociaux et il n’y a donc pas de concordance nécessaire entre sexe anatomique, identité de genre et genre représenté (Ibid. : 261). Le genre représenté, ou performé, sert de médiation entre l’identité de genre et les attentes sociales d’un système d’hétérosexualité obligatoire. C’est à la fois une stratégie de survie et un lieu de subversion des normes puisque leur reproduction par les individus est toujours nécessairement « imparfaite », décalée. C’est à ce décalage qu’on voit l’agentivité d’une personne ou son « auto-détermination », selon le terme qu’utilise Simpson (Butler, 2006 : 263; Simpson, 2017 : 28).

La temporalité du genre telle que théorisée par Butler – c’est-à-dire que le genre est un devenir, un processus toujours en train de se faire, une imitation d’un modèle sans original – est semblable aux conceptions autochtones de la non-linéarité du temps et de la fluidité du genre. Le genre, puisqu’il est relationnel, est aussi nécessairement un processus qui se poursuit à travers le temps, les expériences et les relations qui sont créées (Sneider, 2015 : 67). Comme l’explique Kim Anderson, le temps, comme le genre, est fluide et relationnel : « What is distinctly Aboriginal is the way in which past, present and future are understood to be inextricably connected » (Ibid. : 72). Cette connexion est essentielle à la survivance3 autochtone parce que la colonisation fonctionne par l’effacement des corps et des cultures autochtones (Ibid. : 71). Le concept de « résurgence radicale » de Simpson est ancré dans cette fluidité temporelle. Elle utilise le terme radical pour parler des racines qui lient la vitalité de ses Ancêtres au présent qu’elle construit (Simpson, 2017 : 48). Le terme de résurgence évoque pour sa part une renaissance continue. La résurgence radicale est donc une façon de vivre et de savoir à travers le temps et l’espace, et non un simple retour à des origines pré-coloniales. La résurgence est la réappropriation, la réactualisation et la mise en pratique des savoirs autochtones par les sociétés autochtones (Altamirano-Jiménez et Kermoal, 2016 : 8).

Pour expliquer l’intelligence autochtone, ou « grounded normativity », Simpson fait des constellations une théorie. Dans le récit de création des Sept Feux raconté par Edna Manitowabi, aînée Odawa/Ojibway, les étoiles sont les pensées de Gzhwe Manidoo (Simpson, 2017 : 211). Dolorès Contré-Migwans utilise le terme Kije-Munido et le décrit comme « l’incréé » ou « le grand mystère », une puissance qui se crée par elle-même, sans être pour autant l’unique créatrice du monde. Cette force n’est ni féminine ni masculine, ni un être ni une entité (Contré-Migwans, 2019). Les constellations sont donc des réseaux qui lient les pensées de Gzhwe Manidoo pour former l’intelligence autochtone relationnelle telle que la décrit Simpson (2017 : 213). Les étoiles, lorsqu’on les regarde de la Terre, sont également un témoignage du passé. Puisque leur lumière prend énormément de temps à voyager jusqu’à nous, regarder les étoiles signifie se plonger dans le passé (Ibid. : 212). En cela, les étoiles et leurs constellations représentent bien la temporalité et la « cosmovision4» Nishnaabeg, où le présent influence l’avenir mais aussi le passé et où, comme l’écrit Simpson, ses Ancêtres existent à travers le temps et l’espace et interagissent avec elle dans le présent (Ibid. : 193).

La première fois que j’ai découvert les concepts de constellation et de pensée constellationnaire, fut dans le cours de Sociologie Queer de Mickael Chacha Enriquez à l’Université du Québec à Montréal en 2018. Chacha avait expliqué que les sexes, les genres et les sexualités peuvent former différentes constellations et qu’il n’y a pas de correspondance obligée entre sexe, genre et sexualité. Cette pensée constellationnaire permet d’adopter une attitude d’acceptation des différentes expériences et identités plutôt qu’une attitude de confrontation, qui revient à nier l’existence et la validité de certains individus. Cette vision constellationnaire du genre me semble être en accord avec la conception de Simpson. Le genre est une expérience corporelle, cognitive, émotionnelle et spirituelle qui est propre à chaque personne. Nous avons toutes et tous la responsabilité de faire sens de cette expérience, et les communautés qui nous entourent ont la responsabilité de nous soutenir, d’adopter une attitude d’acceptation.

Simpson soutient que les savoirs autochtones sont profondément relationnels, il n’y a pas d’opposition entre l’expérience du corps et celle de l’esprit. Leur interaction est nécessaire à l’intégration des savoirs en soi : « [O]ne has to live the knowledge in order to know it » (Simpson, 2017 : 104). Cette conception est fondamentale pour la reconnaissance des savoirs particuliers aux individus vivant une oppression. Cette dernière est parfois invisible à celles et ceux qui ne la vivent pas ou qui la perpètrent, alors que les personnes la vivant sentent que quelque chose ne va pas (Ibid. : 103). Simpson montre que le processus d’apprentissage doit passer par l’expérience ou par la mise en action des théories. Le genre, lui aussi, n’a de sens que parce qu’il est vécu et mis en action. Simpson écrit : « Coming to know is a mirroring or a reenactment process » (je souligne, ibid. : 161). Ce processus est semblable à la performativité de Butler, à la façon dont on (re)crée constamment notre genre, toujours en reproduisant certaines normes de façon décalée. En ce sens, le genre est un savoir qui habite nos corps et qui vit en relation avec ce qui nous entoure.

Le genre comme savoir situé et relationnel

Le genre est un savoir situé dans les corps et un outil de médiation : il lie le désir d’agentivité des individus aux attentes sociales qu’ils vivent, de même qu’il brouille les frontières de l’intérieur et de l’extérieur. Dans la conception du genre de Simpson, cette médiation se fait entre la responsabilité qu’a chaque personne de se réaliser et celle qu’elle a de soutenir sa communauté (2017 : 28). Cependant, dans les sociétés Nishnaabeg, la communauté a elle aussi des responsabilités envers les êtres qui la constitue, notamment celle de les soutenir dans leurs diverses expressions de genre, responsabilité que les sociétés hétéropatriarcales occidentales ne se donnent pas. Dans As We Have Always Done, Simpson traite de la notion de « kwe » comme genre, comme spectre de la féminité : « My life as a kwe within Nishnaabewin is method because my people have always generated knowledge through the combination of emotion and intellectual knowledge within the kinetics of our placed-based practices, as mitigated through our bodies, minds, and spirits » (Ibid. : 29-30). Kwe est une méthode, un savoir situé et relationnel qui reconnaît l’importance de son contexte dans sa production. Le genre est un savoir puisqu’il est la façon dont chaque personne crée du sens à partir de ses expériences particulières, et cherche à transmettre ce sens par son incarnation. Créer et incarner le genre qui nous convient est ainsi la responsabilité de chaque individu, mais cela ne peut être fait qu’avec un certain support de la part de la communauté.

Bien sûr, en Amérique du Nord notamment, le système hétéropatriarcal s’adapte pour normaliser certaines identités sexuelles et de genre qui sont plus facilement assimilables à sa structure capitaliste, c’est-à-dire certaines identités marginales qui sont tout de même privilégiées sur le plan du genre, de la race ou de la classe (Puar, 2012 : 9). Cette normalisation découle cependant d’une dynamique d’inclusion et d’exclusion qui sert à dépolitiser et à rendre disponible à la marchandisation les identités incluses et à remarginaliser les identités exclues.

Enfin, j’aimerais revenir sur l’appel que fait Simpson aux personnes canadiennes issues de la colonisation qui nous incite à trouver une façon de vivre qui n’est pas basée sur la violence et l’exploitation. Il me semble que de reconnaître son genre en tant que savoir situé et relationnel est un premier pas vers la déconstruction de la conception occidentale du savoir née de la colonisation. C’est une façon d’incarner ce savoir situé et relationnel, de l’habiter dans les différentes sphères de nos vies en reconnaissant qu’il est un savoir valide. Reconnaître son genre comme savoir est une posture critique qui doit nous accompagner dans nos expériences et nous amener à questionner les structures de pouvoir qui déterminent qui peut savoir et par quelle méthode. Pour Justice, les relations sont des axes de la compréhension, et donc, qui peut savoir veut aussi dire avec qui peut-on apprendre. Butler affirme que nous devons chercher à nous reconstruire en relation avec les personnes que nous considérons être opposées à nous. Ces réflexions m’amènent à la conviction que je dois réapprendre à apprendre avec le territoire, avec les personnes autochtones, avec celles dont les pratiques et les savoirs me désorientent, avec mes émotions, avec mon corps, avec mon esprit, avec mon genre. C’est une façon de créer du sens pour moi, c’est un premier pas, très humble, qui, bien qu’il soit important, n’est pas suffisant et auquel je ne dois pas me limiter.

  1. 1Dans ce texte, toutes les citations en français des extraits de As We Have Always Done sont mes traductions.
  2. 2J’utilise le concept d’agentivité en tant que capacité d’agir d’un individu. Celle-ci est définie par l’anthropologue Saba Mahmood comme façon « d’habiter les normes » et par Butler comme « ressource personnelle et politique » (Mahmood, 2009 : 32 ; Butler, 2006 : 246). Plutôt que d’être autonome, c’est-à-dire constituée par l’individu et ses désirs indépendamment du pouvoir, l’agentivité est construite par les relations de pouvoir agissant comme « contraintes constitutives » (Butler, 2006 : 242).
  3. 3Le terme « survivance » est formé par Gerald Vizenor, auteur et intellectuel Anishinaabe, en remplaçant le suffixe

    -al de « survival » par le suffixe -ance. Le premier signifie un état passif alors que le second marque l’action et la duration dans le temps. Vizenor écrit : « Survivance is an active sense of presence, the continuance of native stories, not a mere reaction, or a survivable name » (1999 : vii). La survivance des peuples autochtones est leur construction continue de liens vivants avec le passé, le présent et l’avenir.

  4. 4J’utilise ici le terme de Dolorès Contré-Migwans. « Cosmovision » désigne une vision du monde ou une perspective à la fois spirituelle, physique, émotionnelle et cognitive (2019).