Entre représentation des pensionnats et littérature du trauma autochtone
Une analyse des œuvres de jeunesse Quand on était seuls, Les mots volés et Je ne suis pas un numéro
Le rapport de la Commission de vérité et de réconciliation dresse, en 2015, un tableau extrêmement accablant des pensionnats autochtones. La commission souligne que :
le processus colonial se fondait sur la simple présomption selon laquelle on pouvait prendre un ensemble de croyances et de valeurs européennes et proclamer qu’il s’agissait de valeurs universelles qui pouvaient être imposées à tous les peuples. Cette universalisation des valeurs européennes […] qui a été mise en œuvre […] a été la principale justification de l’imposition d’un système de pensionnat aux peuples autochtones du Canada. (Commission de vérité et réconciliation du Canada, 2015 : 23)
Le recours à ce genre d’établissement remonte à plusieurs centaines d’années, alors que le premier du genre, un internat, a été fondé en 1620, par les Récollets (Song, 2018 : 1575), et que le dernier pensionnat a été fermé en 1996 (Eigenbrod, 2012 : 278). On lit également dans le rapport que les pensionnats autochtones sont le fruit d’une action coercitive planifiée dont l’objectif était « de christianiser et de civiliser les peuples autochtones […] » (Commission de vérité et réconciliation du Canada, 2015 : 22) sans qu’aucune « […] justification ne [le] permett[e] […] » (Ibid. : 22). Le constat de la commission est donc particulièrement incriminant pour les institutions qui ont mis en place le système des pensionnats et qui en ont usé. De surcroit, les répercussions de ces établissements sont encore bien tangibles. En effet, les survivant.e.s vivent toujours avec les répercussions de leur passage dans ces institutions1. Les littératures autochtones se font fréquemment la voix des conséquences des pensionnats sur les individus. Toutefois, les auteur.e.s pour adultes ne sont pas les seul.e.s à s’être intéressé.e.s à la thématique des pensionnats autochtones. Ainsi, trois œuvres de jeunesse publiées récemment, Quand on était seuls (Robertson & Flett, 2017), Les mots volés (Florence & Grimard, 2017) et Je ne suis pas un numéro (Kay Dupuis, Kacer, & Newland, 2017), thématisent ce sujet2. Dans le présent article, nous aborderons d’abord le rôle de cette littérature, et ensuite, nous présenterons certains éléments discursifs portant sur les pensionnats. Cela nous permettra notamment de souligner l’apport de ces œuvres dans le contexte d’un trauma autochtone, ainsi que l’impact de celui-ci sur les diverses générations présentées dans les œuvres. Nous chercherons donc à savoir dans quelle mesure la littérature de jeunesse parvient à traiter de cette thématique3 et quel(s) lien(s) celle-ci vient créer entre les diverses générations que compose le lectorat.
1. La littérature de jeunesse : un médium pertinent pour la question des pensionnats ?
L’histoire des pensionnats est complexe et les facteurs ayant mené à l’instauration de ce système, sont multiples. Toutefois, nous pouvons en dresser un tableau général si l’on se penche sur le rôle des institutions politiques et religieuses4. Dans un contexte où il y avait notamment au niveau politique une volonté d’assimilation et « de faire […] du Canada une seule et unique communauté – non autochtone » (Sbarrato, 2005 : 263), les Autochtones se sont rapidement retrouvé.e.s sous la tutelle du politique, puisque « [l]es traditions, les rites, l’organisation politique et sociale et les pratiques du peuple autochtone étaient la plupart du temps jugé comme des obstacles à la chrétienté […] » (Ibid.). Avec l’entrée en vigueur de lois comme la Loi sur les Indiens de 1876, le gouvernement fédéral s’est octroyé des droits sur les communautés autochtones, les plaçant notamment sous tutelle (Ibid. : 262). Avec l’aide de cette fausse légitimité que s’était donnée le gouvernement, celui-ci « a arraché de leur foyer un grand nombre d’enfants autochtones et les a placés dans des écoles résidentielles dans le but de faire d’eux des “citoyens canadiens”. » (Ibid. : 263) Des milliers d’enfants sont ainsi déplacés dans le seul et unique objectif de les déposséder de leur héritage culturel (Latraverse, 2015, paragraphe 2).
À bien des égards, la littérature pour jeunes s’avère incontournable pour traiter de cette question. Alors qu’il n’y a que quelques décennies, plusieurs définissaient celle-là comme un pan de la littérature qui « n’appartient pas au domaine de la littérature légitimée » (Porcher, 1983 : 9), elle est dorénavant considérée comme un outil pédagogique approprié (Morant, 2007 : 21), qui peut être assez complexe et qui permet d’aborder des thématiques sérieuses, ainsi étant davantage reconnue comme une « vraie » littérature (Nel, 2008 : 23)5. Plusieurs expert.e.s ont développé leur propre compréhension de ce genre littéraire, mais pour le présent travail, nous retiendrons la définition de Prud’homme qui traite plus spécifiquement du support, mais que nous nous permettons d’appliquer à la littérature de jeunesse même : « […] une œuvre littéraire pour la jeunesse est une œuvre qui porte les traces de sa destination, qui met en place des stratégies d’accessibilité favorisant tant sa lecture que son interprétation et qui, enfin, relève, d’une part, de choix esthétiques qu’on pourrait dire “généraux” et, d’autre part de choix esthétiques spécifiques, l’ensemble de ces traces, choix et stratégies étant fonction de la présence d’un jeune public. » (Prud’homme, 2007 : 24) Récemment, nous avons pu remarquer un grand nombre de publications d’ouvrages d’auteur.e.s autochtones dans le domaine de la littérature de jeunesse (Roy, 2014 : 333). Or, la question du traitement des pensionnats reste entière, car un sujet si délicat pourrait sembler inapproprié pour ce jeune lectorat. Toutefois, Lovitky Sheiman souligne bien l’importance de cette littérature ainsi que son rôle chez les jeunes :
Children eagerly seek out what helps them understand their world, and a good book can do just that. […] The messages within a story help children interpret the complicated world as they grow up. Consolidating the messages of a book can provide a child with a fundamental abstract principle or insight that is important both to the story and to life in general. […] Literature offers children the opportunity to rehearse and to relate to the past, present, and future. (Lovitky Sheiman, 2012 : 6-7)
Il appert donc que les œuvres de littérature de jeunesse peuvent effectivement être des médiums pertinents pour traiter d’une thématique aussi complexe que les pensionnats et des effets de ceux-ci sur les diverses communautés autochtones. Ils permettent notamment de présenter les diverses facettes de la réalité, et leur portée est, à bien des égards, souvent mésestimée. De plus, cela amène à mieux saisir la pensée, voire l’idéologie, présente dans les publications et, par extension, dans la société : « […] writing for the young has considerable potential to influence what its intended readers regard as normal, good, acceptable, important, unjust, or to be feared. » (Reynolds, 2011 : 34) Reynolds ajoute pour conclure : « This makes children’s texts valuable sources for those interested in ideological shifts and cultural change. » (Ibid.)
Pour la sélection des ouvrages du présent article6, deux conditions devaient être réunies : ils devaient s’adresser avant tout à un jeune public et au moins l’une des personnes ayant travaillé à l’élaboration de l’œuvre devait être d’origine autochtone afin de saisir l’expérience de gens ayant vécu de près ou de loin cette réalité. Ainsi, les ouvrages peuvent être le fruit de collaborations : auteur.e autochtone et illustrations d’artistes allochtones ou vice-versa, ou bien être un ouvrage entièrement conçu par des Autochtones. Sans en faire la nomenclature complète, plusieurs éléments (para)textuels prouvent l’appartenance des œuvres du corpus à la catégorie « jeunesse » : la maison d’édition Scholastic7 pour Je ne suis pas un numéro et Les mots volés, la mise en page des ouvrages, un prix gagné par un album dans une catégorie « jeunesse » ou bien le choix des mots et les images accompagnant le texte. Les trois œuvres analysées sont donc bel et bien catégorisées comme littérature de jeunesse8. Quand on était seuls et Les mots volés sont surtout destinées à un lectorat plus jeune, probablement pour les 5-9 ans, alors que Je ne suis pas un numéro est plus complexe et contient davantage de texte élaboré et vise sans doute un lectorat de 10 ans et plus. Ce sont tous des albums illustrés, ce qui signifie qu’il faut interpréter à la fois le texte et les images, car ces éléments font partie intégrante de l’œuvre (Nikolajeva, 2010 : 32)9. Les illustrés sont des « objets esthétiques » (Sipe, 2010 : 240) non négligeables : « […] picturebook illustration is a subtle and complex art form that can communicate on many levels and leave a deep imprint on a child’s consciousness. » (Colomer, 2010 : 1) Ainsi, en plus de l’importance qu’a la littérature de jeunesse chez le lectorat, cela signifie donc que le message véhiculé par le texte et les images aura également un impact sur le public ciblé. Une analyse de ces œuvres offre la possibilité de recueillir un éventail représentatif d’éléments d’interprétation de la représentation des pensionnats en littérature de jeunesse, ainsi que des visées de ces ouvrages.
Les mots volés, qui a gagné un prix d’écriture de Second Story Press, créé par Mélanie Florence, d’origine écossaise et crie, et illustré par Gabrielle Grimard, met en scène une petite fille et son grand-père, qui, plusieurs années après son passage dans un pensionnat, n’arrive plus à dire certains mots en langue crie. L’œuvre dépeint les raisons de son incapacité à transmettre sa langue et la résolution, à l’aide de sa petite-fille, de cette problématique. Le second album, Quand on était seuls, finaliste du TD Canadian Children’s Literature Award, a été écrit par David A. Robertson (Cri) et mis en image par l’illustratrice d’origine crie et métisse Julie Flett. L’œuvre met en scène une jeune fille et sa grand-mère. La petite fille est toujours étonnée de voir certaines actions, certains traits ou certains habillements de son aïeule, ce qui l’amène à questionner les raisons expliquant ces éléments distinctifs. La grand-mère explique donc, alternant entre des événements liés à son expérience des pensionnats, les solutions qu’elle a trouvées pour pallier certains épisodes troubles. La dernière œuvre, intitulée Je ne suis pas un numéro, est une réalisation commune de trois artistes. Les auteures sont Jenny Kay, membre de la Première Nation Nipissing, et Kathy Kacer. Gillian Newland a réalisé les illustrations de l’album. Cet ouvrage relate l’expérience d’Irene qui se voit forcée, contre le gré de ses parents, de séjourner dans un pensionnat. L’album met en lumière les divers sévices vécus par le personnage. Bien que les albums dépeignent davantage l’expérience individuelle des pensionnats, il appert clairement que les trois ont comme objectif de souligner une expérience collective vécue dans et par plusieurs communautés. Cette similarité permet donc au lectorat de se faire une idée d’ensemble du vécu et de l’expérience d’un grand nombre d’Autochtones.
2. La représentation des pensionnats dans la littérature de jeunesse
La délocalisation d’enfants autochtones signifiait le déracinement de chez soi, les violences physiques et psychologiques, mais également la perte d’identité des victimes. Ces conséquences sont bien présentes dans les trois œuvres analysées.
2.1 Les pensionnats autochtones : un espace de danger
Sbarrato évoque, dans son article, le climat de vie au pensionnat, le décrivant comme « un environnement strict et souvent violent » (Sbarrato, 2005 : 265). Dans les albums, ce lieu est dépeint de la sorte, avec certaines nuances10. Un album illustré est tout à fait indiqué pour décrire cette réalité : « Although the picture books provide relatively few details of the past, they create through word and picture a powerful sense of what it felt like to be a child in the schools. » (Wolf, 2018 : 150) Les auteur.e.s rendent possibles cette représentation et cet effet de danger par divers procédés narratifs et artistiques. D’abord, les différentes personnes liées aux pensionnats (agents du gouvernement, les prêtres ou les sœurs) sont représentées, en texte et en images, de manière à susciter un sentiment d’inconfort et, jusqu’à un certain point, de peur. Le pensionnat devient donc rapidement un endroit où il est impossible pour le lectorat de se sentir en sécurité. Par exemple, dans Je ne suis pas un numéro, l’agent du gouvernement est dépeint comme une « grande silhouette sombre » (Kay Dupuis et al., 2017) et un « géant » (Ibid.), et sa présence et ses agissements ont des répercussions sur le personnage principal : « La peur monta en moi et me serra la gorge. » (Ibid.) Les sœurs présentes dans les pensionnats sont également dépeintes de manière à créer de l’inconfort : leur peau est très blanche, presque fantomatique, et leurs postures de domination vis-à-vis des pensionnaires viennent contribuer à cette peur (Ibid.). De surcroit, dans l’œuvre Les mots volés, l’école est décrite comme étant « glaciale et isolée » (Florence & Grimard, 2017). Les mots volés met bien en évidence les connotations négatives des pensionnats, car lorsque le grand-père évoque l’endroit, les couleurs utilisées sont grises et très pâles et donnent l’impression d’être dans un lieu dénué de toute forme de bonheur, un espace froid (Ibid.). En outre, dans Je ne suis pas un numéro, la mère essaie de réconforter sa fille qui s’apprête à être envoyée au pensionnat, mais la narratrice n’est pas dupe : « [U]n frémissement, une hésitation dans sa voix me firent douter de ses paroles. Ma peur tourna à la panique. » (Kay Dupuis et al., 2017) Dès le début des œuvres, le lectorat est ainsi confronté à la peur, ainsi qu’à des sentiments de désarroi et de crainte.
Ensuite, lorsque l’on se retrouve à l’extérieur des murs du pensionnat ou que l’on contrevient aux règles instaurées à cet endroit, l’atmosphère change complètement. Dans Quand on était seuls, par exemple, lors de ces moments, les couleurs redeviennent, fréquemment, très vives, d’une teinte nous rappelant la joie, la paix et la sérénité, ce qui crée un contraste très marqué avec les passages dans le pensionnat (Robertson & Flett, 2017). En revanche, entre les murs de ce lieu, les couleurs tendent plutôt vers le beige, le blanc et le gris, des couleurs que l’on associerait à une atmosphère lourde, suffocante et empreinte de tristesse (Ibid.). Cette dichotomie entre les divers lieux rehausse avec justesse ces impressions de danger et d’oppression ressenties au pensionnat, alors que l’extérieur se révèle être la seule fuite possible, l’unique porte de sortie face aux dangers que représente cet endroit.
Outre des descriptions très négatives du lieu et des gens qui y gravitent, la question des sévices occupe une place prépondérante dans les ouvrages analysés. En effet, en plus de susciter, tant par le texte que par les images, une crainte, deux œuvres dépeignent des situations de violence physique et d’abus psychologique. Les mots volés, un ouvrage pour un public assez jeune, illustre cette violence en décrivant notamment des « visages blancs en colère […] [qui] nous frappaient chaque fois que nous prononcions nos mots » (Florence & Grimard, 2017) et « [l]eurs mots […] durs et blessants […]. » (Ibid.) Les auteures de Je ne suis pas un numéro, probablement à cause de leur lectorat plus âgé, se permettent une plus grande liberté dans la représentation des violences perpétrées :
La voix sévère de sœur Mary s’infiltra dans mes pensées. Je me forçai à avaler cette bouillie amère et grumeleuse dont l’odeur me donnait des haut-le-cœur et je me souvins des avertissements des autres filles : Si tu ne manges pas ton déjeuner, ils vont te le servir à midi. Et si tu le régurgites, tu devras manger ton vomi. Je portai la bouillie à ma bouche, cuillerée après cuillerée, en m’exhortant à ne pas vomir. (Kay Dupuis et al., 2017)
À la même page, alors que la narratrice s’exprime en langue crie, la réaction de sœur Mary ne se fait pas attendre :
Sœur Mary me fit asseoir brusquement sur une chaise et se tourna pour remplir un bassin de lit avec des charbons ardents du poêle.
– Donne-moi tes mains, dit-elle.
– Ne me faites pas mal, chuchotai-je.
– Donne!
Impossible de me dérober. Je tendis lentement les mains et sœur Mary abaissa le bassin brûlant sur ma peau. Je voulu (sic) crier. […] Je soufflai doucement sur les marques rouges qui boursouflaient ma peau. (Ibid.)
La description de l’événement, qui ne laisse que peu de place à l’imagination, est accompagnée par une image de la narratrice dont le visage témoigne de la douleur engendrée par le mauvais traitement dont elle est victime (Ibid.). Ce passage a comme objectif de provoquer de vives émotions chez le lectorat, notamment la tristesse, la révolte et la compassion. La portée de cet événement n’en est donc que plus poignante pour le lectorat qui ne peut que mieux comprendre et saisir la violence présente entre les murs des pensionnats. Parler sa langue maternelle était sévèrement puni dans les pensionnats (Neeganagwedgin, 2014 : 33), et ce passage le montre clairement et illustre également les conséquences qui s’ensuivaient.
Les sévices et attaques perpétuels forcent celles et ceux qui les subissent à s’adapter. Il y a deux conséquences possibles à ces violences répétées : la perte d’empathie (une forme d’apathie face à la violence) ou bien un grand désir de retourner à la maison (Song, 2018 : 1579). Le « retour à la maison » est la conséquence qui prédomine dans les ouvrages analysés. Cette thématique du retour à la maison n’est pas nouvelle dans la littérature de jeunesse (Nodelman, 1992 : 30), mais cette symbolique semble particulièrement forte dans les œuvres analysées : pour les divers personnages, l’espace du « chez-soi » est et restera l’endroit le plus sécuritaire où ils peuvent être. Dans le cas de la littérature autochtone (et surtout dans le cas de la thématique des pensionnats), ce retour à la maison est encore plus poignant, car il vient entre autres souligner les horreurs vécues par les pensionnaires, mais principalement le non-sens de la délocalisation forcée de jeunes autochtones hors de leurs familles. Dans les œuvres choisies, ce retour à la maison n’est rendu possible qu’à la fin de l’œuvre. Avant ce retour, le pensionnat demeure un lieu de captivité, un espace exigu et contraignant. La narratrice de Je ne suis pas un numéro dit par exemple : « J’avais envie d’écarter les bras, prête à voler comme [les sturnelles]. Je rêvais de m’envoler au loin, mais il n’y avait pas d’évasion possible pour moi. » (Florence & Grimard, 2017)
Les descriptions et les images des albums, quelquefois symboliquement très chargées, s’avèrent être un reflet d’une réalité telle qu’elle a été vécue. Ainsi, bien qu’elles ne présentent pas toute l’étendue des sévices, les conséquences psychologiques de ceux-ci sont évidentes, et l’absurdité de la politique des pensionnats l’est encore davantage. Le livre Je ne suis pas un numéro va beaucoup plus loin dans la représentation de la maltraitance, dépeignant en images et en mots certains actes perpétrés, par exemple des actes de violences physiques et psychologiques. Toutefois, aucun des ouvrages n’aborde la question des sévices sexuels, bien que les pensionnats aient été un endroit où ce type de violence était perpétré, comme le prouvent les témoignages recueillis (Aboriginal Healing Foundation, Benett et al., cité dans Neeganagwedgin, 2014 : 33)11. L’album Quand on était seuls ne traite nullement de violence, qu’elle soit physique ou psychologique, l’œuvre s’attardant plutôt à un autre objectif des pensionnats (qui est également une forme de violence sournoise) : la perte de l’identité autochtone.
2.2 Les pensionnats autochtones : le lieu de la perte identitaire
Les trois œuvres mettent en lumière l’une des finalités visées par la mise en place des pensionnats autochtones : la perte de l’identité (ou des identités) autochtone(s). Les trois ouvrages mettent l’accent sur le(s) processus mis en œuvre ainsi que sur les conséquences qu’a (eues) la perte des repères chez les individus provenant de communautés autochtones. D’abord, dans Les mots volés, on réfère davantage à la perte d’identité due à la perte de sa langue maternelle, le cri. C’est autour de cette thématique qu’est construite l’œuvre. Par exemple, lorsque la petite-fille demande à son aïeul comment dire « grand-père » en cri, celui-ci est incapable de répondre, ce qui l’amène à raconter son passage dans les pensionnats (Florence & Grimard, 2017). Dans un passage très chargé, on peut voir un corbeau qui représente les mots de la langue crie (et possiblement l’identité crie elle-même) s’envoler de la bouche des enfants et se diriger dans une cage tenue par un prêtre (Ibid.). La symbolique est forte : les mots des jeunes sont volés et leur identité devient captive de celles et ceux qui étaient en charge des pensionnats. Finalement, la problématique est résolue lorsque la petite-fille du grand-père lui donne un livre d’introduction à la langue crie, ce qui lui permettra de renouer avec sa langue, son identité (Ibid.). Le mot nôsisim (petite-fille) lui fera même penser à la maison et à sa mère : renouer avec ses mots l’amène donc à retourner « chez lui », à revenir dans un endroit connu et sécuritaire (Ibid.).
Comme son titre le laisse entendre, la perte de soi est également très présente dans l’ouvrage Je ne suis pas un numéro, puisque la narratrice se demande fréquemment comment il serait possible d’oublier qui elle est (Kay Dupuis et al., 2017). Elle nous fait toutefois rapidement savoir que cela est plus complexe qu’elle ne l’imaginait : « Mais comment aurais-je pu me douter de ce qui m’attendait au pensionnat? » (Ibid.) Cette thématique est liée avec l’objectif qu’avaient les institutions en charge des pensionnats : « […] the residential school system was a well-orchestrated and deliberate scheme by the government and churches to assimilate Indigenous people. » (Neeganagwedgin, 2014 : 34) Dans Je ne suis pas un numéro, deux passages illustrent bien cet objectif. D’abord, les sœurs n’utilisent pas les noms des élèves du pensionnat, mais font plutôt l’usage de numéros, ce qui vient clairement ôter toute individualité et dénaturer les pensionnaires (Kay Dupuis et al., 2017). Également, à son arrivée au pensionnat, la narratrice est invitée à se laver et à « bien frotter pour faire partir tout ce qui est brun! » (Ibid.) Cette image sert évidemment à mettre en lumière cette politique d’un Canada non-autochtone (Sbarrato, 2005 : 263), puisque les sœurs, personnages centraux de l’œuvre, veulent à tout prix ôter toutes caractéristiques autochtones des jeunes résidant.e.s. De plus, lorsque le personnage principal se fait couper les cheveux, on décrit ce que ce moment représente : « J’avais l’impression qu’une partie de moi mourait avec chaque mèche qui tombait. » (Kay Dupuis et al., 2017) La symbolique de la coupe de cheveux renforce ainsi cette représentation de la perte d’identité. À ce sujet, Song écrit : « In Aboriginal culture, hair represented a special spiritual significance of one’s life and spirit. […] Therefore, the act of cutting one’s hair was generally viewed as insulting. » (Song, 2018 : 1557) Dès lors, en plus de servir de punition, la coupe de cheveux s’avère être avant tout un acte servant à dérober les jeunes de leur spiritualité et, donc, une atteinte à leur identité et à leurs croyances.
L’une des œuvres qui illustre le plus la thématique de la perte d’identité est Quand on était seuls. Le livre est construit de la manière suivante : la narratrice remarque toujours un élément détonant chez sa kókom (grand-mère en atikamekw), soit la couleur de ses vêtements, la longueur de ses cheveux ou bien la langue qu’elle parle. Cela amène sa kókom à expliquer pourquoi elle agit ou se vêt de la sorte, en soulignant d’abord les événements négatifs qui l’ont poussée à agir ainsi. Par exemple, en parlant des uniformes obligatoires dans les pensionnats, la grand-mère utilise à plusieurs reprises des mots négativement connotés : « Tous les enfants étaient habillés de la même façon, et nos uniformes étaient grisâtres. Regroupés, on ressemblait à un ciel de tempête. » (Robertson & Flett, 2017) La réponse de sa grand-mère aux interrogations de la narratrice est toujours une « réplique » au fait que l’on ait voulu, dans les pensionnats, que les enfants fussent identiques, que l’on ait voulu leur retirer toute forme d’individualité (Ibid.). Cela souligne clairement l’acte de résistance du personnage (et de l’œuvre en soi). En effet, le port obligatoire de certains vêtements et la coupe de cheveux sont intrinsèquement liées à la perte identitaire des membres des communautés autochtones. Song le dénote bien dans son article : « Like the forced haircut, the school uniform makes them resemble White children in appearance, thus further destroying their sense of belonging to their own people. » (Song, 2018 : 1578) Il ne s’agit donc pas simplement de la perte de l’identité individuelle, mais aussi du lien avec la collectivité. Dans Je ne suis pas un numéro, cette question de la coupure du lien collectif, fortement lié à la religion, est attaquée de front, car l’un des principaux personnages est la sœur Mary et on y souligne la christianisation forcée des jeunes du pensionnat : « […] j’étais dans la chapelle pour la messe matinale, comme chaque jour et deux fois le dimanche. » (Kay Dupuis et al., 2017) Bien que cela ne soit pas explicitement décrit, cette conversion coercitive fait partie du processus de perte identitaire : « […] the unique Aboriginal identity of children was erased through forced Christian indoctrination. […] children were forced to learn Christianity and perform Christian rituals. As a result, they lost their connection with Native spirituality. » (Song, 2018 : 1578)
Dès lors, nous constatons que les pensionnats sont représentés, dans les œuvres, comme un espace où l’on dénature les individus, leur enlevant tout lien avec leur identité individuelle et collective. Les trois ouvrages révèlent également un large pan des dangers que représentaient les pensionnats, ce qui permet au jeune lectorat d’entrevoir les réalités de ces espaces et les effets à long terme sur les individus, tant sur le plan physique, psychologique, qu’individuel et collectif. Puisque les albums s’adressent à de jeunes lectrices et lecteurs, cela soulève des questions importantes quant à la représentation des diverses manifestations de la violence et quant aux possibles répercussions chez le lectorat suite à la lecture. Quel dialogue tente-t-on d’établir entre les destinataires et les auteur.e.s ? Quel objectif particulier vise-t-on lorsque l’on dépeint, en littérature de jeunesse, des manifestations de la violence ? Ne devrait-on pas plutôt protéger les enfants de tels sujets ? Est-ce que la lecture donne lieu à des effets positifs ou bien négatifs ?
3. La littérature de jeunesse et les pensionnats : une littérature du trauma
La littérature de jeunesse, comme toute littérature, vise, par la lecture, à témoigner et à expliciter divers phénomènes. Dans ce cas précis, les ouvrages ont également, dans une certaine mesure, comme objectif d’expliquer certaines conséquences qu’ont (eues) les pensionnats. En effet, en plus de dépeindre la dangerosité de cette institution, les œuvres mettent également en lumière les impacts à long terme des préjudices subis. L’œuvre Je ne suis pas un numéro thématise bien la portée des sévices : alors que la narratrice revient chez elle pour les vacances, l’approche du départ vers le pensionnat la rend très anxieuse et elle est en proie à de terribles cauchemars : « […] en posant ma tête sur l’oreiller, je fus hantée par les images de sœur Mary qui me pourchassait dans un long couloir, une ceinture de cuir à la main. […] Malheureusement, les cauchemars ne s’arrêtèrent pas là. » (Kay Dupuis et al., 2017) Ces cauchemars qui la taraudent s’avèrent ainsi être une réaction psychologique aux sévices. De plus, les contrecoups du pensionnat ne sont pas seulement sentis dans un court laps de temps : la portée des effets de ce lieu se fait sentir même à l’âge adulte. Dans Les mots volés, par exemple, alors que la petite-fille demande à son grand-père pourquoi il ne parle plus la langue crie, celui-ci « cesse de respirer un long moment. Cela semble une éternité quand on a sept ans. » (Florence & Grimard, 2017)
Ces divers passages présentent donc les effets de la remémoration des pensionnats. Nous sommes dès lors en présence d’un traumatisme. Selon Kenneth Kidd, les ouvrages de jeunesse marqués par la thématique du trauma se sont multipliés depuis une trentaine d’années – la majorité d’entre eux portant sur l’Holocauste (Kidd, 2005 : 120). Bien que l’Holocauste ne soit pas le seul évènement traumatique abordé en littérature de jeunesse, il semble y occuper une place prépondérante, ce qui nous amène à nous questionner sur la place des littératures autochtones à cet égard. Peut-on, dans le cas des littératures autochtones (de jeunesse) parler de littérature du trauma ? Si oui, en quoi diffèrent-elles des autres littératures du trauma ? Selon Van Styvendale, peu de gens définissent les littératures autochtones comme appartenant à la catégorie du trauma (Van Styvendale, 2008 : 204). Les trois œuvres peuvent toutefois clairement être associées à ce courant à travers les thèmes et la façon dont ceux-ci sont abordés et présentés. Van Styvendale définit les conséquences des souvenirs des traumas comme suit : « […] traumatic events […] are directly accessible only as symptom – that is, in their belated return to the survivor as repetitive dreams, flashbacks, and reenactments of the event. » (Ibid.) En outre, alors que l’on pourrait associer le traumatisme à un seul événement, cela s’avère plus complexe dans le cas autochtone. Van Styvendale met notamment de l’avant la théorie d’un trauma autochtone « trans/historique », (Ibid. : 206) qui, selon elle, convient particulièrement aux communautés autochtones :
[…] first, that the event of a trans/historical trauma is not an « event », where « event » is defined as a discrete occurrence in time and space; and second, that this event is not singular but is repeated over or across time and space and is thus cumulative, proliferating, and unhinged from the assumed verifiability of specificity of history. […] In this view, trauma exists through its performative citation in the present rather than its fixity in the past and, as such, is a return to an unpresentable past made present through its reiteration […], both within the Native text and as the Native text. (Ibid. : 218)
En d’autres mots, l’expérience traumatique des Autochtones n’est pas liée à un seul événement et les effets ont des répercussions bien au-delà d’une génération. C’est ce que l’on peut voir, dans une certaine mesure, dans les œuvres de littérature de jeunesse étudiées ici : la petite-fille dans Les mots volés, par exemple, est, elle aussi, victime de la perte de l’identité de son grand-père. Puisque son grand-père ne peut parler cri à cause de son passage dans un pensionnat, il ne peut transmettre ses connaissances, voire un élément de son identité. De plus, alors que celle-ci souhaite apprendre un mot dans la langue crie, son grand-père se retrouve dans l’incapacité de lui répondre, créant chez lui une réaction de panique (Florence & Grimard, 2017). Également, bien que les œuvres ne se concentrent que sur un seul individu, la présence d’autres enfants en filigrane suppose que ce qui est vécu n’est pas propre à une seule personne, mais bien que chacun vit sensiblement la même chose. Ainsi, le traumatisme n’est pas qu’individuel, il est collectif, ce que Craps et Buelens définissent comme un « traumatisme colonial » (Craps & Buelens, 2008 : 4).
Premièrement, les trois œuvres mettent en lumière les conséquences encore bien visibles du traumatisme, notamment pour les descendant.e.s qui n’arrivent pas toujours à comprendre les agissements ou les réactions de leurs ainé.e.s. Également, les ouvrages sont les témoins d’un trauma spécifique aux communautés autochtones : l’événement traumatique se répète, dans le temps et à travers les diverses générations. Puisqu’il appert que les albums dépeignent des événements traumatiques, il est nécessaire de se questionner sur l’objectif des auteur.e.s et, dans une plus large mesure, sur les effets possibles chez le lectorat, tant autochtone qu’allochtone. Il y a plusieurs raisons qui expliquent et justifient le recours à la littérature de jeunesse pour traiter du traumatisme des pensionnats autochtones. Comme le souligne Wolf, la publication de ces œuvres relève d’abord d’un objectif pédagogique, mais on veut également éviter de « propager » ce trauma (Wolf, 2018 : 148). Pour ce faire, les auteur.e.s font appel à plusieurs procédés. Si l’on pense à Les mots volés, la petite-fille est celle qui, par exemple, parvient à redonner les mots oubliés par son grand-père et vient donc le sauver, ce qui met fin au traumatisme (intergénérationnel) : « If the child is the savior, she surpasses adults and her core values – her core identity – remain safe and somewhat untouched by historical event (sic). » (Capshaw Smith, 2005 : 116) Dès lors, les effets du trauma s’arrêtent avec la génération qui l’a vécu : le trauma n’est plus perpétué (ni dans le livre ni chez le lectorat). Nous pourrions même être porté.e.s à croire que l’absence des parents de la jeune fille, qui ont, eux, probablement été touchés par cet événement, permet de renforcer cette « cassure » entre les générations. Il n’y a donc pas la présence de personnages qui pourraient « garder vivant » ce traumatisme intergénérationnel. Deuxièmement, la littérature de jeunesse peut également participer à un processus thérapeutique permettant d’aider à gérer cet événement (Kidd, 2005 : 122-124). Episkenew souligne bien l’effet positif de « revivre » les événements traumatiques : « […] by re-experiencing these emotions in a safe environment and by expressing them in language, we are often able to come to terms with emotional injuries and then move our emotional lives forward to a place of health and contentment […]. » (Episkenew, 2009 : 70) Cette guérison est notamment visible en dehors des œuvres mêmes, soit dans un texte d’accompagnement ou sur les quatrièmes de couverture. Les pages explicatives à la fin de Je ne suis pas un numéro montrent effectivement les objectifs pédagogiques et salvateurs de cette littérature. L’auteure souligne dans le paratexte auctorial ceci :
Ma grand-mère parlait peu de cette année passée loin de sa famille, mais durant mon adolescence, je voulus en apprendre plus sur les conséquences de ce système de pensionnats. Je souhaitais comprendre ce qu’elle et tant d’autres avaient subi. Dans notre communauté, les récits de ces expériences dans les pensionnats étaient rarement partagés, mais ma grand-mère a accepté de m’en parler. J’estimais que c’était important. Toutes ces expériences, racontées ou non, sont importantes. Elles font partie de notre histoire et affectent encore de nombreuses personnes de nos jours. Voilà pourquoi je voulais faire connaître le nom de ma grand-mère, Irene Couchie, et partager sa vérité avec vous. (Kay Dupuis et al., 2017)
Cet élément du paratexte est tiré des pages où se trouve une foule d’informations sur le système des pensionnats et les origines de l’histoire. Celui-ci clôt l’histoire et met en évidence, d’abord, les impacts actuels des pensionnats sur la vie des Autochtones et, ensuite, le rôle qu’ont joué la rédaction et la publication de cette œuvre dans un contexte de guérison. La quatrième de couverture de Quand on était seuls tend également à cela : on présente l’œuvre comme « un témoignage de courage et de prise en charge personnelle » (Robertson & Flett, 2017, quatrième de couverture). Sur la quatrième de couverture du livre Les mots volés, la biographie de l’auteure souligne également cette idée de la guérison par la littérature : « [L’auteure] a écrit Les mots volés en hommage à son grand-père, dont elle était très proche quand elle était enfant. […] elle a imaginé une histoire où elle lui apporterait apaisement et consolation. » (Florence & Grimard, 2017, quatrième de couverture) Par conséquent, les œuvres font partie intégrante d’une littérature de jeunesse autochtone du trauma et témoigner de cet évènement est certes pédagogique, mais sert également à mettre un baume sur les blessures, tout en amenant le lectorat autochtone à se remémorer son passé : « As a sanctioned location of intergenerational communication about group belonging, children’s literature is a reservoir for the collective memory of national, regional, or ethnic groups. » (O’Sullivan, 2011 : 190) Ainsi, la littérature de jeunesse sert de lien entre les générations certes, mais également entre les divers agents sociaux, ce qui réfère à l’idée de kinship12. Puisque le trauma colonial affecte l’ensemble de la communauté (Craps & Buelens, 2008 : 4), une représentation individuelle de la problématique s’avère nécessaire afin de contribuer à la réparation de liens brisés entre les individus et les nations. Nous pourrions supposer que cette réparation ne peut effectivement s’effectuer que par la remémoration des conséquences qu’ont eues certains évènements sur la communauté, soit le déracinement (territorial, culturel, individuel et collectif). En effet, les œuvres viennent certes témoigner d’un lourd passé, mais elles viennent surtout contribuer à la (re)construction sociale d’individus dont les liens avaient été sévèrement disjoints : les albums s’avèrent donc nécessaires pour assurer le dynamisme des relations entre tout ce qui nous entoure et ce qui est partagé (kinship). Il serait toutefois erroné de croire que les littératures autochtones ne thématisent que des expériences traumatiques, sans plus. En effet, selon Episkenew par exemple, le rôle de celles-ci est bien plus important : « […] healing indigenous people and advancing social justice in settler society – both components in the process of decolonization. » (Episkenew, 2009 : 15) Pour ce qui est de la réception des œuvres auprès du lectorat, il est difficile de dresser un portrait complet des lectrices et lecteurs des ouvrages, mais nous pourrions également présumer que les lectrices et lecteurs allochtones comptent parmi le lectorat ciblé. L’objectif serait dès lors de les informer des évènements vécus par certains membres des communautés autochtones, et ainsi, de leur donner un regard juste, une autre perspective de l’histoire des pensionnats. Informer pour éduquer et développer des connaissances et des aptitudes qui s’avèreront utiles à long terme : cet objectif s’inscrit bien dans le rôle qu’ont les publications de jeunesse.
La poétique de l’enfance peut aussi être l’occasion de mettre l’accent sur des conditions de vie et devenir du même coup un excellent moyen de dénoncer une réalité sociopolitique. La vie de l’enfant prend alors valeur d’exemple. […] D’abord, son innocence et sa fragilité en font un personnage émouvant, de nature à faire ressortir l’injustice voire l’horreur de certaines infortunes sociales. Ensuite, en qualité de focalisateur, il permet de porter sur le monde dans lequel il vit un regard d’autant plus intéressant qu’il est plus naïf : privé des préjugés de l’âge adulte, il se montre d’une lucidité originale, propice à toutes les prises de conscience. Enfin, dans une perspective de diffusion cette fois, la prédisposition de l’écriture de l’enfance à intéresser un public jeune la rend susceptible d’exercer une influence sur ceux-là même qui construiront l’avenir. (Chelebourg & Marcoin, 2007 : 101)
Bien que les ouvrages s’adressent d’abord à un jeune lectorat, celui-ci n’est pas le seul destinataire des publications. En effet, les adultes remplissent également un rôle de médiation (Prince, 2009 : 11) et cette fonction s’avère cruciale en littérature de jeunesse : « […] in children’s literary communication the role of the mediator is an indispensable component, without which it cannot take place. » (Ewers, 2009 : 26) Dès lors, les adultes deviennent les premiers destinataires de l’œuvre (Ibid. : 29) et, dans une certaine mesure, nous pouvons affirmer que le(s) message(s) véhiculé(s) dans les œuvres s’adresse(nt) donc aussi à eux. L’objectif visé est également de donner une voix aux membres des communautés autochtones : « Indigenous narratives serve a socio-pedagogical function in that their objective is to change society by educating the settler readers about the Indigenous perspective of Canadian society. The narratives implicate settler readers by exposing the structures that sustain White privilege and by compelling them to examine their position of privilege and their complicity in the continued oppression of Indigenous people. » (Episkenew, 2009 : 17) Ainsi, les œuvres s’avèrent être des agents participant à un processus d’empowerment13. L’objectif des œuvres est d’amener les diverses lectrices et lecteurs (les diverses générations) à bénéficier collectivement des effets positifs d’ouvrages portant sur les pensionnats autochtones.
Pour conclure, les œuvres Les mots volés, Quand on était seuls et Je ne suis pas un numéro utilisent plusieurs procédés pour présenter les pensionnats. La violence physique et psychologique, la perte d’identité autochtone ainsi que les traumatismes liés aux répercussions de ce déracinement sont décrits, en texte et en image, sans ambages. On y expose, par exemple, la perte de la connaissance de sa langue maternelle, les sévices vécus, ainsi que tous les moyens mis en place pour s’assurer que les Autochtones perdent tout lien identitaire avec leurs origines et leur communauté d’appartenance. Le rôle de ces ouvrages est complexe : en plus de vouloir informer le lectorat sur la vérité qui se cache derrière ces institutions, il s’agit définitivement d’un acte de résilience et de résistance afin d’empêcher l’oubli (de son identité, de sa culture ou même de sa communauté) (Eigenbrod, 2012 : 283). Il est difficile de prévoir la réaction du lectorat non-autochtone et les effets à long terme. Nous pouvons toutefois clairement affirmer que les albums servent évidemment à dépeindre des faits historiques et ont, pour ce public, une visée pédagogique. Nous pourrions également y voir un acte de réconciliation qui sert notamment à rendre possible une prise de conscience collective chez le lectorat allochtone de la situation des Autochtones et à mieux comprendre leur(s) réalité(s) et les conséquences qu’ont (eues) les pensionnats. Wolf prétend que cela s’avère être l’un des rôles de la littérature de jeunesse face à la question de l’histoire des peuples autochtones : « […] if we understand reconciliation as a process, then the cumulative effects of encountering and experiencing a felt history of the residential school experience in many forms and in many places, including residential school picture books, holds great potential to help fuel discursive shifts in dominant historical narratives as well as current understanding of what reconciliation can mean for all Canadians. » (Wolf, 2018 : 156) La littérature de jeunesse est à cet égard pertinente selon Pinsent : « […] the stories children hear and the reading which they go on to do for themselves can help them towards an appreciation of their own worth and that of others, and about the kind of behavior which best reflects these values. » (Pinsent, 2007 : 22) Les œuvres analysées sont à cet effet des médiums qui pourraient s’avérer être des vecteurs de prise de conscience chez les non-autochtones et de changement de paradigme importants, et ce, dans une perspective qui n’englobe pas seulement la question des pensionnats. L’objectif est donc, ultimement, que les œuvres amènent le lectorat, autochtone, allochtone, jeune et moins jeune, à une plus grande sensibilité face au vécu et au quotidien autochtones.
- 1« “Certains des dommages que les pensionnats ont infligés aux familles autochtones, à leur langue, à leur éducation, à leur santé pourraient bien être perpétués, voire empirés en raison des politiques gouvernementales actuelles”, conclut la commission dans son rapport. » (Latraverse, 2015, paragraphe 19)
- 2Le présent article se base sur les traductions en français des ouvrages. Ceux-ci ont d’abord été publiés en langue anglaise sous les titres suivants : When We Were Alone [Quand on était seuls], Stolen Words [Les mots volés] et I Am not a Number [Je ne suis pas un numéro].
- 3Puisque les destinataires d’ouvrages de littérature de jeunesse sont quelquefois très jeunes, il est souvent question du contenu des œuvres, car celui-ci peut parfois être plus sensible que d’autres. On y retrouve en effet des thèmes comme la violence, la mort ou le suicide. Avec comme argument la protection des enfants, il n’est pas rare de voir des mouvements de protestation contre la publication de certaines œuvres (Saltman, 1998 : 1).
- 4Il existe plusieurs ouvrages qui dressent un portrait très complet et juste de la question. Nous recommandons notamment l’excellent résumé d’Erica Neeganagwedgin. NEEGANAGWEDGIN, Erica. « They Can’t Take Our Ancestors Out of Us »: A Brief Historical Account of Canada’s Residential School System, Incarceration, Institutionalized Policies and Legislations Against Indigenous Peoples Canadian Issues (Spring), 2014, 31-36.
- 5Selon Harrison, ce manque de légitimité que peut avoir la littérature de jeunesse découle notamment de notre conception de l’enfance comme étant un moment d’innocence et que l’on [les adultes] doit protéger, mais comme la chercheuse le souligne, il n’y a pas de raisons qui justifient cette conviction (Harrison, 1981 : 244).
- 6Puisqu’aucun des albums n’a de numéro de page, les citations ou allusions référant aux trois albums illustrés ne font pas mention de la page précise.
- 7Scholastic est une maison d’édition canadienne se spécialisant notamment dans la mise en marché d’œuvres pour jeunes.
- 8Il y a une grande diversité d’œuvres de jeunesse portant sur les pensionnats autochtones dont l’ouvrage A Broken Flute, publié en 2005 en présente une liste non exhaustive, mais très complète (Seale & Slapin, 2005 : 72-83).
- 9Puisque le texte et l’image vont de pair, le texte aura tendance à être moins dense en information que l’image, ce qui donnera au lectorat l’image que l’auteur.e (adulte) se fait de l’histoire (Nodelman, 2010 : 18).
- 10Quand on était seuls ne se permet pas d’aborder la thématique de la violence physique, alors que Les mots volés et Je ne suis pas un numéro le font. Les mots volés ne présente que très subtilement la violence, alors que Je ne suis pas un numéro va beaucoup plus loin et dépeint, sans ambages, l’étendue des sévices.
- 11Il serait intéressant de questionner les intentions des auteur.e.s à ce sujet. Il est probable que le lectorat ait été considéré comme trop jeune pour traiter de cette problématique.
- 12La traduction en français du terme kinship est « parenté », mais le terme traduit semble perdre un peu de son sens. Comme Daniel Heath Justice l’explique, il faut y voir, d’abord et avant tout, les relations et interactions entres les éléments : « The recognition of some sort of relationship between and among people – the ever-contextual contours of kinship […] At their best, these relationships extend beyond the human to encompass degrees of kinship with other peoples, from the plants and animals to the sun, moon, thunder, and other elemental forces. » (Justice, 2008 : 151)
- 13Nous retenons la définition suivante du terme empowerment : « […] cette notion implique à la base une modification dans les rapports de force, un changement de positionnement d’un groupe ou d’un individu dans l’espace public, une forme d’affranchissement. » (Guilbeault-Cayer, 2016 : 86)