
Février 2025
Visions nyctalopes
Entretien avec Salomé Assor
Renato Rodriguez-Lefebvre J’aimerais entamer ce dialogue en explorant la structure de ton œuvre de prose. Bien qu’il s’agisse d’un tout autre contexte littéraire, en lisant Nue, je me suis rappelé du Igitur de Mallarmé et du temps spectral qui y est magnifiquement décrit : « Et du Minuit demeure la présence en la vision d’une chambre du temps où le mystérieux ameublement arrête un vague frémissement de pensée, lumineuse brisure du retour de ses ondes et de leur élargissement premier, cependant que s’immobilise (dans une mouvante limite), la place antérieure de la chute de l’heure en un calme narcotique de moi pur longtemps rêvé. » Ton œuvre est toutefois plus nyctalope, elle traverse la nuit sans néanmoins s’apparenter à des facilités oniriques, comme si nous accompagnions la narratrice dans l’exercice impitoyable d’une lucidité propre à la destruction du sommeil. « Mais je ne dors pas. Petit caprice de roi. J’ouvre les yeux : le noir est là pour être vu. Avec la grâce des ballerines et l’usure des vieilles barbes blanches, je m’assieds sur mon lit. Ce lit est une épreuve, trop mou, trop rectangulaire, trop vide trop plein. Un gigantesque cataplasme où tout s’aggrave lors de l’orgasme. Dans le lit, trop d’horizon. Je cherche un autre meuble pour m’assoupir. J’irai dormir dans l’étagère, plus littéraire, six étages et beaucoup d’espace pour tous mes bras. » (p. 26-27) Cette description d’une chambre dépersonnalisée par la traversée nocturne, version cauchemardesque d’une chambre à soi, et espace qui semble structurer le plus souvent ton texte, est-elle liée à une préoccupation envers l’espace qui rend possible l’écriture et ses différentes formes?
Salomé Assor On peut facilement comparer la nuit blanche et la page blanche. C’est entre autres la distorsion de l’espace-temps qui caractérise ces deux évènements. La version cauchemardesque d’une chambre à soi, c’est l’habitat inhabité, l’anonymat portant mon nom. La chambre est dépersonnalisée de même qu’une page blanche, et dans cette scène de l’impersonnalité se produit le miracle de l’écriture : investir l’extérieur par l’intérieur. La narratrice habite mal la chambre – et le monde en général. Elle habite mieux le texte, seul espace privé où peut avoir lieu la fuite de tout espace, le débordement des structures qui la contiennent. L’espace rend possible l’écriture, mais l’écriture rend possible l’espace; elle permet de le penser, de l’habiter, d’y entrer, d’en sortir par la fissure de l’imaginaire, de côtoyer le présent, de border le vide. L’écriture transforme l’espace en projet.
Renato Rodriguez-Lefebvre Analogie intéressante! Comme tu l’écris : « L’imaginaire a frappé ma lacune, ma page blanche, mon désespoir. L’imaginaire a frappé, sans violence aucune, l’incroyance de mon regard. » (p. 140) La plongée exigeante de la narratrice, dans ses réminiscences et relations fictives, serait en quelque sorte un rempart, peut-être une résistance, à la blancheur double de la nuit comme de la page. Cette transformation par l’écriture et l’imaginaire, « sans violence aucune », ne suppose-t-elle pas une métamorphose (je pourrais aussi choisir le mot de traversée) tout de même périlleuse?
Salomé Assor Peut-être toute métamorphose est-elle en soi périlleuse. Rien vraiment ne vous rassure lors d’un séjour dans le noir. Mais la traversée est conductrice d’espoir. Dans Nue, l’inaction (de la page blanche, de la nuit blanche) est plus périlleuse que toute traversée. L’inaction est une multitude du rien, une absence de lien, inconsolable, hors du temps, hors de soi. Elle provoque l’urgence de la traversée. Passage d’être traversé à l’acte de traverser. Lorsque la narratrice dresse le rempart de l’imaginaire devant le monde, c’est en résistance à l’inaction. Sa métamorphose, construite et vécue depuis l’intérieur, devient nécessaire dans un moment où tout semble frappé d’anonymat, d’impersonnalité, sinon de cruauté. La métamorphose est toujours plus grande que le monde dans lequel elle se place. Elle est un engagement extrême à soi. Dans Nue, la métamorphose par l’écriture est une stratégie mélancolique et périlleuse, mais salutaire. Elle permet le dépassement traumatique : affrontement de la souffrance jusqu’à sa défection. C’est dans la traversée que la narratrice passe de la répétition à la progression, et qu’un destin soudain s’érige, niant l’inaction qui l’engluait.
La plongée dans les réminiscences et l’imaginaire est opaque, lieu d’une entrouverture encore fermée, mais qui, malgré ses dérives et manifestations violentes, a le pouvoir de déplacer le passé, de lui donner une direction nouvelle.
Renato Rodriguez-Lefebvre Et cette métamorphose n’est donc pas nécessairement le lieu d’un espoir, bien qu’elle ne soit pas non plus désespérée. Comme l’écrit la narratrice : « Mais où croyais-je aller en quittant mon lit, que faisais-je en ce lieu précis, toute la nuite, et lorsqu’enfin je regagnerai ma demeure, d’où serai-je la revenante, qui serai-je devenue, ma vie retrouvée, ma vie perdue, est-ce la même. Je suis une sans réponse. Peut-être est-il encore quelqu’un quelque part. Peut-être est-il quelqu’un que j’aime. Je dis peut-être sans y croire. » (p. 74-75) C’est une superbe tension, entre la direction nouvelle dont tu parles, où la métamorphose s’arrêterait peut-être, et ce désenchantement qui menace la narratrice. Il semble que ses propres espérances soient liées au discours amoureux, discours que l’on sait troué et fatigué : ses désirs de métamorphose sont-ils, aussi, des rêves d’amour? Je repense à ce (sympathique) cafard…
Salomé Assor Absolument, le discours amoureux est central dans ce récit. Il surgit comme la suite logique du drame, une stratégie de métamorphoser ce drame, sinon l’exutoire ultime du traumatisme. Entre trauma et résilience, la narratrice s’invite à une rencontre amoureuse fabriquée de toutes pièces avec un cafard mal écrasé. Subir – ou commettre – l’amour pour un plus faible que soi. Volonté de mettre au monde un insecte. Volonté d’aimer, outrepassant la trahison, cependant à l’écart des hommes. Aimer un cafard, c’est tout de même aimer. Il faut exiger du destin l’amour pour déjouer les souvenirs qui vous détériorent. C’est faire le pari d’un langage pour passer à autre chose, pour remédier à la barbarie. À vrai dire, c’est à partir du cafard qu’apparaît le « tu », jusqu’alors absent du récit – le « tu », c’est-à-dire le désir, l’interpellation, le rapport frontal à l’autre par le langage. Cette impulsion d’aimer engage la narratrice à clore une fin du monde pour entamer un avenir. La relation au cafard fait certes écho à l’agression, puisque leur rencontre commence dans l’écrasement et se conclut dans la culpabilité, mais elle permet le « tu », fût-ce dans une cacophonie intérieure, fût-ce dans un rapport monologique où l’autre, le cafard, est un blessé sans voix. Le discours amoureux matérialise précisément l’urgence d’une métamorphose chez la narratrice.
Quant au désenchantement, toutes les transitions (de la maison à la ruelle, de l’agression à la rencontre amoureuse) m’évoquent celle de l’enfance à l’âge adulte. Avancer c’est prendre le risque du désenchantement, et c’est à cela que toutes ses métamorphoses sont vouées, hormis l’instant – tant attendu – du sommeil qui propose un véritable répit, une trêve d’espérance et par conséquent de désillusion.
Renato Rodriguez-Lefebvre Mais dans cette constellation d’espérance et de désenchantement et de solitude asséchante, il y a également le personnage de l’inconnu qui fait usage du Tu, bien que d’une autre manière. « Tu saignes du nez, dit l’inconnu, et moi j’entends tu saignes d’être née. » (p. 55) Ce personnage masculin, d’une présence étrange pendant les quelques pages où il plane, ne rappelle-t-il pas qu’il y aussi un danger associé à la rencontre, amoureuse ou non? Quelque chose dans la relation entre la narratrice et lui évoque un mélange de male gaze, de malaise, et d’autre chose sur quoi je ne mets pas encore le doigt.
Salomé Assor Oui, l’espoir de la rencontre amoureuse peut être trahi par la violence, par l’événement d’une intrusion. Dans la rencontre avec l’inconnu, la narratrice se retrouve dénudée par la précision d’un regard qui la vise. Elle se découvre une nudité incurable. Corps et nudité se confondent. Toute protection devient alors insuffisante : non seulement aucun vêtement ne suffit à la couvrir, mais encore manque-t-il une peau sur la peau. Cette rencontre avec « l’inconnu » dont on ne sait rien, sinon le détail de ses souliers hideux, révèle en effet les dangers d’un avenir vers lequel on se propulse aveuglément – dangers de la liberté. En écrivant Nue, je pensais à « La Chèvre de monsieur Seguin » des Lettres de mon moulin, dont la moralité m’a toujours semblée intolérable. Quitter sa chambre, repère de l’enfance par excellence, engagerait la rencontre fatale avec le loup. Il y a, dans Nue, cette même autonomie controversée, où la fugue est à la fois émancipatrice et asservissante, à la fois liberté inépuisable et guet-apens.
Renato Rodriguez-Lefebvre Je n’avais pas du tout imaginé un tel rapprochement entre Nue et « La Chèvre de Monsieur Seguin », d’autant plus que les deux récits voient dans la nuit le lieu d’une liberté, si précaire soit-elle. Ce n’est pas la première fois, littérairement parlant, que la nuit autorise une forme de subversion, de révolte, en tout cas d’aventure pour le soi : j’ignore quelles sont les autres sources vives auxquelles tu pensais en écrivant Nue, bien que la citation de Levinas en exergue puisse nous laisser songer aux autres influences. La nuit, comme catalyseur d’altérité – la sienne et celle des autres –, est aussi ambivalente que la liberté qu’elle nous accorde : surtout, cette liberté se confond parfois avec l’exil, fantasmé par la narratrice : « Je veux un exil véritable, celui d’un juif par exemple, disparaître longtemps, peut-être pour toujours. Être portée disparue, tout ce qui compte c’est d’être portée, qu’on me porte, même disparue. Fuir pour connaître le temps. Que l’exil m’enseigne l’éternité. » (p. 37) Un peu plus loin, elle déclare : « Début de l’errance, je pénètre les rues éteintes, me heurte à un néant tolérable. » (p. 45) En quoi ce rêve d’exil (de soi, de son genre, de sa chambre, etc.) est-il similaire à celui de liberté de la narratrice, un double de celui-ci?
Salomé Assor Au risque de simplifier ce concept, l’exil est d’abord la situation d’une personne expulsée. L’exil condamne, sépare. C’est d’ailleurs un terme juridique, une mesure pénale qui oblige l’exclusion territoriale du citoyen. Mais il n’est pas surprenant qu’un sentiment d’exil naisse chez la personne en fuite, bien que cette fuite ait été dictée par soi. L’expatriation, dans Nue, est une séparation intérieure : se priver délibérément de ses propres repères. La narratrice s’exclut elle-même de sa chambre, de son confort, de sa patrie – fût-elle une patrie dépeuplée. S’auto-contraindre au départ, c’est en effet se faire violence, et toute contrainte est en quelque sorte l’inverse de la liberté. Mais c’est par ailleurs succomber aux charmes de l’ailleurs. Voilà un sens plus intérieur de l’exil. Lorsqu’une telle partance s’impose, elle exige une séparation, une perte – en somme une errance –, quoiqu’elle inaugure aussi la liberté et les responsabilités qui l’accompagnent. Dans la fuite, de même que dans l’exil, un avenir est infligé à la narratrice. La liberté comme l’achèvement de la captivité ressemble alors à la situation exilique : retour interdit, consécration de l’avenir.
Renato Rodriguez-Lefebvre Je pense, en lisant ta réponse, à cette puissante déclaration biblique, liée au contexte exilique : « Car toi dont le désarroi est grand comme la mer, qui te guérira? » (Lam., 2 : 13) Cette création d’un avenir, par des moyens aussi difficiles et exigeants, serait-elle liée à une forme d’espérance littéraire, un aller simple vers les tréfonds du langage? Dans cette position ambivalente, la plongée littéraire ne serait pas la prémisse d’une libération personnelle ni d’un enfermement dans l’infini des mots, mais un jeu d’équilibre entre ces pôles extrêmes.
Salomé Assor La création d’un avenir, pour reprendre cette formule très juste, est en effet ouverture et enfermement, tout à la fois. Les circonstances de ce récit sont simultanément intérieures et extérieures à la narratrice. Il y a ce conflit interne entre son passé – l’innocence – et son présent. Mais ce conflit interne est commandé par des circonstances qui semblent par ailleurs venir du dehors, telle cette rencontre avec l’inconnu d’une ruelle. Et c’est précisément cette confrontation avec la férocité du monde extérieur qui permet à l’espérance littéraire de s’épanouir. La plongée littéraire n’est en effet ni libération personnelle ni enfermement dans l’infini des mots, mais plutôt l’outil de compréhension – outil de rédemption – qui transcende les limites de l’expérience quotidienne. Ici, la plongée littéraire devient cet acte d’équilibre entre les quêtes de sens et de justice, et qui vise une transformation du dedans comme du dehors, du passé comme de l’avenir, en somme une transformation de soi.