Entretien avec Laurie Gagnon-Bouchard : écoféminisme, vulnérabilité et amitiés face à la logique de maîtrise
La recherche en littérature comparée aime à affirmer une posture qui serait critique, supposant que la lecture lente des textes permettrait un rapport au contemporain plus sensible. Pourtant, cette position n’est pas sans reconduire des biais qui, à l’université, font trébucher cette posture critique dans des contradictions qui dépassent la surface conceptuelle : ainsi, le rapport à la logique de la maîtrise, l’importance de l’amitié, et l’engagement dans la recherche, autant de thèmes vitaux qui, dans ma discipline, peuvent être récupérés de manière classique et froide, et qui, dans l’entretien ici retranscrit, sont abordés avec générosité, dans un élan qui reconnaît l’exploration difficile mais riche de nos propres zones de vulnérabilité, comme chercheur-euse-s et étudiant-e-s. Je remercie vivement Laurie Gagnon-Bouchard pour son ouverture aux questions comme aux déambulations.
Renato Rodriguez-Lefebvre : […] Est-ce que tu pourrais sommairement nous présenter le sujet de ta thèse, ou les sujets de tes recherches?
Laurie Gagnon-Bouchard : Oui, j’ai fait de la recherche sur différents sujets, donc en même temps, je vais peut-être essayer de faire le ménage. Mon mémoire porte sur l’intégration du concept de vulnérabilité dans les plans d’action sur les changements climatiques au Québec…Ça a l’air un peu obscur.
RRL : J’ai vu pire.
LGB : Oui, c’est sûr. Mais c’est pas un sujet qui paraît hyper militant. Mais c’est vraiment intéressant parce que je me suis rendue compte qu’auparavant, le gouvernement québécois n’utilisait pas le concept de vulnérabilité et, il l’utilise maintenant de plus en plus. Le concept de vulnérabilité a été resignifié par les éthiciennes du care, et notamment par Judith Butler, qui a écrit La Vie précaire en 2005, et il n’y a pas qu’elle, bien sûr. Il y a aussi Julietta Singh, qui enseigne en littérature, je ne sais pas si tu connais? Bref. Dans la resignification de la vulnérabilité il y a une volonté de déconstruire le sujet tel qu’on le connaît, et il y a aussi les écoféministes, pour qui, repenser la vulnérabilité, c’est repenser notre rapport à la nature, notre rapport au monde, d’une manière qui fait émerger davantage nos relations. Donc voilà, je m’étais intéressée à comment le concept de vulnérabilité était utilisé dans ce contexte-là.
[Silence de quelques secondes]
Mais bon, est-ce que j’ai des conclusions? Je ne suis pas certaine. Dans le fond, j’ai réalisé que, dans les plans d’action, la vulnérabilité était un concept ultra stratégique. Finalement, ces plans avaient été dévoilés au même moment où le gouvernement défendait le Plan Nord…Alors la vulnérabilité attire beaucoup l’attention sur des secteurs économiques du Plan Nord, on considère l’économie comme vulnérable. Voilà un de mes champs de recherche.
Sinon, j’ai beaucoup travaillé sur l’écoféminisme, et me suis intéressé au rapport à la nature à travers la justice environnementale, et notamment à travers la question de l’extractivisme, mais aussi par mon implication dans le comité écoféministe de la FFQ. J’ai fait plusieurs présentations avec le comité, sur l’écoféminisme : on en a fait, par exemple, dans le festival Zéro Déchet, en s’intéressant à la place des femmes dans ce mouvement, et si leur place était politique ou non : ou, encore, si c’est une lutte dans la sphère privée ou publique, et si et comment la distinction privé-public se reconstruit au sein du mouvement Zéro Déchet, quand on sait que les hommes sont mis en avant dans les mouvements écologistes, donc on s’est posé ces questions-là. Puis, quels étaient les impératifs moraux qui découlaient du mouvement? On ne se cachera pas que ce dernier est très blanc. Et souvent, ce sont des femmes assez privilégiées qui sont à l’affiche, via Instagram : quels messages envoyaient-elles? Et quelle…pas ségrégation, mais plutôt quelle « classe » ça créait? En pensant aux enjeux écologiques, on essaie toujours de réfléchir aux injustices qui les accompagnent.
J’ai également travaillé avec mon amie Camille Ranger, sur la question de la position : comment on peut réfléchir à notre posture, dans nos rapports aux connaissances des femmes autochtones et aux philosophies autochtones? La question qu’on posait dans l’article qu’on a écrit ensemble est : comment peut-on apprendre des philosophies autochtones sans reproduire les logiques coloniales d’assimilation…
RRL : ...ou d’extraction…
LGB : Exactement. Ou encore, sans reproduire la négation de leurs connaissances. Ce qui est vraiment la base dans toutes mes recherches, c’est la vulnérabilité, la logique de la maîtrise et le rapport à la nature. Voilà!
RRL : J’ai une question qui pourrait paraître faussement – plus ou moins faussement, selon la personne qui la recevrait, on verra comment tu la prends – profonde : est-ce que ce rapport à la vulnérabilité, tu le vis aussi dans ces différents enjeux? Es-tu anxieuse face aux catastrophes naturelles? En es-tu arrivée à t’intéresser à ces enjeux parce que tu ressentais de la vulnérabilité face à…
LGB : Face à la nature?
RRL : Oui, face à la nature, par exemple.
LGB : Mon rapport à la nature…Je vais parler de mon rapport à la vulnérabilité, puis de celui à la nature, puisque, pour moi, ce sont deux choses, même si habituellement elles vont ensemble. Donc, ma question de recherche, en rapport avec la nature, touchait à ce qu’il y a des changements climatiques, comme les feux aux États-Unis en ce moment, et voir comment tous ces changements devraient nous faire prendre conscience de la place qu’on occupe dans le monde, et qu’on n’est pas, qu’on ne peut pas être dans une logique de maîtrise. Et mon rapport à la vulnérabilité, dans tout ça, il est inscrit davantage dans mes relations, avec mes proches : c’est plutôt de là que me vient ce rapport, avant tout.
Face à la nature, c’est tellement grand. Il y a, je trouve, comme un effort actuellement pour essayer de se rappeler de la grandeur de la nature. Et cette grandeur, ce n’est pas comme vénérer un Dieu, c’est se repositionner dans notre rapport à elle. Pour la vulnérabilité, c’est vraiment avec mes proches, de voir comment ces personnes m’ont façonné – et l’inverse -. Et aussi, et d’abord, ce qui m’a intéressé à la vulnérabilité, et je l’ai écrit dans mon début de mémoire, a été de réaliser que tout le monde est vulnérable et en même temps, tout le monde est constamment en lutte contre cette vulnérabilité, et ça, c’est ce que j’ai trouvé le plus fascinant. Cette lutte continuelle, face aux autres, face à la nature, et l’impossibilité de se reconnaître comme vulnérable dans un rapport aux besoins, on a besoin des autres, et ceux-ci nous façonnent, de la même manière qu’on a besoin de la nature et qu’elle nous façonne. On l’a refusée, et elle va finir par revenir : il y a déjà un retour, en ce moment, mais il reste que c’est nous qui avons créé les maux actuels, donc…voilà.
RRL : Et sur un autre enjeu, pour aborder une perspective à laquelle tu t’es déclarée sensible – et à laquelle je suis aussi sensible, à cause de ma thèse mais pas seulement – : tu te dis sensible aux théoricien.ne.s de la décolonialité, donc certains penseurs d’Amérique latine, et je serai curieux d’en apprendre sur ta rencontre avec ces pensées.
LGB : C’est à partir du lien, qui est assez fort je trouve, entre les théories écoféministes et les théories décoloniales. Je m’intéressais avant tout aux théories écoféministes, et c’est via Leila Celis, qui est ma directrice de maîtrise, qui connaît bien le courant décolonial – c’est aussi via Camille Ranger, qui a travaillé avec ces courants. Ce qu’il y a d’intéressant, c’est de montrer comment, en fait, la définition du sujet comme maître, dans un refus de sa vulnérabilité, comme maître de la nature, est quelque chose sur quoi les penseur.es de la décolonialité ont mis l’emphase, tout comme les écoféministes. Ma réflexion théorique est passée, entre autres, par Val Plumwood. Les écoféministes ont dénoncé le rattachement des femmes à la sphère de la nature, mais Plumwood est particulièrement intéressante, car elle montre vraiment de quelle manière, non seulement les femmes, mais aussi les personnes racisées, les Autochtones, toutes les personnes qui ont été rattachées à une idée de la nature, ont vu leur exploitation justifiée par ce rattachement. Qu’on pense aux questions coloniales, le concept de terra nullius qu’on peut exploiter, l’invisibilisation des Autochtones à travers cette logique, aussi à travers une logique chaotique associée aux personnes racisées, qui seraient « sauvages » comme la nature et donc qu’on devrait soumettre, etc. Encore aujourd’hui, ça fait partie des stéréotypes qui sont entretenus, les femmes sont pensées comme étant plus proches de la nature, et même chose pour les personnes racisées, les Autochtones, etc.
Dans les discours décoloniaux, comme Arturo Escobar dans Sentir-penser avec la terre, où il défend que le retour à la nature n’est pas le simple renversement d’une oppression, de même les écoféministes peuvent bien rappeler que si les hommes ne voient leur propre proximité à la nature, on est foutu.es : c’est un vrai problème. On est des êtres de nature, et le fait de vouloir tellement s’en distancer est un problème. Les écoféministes ont été beaucoup critiquées sur l’essentialisme, alors que pour moi, c’est une non-question : il n’y a aucune idée d’une essence féminine qui serait toujours proche de la nature. Au contraire, il faut dire que nous sommes tous et toutes membres de la nature, et qu’on peut ensuite se définir comme on le veut dans celle-ci. L’idée est de ne jamais refuser le lien qu’on a avec elle, ici au sens de relation.
RRL : Ça me rappelle des critiques que certaines personnes non-initiées pourraient faire à l’endroit des études littéraires autochtones…Et il peut bien y avoir des usages tactiques de l’essentialisme, ce que Spivak appelait l’essentialisme stratégique. On parle de l’Occident, mais on sait bien que ça n’existe pas. C’est une tradition qui a été inventée par des couches et des couches d’interprétation. Ça nous fait une cible qu’on utilise pour créer une différence, pour réclamer une différence. C’est drôle, même une collègue à qui j’avais demandé des suggestions de lectures écoféministes m’avait mis en garde contre les formulations essentialistes. Il me semble qu’Émilie Hache aussi en parle, dans sa longue préface, où elle retrace les nombreuses critiques d’essentialisme adressées à différents discours écoféministes. J’avais écouté un podcast de France Culture qui n’était à proprement parler sur l’écoféminisme, mais plutôt sur les sorcières, et sans que ce soit de la faute des intervenantes, l’animateur était un peu républicain – au sens français de la chose – et posait des questions lourdes sur la figure de la sorcière, à savoir si ce n’était pas une figure identitaire réclamant quelque chose qui s’opposerait à je ne sais trop quelle universalité. Enfin..
LGB : Oui, je comprends : ce qui m’inspire dans l’écoféminisme, comme dans la figure de la sorcière, c’est la réappropriation, la resignification, contre la dévalorisation de nos êtres, finalement. D’une façon semblable que les Autochtones ont pu se réapproprier les termes comme « sauvage », et si on pense à Leanne Betasamosake Simpson, ou encore à An Antane Kapesh, cette idée est pleine de pouvoir.
Et pour « l’identité », il n’y a pas une identité commune quand il y a un vécu d’oppression et de dévalorisation. Il y a une possibilité de communauté malgré tout, parce qu’on fait partie du même monde, mais il y a un vécu qui est spécifique. Cette réappropriation d’un symbole, elle est nécessaire pour tirer et guérir des blessures et des outrages de la dévalorisation.
Les sorcières qui ont été tuées ou brûlées, c’étaient des femmes qui avaient des connaissances ou même des femmes qui n’étaient pas dans les stéréotypes, ou encore qui n’étaient pas soumises aux dogmes capitalistes, bref, des femmes qui étaient indépendantes, différentes. Ça part aussi des sages femmes qui avaient des connaissances des plantes médicinales pour réguler les naissances ou pour ne pas être enceintes, donc des femmes qui avaient beaucoup de pouvoir dans la communauté.
RRL : Et toi-même, est-ce que tu te réclames du titre de sorcière? Est-ce que tu t’envisages comme philosophe-sorcière?
LGB : Je dirais que oui personnellement, mais pas comme philosophe-sorcière ni dans mes travaux académiques. Dans mon monde plus personnel, je m’intéresse à l’astrologie, aux rituels et au tarot. Ma mère est très spirituelle, ce n’est pas une personne qui a beaucoup d’études, et longtemps on riait un peu d’elle, parce que c’est mal vu d’être ésotérique dans notre monde. Et pourtant j’ai eu un retour vers des zones spirituelles. Et pour moi c’est politique. Il y a les côtés qu’on pourrait dire plus mainstream, mais pour moi, c’est très attaché au politique, à la revalorisation d’un rapport au monde différent – je pense en être rendue là – à réapprivoiser des pratiques de ma mère que j’ai longtemps critiqué parce que ce n’était pas une intellectuelle, mais elle croit en des choses plus grandes qu’elle, ce qui manifestait un rapport au monde que je défends aujourd’hui, intellectuellement. Elle le faisait dans un rapport privé, apolitique si on veut.
RRL : Donc tu réclames ça, un peu?
LGB : Hmm…Oui, oui je le réclame un peu. Je le fais très personnellement, puis académiquement, dans le sens que j’ai déjà fait une présentation sur l’écoféminisme et les sorcières. En ce moment, aussi, je trouve qu’il y a une grande vague où on se nomme sorcière sur Instagram, on lit l’horoscope à tout le monde, et ça fait beaucoup de bien à des gens, et je ne critique pas du tout ça, mais ce n’est vraiment pas ma façon de me le réapproprier. Je le fais personnellement, dans ma vie, et puis intellectuellement, politiquement. Je ne veux pas me réclamer sorcière, je veux remettre de l’avant le modèle de la sorcière, intellectuellement. L’entre-deux, j’ai de la misère à le trouver pertinent, du moins pour mon propre chemin.
RRL: Ta propre situation?
LGB : Exact. Pour ma part, je trouve pas ça politiquement pertinent auprès des gens que je côtoie, mais c’est pertinent pour moi personnellement. Qu’on remette à jour ce symbole, mais pour tout le monde, et pas parce que moi, Laurie, « je suis sorcière ». Soyez sorcières et sorciers si vous le voulez, ce n’est pas « Moi je suis sorcière, je vous amène avec moi ».
RRL : Bon à savoir!
LGB : J’ai vraiment vu beaucoup de personnes qui aiment se représenter comme sorcière, mais…je ne sais pas, il y a comme un…
RRL : Je pourrais dire quelque chose, sur les figures de la sorcière et du sorcier : il y a quelques années, il y a 2 ans, dans un contexte tumultueux, j’apprenais que mon père était très obsédé par un livre qui n’est pas très bon, qui s’appelle « The teachings of Don Juan », livre d’un anthropologue allant au Mexique et qui rencontre un Autochtone, lequel lui donne certains savoirs, et il apprend à devenir ce qu’on appelle en espagnol un brujo, donc un sorcier. Mon père était très obsédé de devenir sorcier parce que lui, il voulait canaliser une négativité qu’il avait en lui, il voulait purger une énergie sombre en lui. Mais finalement, ça n’a pas fonctionné..
LGB : Oh oui c’est pertinent, ça. Il y a une colère qui doit être canalisée et, en fait, moi, mon rapport personnel à tout ça, c’est que j’ai longtemps eu une grande colère. […] Mon rapport personnel à la sorcellerie, mais qui n’en est pas vraiment, c’est de la canalisation des émotions. Il y a quelque chose de pertinent là-dedans, même si ça ne marche pas pour tout le monde. Il y a quelque chose de bénéfique à la spiritualité, mais il faut aussi déconstruire les rapports de pouvoir.
RRL : En rapport avec la spiritualité, c’est facile d’imaginer, pour parler avec Martine Delvaux, des enjeux de devenir-blanc, on se prétend sensible à des enjeux spirituels alors que, comme avec toute chose, il peut y avoir des effets de mode.
LGB : C’est vraiment à la mode en ce moment, les tarots, la sorcellerie, etc. C’est pour ça que je ne me revendique pas comme sorcière. C’est drôle, et c’est vraiment bizarre, mais quand j’étais enfant, j’avais des demi-soeurs et j’avais acheté un livre de sorcière. On avait peint un cercle avec une étoile et on riait! Déjà à huit ans, il y avait une envie de se réapproprier…mais je ne sais pas si c’était à la mode dans ce temps-là!
RRL : Mon seul souvenir d’enfance en lien avec une sorcière, ce n’était rien de trop glorieux, comme Sabrina l’apprenti sorcière.
LGB : Mais en même temps, le symbole de la sorcière, c’est hyper écoféministe, il y a un rapport aux éléments, quand tu dessines des étoiles et des cercles, il y a les points cardinaux, le fait de se situer dans le monde, parce…je ne pensais pas qu’on allait là, mais quand on fait des sorts, il faut saluer le Nord, l’Est, l’Ouest, etc. Et le rapport au cycle lunaire est très fort, aussi, c’est important, et ça nous permet quand même de nous situer dans le monde. C’est quelque chose de beau, je trouve.
RRL : Et c’est un peu, pour revenir dans mon jargon, littéraire. Et pour continuer avec cette figure de la sorcière, qui peut être politique…est-ce que c’est un enjeu auquel tu penses, au sein de l’académie? C’est-à-dire que la philosophie, à mon souvenir, réclame souvent une performance de la maîtrise, qui n’est pas très compatible avec l’exposition de la vulnérabilité. Y a-t-il une source de tension, dans ton écriture? En littérature, au moins, l’écriture au Je ne pose pas vraiment de problème, là où, à mon souvenir, en philosophie, c’est plus…hmm…étouffant, pour ce type d’expressivité. Peut-être que ma question n’a pas vraiment de rapport…
LGB : Non, c’est très pertinent. J’ai fait un bac en sciences politiques, une maîtrise en sociologie et maintenant je suis en philosophie. Dans mon mémoire, j’ai eu beaucoup de difficulté à m’approprier…parce que dans le fond, ce qui fait ma force, je dirais, dans le monde académique, c’est que je suis une personne très instinctive, et je ne me laisse pas impressionner, par les mots. Je ne dirais pas que je suis extrêmement bonne avec les mots : ça n’a jamais été ma force, mais j’ai vraiment un instinct très fort, je vois rapidement les écueils dans une réflexion, ma capacité d’analyse est bonne.
[…]
Je ne pensais jamais me rendre à la maîtrise, c’est la rencontre avec Naïma Hamrouni (UQTR), qui a été la rencontre de la possibilité de ma colère. Le fait que ma colère était génératrice des réflexions auxquelles beaucoup de personnes n’ont pas accès parce qu’elles n’ont pas accès à leur colère. Moi, j’ai toujours eu beaucoup accès à ma colère ce qui a fait que j’ai facilement pu développer des argumentaires contre des choses parce qu’elles me mettaient en colère. Je me souviens être à des colloques et de ne m’être jamais laissée impressionnée par des questions par tel ou tel professeur parce que je suis très liée à ma colère, à mes émotions, et que je peux la canaliser dans un discours.
Donc oui, pour mon mémoire, j’ai eu de la misère, parce que j’avais l’impression que je n’avais pas le droit à ma colère. C’est quand mes directrices m’ont dit « Non, on veut ces émotions, c’est ce qu’on aime de toi. » que j’ai pu écrire…
[…] Être toujours attachée à mon senti c’est ce qui m’a permis d’être bien dans le monde académique, parce c’est ce qui me donne l’impulsion de m’exprimer.
RRL : Après, je disais ça, mais en littérature [comparée], on a aussi nos clichés : être sensible à nos propres sensibilités, se tendre des miroirs. Au moins, on peut parfois, et c’est intéressant, se situer avec nos affects. C’est pour ça qu’on se moque de certaines « hommes » en philosophie.
LGB : Je n’ai pas l’impression de faire ça, c’est-à-dire de me positionner…Dans l’article de Camille et moi, on a parlé de notre rapport aux écrits postcoloniaux, décoloniaux, et du cheminement que ça nécessite, du fait que parfois on s’est braqué.es ou on se considérait peu concerné.es. Ca a pris du travail pour qu’on en arrive à dire que ces écrits parlent de nous, et qu’il y a une nécessité de travailler sur nous, se décoloniser. Mais quand on parle de ça, pour moi, je ne parle que de mon cheminement.
Ma colère me fait écrire, mais je ne vais jamais nommer ça, « ceci me met en colère à cause de telle affaire ». Quand je sens la colère, je sais que l’analyse politique doit se situer là. Il n’y a pas de mise en scène de ma colère, jamais, jamais nommée. C’est comme un radar : je suis fâchée, alors clairement, quelque chose politiquement doit être dit. Je pense que toutes les personnes qui ont déjà vécu des oppressions, si elles ont accès à leur colère, c’est extrêmement puissant […].
RRL : Je ne dirais pas que je m’intéresse à la non-maîtrise, peut-être plus à la décomplexion de la notion de sujet, même si après, l’université étant ce qu’elle est, on peut tout à fait imaginer des gens maîtriser la non-maîtrise, ou des personnes, des hommes, qui maîtrisent la vulnérabilité dans des bons contextes…
LGB : J’aimerais beaucoup qu’on parle de Julietta Singh et de son dernier livre, Unthinking Mastery. Tu parles des hommes, mais la logique de la maîtrise, elle nous traverse tous et toutes : dans nos façons de revendiquer, de nous mettre en scène, politiquement. Dans son dernier livre, la logique de la maîtrise, elle ne veut pas la définir, mais elle le fait quand même, même si elle explique qu’idéalement on ne la définirait pas, car elle se cache partout où on ne la cherche pas. Cette logique, c’est séparer des choses puis les considérer comme radicalement différentes puis les hiérarchiser. C’est un peu comme les oppositions binaires ou les dualismes. Je pense qu’on pourrait aussi la définir comme notre volonté de contrôle.
Je la pense beaucoup avec la volonté de contrôler la nature pour l’exploiter et se considérer invulnérable face à ses effets. Singh, elle, la cherche là où on ne l’attend pas, dans le sens qu’elle la cherche chez les auteurs postcoloniaux, comme Frantz Fanon, mais aussi Gandhi, dans la question du contrôle, de la paix complète. Elle illustre comment il y a de la violence déplacée chez Gandhi, par rapport aux femmes : la violence qui n’est pas légitime dans certains contextes, mais qui l’est dans d’autres. Mais au-delà de ces enjeux personnels, dans leur lutte politique, il y a une volonté de maîtrise totale dans toutes les luttes politiques. Dans tous les conflits nationalistes, il y a une homogénéisation du récit pour faire face à l’oppresseur, et vice-versa, également, et tout ça fait en sorte qu’il n’y a jamais la nuance, finalement. Une fois qu’on nomme la logique de la maîtrise, on peut essayer de la déconstruire d’une certaine manière, même si elle nous traverse toujours. Dans le rapport académique, c’est d’essayer de ne pas se mettre la même pression. C’est assez complexe, mais, par exemple Camille et moi, on a commencé à travailler ensemble parce qu’on avait le même cadre théorique, puis on a eu, à un certain moment, une tension a été générée par les effets de la logique de compétition extrême. Logique qui veut qu’on soit content.e pour les autres, mais qu’il y ait toujours de la peur, parce qu’on vit dans un monde où si quelqu’un a quelque chose, ça veut dire cette chose est en moins pour nous. Donc, il y a eu des enjeux entre Camille et moi : il y a eu, vraiment, 2 choix, soit on continuait dans la logique de compétition, soit on la défaisait et on travaillait ensemble. Un jour, on travaillera plus à parler de ça, mais écrire avec quelqu’un, c’est extrêmement confrontant : on pense souvent que l’autre pense qu’on a pas bien fait, il y a tellement de jeux de l’ego et de rapports de pouvoir. Il y a eu des moments où on s’est regardées et on s’est dit que c’était difficile, mais qu’on le faisait pareil, parce c’est 10 fois plus grand ce qu’on fait ensemble.
RRL : C’est un engagement éthique, aussi, qui est là-dedans.
LGB : Oui, absolument.
Il y a quelque chose de magnifique, quand on voit la logique de maîtrise émerger et qu’on fait le choix, finalement, de s’en distancer, […] ça veut dire beaucoup de travail. La logique de la maîtrise, elle est partout, ça va de soi. De ne pas être content.es parce que l’autre personne travaille sur la même chose que toi, tout le monde le comprend parce que ça fait partie du monde académique. Dans ce dernier, il y a aussi la question de la monopolisation de la connaissance, et de voir les connaissances comme des choses et non comme des relations. Et ce n’est pas juste dans le monde académique, dans le monde artistique aussi. De considérer que lorsqu’on dit une chose, elle nous appartient. Ça m’a transformé de travailler là-dessus avec mon amie Camille.
RRL : C’est intéressant comme position, en tant que femmes. Je ne dirais pas que ça fait comme un doigt d’honneur, mais ça le fait un peu, à une tradition française – intéressante en elle-même – qui a beaucoup pensé l’amitié mais en restant très dans le…bro’s club, le boys club, Blanchot, Bataille, cette bande de gauchos qui est sympathique, mais qui reste dans une logique virile. Il y a Deleuze et Guattari qui sont le modèle, très bizarre, de l’amitié académique.
LGB : La vulnérabilité, c’est de réaliser notre finitude, le fait qu’on n’est pas total.es et qu’on a des limites. Le fait de travailler avec une autre personne, c’est de réaliser, tout le temps, qu’on est pas total.es. Il y a un moment où Camille nommait ça dans la présentation lors du colloque Diversité et vulnérabilité, et à cette époque j’étais très fragile dans ma vie. Je n’allais vraiment pas très bien. C’est Camille qui m’a le plus supporté à ce moment là, et alors qu’elle lisait, j’avais les yeux pleins d’eau – et personne ne s’en est rendu compte ! Tout ça pour dire qu’on nomme la logique de la compétition, et qu’à chaque fois on nous dit que ça touche les gens.
Par rapport au doigt d’honneur, j’ai une anecdote intéressante. On était au colloque « Panser l’anthropocène », il y a 2 ans, et au fond, avec Camille, à chaque fois on explique qu’on présente et qu’on travaille ensemble pour défaire la logique de compétition. On la nomme pour rappeler qu’elle existe, qu’elle nous traverse, et qu’on la refuse. Puis, pour nous, c’est important. […] Puis, bref, un homme blanc a dit « Je ne comprends vraiment pas la pertinence d’avoir dit ça. », il s’était senti attaqué. Pis…nous avons trouvé ça très amusant. Pour nous, c’était justement le symbole de ce qu’on pointait. S’il ne trouve pas ça pertinent, c’est qu’il y a quelque chose là.
RRL : Ça renvoie à quelque chose, c’est sûr. Cette personne ne pense pas en terme de vulnérabilité, donc…
LGB : Donc, elle se dit que ce n’est pas pertinent.
RRL : Ce qui montre qu’elle est quand même vulnérable! […] C’est intéressant, ce travail d’équipe, je pense que c’est nécessaire même si c’est extrêmement confrontant, pour que d’autres personnes puissent s’en inspirer. Souvent, on projette un fantasme de communauté, mais ça reste souvent des projections.
LGB : C’est un genre de fantasme. Je vois pleins de collaboration dans le monde académique, mais souvent c’est par intérêt, et non dans une démarche de déconstruction. Nous, c’était pas dans cette logique.
RRL : Il y a gens qui font vraiment des alliances, avec des profs, des gens bien placés, pour bonifier leur CV.
[…]
Sur un autre enjeu, est-ce que, à un moment, tu as pu sentir certaines tensions entre les vastes courants féministes et des mouvements décoloniaux ou encore les pensées autochtones puisque, par exemple, le fait d’ajouter que le terme « éco » face à des philosophies où il n’y pas le même besoin de nommer la nature, parce que la nature est déjà là.
LGB : Directement, non, mais je pense qu’il y a des tensions, et je ne les vois pas négativement. L’écoféminisme, c’est la rencontre de l’écologie et du féminisme, et c’est vraiment un mouvement militant avant tout, un mouvement militant dans les années 70 aux États-Unis, en Occident, mais aussi, et il faut faire attention, l’écoféminisme est né de la reconnaissance de ces mouvements militants à travers le monde et de la réappropriation intellectualisée de ces luttes. Quand je pense à l’écoféminisme, ce sont des théoriciennes qui ont mis des mots sur les choses qui se passent sur le terrain, en Inde, dans les Suds, alors que les personnes sur le terrain ne vont pas forcément dire « bonjour, je suis écoféministe ». C’est vraiment plus une façon de mettre ces mouvements sous une certaine bannière. Mais bon, c’est plus global que ça, mais ce qui est fascinant, peut être par exemple le mouvement Women’s March des années 90, un mouvement qui alliait les femmes racisées, les femmes blanches des classes défavorisées et les autochtones. Dans ce mouvement, les femmes se rendaient compte qu’on polluait leur eau, leur air, et leurs enfants en étaient malades. Donc, elles se sont mobilisées.
Il y a eu une certaine alliance autour de ça, toutes les expériences de militance à ce moment-là étaient médiées par leur expérience. Pour les femmes blanches, c’était l’expérience de la classe, d’être une femme pauvre, blanche, et que leurs enfants en subissent les conséquences. Mais pour une femme racisée, c’était le fait d’être une femme noire et de vivre, en plus, du racisme. Au même moment il y a toute la lutte pour la justice environnementale, qui est un mouvement afro-descendant, afro-américain et qui est né parce qu’on a localisé une décharge de déchets toxiques au sein d’une communauté noire, alors que l’État au complet est presque blanc et ça ne faisait aucun sens, donc il y avait bien des luttes à cet effet-là. Évidemment que les femmes qui vont à la Women’s March et qui sont racisées et-ou noires vont médier leurs expériences à travers le racisme qu’elles vivent, et qu’elles sont plus impactées par la pollution que les femmes blanches.
Je pense que c’est ça que je trouve le plus beau de l’écoféminisme : c’est la possibilité que tout ça coexiste dans un même mouvement ou du moins en relation au mouvement. Parce que justement, si on habite le même quartier, on boit la même eau. Bientôt, les riches vont de plus en plus avoir les moyens de s’éloigner autant que possible des maux environnementaux, ils auront l’air climatisé alors que ça pollue et que ce sont les autres qui vont subir le réchauffement, etc. Mais il y a quand même cet aspect : ça rejoint tout le monde.
Ce que je dirais, pour les tensions, ce qui est actuellement dans la réappropriation de l’écoféminisme, je pense qu’il y a des dangers de parler d’écoféminisme pour des personnes…Il y a des gens qui vont dire que les personnes autochtones sont écoféministes. Mais moi, je dirais pas ça. Les femmes autochtones ont un rapport qui leur est spécifique, puis je pense que l’écoféminisme est nécessaire pour les blanches afin de développer un rapport différent à la nature.
Comme la question de la vulnérabilité, on en a parlé souvent avec Camille, c’est une question blanche aussi. En fait, les personnes qui sont racisées ou les personnes qui vivent le plus d’oppression sont beaucoup plus conscientes de leur vulnérabilité que les personnes qui n’ont jamais vécu de violences ou qui sont réellement protégées par la police. Mais les personnes noires qui voient une police se rendent compte constamment de leur vulnérabilité. L’écoféminisme est, je pense, un mouvement pertinent pour les personnes blanches en Occident. Les femmes qui luttent, par exemple en Afrique, où il y a des mines et des communautés de femmes qui vont se mobiliser, on pourrait dire que c’est un mouvement écoféministe. Mais est-ce que c’est nécessaire, est-ce que c’est vraiment ça? Ce sont des questions pertinentes, qui se posent. Je m’y suis pas assez attardée, mais moi, je ne l’aborde pas à partir de là. Je l’aborde pour moi, mais pas juste moi, je l’aborde en Occident : qu’est-ce que ça nous permet de penser et de faire? Quel genre de solidarité ça nous permet de créer? C’est là que je trouve ça vraiment pertinent.
Bibliographie
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