Entretien avec Erik BORDELEAU

Par Catherine LEMIEUX (Université de Montréal)
5 août 2014

Erik Bordeleau est chercheur postdoctoral à l’université libre de Bruxelles. Sa thèse, portant sur la relation entre anonymat et politique dans le cinéma chinois, a été déposée au département de littérature comparée de l’université de Montréal. Son essai Foucault anonymat (prix Spirale Eva-Le-Grand 2013) offre une réflexion remarquable d’actualité sur la pratique de l’écriture, l’anonymat et l’indiscernabilité du lieu de résistance politique chez Foucault. Nous publions ici un entretien écrit réalisé ce printemps.


Catherine Lemieux : Dans votre essai Foucault anonymat (Quartanier, 2012) vous développez une conception de la vie politisée qui exige moins une adhérence à une idéologie quelconque qu’un rapport critique à soi. Plutôt que de résister à une instance coercitive extérieure, il faudrait plutôt « se résister », selon le mot de Lopez-Petit que vous citez. Pensez-vous que l’individu contemporain se prête à cet effort réflexif de bon gré ? Bref, êtes-vous optimiste quant au nombre de gens prêts à se donner le mal de l’exercice de conscience auquel vous incitez ?

Erik Bordeleau : Vous parlez « d’effort réflexif », « d’exercice de conscience », de « rapport critique à soi ». Je crains qu’on ne s’enferme d’entrée de jeu dans un rapport au monde et à soi excessivement intellectuel et moralisant, qui nous place malgré nous en position de surplomb vis-à-vis nos contemporains et nous fasse passer à côté des lieux de mise en jeu effective de nos vies. La conscience réflexive ou critique me semble largement surévaluée. Comme l’écrivait un ami, l’affaire est entendue depuis longtemps : il ne sert à rien de conscientiser un monde déjà malade de conscience. DansL’herméneutique du sujet, Foucault opère un léger déplacement de la perspective. Il montre comment la célèbre phrase inscrite sur le fronton de Delphes, « Connais-toi toi-même », doit être comprise comme une technique parmi d’autres d’une pratique du souci de soi. Cette inflexion pratique me semble de la plus grande importance – l’exercice de soi me semble du reste plus invitant que « l’exercice de conscience », avec ses relents d’autocritique et d’examen.

Dans Foucault anonymat vous mettez en tension de manière très intéressante les notions d’anonymat et de visibilité. On pense souvent à l’anonymat comme une stratégie de dissimulation, liée à la clandestinité et au secret. Vous montrez que l’anonymat est aussi affaire d’exposition, voire de surexposition de soi. C’est ainsi du moins que je comprends l’aspiration de Foucault à « écrire pour ne plus avoir de visage. » Pensez-vous alors que la résistance politique relève d’abord d’un jeu de langage, où il est sous-entendu que s’élucider, c’est se rendre ?

Dans « La transparence des choses », Nabokov écrit : « Un mince vernis de réalité immédiate recouvre la matière, naturelle ou fabriquée, et quiconque désire demeurer dans le présent, avec le présent, sur le présent, doit prendre garde de n’en pas briser la tension superficielle. » Voilà quelque chose qui m’importe beaucoup, qui se confond avec un goût prononcé pour l’insertion chirurgicale dans le réel – un irrépressible désir d’être à même ce qui se passe et d’entrer dans le vif de ce qui n’a pas de nom.

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Sabrina Ratté. Autoportrait, 2014

Deleuze parle, dans Mille plateaux, d’individus qui deviennent imperceptibles à force de transparence plutôt que de cachotteries. Je pense par exemple à Jean Genet qui a passé sa vie à s’écrire, n’a jamais rien caché, et ne s’est pourtant jamais livré ou confessé. Au final, nous ne savons pas « qui » il était. On peut penser à beaucoup d’autres littéraires ou artistes visuels qui ont ainsi mis en scène leur disparition sous les projecteurs. À part Foucault, et peut-être Blanchot, pensez-vous à d’autres philosophes, des critiques ou même des journalistes qui aient cette relation à l’écriture ?

Le passage auquel vous faites référence sur la transparence et le secret est sans doute un des plus beaux de Mille plateaux. Il y aurait beaucoup de choses à dire sur le rapport entre l’idéal du devenir-imperceptible et son rapport au taoïsme. J’ai essayé d’en dire quelques mots dans une étude sur la référence à la pensée chinoise dans Mille plateaux intitulée « La Chine et la ligne ». Disons, pour faire court, que le devenir-imperceptible implique la possibilité d’une justesse dans notre rapport au monde. Cette possibilité d’une justesse me semble indiscernable d’une idée centrale autour de laquelle s’articule Logique du sens, où Deleuze écrit que l’éthique se résume à une chose : faire que l’on soit à la hauteur de ce qui nous arrive. Voici un passage de « Ennemonde » de Jean Giono qui me plaît beaucoup, et qui illustre avec juste ce qu’il faut de magie la possibilité d’un accord entre les rythmes de la nature – en chinois 自然ziran, ce qui vient de soi, sponte sua – et l’agir humain.

Le tueur s’installe dans la cour de la ferme. L’animal du sacrifice est amené malgré ses cris : chose étrange, il suffit au tueur de frotter ses couteaux l’un sur l’autre pour que le cochon se taise, d’un coup. Quand c’est un bon tueur. Mais généralement c’est un bon tueur, si on l’a choisi parmi les errants. Certains fermiers font venir des bouchers de profession. Les bouchers de profession ne sont pas de bons tueurs. Les bêtes n’acceptent pas la mort qu’ils apportent ; elles acceptent celle qu’apportent les errants ; si le boucher arrive à la ferme, serait-ce en simple visite d’amitié, la porcherie, la bergerie et même l’écurie sont en émoi. L’errant arrive avec ses couteaux : tout reste calme ; il y a juste un peu de gémissements, quand le grand moment approche. Si on cherche à savoir ce qu’il y a au fond de cet étrange comportement, on s’aperçoit qu’il s’agit purement et simplement de cérémonie ; qu’on soit promis au saucisson ou à la résurrection, la mort est le moment précis où le naturel revient au galop. Or, le boucher, c’est de la technique pure, rien ne compte pour lui à part les rapports poids de chair, poids d’argent ; l’errant vient du fond des âges, il vit, bras dessus, bras dessous avec la faim. On est sûr qu’avec lui les rites seront respectés : et, de fait, tout se passe avec une rapidité, une facilité, une politesse à faire envie. Déjà la bête saigne dans le seau, comme un baril dont on a le plus simplement du monde ouvert le robinet.

Comment répondez-vous aux gens qui se scandalisent de la dépolitisation des jeunes d’aujourd’hui ? Pensez-vous que l’on puisse voir positivement leur progressif désinvestissement des institutions politiques ? Comme quoi la perte de confiance face aux pouvoirs du gouvernement puisse représenter un premier pas vers la reconnaissance d’un « bio-pouvoir » qui investit la vie des individus « de l’intérieur » plutôt que de se poser en instance autoritaire extérieure ?

Quelques mois à peine après l’extraordinaire soulèvement étudiant de 2012, l’animateur d’une table-ronde sur le thème de l’éducation à laquelle je participais, un homme bien en vue dans le milieu du théâtre et tout ce qu’il y a de plus respectable, a lancé la discussion en soulignant à grands traits l’apathie et le cynisme de la jeunesse d’aujourd’hui. Je n’ai pas été le seul à entendre ce jour-là combien le leitmotiv critique d’une certaine gauche passéiste et muséale tourne à vide et sonne faux – on se demande bien ce qui fera intercession et arrivera un jour à les persuader d’hommes et de femmes d’ici, comme disait Pierre Perrault.

Je pense que votre remarque concernant le biopouvoir et le déplacement de la ligne de front politique vers l’intérieur, i.e. à travers les subjectivités, touche juste. Il semble évident qu’avec le néolibéralisme, le pouvoir est de moins en moins concentré au sein des institutions étatiques. La gouvernementalité algorithmique et l’accomplissement du projet cybernétique nous mettent face à une situation pour le moins étonnante. Le problème ne réside plus tant dans l’effritement de notre confiance dans nos institutions, mais plutôt dans le fait que la confiance devient un élément de plus en plus superflu en regard des forces qui nous gouvernent effectivement. Nous peinons à mesurer les conséquences de ce passage dans un monde où les tentatives pour restaurer la confiance (personnelle) dans le système tombent nécessairement court face à l’organisation systémique d’une méfiance généralisée en prise directe sur nos tendances, désirs et penchants infra-individuels. C’est quelque chose que le théoricien des systèmes Niklas Luhmann envisageait déjà en 1979 dans son ouvrage Trust and Power. Ou pour faire image (de frappe) : comme l’a montré Grégoire Chamayou dans son incontournable Théorie du drone, les signature strikes des drones américains en Afghanistan ne concernent pas à proprement parler des personnes, mais bien despatterns of life ou schémas de vie.

Une contre-politique doit s’engager sur le terrain même où le néolibéralisme tire son pouvoir, c’est-à-dire précisément au niveau infra-individuel, où agissent les effets d’amorçage (priming) préréflexifs. Cette politique affective et météorologique du « dividu » se démarque du formalisme rassurant du sujet de droit ou du fondé de pouvoir – de confiance – personnalisé. Elle se constitue sur le même plan que les techniques dumood mining, et s’affirme sans le recours à une conception de la subjectivation politique fondée dans le clair et distinct de la conscience. À cet égard, je pense que la microphysique du pouvoir et de la résistance de Foucault, et plus particulièrement, les analyses du néolibéralisme développées dans son cours Naissance de la biopolitique(1978-1979) sont plus que jamais d’actualité.

Vous avez aussi écrit un essai sur la mise en récit de soi et la subjectivation (Que taire ? Ex-pression de soi et éthopoiétique, Éditions universitaires européennes, 2010). Comment expliquez-vous, en résumé, la prépondérance actuelle de la « psycho-pop » ? En quoi devrait-on s’en méfier ?

Le premier chapitre de Foucault anonymat s’intitule « L’art de vivre, c’est de tuer la psychologie ». Ce titre fait directement écho à mon travail de maîtrise auquel vous faites référence [1]. Inspiré par le Foucault de l’Herméneutique du sujet, j’ai tenté de problématiser la manière dont le discours thérapeutique contemporain nous amène à parler de nous-mêmes. Si j’ai cherché à penser dans un même élan spiritualité antique et thérapeutique contemporaine, c’est qu’il me semblait que la tentative de dire la vérité sur soi qui commande l’expression de soi telle qu’elle s’articule de nos jours dans le cadre de nombreuses formes de thérapie, est motivée par un désir de transformation significative de soi-même qui s’apparente à l’effet visé par les différentes écoles philosophiques de l’Antiquité.

Que taire ? pose une question somme toute initiatique. Elle fait épreuve, tout particulièrement dans un milieu ou l’expression de soi est considérée comme le remède à tous les maux. C’est que la manière dont nous sommes amenés à parler de nous-mêmes est beaucoup plus problématique qu’il nous est normalement tenu de croire. En effet, tout dépend du type de vérité qui est instauré en visée : si dire la vérité sur soi sur un mode strictement psychologique a le mérite d’ouvrir un champ d’exploration tout à fait extraordinaire pour l’avancement du savoir (et en premier lieu, pour la connaissance de soi), cela risque pourtant de nous faire sombrer dans l’impuissance d’une vie privée en perpétuelle analyse d’elle-même. Y aurait-il donc une limite au-delà de laquelle la connaissance de soi contreviendrait aux exigences du souci de soi éthopoïétique ? Où la mise en récit de soi à prétention thérapeutique aurait un effet contre-productif sur la constitution du sujet éthique ?

À l’époque, je ne pensais pas du tout en termes politiques. C’est les amis du collectif barcelonais Espai en blanc qui ont opéré la jonction. Le temps passé auprès d’eux m’a fait l’effet d’une conversion. À leur contact, j’ai compris que ma tentative un peu désespérée de phénoménologie de la misère affective générée par la privatisation des existences était insuffisante, ou enfin, qu’elle exigeait d’être portée sur un plan immédiatement collectif. Pour le dire de manière schématique, leur amitié a matérialisé pour moi cette vérité fondamentale, à savoir que l’individu privatisé qui peuple le tiers-monde affectif n’est pas premier ; qu’il est, pour reprendre la formule de Bernard Aspe, le produit d’une consistance transindividuelle mutilée. Nous ne sommes pas seuls au monde !

Vous mentionnez au passage, dans Foucault anonymat, comment la figure du « hipster » incarne un « ethos ironico-libéral » : cynique, narcissique, apolitique. Comment interprétez-vous l’ampleur du « hipsterisme » ? Et comment expliquez-vous l’acharnement que mettent certains à mépriser le dit « hipster » ?

Je vais laisser de côté la question du hipster – tellement de choses ont été écrites à son sujet ces derniers temps – pour plutôt me tourner vers le modèle de comportement ironico-libéral qui sature l’espace publicitaire. Dans « Les frères Marx au noir : le comique magique contre la vie privée » de la défunte et flamboyante revue OVNI, Patrick Poulin, un grand ami qui a fait son doctorat en même temps que moi à l’UdM en littérature comparée, dépeint de savoureuse façon le concept de privatisation de l’existence tel qu’il s’exprime dans le moindre recoin de la culture pop.

La privatisation de l’existence pose que la vie sociale et ses possibilités ne sont que la somme de la contribution des individus statistiquement stables qui les composent. (…) À cette privatisation de l’existence correspond un humour spécifique, auquel les publicités et les comédies contemporaines recourent tout particulièrement. Ce type de comédie fonctionne par la publication honteuse des comportements secrets d’un individu : (…) c’est le technicien d’une compagnie de téléphone qui danse jusqu’à ce qu’il s’aperçoive qu’on l’observe ; c’est la dame n’osant pas avouer que l’eau que son amie lui sert goûte bizarre, et qui attend que celle-ci ait tourné le dos pour vider son verre à la dérobée, dans une plante verte. Le comique tient ici tout entier dans la honte de déborder les limites de l’individualité (…).

Vous montrez clairement comment la littérature est politique au-delà, ou peut-être même à l’opposé de ce qu’on a reconnu comme « littérature engagée ». Quelle place occupe le littéraire dans vos réflexions sur la résistance politique ?

C’est une question essentielle, sur laquelle je médite sans relâche. Je suis fasciné par la possibilité, chaque fois inédite, d’un point de contact entre style et forme de vie – la question de l’éthopoïétique. Prendre la mesure de cela veut dire qu’un livre puisse engendrer un peuple ; que des textes puissent changer des vies ; que le mot le plus silencieux puisse faire communauté. L’écriture est pour moi le lieu plutôt intime d’une mise à l’aventure à même le commun. J’aime l’idée qu’un texte, c’est un tissage de signes qui, à la différence du simple commentaire, est imprégné d’une décision, d’une orientation, d’un engagement.

Je ne sais pas exactement où ces considérations nous laissent en rapport à l’idée de résistance politique ; mais effectivement, je ne me reconnais guère dans l’idée de littérature engagée – je n’aime pas la prise en otage, la mise en gage du littéraire qui cerne cette conception. La littérature engagée est trop souvent la caution d’une absence au monde. Comme je le laisse voir dans Comment sauver le commun du communisme ?, un essai dont une version augmentée et remaniée sera publiée prochainement au Quartanier, dans la rupture entre Sartre et Merleau-Ponty, ma sympathie va pour ce dernier.

Vous rapportez ces très beaux mots de Deleuze, rappelant que Foucault était moins une personne qu’ « une émanation, un rayonnement. » Est-ce qu’on peut dire alors qu’une vie anonyme appelle à faire de soi un signal, davantage qu’un message ou un messager ? Ou peut-être un messager aux mains vides ?

Oh, mais c’est très beau aussi ce que vous écrivez ! Faire de soi un signal… à l’épreuve de la signification ? Ce qui me vient à l’esprit à cet instant, c’est la splendeur de cette grève étudiante, animée par de fort aimables « têtes brûlées » bien sincèrement prêtes à mettre le feu au monde pour qu’il ait plus d’éclat, comme dirait Debord.

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Sabrina Ratté. Autoportrait, 2012

Dans ses Thèses sur le concept de grève (2012), l’Institut de démobilisation émet une vigoureuse mise en garde contre le devenir-signe de la grève, entendu comme mise en spectacle qui la dévitalise et la déréalise. Car la grève qui se conçoit essentiellement comme moyen d’envoyer un « message fort » aux gouvernants se vide de fait de sa réalité. En cherchant à (se) communiquer efficacement, elle se détourne insensiblement de la production d’une intériorité commune ou d’une intimité incandescente – elle se détache de la puissance singulière de son avoir-lieu. « C’est aux corps mêmes que le devenir-signe de la grève s’en prend, nous disent les auteurs des Thèses ; sur eux qu’il fait passer son pouvoir irréalisant. Le message parti, on comprend que les corps n’ont été là, eux-mêmes, que comme signes, comme matériau pour la photographie. » En se faisant signe, la grève entre dans une autre temporalité que la sienne. Sa durée devient simple attente – elle perd son temps. C’est en ce sens que pour l’Institut de démobilisation, mais aussi pour le collectif de débrayage qui a écrit On s’en câlisse, ou encore le collectif Épopée auquel je participe et qui a réalisé le film Insurgence, la grève est toujours aussi une grève de la signification.

Sur quel sujet portent vos recherches présentes ?

Je m’amuse à un essai portant sur le féminisme occulte de Chiara Fumai, une performeuse italienne qui maîtrise à un degré insoupçonné l’art d’augmenter notre puissance d’agression. J’y développe l’hypothèse suivante : se faire occulte, c’est s’orienter objet. C’est apprendre à se faire appât pour les forces du dehors, et dans le jeu de prédation ainsi ouvert, recouvrer cette aptitude à la violence et au mal sans laquelle la volonté d’émancipation tourne à vide et invariablement déçoit. Autre manière de prendre à bras-le-corps ces « gestes obscurs » de partage et d’exclusion auxquels Foucault s’est puissamment attaché.


[1Il est disponible en ligne à l’adresse suivante :https://www.academia.edu/5484090/Que_taire_Ex-pression_de_soi_et_ethopoietique