27.10.2022

Entretien avec Zichuan Gan

Subjectivité et nation dans la science-fiction chinoise

Thomas Filteau
La notion de littérature, telle que tu la conçois dans ton mémoire, peut difficilement être définie à travers une opposition entre réalité et fiction. Au contraire, tu t’efforces à démontrer comment elle s’entremêle au réel, à la fois par ton observation d’une littérature qui agit comme observation critique d’une réalité, mais aussi par ton attention sur les conditions matérielles d’existence de cette littérature. Elle s’inscrit toujours dans un contexte politique qui la précède. J’aimerais qu’on tire tranquillement ce premier filon qui traverse ton mémoire. Pourrais-tu nous expliquer comment les fictions de Han Song et Xia Jia s’inscrivent dans une histoire plus générale et peut-être un peu houleuse de la science-fiction en Chine?
Zichuan Gan
La question générale qui guide presque toutes mes réflexions, c’est-à-dire pas seulement mon mémoire, mais mes réflexions sur la vie, sur le monde, etc., est celle que tu as mentionnée : une sorte de binarité entre réalité et littérature. Je propose dans mon mémoire de se demander ce que l’on présuppose quand on parle de réalité et de littérature. Il y a une autre question qui traverse mes trois chapitres : celle d’une distinction entre la réalité idéalisée, qui existe dans l’esprit, et la réalité telle qu’on peut la comprendre. Comment une chose matérielle peut-elle entrer dans l’esprit? Quel est le processus cognitif de cette transformation et quels sont ses enjeux? La science-fiction travaille sur la déconstruction de ces présupposés, ce qui se lie au développement de ce genre littéraire en Chine.

La science-fiction est d’abord introduite par les intellectuels de la dernière dynastie chinoise pour cultiver un esprit scientifique. Les intellectuels de l’époque croyaient que la science-fiction pouvait ébranler les croyances corrompues de la dynastie et construire une nouvelle compréhension du monde et de la société. Après la fondation de la République populaire de Chine, on observe une tentative similaire d’utiliser la science-fiction pour le développement scientifique du pays. Dans les années 1980, on qualifie désormais le genre littéraire [de la science-fiction] de «pollution spirituelle». Ce changement prend forme dans le contexte particulier de la transition de la Chine comme un pays totalement socialiste à un pays plus libéral. Dans les 20 dernières années, une vision plutôt positive prend forme, ce qui s’observe à travers un fort soutien étatique à l’égard de la science-fiction chinoise. Celle-ci n’est désormais plus attachée à la littérature jeunesse et à la popularisation scientifique, mais est considérée comme un genre littéraire plus «sérieux». Elle est aussi utilisée pour renforcer une identité nationale – le même usage que la science-fiction européenne du XIXe siècle. La science-fiction comporte une épée à deux tranchants : l’un qui construit et l’autre qui détruit.
Thomas
Je crois que tu as une certaine réticence à définir ce qu’est la science-fiction. L’action de définir, pour toi, semble souvent être critiqué comme étant une manière d’exclure. Tu discutes également du terme de «sinofuturisme» dans ton mémoire, que tu critiques comme reproduisant une vision très orientalisante, très monolithique de la science-fiction en Chine. Peux-tu nous parler un peu plus de ta relation au terme «sinofuturisme»?
Zichuan
Au départ, je croyais que le sinofuturisme avait le potentiel de renverser, de nous aider à imaginer un autre monde «décolonisé». Après avoir lu sur le sinofuturisme, je me suis rendu compte qu’il appartient à un discours orientialiste. Il y a deux problèmes : une position d’observateur et la segmentation du temps. Avec l’orientalisme, les Chinois sont barbares, ils appartiennent au passé. Dans la rhétorique du sinofuturisme, qui est une sorte de variation de l’orientalisme, le passé est remplacé par le futur. La Chine, elle, viendrait du futur. Bien que d’un premier abord ça semble anticolonial (puisque le futur est souvent lié à une vision positive), ce discours a tendance à ignorer les interactions réelles entre le passé, le présent et le futur. La Chine ne vient pas du futur, elle est bien dans le monde avec les autres pays, spatialement et temporellement. C’est l’aspect le plus problématique de cette rhétorique.
Thomas
On se retrouve encore avec cette même logique de l’épée dont tu parlais un peu plus tôt. Peut-être qu’on pourrait se pencher un peu plus en détail sur «Goodnight, Melancholy» de Xia Jia. Le texte met aussi en scène deux trames parallèles. D’une part, un personnage en proie à une mélancolie dépressive, qui évolue dans un espace qu’on peut identifier comme étant une Chine futuriste et qui débute un processus de soin à travers une communication avec un être robotique. Dans l’autre trame, Xia Jia s’intéresse à la figure, cette fois bien réelle, d’Alan Turing, l’inventeur de la fameuse expérience de l’Imitation Game1, qui portait sur la possibilité d’imitation de la communication humaine par des machines en utilisant un dispositif de communication écrite à l’aveugle. Dans la nouvelle, Xia Jia fait l’historique de cette expérience puis mentionne les discussions fictives entre Turing et une machine qu’elle nomme Christopher, en mémoire d’un amour de jeunesse du mathématicien. Comment est-ce que tu relies les deux trames dans la nouvelle de Xia Jia?
Zichuan
Il y a deux fils dans la nouvelle de Xia Jia: un fil qui raconte une société chinoise futuriste et un qui raconte l’histoire de Turing (une représentation du passé puisqu’il appartient à l’histoire). Ces deux fils, à mon avis, représentent deux temps: le futur et le présent. On revient à l’idée présentée au début de l’entretien : la réalité et la réalité qu’on peut comprendre, c’est-à-dire le passé et le passé que l’on comprend. Par exemple, à la fin de la nouvelle de Xia Jia, l’autrice le dit explicitement: il s’agit d’une réimagination de la vie de Turing qui provient d’une de ses biographies. Avec ces deux fils, elle suggère qu’il faut distinguer ces deux représentations du passé. Celui que l’on peut comprendre est toujours un passé filtré par un certain médium, comme celui de l’éducation. Notre compréhension est toujours mediated.

L’autre aspect important de la nouvelle, quoique plus «mineur», est l’imitation. Il y en a deux types : l’imitation humaine (les robots sont censés imiter l’intelligence humaine) et l’imitation d’une idéalisation du genre. L’imitation devient une bonne stratégie pour ceux qui n’arrivent pas à s’adapter à une certaine normativité problématique. La masculinité, la féminité ou la soi-disant essence masculiniste n’est qu’une illusion, un imaginaire qui ne peut pas être totalement pratiqué ou manifesté. L’imitation dans la nouvelle de Xia Jia contient une ironie, mais elle est aussi une contestation.
Thomas
Turing lui-même, dans son article qui conceptualisait le Imitation Game, partait de l’idée de l’imitation du genre et introduisait son test en nommant la possibilité d’une autre expérience de pensée où, plutôt que ce soit une imitation entre un robot et une personne humaine, que ça soit entre un homme et une femme. Dans les deux cas, entre distinction genrée et distinction humain/non-humain, on voit que le test de Turing dépasse le statut d’expérience qui sert à déterminer l’effectivité de la machine. Finalement, ce qu’elle dévoile, c’est peut-être davantage l’ineffectivité des identifications, leur caractère très fictif. Dans cette impossibilité de distinguer la communication humaine et machinique, l’idée qu’on peut avoir de ce qu’est être humain commence à s’essouffler.
Zichuan
Les quatre nouvelles analysées dans mon mémoire travaillent sur la question de l’humain : qu’est-ce que l’humain? À l’époque des Lumières, on pense que l’humain est un être rationnel. Maintenant, on voit que le robot peut prendre des décisions beaucoup plus «rationnelles» que l’humain, influencé par l’affect ou les émotions. Or, comment peut-on encore être humain? Bon, ça fait très Kant [rires], mais ces quatre nouvelles réfléchissent sur ces questions. Elles ne renforcent pas cette compréhension d’humanisme, mais ouvrent plutôt une nouvelle possibilité où il n’y a pas de réponse. Les auteurs proposent qu’il faille abandonner l’idée de trouver une réponse. Non seulement face à la question du genre, mais aussi de l’humanité. Par exemple, dans la nouvelle de Han Song,«unexpected beasts» sont aussi humains. Mais pourquoi c’est un unexpected? C’est unexpected dans la société humaine. L’humain est aussi une construction sociale. Pour être humain, il faut d’abord être reconnu, par la société, par un système qui est toujours immense comme celui que Kafka décrit. S’il n’y a pas de système, l’humain n’a pas de sens – c’est ce que la nouvelle d’Han Song suggère.
Thomas
Peut-être sur une note un peu plus personnelle, comment c’était pour toi de travailler une nouvelle chinoise qui apparaît dans ton mémoire en traduction anglaise? Qu’est-ce que te permettait ce genre de glissement entre les langues et dans la nouvelle de Han Song, que tu traduis par «Beauty Hunting Guide», n’ayant aucune traduction en anglais. Comment vois-tu cette posture de traducteur-chercheur?
Zichuan
Souvent on me demande : «Tu travailles la science-fiction chinoise. Pourquoi le fais-tu au Canada et non en Chine?». Ça relève, en fait, de beaucoup de problèmes. Je n’aurais pas de soutien, j’aurais même des problèmes si je le faisais en Chine. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai décidé de travailler et d’écrire en anglais. D’ailleurs, presque toutes les théories que je cite sont en anglais. Ensuite, la plupart des gens qui travaillent en science-fiction chinoise, en études du genre et en posthumanisme parlent en anglais. La traduction, franchement, n’est pas mon intérêt. Je traduis par nécessité.
Question du public
Que représente pour toi la nécessité de traduire? Est-ce que tu imagines un monde où il serait possible de parler de ce genre de problématiques en plusieurs langues, de les mixer, et de pouvoir atteindre une audience plus large en délaissant aussi les choses qu’on ne peut pas forcément comprendre?
Zichuan
Selon moi, la traduction ne peut pas être la même chose que le texte original. Elle est toujours une recréation, à mon avis. Mais on a toujours besoin de traduction, notamment pour atteindre un public plus large. Je sais qu’il y a un décalage entre le texte original et la traduction, mais on n’a pas de meilleure option. La traduction est toujours très limitée.
Public
Est-ce une imitation?
Zichuan
Plus ou moins, oui! C’est hors-sujet, mais comme je travaille sur la science-fiction chinoise et qu’il y a pas mal de gens qui s’intéressent à ça, je pense que, dans ce domaine, certains ont une compréhension orientaliste, c’est-à-dire qu’ils ne comprennent pas du tout le chinois mais se prétendent experts de la science-fiction chinoise. Je me demande toujours: comment une personne qui ne lit pas la langue peut vraiment comprendre tout ce que le texte représente? Il y a beaucoup de jeux de mots que je ne peux pas traduire dans la nouvelle de Han Song, alors j’ajoute beaucoup de notes de bas de page. Si quelqu’un lit la traduction publiée par une maison d’édition, une organisation commerciale, comment comprendre tout ça? La traduction est toujours très problématique, malheureusement. Par exemple, avec la langue chinoise, on peut même travailler sur la typographie des caractères. C’est intraduisible, impossible de reproduire ça avec un alphabet.
Thomas
Il y a quelque chose qui se joue dans la toute dernière phrase de ton mémoire que je trouve très drôle, où je lisais une certaine pointe d’ironie: «The speculative characteristic of Han Song and Xia Jia’s science fiction writings reminds us that the distance between what we understand as reality and fiction is much smaller than we might think. This is why storytelling is important. I do not try to convey a nihilistic view here; what I want to demonstrate is that any kind of “reality,” “truth” or “objective” concept needs to be historically situated and critically comprehended. The works of Han Song and Xia Jia discussed in this thesis help us and urge us to reconceptualize ourselves and reconstruct the intellectual framework to know the world – in other words, we must look at heavens, beneath which all of us live as “Humans,” with humility and reverence». Peux-tu nous éclairer un peu sur cette ironie finale, et peut-être plus précisément sur l’appel à cet autre regard, qui observe les cieux ?
Zichuan
C’est une ironie, mais ça renvoie aussi à une idée que j’ai développée dans mon mémoire. La science-fiction parfois agit comme une religion ou une idéologie parce qu’elle construit une vision du monde. J’ai choisi le mot «heavens» intentionnellement. Au début, je voulais écrire «univers», mais ça appartient à un registre très traditionnel de la science-fiction qui se réfère à l’exploration de l’espace. Ce n’est pas forcément ce dont je discute dans le mémoire, alors j’ai changé le mot. L’ironie découle d’une opinion très personnelle. Il y a certaines tendances où on pense l’humain supérieur, qui peut conquérir la nature et l’univers, mais l’humain est un être qui comporte beaucoup de limites. Je voulais, au final, me moquer d’une tendance anthropocentrique et arrogante.

  1. 1Dans le jeu de l’imitation, une personne communique avec deux parties, une machine et une personne, qui sont derrière un mur ou dans une autre pièce. À travers les réponses, on essaie de distinguer qui est qui. Si l’on échoue, on peut considérer que le test est réussi.