Entretien avec Walter Moser

Le statut de la littérature comparée à l’Université de Montréal. 1969 – 1989 – 1995 – 2015 : montagnes russes

Louis-Thomas Leguerrier
À quel moment le programme de littérature comparée de l’Université de Montréal est-il devenu un département de littérature comparée ?
Walter Moser
Ce changement de statut et de structure a eu lieu en 1989, après une longue période d’incertitude sur l’avenir de la littérature comparée comme discipline académique à l’Université de Montréal.
Louis-Thomas

Pourquoi créer un département ?

Walter
La littérature comparée existe depuis 1969 à l’Université de Montréal, quand un programme de littérature comparée a été créé à partir du Département d’études anglaises. Un programme facultaire était alors une structure assez « molle » qui regroupait des ressources professorales autour d’un noyau thématique, géographique ou disciplinaire, avec un minimum de soutien de fonctionnement. Le hic d’une telle structure est le fait que tous les professeurs y œuvrant sont engagés dans des départements voisins et détachés à ce programme, pour une période allant normalement de trois ans en trois ans, pour une partie déterminée de leur charge. Cela veut dire que, d’une part, les carrières professorales (en particulier engagements et promotions) se jouaient dans le département d’attache des professeurs, ce qui ne permettait pas, du moins dans le cas de la littérature comparée, un développement disciplinaire propre. D’autre part, il est évident qu’une telle structure est très précaire, dans la mesure où elle peut être abolie à court terme sans trop de heurts institutionnels, les professeurs pouvant être retournés à leurs départements d’attache.

En 1974, quand j’ai rejoint l’équipe de littérature comparée de l’Université de Montréal, j’ai été engagé au Département d’études anciennes et modernes, pour y œuvrer dans la section d’études allemandes, avec détachement à demi-temps au programme de littérature comparée. Si ma mémoire est bonne, nous étions alors cinq comparatistes, attachés à 3 départements différents, totalisant l’équivalent de 2 postes et demi. En termes de programmes d’études, la littérature comparée, ne fonctionnait alors qu’aux niveaux des 2e et 3e cycles.

Il se développa alors une relation paradoxale entre le statut précaire de ce programme et son profil très fort : la littérature comparée à l’Université de Montréal avait un pouvoir d’attraction très fort pour les candidats aux études supérieures, tant au Québec qu’à l’étranger, il présentait un taux de diplomation enviable, son rayonnement externe était des plus actifs et la production de recherche de ses membres très soutenue et internationalement reconnue. Ce programme était devenu un lieu socio-intellectuel reconnu comme un incubateur d’idées à Montréal. Et, en rapport avec les deux autres grandes unités de littérature comparée au Canada (le programme de littérature comparée de l’Université de Toronto, et le Département de littérature comparée de l’Université de l’Alberta à Edmonton), il s’est donné une réputation spécifique : philologiquement solide en plusieurs langues, mais davantage orientée vers la théorie et vers l’ouverture interdisciplinaire.

Comme responsable du programme de littérature comparée, de 1981 à 1984, je me suis trouvé dans la situation de devoir me battre en permanence, non seulement pour le maintien d’un effectif professoral suffisant pour le nombre d’étudiants inscrits, mais carrément pour l’existence et la survie de ce programme. Il faut dire que, systémiquement, la discipline de la littérature comparée est perçue comme un concurrent dans la géographie institutionnelle, surtout si elle risque de faire de l’ombre à ses voisins, et que, lors de coupures et de rationalisations, la tentation administrative était grande à commencer par une structure « molle ».

D’où le projet de nous battre pour obtenir un statut institutionnel plus solide, celui de département. À mes yeux, nous avions de bons arguments : contre vents et marées, nous avions institutionnellement, pédagogiquement et académiquement plus que fait nos preuves ; en sciences humaines nous avions activement contribué au rayonnement de l’Université de Montréal ; et la discipline que nous avions si bien développée et illustrée méritait bien le statut disciplinaire qui est celui d’un département. Contre l’abolition du programme, qui nous menaçait avec intermittence, nous avions un argument – sinon un moyen de pression – fort qui consistait à exiger une évaluation de la performance de notre petite unité.

Un véritable kairos est intervenu, je ne sais plus en quelle année exactement, avec un changement à la direction de la Faculté des Arts et des Sciences. Cette direction n’a pas seulement reconnu l’excellence du programme de littérature comparée, mais a compris qu’il valait institutionnellement la peine d’y investir en créant un département de littérature comparée.

Voici quelques particularités de ce département : l’effectif fut porté, si ma mémoire est bonne, à treize plein temps, y compris l’engagement de deux de nos propres finissants (question de contrer le préjugé selon lequel les comparatistes seraient tous des métèques) ; la parité entre hommes et femmes dans le corps professoral ; une grande ouverture sur une pluralité de langues (anglais, français, allemand, italien, espagnol, polonais, russe) ; un dépassement de la tradition eurocentrique de la discipline par une ouverture vers les langues et aires culturelles chinoise, japonaise, arabe ; le fonctionnement paritaire étudiants-professeurs dans la mesure de ce qui est institutionnellement possible ; de multiples pratiques d’échanges (professeurs invités, échanges d’étudiants) ; au-delà d’un solide ancrage dans un accès polyglotte au plus grand nombre de textes, des initiatives interdisciplinaires (séminaires collectifs de recherche, séminaires pluridisciplinaires) ; d’intenses activités de recherche sur les axes interculturel, interdiscursif, intermédial.
Louis-Thomas

En quoi consistait le projet de fusion que l’administration a tenté d’imposer en 1995 ?

Walter

Vers 1995, dans les cycles développement-coupures, arrive une nouvelle direction de la Faculté et un nouveau moment de compressions et coupures. Peu d’années après la création du département, pour les comparatistes, ce fut une douche froide. Il s’agissait davantage d’une menace que d’un projet concret. Car, invitée à une assemblée départementale, la doyenne ne pouvait – ou ne voulait ? – pas vraiment nous expliciter la logique de rationalisation qu’elle poursuivait.

Louis-Thomas

Quelles ont été les actions entreprises par la communauté universitaire pour résister à ce projet ?

Walter

Je ne me souviens pas qu’il y ait eu des actions entreprises par « la communauté universitaire ». Il ne faut pas oublier que la littérature comparée est souvent une mal-aimée si elle lève la tête trop haut, et qu’elle ne peut pas compter sur beaucoup de solidarité dans son voisinage universitaire. Aussi, en situation de compressions et coupures quand les ressources se font rares, chaque unité essaie de tirer le drap de son côté.

Louis-Thomas

Comment perceviez-vous les rapports entre les étudiants, les étudiantes et le personnel enseignant pendant la lutte ?

Walter

Excellents. Les étudiants et étudiantes étaient très motivés par ce que le département leur offrait en termes d’enseignement, de participation à la recherche et de climat intellectuel général. En plus, ils étaient maximalement intégrés par des comités paritaires dans les processus de décision du département. Finalement, dans ce petit département avec un climat humain très positif, tout le monde s’entendait pour défendre les acquis récents.

Louis-Thomas

Quels ont été les principaux arguments mobilisés pour défendre le projet de fusion ?

Walter
Rationalisation. Réduction des dépenses. À part ces contraintes que faisait valoir la doyenne, il n’y avait pas vraiment d’argument en faveur d’une fusion des départements de langues et littératures non-francophones.

Il y avait peut-être une motivation externe : nous avons appris plus tard que la doyenne était en contact avec la doyenne de la Faculté des Arts de l’Université d’Alberta à Edmonton, qui, elle, a effectué une telle fusion. Cette fusion s’est d’ailleurs soldée par un désastre, et une dé-fusion et restructuration des départements en question s’ensuivit.
Louis-Thomas

Quels ont été les principaux arguments mobilisés pour critiquer le projet de fusion ?

Walter
Comme je viens de le dire, il n’y a pas vraiment eu un échange d’arguments. Il y a eu, selon mon souvenir, menace, pas vraiment de projet élaboré, demande d’explications de notre part, refus d’explications de la part de la doyenne, puis, assez abruptement et sans explications, abandon du « projet ». Il y a quand même eu une rationalisation administrative, dans la mesure où désormais un seul poste d’ « adjoint au directeur » devait desservir les trois départements en question.
Louis-Thomas

La grève a-t-elle été envisagée ?

Walter

D’abord, et c’est là mon opinion personnelle, ce qu’on appelle « une grève » est difficile à transposer de son lieu socio-économique propre (lutte des employés contre leurs employeurs) et ne se transpose au domaine académique qu’avec des distorsions, à moins qu’il s’agisse d’une grève des employés (y compris les professeurs) contre l’Université comme employeur. Nous étions loin d’envisager une grève, d’ailleurs, étant donné la position systémiquement faible de la discipline qu’est la littérature comparée, nous n’aurions pas pu compter sur une relation de force en notre faveur.

Louis-Thomas

Quel genre de rapports les autres départements touchés par le projet de fusion ont-ils entretenus avec le département de Littérature comparée dans cette affaire ?

Walter
Si mon souvenir est bon, tous les départements concernés étaient opposés à leur fusion en un seul. Mais il n’y a pas eu d’actions conjointes, ni de déclarations de solidarité. Entre autres choses, parce que tout s’est passé assez vite entre le lancement du projet et son abandon.
Louis-Thomas

Qu’est-ce qui, selon vous, a été le plus déterminant pour l’abandon du projet ?

Walter

Sincèrement, je ne le sais pas. L’administration de la Faculté était pour nous comme une boîte noire, il n’y a pas eu de consultations avant le lancement du projet, et nos demandes d’explications ont été reçues comme agressives. Notre position à l’égard de la Faculté se résumerait peut-être par le slogan anglais « never change a winning horse ! », car le département de littérature comparée, créée en 1989, avait atteint, en 1995, une excellente vitesse de croisière, et la Faculté pouvait en être fière. Le bon sens de ce slogan a peut-être eu un certain poids.