Entretien avec Tonglin Lu

Post-Scriptum.ORG
Qu’est-ce qui vous a poussée à faire des études supérieures à l’université ?
Tonglin Lu
C’est une sorte de réaction contre la révolution culturelle. Il n’y avait alors aucun système scolaire et c’était impossible de faire des études, et ça me donnait une envie très forte de les poursuivre. J’étais surtout intéressée aux sciences, car les humanités étaient des sujets dangereux à cause de la politique.

Il n’y avait pas de système universitaire jusqu’en 1972, mais à ce moment-là, on a recommencé à recruter des élèves dans les universités après six ans de cessation. On recrutait d’une façon très bizarre. On choisissait des jeunes gens (des ouvriers, des paysans ou des soldats qui travaillaient bien dans les champs, dans l’usine ou dans l’armée) et c’était eux qui élisaient les candidats à l’université. Une fois à l’université, les étudiants devaient supposément éduquer les professeurs qui étaient trop bourgeois. En 1973, on a instauré un examen, car on s’est dit qu’on ne pouvait pas avoir des étudiants qui ne savaient rien, c’était trop difficile de les éduquer. On a donné un examen national très élémentaire sur les sciences physiques, la chimie, les mathématiques et le chinois. J’ai passé cet examen, j’étais la première dans la région. Mais je n’ai pas été admise, parce que quelqu’un a écrit une lettre au journal disant que ceux qui réussissaient bien à l’examen étaient des gens qui voulaient partir de la campagne – mais personne ne voulait rester à la campagne ! C’est la raison pour laquelle j’ai été rejetée. L’année suivante, en 1974, des professeurs ont été envoyés pour recruter d’autres élèves. Celui envoyé dans ma région était un professeur de l’Institut des langues étrangères qui m’a persuadée d’aller à son école. Il y avait deux choix : l’anglais et le français, et comme j’aimais toujours la littérature française, et de plus il y avait tellement de gens en Chine qui étudiaient l’anglais, j’ai commencé à étudier le français. À l’université, c’était un peu ridicule. La façon de nous enseigner n’aboutissait à rien. On n’apprenait rien. Les textes étaient tellement politisés que nos instructeurs français de la France n’arrivaient même pas à comprendre, bien qu’ils en soient responsables pour la révision finale. Si je parlais ce genre de français, je n’arriverais pas à me faire comprendre. Les textes étaient écrits par des profs chinois, littéralement traduits de slogans chinois. C’était vraiment un gaspillage de temps. Je ne suivais pas ces textes, mais tout simplement j’ai commencé à lire les romans en langue originale même pendant les cours. C’est comme ça que j’ai appris le français. En même temps, nous, les étudiants, si on étudiait bien, on était critiqués, car on n’était pas assez « rouge »… C’était une vie universitaire unique : des études supérieures où on ne doit pas apprendre.
PS
Quelles sont vos quêtes, vos obsessions, en recherche ?
Tonglin Lu
Ce qui m’a choquée, c’est de voir combien la littérature non occidentale restait inconnue en Occident. Chez nous, la littérature occidentale était plus connue que la littérature chinoise. J’avais plus de connaissance sur la littérature occidentale que sur la littérature chinoise. Dans ma dernière année d’université en Chine, j’ai rencontré un prof de la langue française, qui avait fait son doctorat en France dans les années 50. Il m’a dit : si vous connaissez mieux la littérature occidentale que votre propre littérature, ce sera une blague. Les gens vont se moquer de vous. Il m’a forcée à traduire des trucs de littérature et d’histoire classique en français, pendant un an, c’est en partie pour ça que j’ai eu un peu plus de formation dans la tradition culturelle chinoise que la plupart de ma génération.

Dans tous mes cours à l’Université de Montréal, mes profs me posaient des questions sur la Chine. C’était ridicule parce que je n’avais jamais eu de formation sérieuse sur la littérature chinoise. Mais je parlais, et les profs disaient toujours : c’est très intéressant, c’est très passionnant. À l’inverse, si ç’avait été dans un département de littérature de langues moderne en Chine, ce n’aurait pas été imaginable de voir quelqu’un qui n’a même pas de formation systématique devenir soi-disant une figure autoritaire sur cette culture. Je me sentais un peu coupable, comme un charlatan ou quelque chose comme ça. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai décidé de partir pour les États-Unis, où il y avait une tradition sinologique, où la littérature et la culture chinoises étaient étudiées de façon sérieuse.
PS

Quel sens voyez-vous aux études littéraires aujourd’hui ?

Tonglin Lu
Ma passion a toujours été pour la littérature. C’est la raison pour laquelle je séchais mes cours à l’école élémentaire : pour lire des romans. Pendant la révolution culturelle, je lisais des romans toute la nuit, sans dormir, parce que mes parents étaient en prison, ils n’étaient pas là pour me surveiller. Chaque semaine, j’en passais un gros sac, surtout des romans traduits.

Ce qui me dérange un peu dans les études littéraires (je ne suis pas familière avec le système ici, mais aux États-Unis) c’est qu’on est trop étroitement concentré sur des sujets. C’est compréhensible, puisque la compétition est acharnée. On doit réussir. Mais le problème, c’est qu’étudier la culture, l’art, la littérature, ce n’est pas pour devenir technicien ou technicienne. Si on se concentre sur des sujets tellement minuscules, à quoi ça sert ? Je pense que c’est trop professionnel (dans un sens utilitaire).
PS
Quel est le rapport doit-il y avoir entre les professeurs et les étudiants ?
Tonglin Lu

Dans un sens, entre les étudiants et les professeurs, ce n’est pas à sens unique. C’est toujours une éducation mutuelle. Le professeur ne peut pas imposer des choses. Mais un bon prof, ou une bonne prof, doit être capable de trouver ce qui tient à cœur aux étudiants, aider à trouver des sujets qui suscitent vraiment une curiosité intellectuelle et personnelle. Je ne crois pas à la mode intellectuelle, où on se dit : c’est un sujet très populaire et ça va devenir « marketable ». Je ne pense pas qu’on puisse séparer la vie intellectuelle de la vie personnelle.

PS
Quelles seraient vos attentes face aux étudiants ?
Tonglin Lu

Je veux qu’ils éprouvent de la joie dans le travail. Ce n’est pas seulement de la souffrance, ou tout simplement pour se débrouiller. Mais en même temps, ce plaisir est aussi pratique. Je pense qu’on n’a pas le choix d’exceller dans notre profession. Ce n’est pas comme dans la profession de banquier, où on peut être médiocre et encore trouver un travail On doit exceller pour trouver un travail. Mais ce n’est pas par la souffrance qu’on peut exceller.

PS
Est-ce qu’un prof d’université a un rôle à jouer dans le monde ? Est-ce que le prof d’université est un intellectuel, et est-ce que l’intellectuel a un rôle à jouer dans le monde ? Quelle est votre réflexion à ce propos ?
Tonglin Lu
Je pense que le prof doit être un intellectuel. C’est un peu regrettable, car on est tellement institutionnalisé, c’est devenu une carrière comme les autres. Mais je pense que les profs doivent réfléchir sur des problèmes dans la culture politique et idéologique. En même temps, surtout à cause de mes expériences aux États-Unis, j’ai trouvé qu’il y a beaucoup de contraintes. D’un côté, on doit réussir professionnellement, et il y a beaucoup de responsabilités ; mais d’un autre côté, surtout maintenant aux États-Unis, politiquement, c’est devenu très, comment dirais-je, très limité.

Par exemple, pendant la guerre en Irak, peu de profs avaient le courage de toucher ce sujet dans leurs cours, de peur d’offenser la sensibilité patriotique des élèves américains, bien que la plupart de ces profs soient en désaccord avec la politique de Bush. Selon moi, on ne pouvait pas éviter ce sujet, si on enseignait un aspect de la culture mondiale contemporaine dont la culture politique faisait partie. Pourtant, la plupart de mes collègues se taisaient. Cela me rappelait quelque peu la situation en Chine pendant la Révolution Culturelle. Tout le monde se taisait par autocensure. Sans cette autocensure collective, la censure officielle n’aurait pu avoir des effets aussi puissants. Ce qui était pire, c’est que la plupart des Chinois à cette période participaient à la frénésie collective avec zèle pour « être semblable aux autres » (comme le héros fasciste du film de Bertolucci, Le Conformiste).

Ce qui est triste dans le cas de mes collègues aux États-Unis, c’est que leur peur était encore moins fondée. D’après mes expériences personnelles, les étudiants ne nous dénonceront pas aux autorités parce qu’ils ne sont pas d’accord avec nos positions politiques, pourvu que nous jugions leurs travaux selon les critères académiques et non pas selon notre conviction. De plus, même si quelqu’un se plaignait, beaucoup de ces profs avaient déjà leur permanence. Qu’est-ce qu’il y a donc à perdre ? Si une prof n’ose même pas enseigner selon sa conviction, comment pourrait-elle bien mener une discussion en classe, sans même mentionner le rôle critique d’une intellectuelle ? Quand tout le monde s’autocensure à cause de la pression collective, politique ou idéologique, on peut dire que les intellectuels sont invisibles, sinon inexistants, puisque leur rôle consiste à problématiser les autorités et les conventions. Ce rôle critique est éthique dans un sens kantien, c’est-à-dire persister dans sa conviction sans tenir compte ni de la perte ni du gain pratiques. Ce n’est donc pas par la compétition de la popularité qu’on joue ce rôle intellectuel parce que souvent on doit aller à contre-courant. Malheureusement, la réussite professionnelle nous importe souvent plus que nos convictions éthiques, ainsi les carrières des profs universitaires, y compris nous qui sommes dans les sciences humaines, ressemblent plutôt à un métier comme les autres, un métier qui nous permet de gagner notre vie, malgré notre double fonction éthique, comme pédagogues et comme intellectuels. Personnellement, je trouve qu’on doit être toujours intéressé au monde qui nous entoure et poser des questions (même si on ne trouve pas de réponses pour le moment).
PS
Mais où serait le point d’insertion de l’intellectuel dans le monde ? Aujourd’hui, ce qu’on voit beaucoup, c’est que les intellectuels en politique, économie, relations internationales, sont utilisés comme experts sur des dossiers d’actualité. Comment un intellectuel en littérature, ou un autre qui ne voudrait pas jouer ce rôle d’expert à coup de cinq minutes, s’insère dans le débat ?
Tonglin Lu
Je pense précisément que l’intervention ne doit pas nécessairement être directe. Et surtout, je pense qu’on a besoin des études et des réflexions sur l’interrelation entre la politique, la culture, l’idéologie et l’économie. Je m’intéresse beaucoup au marxisme, dans un sens traditionnel car je veux voir les relations entre tout et c’est pour ça que je pense que la littérature comparée est un bon endroit, car ça me permet de faire des liens. Il n’y a pas de monde confiné, isolé, qui serait la littérature ou la culture ou l’idéologie ou la philosophie. Il y a beaucoup d’interrelations. Ce n’est pas la littérature ou le cinéma tout simplement qui m’intéresse. C’est qu’à travers ces œuvres, je peux toujours comprendre plus ce qui nous entoure.

Je le répète, ce n’est pas par la compétition de la popularité qu’on joue un rôle intellectuel. Par exemple, Spivak n’est pas facile à lire et je n’imagine pas que ses livres figurent dans la liste des best-sellers du New York Times. Mais chaque fois que je lis un article ou un livre d’elle, cela m’inspire des idées fraîches. Si ses œuvres peuvent modifier ma perspective et m’aider à comprendre mieux le monde d’alentour, je crois qu’elles ont des effets semblables sur d’autres lecteurs. Ce qui nous importe, c’est si nos écrits ont des messages importants à passer, et si ces messages parviennent à toucher notre public, quel que soit leur nombre, au lieu d’écrire sans conviction personnelle, sans rien dire.

Comme comparatistes, ce qu’on peut faire, premièrement, c’est essayer de changer graduellement la culture de notre discipline. Même si cela ne porte pas atteinte directement à la politique au niveau pratique, cela va contribuer à changer peu à peu la culture politique et sociale en général. Bien sûr, il y a toujours une dimension utopique dans nos efforts. Comme Lu Xun, un écrivain chinois du dernier siècle, a expliqué : « L’espoir, c’est comme le chemin. Originellement, il n’y avait aucun chemin dans ce monde. Cependant, beaucoup de gens ont passé par le même endroit, il s’est ainsi formé un chemin. »

D’un côté, la littérature comparée s’est développée en se centrant sur les études européennes à l’aide des intellectuels européens en exil pendant la Deuxième Guerre Mondiale, tels qu’Auerbach et Wellek. Malgré son ouverture graduelle (intolérablement lente) à des cultures non occidentales, l’eurocentrisme reste encore au cœur de notre discipline. De l’autre, les études régionales (area studies), enfantées par la guerre froide, s’isolent souvent dans leurs mondes séparés. Récemment a commencé un mariage précaire et inconfortable (ou plutôt une aventure) entre ces deux disciplines. D’où la naissance des études culturelles. La littérature comparée garde souvent secrètement ou pas si secrètement un mépris royal pour les cultures non occidentales, surtout s’il s’agit des cultures modernes (un héritage de sa propre tradition et aussi de la tradition orientaliste). Comme Saïd l’a brillamment expliqué, aux yeux des orientalistes ou impérialistes culturels, il n’y a qu’une modernité, celle de l’Occident. Cette tradition orientaliste est encore plus profondément enracinée dans les études régionales. Les régions situées en dehors de l’Occident peuvent avoir des traditions parfois même glorieuses, mais leurs produits culturels modernes ne peuvent rester que comme exemples politiques et idéologiques, puisqu’ils ne méritent pas d’être étudiés eux-mêmes comme objets esthétiques indépendants. Maintenant, avec l’émergence des études culturelles, cette attitude a changé. Malheureusement, des spécialistes des études culturelles ont souvent perdu la sensibilité et la proximité que ceux des études régionales maintiennent avec des textes des langues originales, comme si la rigueur théorique et la proximité du texte s’excluaient mutuellement.

Comment pouvons-nous agir dans le milieu de toutes ces confusions ? Ici, j’aimerais suivre l’exemple de Spivak. Comme elle l’a proposé et pratiqué dans son livre récent,The Death of a Discipline, on doit construire des ponts interdisciplinaires et interculturels en transformant la tradition de notre discipline : soit, lire des textes soigneusement et théoriquement sans s’accommoder de la hiérarchie entre les textes culturels occidentaux et non occidentaux, ou entre des textes centraux et périphériques. Si on réussit petit à petit à construire ce pont à l’intérieur de notre discipline, tôt ou tard, ce pont pourrait s’étendre dans d’autres domaines. J’espère qu’à travers ce genre de pont la compréhension interculturelle et interdisciplinaire va graduellement se généraliser et s’approfondir.

Deuxièmement, on doit faire des liens avec des mouvements politiques dans la société. Comment ? À vrai dire, je n’ai pas une réponse définitive. Mais c’est ce que je vais essayer de faire dans mon séminaire sur la mondialisation. Je m’intéresse à la mondialisation non pas pour tracer un chemin historique, ou bien à travers la route de Yam, ou bien à travers la route de soie, ou bien même à travers le chemin des pirates ou des colonisateurs impériaux ; mais en tant que phénomène économique, qui influence la production culturelle de nos jours à travers les courants des capitaux mondiaux. C’est ainsi que le marxisme m’est devenu pertinent. En même temps j’espère aussi qu’à travers l’analyse de la mondialisation, on puisse comprendre davantage certains mouvements politiques actuels, sinon établir des liens directs avec eux, tels que les mouvements de l’écologie et de l’antimondialisation.
PS
Quels sont les penseurs qui vous ont le plus influencée ?
Tonglin Lu
J’aime beaucoup Žižek, parce qu’il est venu d’un pays qui a vécu le communisme. C’est pour ça qu’il peut voir l’absurdité dans le régime de l’ancien communisme ; et aussi parce qu’il est marxiste. Ça ne veut pas dire que je suis entièrement d’accord avec lui ; de plus, il est un peu radoteur, il se répète beaucoup. Ce que j’aime chez lui, c’est qu’il questionne et problématise tout, mais sans avoir perdu une sorte de position éthique. Je n’aime pas, par exemple, les déconstructionnistes, dans le sens où cela est devenu une sorte de mauvais infini, au sens de Mallarmé, bien que mon initiation à la théorie ait commencé avec Derrida, de Man… comme la plupart des comparatistes de ma génération. Ce qui distingue Žižek de beaucoup d’autres théoriciens, c’est qu’il n’hésite pas à choisir une position éthique dont il prend la responsabilité individuelle. Même si je peux parfois être en désaccord avec sa position, je respecte son attitude éthique. J’aime aussi son sens de l’humour. Je n’aime pas voir tout avec un sérieux pompeux, je ne supporte pas les intellectuels pompeux.
PS
Comment voyez-vous les sinologues chinois par rapport aux sinologues occidentaux ? Quelle est la différence de perspectives qu’ils ont face à la Chine et à l’Orient en général ?
Tonglin Lu

Je pense qu’il y a beaucoup d’orientalisme chez les sinologues ici pour la bonne raison que c’est un monde très confiné. Je pense que la différence est qu’en Chine, les sinologues font des travaux de philologie, tandis qu’ici les sinologues ont un besoin très urgent de se justifier pour étudier une culture qui est soi-disant secondaire. Saïd avait raison de dire que la culture moderne, non occidentale, n’existe pas. Par exemple, quand j’étais à Princeton, il n’y avait aucun prof qui enseignait la littérature chinoise moderne pendant une dizaine d’année. Cela est arrivé à Harvard et à Yale. La description de Saïd pouvait être appliquée à maints égards à la sinologie. On voulait toujours trouver des valeurs authentiques et exclusives à la tradition chinoise. Ces valeurs étaient tellement différentes de celles des autres cultures que personne ne pouvait comprendre à part ces spécialistes qui en ont inventé. Moi-même, j’ai souvent des difficultés à saisir de quoi ils ont parlé. Je trouve cela regrettable. Parce que si les gens de ma génération, isolés du reste du monde, n’ont pas eu de difficulté à comprendre et même à s’identifier facilement avec la littérature occidentale, pourquoi l’inverse ne serait-il pas possible ? Dans ce sens-là, ce genre d’études cherche inconsciemment à renfermer la littérature chinoise, en mettant l’accent sur le caractère mystérieux et incompréhensible, comme si cette incompréhension était la seule façon de faire valoir la tradition chinoise, tout en la préservant dans un musée. Mais la tradition chinoise reste encore vivante à travers des évolutions et des transformations. Comme toutes les autres traditions dans le monde, elle fait partie de la modernité chinoise. Les œuvres critiques les plus reconnues aux États-Unis dans la littérature traditionnelle étaient des œuvres portant sur des recherches qui trouvaient des éléments mystérieux, comme le taoïsme, etc., qui mystifiaient les romans au lieu de les rendre plus accessibles. On voulait rendre la littérature chinoise traditionnelle plus élitiste, plus compliquée de sorte que les non-spécialistes n’arrivent pas à comprendre et je pense que c’est regrettable.

PS
Quels sont les sujets qui vous accrochent le plus ?
Tonglin Lu
Je m’intéresse particulièrement aux effets de la mondialisation en Chine ; je veux les voir à travers les films indépendants produits en Chine Populaire. Certains d’entre eux restent clandestins (ce n’est pas politique, mais ils portent sur les effets négatifs de la mondialisation en Chine, alors que la Chine est considérée comme un exemple de succès de la mondialisation). Elle a attiré tellement de richesse et d’investisseurs internationaux que cela a instauré une vision très positive du progrès économique de la Chine à cause de la mondialisation. Les films m’intéressent particulièrement parce qu’ils traitent de sujets quotidiens des Chinois ordinaires. Le succès économique de la Chine est basé sur le bon marché de la main-d’œuvre. Ça a naturellement créé une sorte de différence, de décalage entre les riches et les pauvres. Il y a très peu de riches et il y a beaucoup de pauvres. Mais comme les firmes multinationales, investisseurs principaux dans le marché chinois, le gouvernement communiste avait intérêt à amplifier le succès de la mondialisation.

Le cas de la Chine est très intéressant puisqu’elle a tellement changé à cause de la mondialisation. À tel point que chaque fois que je retourne en Chine, c’est un pays un peu neuf pour moi. C’est pour ça que je veux étudier les films contemporains qui traitent des effets de la mondialisation en Chine. De plus, c’est très intéressant puisque ces films sont souvent subventionnés par des sociétés multinationales. Je dois d’abord clarifier l’expression « film indépendant », dans le sens qu’il est indépendant de la subvention du système des studios d’État, auparavant la seule source de financement des films chinois. Des firmes multinationales contribuent à leur financement comme investisseurs autonomes, parce qu’elles croient souvent que, une fois censurés par le gouvernement, ces films doivent jouer des rôles dissidents. Mais elles oublient que souvent ces firmes travaillent de connivence avec le gouvernement pour tirer davantage de profits. Ainsi, elles font partie de la culture dominante, sinon étatique, de la Chine. Ainsi, à leur insu, elles font l’objet de la critique souvent indirecte, formulée dans ces films. Ensuite, ce qui est plus important pour ces firmes, c’est qu’il y ait un marché mondial pour le cinéma chinois depuis la fin des années 1980. Si limité soit ce marché, comme le budget d’un film chinois reste très bas à cause des coûts de la main-d’œuvre, ces firmes s’attendent à profiter de leurs investissements dans ce domaine. En réalité, elles en sont rarement déçues. Dans ce sens-là, leurs investissements dans les films chinois ne diffèrent pas considérablement de ceux dans l’industrie de la chaussure ou du jouet fabriqués en Chine, bien que beaucoup de cinéastes chinois apprennent à retourner la table à leurs investisseurs. Ironiquement, ces critiques de la mondialisation sont produits de la mondialisation. Ils ont bénéficié de la mondialisation, sinon il n’y aurait pas de films indépendants en Chine.
PS

Mais alors, ils ne restent pas clandestins ; s’ils sont subventionnés par des multinationales, ils doivent être mis sur le marché ?

Tonglin Lu

Ils sont mis sur le marché en dehors de la Chine. Ces films ne peuvent pas être montrés dans les salles en Chine, mais ils circulent dans la vente clandestine, dans les boutiques semi-officielles. Et parce qu’ils sont censurés, ils sont très populaires, surtout parmi les jeunes.

PS
Pourquoi les films maintenant plutôt que les livres, avec lesquels ont commencé vos études ?
Tonglin Lu

D’abord, je ne crois pas que nous devons nous limiter à un seul domaine de la littérature comparée traditionnelle, le texte littéraire. Puis, j’étais très impressionnée par un certain genre du cinéma chinois après la révolution culturelle. Pendant la révolution culturelle, la production cinématographique en Chine était presque inexistante et les rares films produits à cette époque étaient d’une très mauvaise qualité. C’est seulement après 1978 qu’on a recommencé à recruter des élèves pour l’académie du cinéma en Chine. C’était de gens de ma génération. La plupart étaient des autodidactes, ils avaient été dans l’armée ou à la campagne, et ils avaient une grande soif d’apprendre. Une fois entrés à l’académie du cinéma, comme les professeurs ne savaient pas comment enseigner, ils étaient très libres. La seule façon d’apprendre, c’était de regarder des films du monde entier. Ils étaient très intrigués par les films d’art et surtout les films du néoréalisme italien et de la nouvelle vague française. Ils s’identifiaient à ces cinéastes parce que la Chine avait connu une période très bouleversée, un bouleversement comme la guerre. C’est pour ça qu’ils voulaient chercher un langage tout à fait neuf. Ce n’était pas des œuvres très mûres, mais elles étaient très excitantes. À ce moment-là, la censure était nulle puisque la Chine venait de s’ouvrir au monde extérieur. Après le massacre de Tiananmen toute cette effervescence s’est arrêtée.

PS

Vous avez travaillé sur le féminisme. D’après vous, quels sont les grands apports du féminisme et quelles sont les choses qu’il n’a pas réussi à faire ?

Tonglin Lu

Pour moi, surtout pendant les années 1980, après que la Chine a vécu la désillusion de l’idéologie communiste, le féminisme a fonctionné comme une sorte de cadre pour critiquer un phénomène plutôt temporaire en Chine contemporaine. C’est une période historique un peu bizarre. C’était après plusieurs décennies d’émancipation officielle des femmes en Chine. Après l’effondrement et la désillusion complète de l’idéologie communiste après la révolution culturelle, il y avait une sorte malaise insurmontable par rapport à la hiérarchie sexuelle. On ne savait pas comment la traiter, puisqu’il y avait un écart, un abîme, entre la réalité et l’attente. Les femmes et les hommes restent traditionnellement enracinés dans la hiérarchie sexuelle. C’est-à-dire, les hommes doivent être supérieurs. Mais, en même temps, toutes les femmes ont reçu une éducation qui encourage la soi-disant disparition des différences sexuelles. Économiquement, toutes les femmes travaillaient à ce moment-là. On essayait, c’est mon point de vue dans mes livres, de recréer ce décalage entre la supériorité masculine et l’infériorité féminine par le discours misogyne qui surgit dans la littérature, dans l’art et dans tous les autres domaines. Mais cette période s’achève avec le processus de la mondialisation, parce que l’économie de marché a stabilisé de nouveau la hiérarchie sexuelle. Ce que le féminisme n’a pas réussi à faire, c’est de surmonter les limites de la culture, de la race et de la classe, bien que beaucoup de féministes soient en train de faire des efforts dans ces domaines.